1999 ou l’HOLOBIONTE

Roman

Pour R tout part à la dérive au cours de la deuxième lune montante d’automne, vingt saisons avant les furieuses tempêtes d’une année presque pleine de neuf : il se promenait le long des quais, interpellé ça et là

                                                                                       par une bouche béante d’un casier de bouquinistes. Il faisait frisquet, ses mains tremblaient en consultant des cartes postales classées par thème. Une dizaine de boites alignées pleines à craquer. L’angle d’une carte dépassait comme si on avait eu du mal à la ranger. Il l’a tirée tant bien que mal. Une maison toute simple vue de face, un peu noyée dans une brume qui aurait elle aussi fané les couleurs. Au dos : SOLITARY. Un timbre oblitéré, une écriture serrée, illisible, abîmée par des coulures d’encre diluée. Il eut un frisson, pas à cause du froid précoce d’une journée déjà ancrée dans la saison. La carte l’intrigua et ses yeux allaient et venaient, scannant le rectangle. Sans savoir pourquoi, il l’acheta.

Rentré chez lui, il la scotcha sur un panneau de liège au-dessus du bureau pour l’examiner et la scruter : où a-t-elle pu être édifiée ? Quelle région l’a inventée ? Telle qu’elle est, le terme maison est le plus neutre qui n’induit rien en particulier. Une bâtisse évoquerait une forme lourde et trapue ; une villa inviterait au farniente d’un soleil latin, une construction sous-tendrait plus ouvrage qu’art. Il l’imagine bien, repérée sur une carte marine : petit rectangle isolé servant d’amer au navigateur. Il flaire un air marin qui la baigne, la rince l’essore, devine à l’horizon une frange bleutée, lointaine à l’ondoiement léger se glissant entre le ciel d’un gris-bleu vaporeux et la lande à l’herbe rase qu’il imagine mourir ratatinée sur une étendue d’eau intercalaire, une eau vive et rebelle. Une masse fluide qu’on imagine saillir une ligne de lande fracassée dont l’ourlet d’un pâle azur pressent le déchiquettement d’un creux immense. Il devine les éclats se disloquer pleurer contre les rochers rugueux d’un fjord ou d’un loch ; la masse liquide survivant ainsi en mille milliards de lamelles et de gouttelettes. Un espace désolé cerne la maison, marqué par la proximité d’éléments bruts que l’océan charrie avec acharnement : un vent qui gueule contre ses murs et rabougrit l’herbe, une humidité qui suinte des ardoises, de sourds coups de butoir de furieuses marées d’équinoxe. Non plus une ferme : des proportions d’un délicat raffinement structurent cette maison austère posée sur la lande ; aucun soupirail qui, tel un œil à ras de terre, laisserait imaginer un corps s’abîmant ; là rien. Du rocher et une terre, une mue sur un squelette ; maison juste posée et ce mot doit évoquer l’oiseau léger qui bat de l’aile et affleure le sol. Sans pesanteur, fragile. L’herbe rase grignote le pied du mur tangent à une surface infinitésimalement courbe. Aucune trace d’atelier d’étable de poulailler de soue de clapier de bergerie. Elle n’est pas non plus une demeure bourgeoise, car elle n’a pas ces atours et contours qui marquent la position sociale : ici, ni limites de propriétés hérissées de grilles, ni murs épais comme des fortifications, ni murets, ni allées gravillonnées, ni parterres ordonnés par un jardinier ; non juste quelques piquets de bois fichés ça et là à quelques mètres des pignons. Trois sont visibles et l’un d’eux est maintenu droit par une contre-fiche à proximité d’une pierre émoussée recouverte d’un lichen… cette texture lui rappelle une toison frisée crissant sous ses doigts. Pas un arbre, une lande nue. La photo a été prise, à hauteur humaine, juste face à la porte d’entrée centrée sur la façade.

Pour qui, au raffinement subtil d’une culture cosmopolite a été construite cette maison ? Elle semble avoir subtilement une élégance latine, une rigueur cartésienne, une sobriété austère huguenote. Le maître d’ouvrage, un esthète, a su suggérer à un maçon habile un genre de maison idéale.

Une façade et un toit que régit vraisemblablement le nombre d’or, en tout cas le tracé sur un calque le lui laisse supposer à l’infime déformation de la perspective près. Des percements simples subdivisés par des croisées dont les petits bois suivent une rythmique lui rappelle des mélodies populaires. Les pleins et les vides alternent avec harmonie… pourtant cette maison n’a rien d’extra-ordinaire, de maniéré, de tapageur ; elle transcende le vernaculaire, incarne une culture modeste peu commune : elle est l’archétype de la maison qu’aurait réalisée un maçon initié. Elle fut habitée récemment encore : deux fils électriques fixés au mur de façade strient l’angle supérieur droit de la photo. À peine visible, un poteau fiché en terre, mât d’une embarcation engloutie par la lande, l’ancre au monde civilisé ; l’imaginer ainsi n’est pas insensé même si les grands espaces déserts inhospitaliers où elle est posée la rendent vulnérable et spectatrice de l’inhabité… un monde sans trépidation grégaire, témoin fragile et immédiat des palpitations de la terre et abri sommaire d’un embryon de civilisation. Elle est à la fois rescapée du monde chaotique policé des villes et des cataclysmes primitifs de l’univers, fragilement sise à la limite du monde. Cette maison d’un blanc usé resplendissante de sérénité regarde le photographe. Indifférente, elle dit abri, feu, réconfort dans une langue rude mais non étrangère aux sentiments. Ses volets intérieurs rabattus contre les croisées ne disent pas abandon, juste attente de délivrance.

Mais où est-elle donc ? Sur quelle côte de quel pays à l’austère dénuement ? Parce qu’il y a une côte invisible, il la pressent. Il en rêve parfois sans plus.

Et il l’oublia, ou plutôt elle disparut peu à peu sous une accumulation de bouts de papier épinglés, punaisés, perdue sous un désordre de post-it, de photos, d’extraits d’articles de journaux, de listes.

Puis ce fut un peu avant la dernière pleine lune d’été.

L’émotion de la carte dénichée par hasard était dans des limbes. Le train‑train de petits boulots ennuyeux mais alimentaires avait comblé les trous des jours. En fins de semaine, on pouvait l’appeler pour un match de rugby à voir dans un pub, pour une soirée décontractée chez des amies d’amis. On insistait, il se laissait souvent convaincre, s’y ennuyait parfois, refaisait le monde joyeusement ou avec véhémence avec des quatuors variés d’inconnus affalés comme lui verre à la main aux fonds de canapés-lits.

Il l’a aperçue tard lors de l’une de ces soirées de printemps : furtive apparition d’un passereau apeuré et perdu qui s’en était allé. Il l’avait remarquée cherchant l’heure souvent : au bracelet d’un bras, une pendulette, un écran de radio-réveil… peut-être ne voulait-elle pas rater le dernier métro. D’interrogations timides en questions insistantes, peut-être grâce à sa façon un peu caricaturale de la décrire, une invitée l’a regardé en souriant : j’ai l’impression que tu décris Sinéad.

Elle fronça les sourcils : qu’est-ce que tu lui trouves avec sa chevelure tempétueuse ? Il n’a pas su quoi répondre, juste une moue cherchant des mots et tentait une indifférence. Elle l’a pris par le bras pour l’asseoir à ses côtés sur le canapé d’une pièce voisine où il y avait moins de bruit. Après quelques verres alimentant de banales discussions, elle lui a finalement donné une adresse : parce que c’est une copine étrange, je veux bien l’aider… étrange ? Insaisissable un peu perdue fantasque parfois, absente souvent même si on est à ses côtés… en tout cas, avoir osé apparaître à une party, c’est bon signe pour elle ! Dommage pour moi… elle disparaît souvent, tu pourras l’apercevoir… elle fouilla son sac et tendit une sorte de bristol : tiens une invitation pour un vernissage d’une expo. Elle y sera… c’est la sienne.

Leur histoire débute par cette minable non rencontre.

Une mèche à combustion lente s’est alors allumée grésillant toute une semaine très lente, éclairant son regard d’une petite pluie d’étincelles, brouillant son attention, ralentissant ses travaux de traduction, son job du moment.

Et la soirée du vernissage rue des Irlandais s’est présentée dans une cohue festive bruyante. Que faisait-il là ? Un peu perdu, mal à l’aise aussi avec cette invitation vite remise dans sa poche, il errait se faufilait s’extrayait tant bien que mal de cette troupe cosmopolite. Il bouscula quelqu’un, le verre levé au-dessus des épaules et se retourna pour s’excuser en anglais.

Ni elle ni lui ne semblaient surpris ni gênés. Il se présenta et sans attendre : je pense que tu es Sinéad. Elle le toisa en reculant un peu : tu penses bien.

Son accent était charmant comme souvent concernant ceux d’outre-manche s’exposant à la langue française. Et pour éviter toute confusion précisa en souriant : Irlandaise. Au loin une invitée inclinant de-ci de-là la tête, se hissant aussi sur la pointe des pieds souriait les suivait du regard une pinte levée bien haut. Sinéad leva son verre en l’apercevant enfin, mais lui soudain un peu gêné fit semblant de regarder ailleurs. Un prétexte ? Il aurait dit : pour ne pas perdre celle qui le guidait.

Une seconde vérité puisque Sinéad ouvrait la voie pour les extraire de la salle du buffet ; ils traversèrent les salles d’expo sans plus personne, s’installèrent sur un banc d’une salle de projection où passait une vidéo sur grand écran. Elle lui chuchota : c’est un peu ancien, c’est le visuel de mon mémoire de diplôme, 12 minutes 34 pour être précise, mais ils ont insisté pour qu’il soit projeté ici dans ce lieu culte si cher aux Irlandais. Comme on le prend en cours, on restera pour le voir en entier dans ma chronologie… il tourne en boucle… mais peut-être n’est-ce pas si important pour toi.

Comment tu connais mon nom ? Il bredouilla : je ne sais pas, j’avais une invitation alors… assise à ses côtés, elle le laissa découvrir sa propre façon d’être au monde… il sentit sa respiration. Il se sentait bien, vraiment bien, depuis longtemps.

Un plan fixe sur trois côtés d’un plateau en mélaminé blanc satiné, immense trapèze déformé par la perspective en légère plongée. La planche est encombrée d’outils, de godets où trempent pinceaux et brosses, de matériaux de maquette et de modelage, de papiers couverts de croquis. Du bas du cadrage, glisse une feuille sous une main dessinant au crayon noir puis deux doigts délicats repoussent le croquis pour laisser apparaître lentement des spatules qui s’avèrent plantées dans un bloc de terre ; les mêmes mains caressent la surface et modèlent sans outils. La lumière se voile d’une poussière minuscule, un lézard traverse furtivement de droite à gauche le cadre… le film joue sur un va-et-vient entre la couleur, le noir et blanc et d’images brèves incrustées constituant peut-être à la longue un motif. La bande-son n’est que le bruit de gestes et d’objets déplacés. Sinéad ne devinait que le profil d’un visage fixant avec attention le sérieux des tournemains. Elle hésita à poser sa main sur la sienne : You’re so ridiculous, my girl ! Cette vidéo éternise l’instant, grâce au ralenti de certaines séquences où s’intercalent des plans fixes dont l’immobilité est troublée par un bref détail en mouvement : un coracle en feu coupe le cadre à la dérive, une touffe de bruyère frémit et miroite docilement, une énorme paupière se ferme, un bras glisse à peine sur les plis d’un drap, une ombre traverse peut-être un miroir, des personnages modelés aux étranges costumes surgissent un à un par magie, envahissant la planche surchargée d’objets et d’images incrustées. Une sorte de débordement semble imminent dans un fragile équilibre presque palpable. Un grondement rauque d’une trompe de navire fait sursauter et traverse la salle, une brume roule et déborde de la planche, on dirait une houle opale translucide, l’eau dans un gobelet frétille, une cuillère en équilibre sur le bord du plateau disparaît, on n’entend que le tintement clair de la chute sur un carrelage invisible. Les personnages grelottent, vacillent, tombent roulent basculent disparaissent. L’effet est pesant même angoissant ; le corps des objets avait vécu un instant avant de se volatiliser. Un autre meuglement de trompe accompagne le geste fébrile d’une main qui balaie et efface les restes du plateau. On entend alors le grésillement suraigu d’une sirène, le plateau se lève occupe tout le cadre : tout est blanc, le son claque net. Sinéad tourne la tête et voit un visage immobile, bouche bée… elle hésite, sourit, contemple ce visage un peu mal rasé, un peu perdu dans l’ombre ; elle n’ose exprimer sa présence, mais ce silence est trop long. Elle devine un corps presque désincarné d’où échappent les restes d’une expérience troublante. Elle lui touche le bras, presque une caresse de réconfort, agite ses mains marionnettes près du visage… il tourne la tête, son regard est brouillé, il ne voit pas le sourire qui pétille dans ses yeux bleus, il sent qu’elle est là toute proche. Elle eut l’impression qu’il sortait d’un rêve ; une voix profonde un peu tremblante l’effraya : ce sont tes mains qu’on voit à l’écran ? Elle rejoua les marionnettes. Alors, il lui sourit enfin. La semaine suivante, il l’avait invitée à dîner et elle demanda une nouvelle fois avec une moue drôle d’inquisitrice comment il l’avait retrouvée… elle avait apporté un Époisses et ils le goûtaient ; elle avec le plaisir d’avoir trouvé le fromage qu’il aimait par‑dessus tout et lui du beau hasard d’avoir un Morgon en réserve. Il bafouilla une description de celle qu’il avait entraperçue cherchant des mots sans emphases, évoquant tâches de rousseur, chevelure tempétueuse, regard bleu. Il se mordit la lèvre quand Sinéad fronça les sourcils sans sourire : ça c’est plus ou moins moi… mais l’autre ? L’autre ? Quel… quelle autre, pense-t-il, perdu, pris dans un piège ridicule… comment faire, essayer d’être banal… vite vite : une fille au visage un peu long, cheveux courts très noirs, des bagues plein les doigts… Sinéad s’est exclamée, les yeux soudain étonnés : oh ! Je vois, c’est Ariane… et le mot tempétueuse ! Ariane avait utilisé ce mot pour mes cheveux la première fois qu’on s’était croisées… c’est drôle mais vexant, ce mot un peu barbare, non ? Une bonne copine, en tout cas, on a fait deux ans de Sorbonne et on bosse parfois ensemble sur des projets. Ça veut dire aussi qu’Ariane est une sacrée bonne copine pour moi aussi ! Sinéad fronça à nouveau les sourcils (notant que les sourcils accentuaient à chaque fois un sentiment particulier, diffus complexe qui nécessitait d’être montré) il ajouta vite contre le malentendu : tu es la première à franchir la porte de mon antre… ah ! je l’aime encore mieux ! Qui ? Ariane ? Il se surprit (avec crainte et frisson) à froncer les sourcils… était-il déjà en train de la mimer ? Elle précisa : non… l’antre où tu habites. Elle lui demanda avec un aplomb qui le sidéra, s’il pouvait lui faire visiter cet antre de grand méchant loup. Il sourit alors : tu ne crains pas de découvrir le bordel d’un mec seul ? Pas moins bordel qu’un flat d’une fille en coloc. Une ancienne écurie devenue atelier, une vieille cheminée, pas de chauffage, des tomettes froides, quatre hautes fenêtres fuyantes. Deux mezzanines bricolées : une chambre d’un côté et en face par un autre escalier un bureau bibliothèque. Elle murmura : on se sent bien ici. Et tandis qu’elle regardait les panneaux de liège où pendouillaient tant de notes et de dessins et de croquis, il y eut un petit bruit de quelque chose glissant d’entre les papiers. Une carte postale apparut et resta sur le bureau à l’oblique contre le mur. Il y eut un silence. La respiration un peu saccadée, Sinéad se retourna sans le regarder mais en tremblant elle se rapprocha de son épaule. Oh ! Très légèrement, à peine perceptible mais lui le ressentit. Elle bredouilla : est-ce que tu as quelque chose à boire ? Quelque chose de fort ! Il croit qu’elle a parlé précipitamment en anglais. Il mit un disque et les deux enceintes versaient déjà les premières notes de Für Alina quand il revint de la cuisine. Il fit glisser du pied une table basse et déposa une bouteille et deux verres. Écroulée au fond du canapé, elle écarquilla les yeux en voyant la forme de la bouteille. Presque côte à côte, ils parlèrent de tout et de rien mais les petits riens les faisaient sourire. Dans un intervalle de silence elle précipita : dis-moi qu’il n’est pas trop tard ? Ah ! Je pense que tu as raté le dernier métro. Elle grimaça à l’allusion et sans se démonter demanda : je peux rester dormir ici ce soir… et avec toi juste ensemble, j’aimerais bien… en souvenir de la carte postale qui s’est posée comme un oiseau égaré sur ton bureau alors que je regardais précisément cette portion de mur… j’ai vu une apparition magique… elle ajouta avec un timide sourire, c’est important pour moi… c’était il y a treize saisons : deux futurs amants peut-être se sont endormis l’un contre l’autre, la fraîcheur des draps n’avait rien bousculé. Des lunes durant, son apparition, à chaque fois une surprise, sans calendrier, sans prétexte, presque sans habitude : des indices laissaient ça et là le plaisir d’être chez lui. Elle oubliait une trousse à crayons, glissait une compote dans le frigo, comblait un vide sur une étagère, boite de earl grey, bouteille de Quézac, conserve de haricots blancs sauce tomate. Des questions anodines : je peux laisser ma brosse à dents ? Ça te déplairait si je laissais quelques sous-vêtement dans le placard ? As-tu lu ce livre ? Elle l’abandonnait sur le lit. Ainsi peu à peu elle laissait une petite empreinte. Il s’apercevait insensiblement que le logement devenait plus grand par sa présence. Quand la porte se refermait, il sentait le vide d’une dépression qui assomme après l’étreinte du baiser roulant. En huit saisons, Sinéad en passa une sur deux à Londres, partant à chaque fois un soir de solstice ou d’équinoxe. Plus tard il comprendra ce type de repères ! Il avait les mêmes.

                                                                                                                                                                     Solstice d’hiver : contrainte d’un stage, assistante pour une compagnie théâtrale. Prêt à toutes les extravagances, il acheta une lampe qu’ils avaient vue en vitrine : elle est d’un érotisme lui avait-elle murmuré… lui n’y avait vu qu’un de ces objets bien dessinés, élégants, surprenants, parfois provocateurs que savait imaginer le studio de Stark et le soir il était à la gare : il s’était prétexté une surprise d’anniversaire. Un trajet étrange, dans un wagon bruyant de collégiennes anglaises rentrant d’un séjour scolaire. Londres. Égale à elle-même floue, indistincte d’une toile de Turner riche en nuances de gris. Heureusement les boites postales et les bus à impériale donnaient raison à certaines visions tragiques de Bacon, et c’est dommage pour lui, d’avoir parcouru une partie du trajet à pied avec ces images. Sinéad avait-elle deviné sa lubie ? Peut‑être. La nuit du voyage, Sinéad avait senti tempes gorge seins ruisseler. Elle s’est retrouvée, assise dans son lit, pétrifiée, peut-être à cause de la lune et de cette touffeur encalminée dans la chambre. À la fenêtre, un reflet frétille sur le voilage ondulant : le radiateur allumé à fond brasse un air humide ; ce lit qui gémit depuis… et ce bruit incisif lancinant ; sa respiration s’est emballée ; le masséter a tressailli s’est raidi a laissé tomber du menton une perle de transpiration. Derrière ce bruit, l’écho lointain parisien des soupirs, le claquement des baisers, le froissement des draps, les respirations longues et haletantes, le crissement des caresses légères sur les poils de son pubis, la moiteur de ses mains sur ses seins, gestes non oubliés, suspendus dans un passé qu’elle a décomposé en strates inégales irrégulières mais distinctes… mille‑feuille savoureux qui met en alerte tous les sens, mais ce bruit la terrifie et ferme ses yeux : elle se voit tendre les lèvres et lui abandonner ses seins qu’il sait faire bander… mais personne n’est là… juste un bruit qui filtre de la cuisine. Ses doigts augmentent le volume de son corps. Il lui avait dit que ses yeux brillaient même quand ils étaient clos. Il avait dit je t’aime et elle lui avait fait non de la tête, mais lui encore encore et elle s’abandonnait : please no words. Il lui avait dit qu’elle souriait de quiétude quand elle sommeillait. Elle répondait par une sorte de son extirpé du fond de ses entrailles. S’il veut des mots de la douceur de la douleur… elle veut de l’amour cru, sans paquet cadeau, sans emballage, dans ce lit, qu’en France au­-delà du Channel on appelle aussi couche ; ce lit, couche de vie qui lui rappelle des nuits blanches en miaulant… le matelas… une strate sur une journée révolue ; demain une autre journée et une autre couche s’empilera, pèsera comme un couvercle et elle aura un an de plus et de moins à vivre. Peut-être arrivera-t-elle ainsi, avec un tel piédestal, à crever son ciel-de-lit et à toucher les étoiles ? Lui ‑l’Autre‑ et juste oublier le temps en l’enfermant avec son plaisir au creux d’elle… et elle oublie dans la lente pénétration des doigts, une délicieuse éclosion moites des lèvres. Le bruit persiste et ce n’est pas celui du lit qui tremble encore sous ses hanches. Elle allume essoufflée et la lampe de chevet tremble dans ses doigts, l’éblouit sous l’abat‑jour et ensoleille le plafond. Ces gouttelettes lui donnent un air de lutteuse. Dedans ? Dehors ? Les bruits dedans dérivent de la palpitation du cœur nacré, la dilatation des pores où naissent ces perles salées, de l’orgasme peut-être… leur ruissellement jusqu’aux plis de son ventre. Elle s’en veut. Dans le silence creux des grottes on perçoit parfois ce susurrement infime de l’eau qu’exsudent les parois… à moins que ce ne soient des sensations multi-sensorielles qui explosent et s’atomisent contre les voûtes et lui reviennent en écho lancinant, en odeurs âcres, en goût râpeux d’artichaut cru… le saura-t-elle un jour ? Quelle différence entre le dedans et le dehors ? Les limites sont-elles à fleur de peau ? Ou déjà un petit peu en-deçà ou au-delà. Elle imagine des rumeurs courant à la surface des eaux sales du fleuve et des noyés bedonnants glissent à reculons ; parfois elle en hâle un, le ramène sur la rive et lui prête vie en lui faisant l’amour puis le rend au fleuve. Le corps ondule dans un dernier soubresaut et ses yeux vides le regardent non pas sombrer mais s’installer entre deux eaux d’où le sexe en érection, périscope fendant la surface épie le monde avide des survivants. Elle en pleure. Ses fantasmes jouent au jokari… elle pense au temps qui passe… et lorsqu’elle pense au temps, elle dérape, se réconforte en s’oubliant dans les bras d’un amant imaginaire avec le visage de celui qu’elle appelle au secours. Elle sera rassasiée de ses silences et ses mots l’envelopperont de caresses dérisoires. Les étoiles clignoteront dans ses yeux quand il finira par s’endormir dans ses rêveries en restant quelques moments accoudée à le regarder dans l’aube encore incertaine, ici, à Londres sans ses bras et même si elle l’usait de baisers sonores, il ne se réveillerait pas. Elle l’a envoûté. Instinctivement elle replie ses jambes, sirène prostrée effrayée : la chose souris… à cet instant-là le téléphone sonne. Dans sa position du lotus elle sent sourire son corps entre ses cuisses… une sorte d’épanouissement et de soulagement… c’est lui. Entre les sonneries plus de grignotements. Le téléphone sonne régulièrement, ‑depuis combien de temps?‑ une sorte de ligne de vie qui a tué la souris la rassure. Entre les sonneries un simili-silence : le temps. S’arrêtera-t-il donc ? Ne l’atteint que la stridence des traits sonores du téléphone et la pleine lune a oublié de tracer un rai sur les draps. Elle a laissé sonner, il a insisté. Le répondeur s’est enclenché : elle aurait pu réciter mot pour mot le message. La rue était vide quand elle était enfin descendue. Elle avait passé une nuit sous lui et sans lui et elle se sentait mal.

Lui errait déjà dans Londres et d’hésitation en hésitation, se rendit à King’s Cross pour Cambridge : des œuvres de Gaudier-Brzeska étaient exposées au Kettle’s Yard Art Gallery et comme cet artiste, Sinéad était animée d’un Blast qui l’emportait dans un vortex créatif explosif. Ici une danseuse, bronze posé sur une table ronde, là dans un grenier aveugle d’autres sculptures et un ensemble d’œuvres graphiques l’avaient porté dans une méditation tourbillonnante. Il n’y avait personne. On aurait pu le surprendre assis par terre en tailleur parfois immobile, parfois dessinant. Il rentrera en France, le paquet sous le bras. Trop de temps avait passé sans nouvelles et il avait essayé de se rappeler ce lugubre voyage. Par tâtonnement par petites pierres blanches d’événements infimes, la saison et le mois s’étaient précisés, ne manquait que le jour… ou plutôt la nuit : la pleine lune contemplée dans les rues de Londres décida, éphémérides lunaires de l’internet aidant, de cette nuit qu’il reconstitua en un clin d’œil. Coïncidence, le jour même, Sinéad lui laissait un message, qu’il interpréta appel au secours à mots couverts, à une façon monocorde et laconique de parler, un monologue sans souffle et il prit un train pour Londres… elle l’avait accueilli sans chaleur, elle était pâle : si triste et si perturbée que rien ne l’aurait divertie des terreurs et angoisses qu’elle refusait de partager. Malgré toute la sollicitude, l’attention, la prévenance qu’il avait tenté de déployer, le chagrin d’un délitement de leur histoire l’avait plongé dans un désarroi puis une hébétude quand elle avait refusé le cadeau : trop de lumière ! Avec une triste figure, elle s’était détournée de la lampe, des caresses et des baisers ; abandonné, écarté du lit, il avait roulé sur le tapis. À l’affût du moindre bruit, du moindre gémissement, d’un sanglot retenu, sa tristesse avait buté sur les raisons de cet incompréhensible état. À cause du froid coulant au ras du carrelage peut-être, le reste de nuit s’était éternisé, alimenté par ces bruits transformés en images figées persistantes, en ivresse d’odeurs poignantes, en chapelets de petites phrases hors contexte ; la nuit avait débordé de cette pagaille. Un presque fantôme à l’aube s’était levé : qui éteint et débranche la lampe, la range dans sa boite et hésitant… hésitant encore à déposer un baiser sur son front.

Il s’en était allé avec juste cette boite serrée contre lui. Dans le métro, il avait regardé cette boite, l’avait interrogée, caressée, portée à son oreille, secouée légèrement pour réveiller le petit cœur lumineux éteint à l’intérieur. Il avait grimacé en songeant aux regards flous de sommeil de la poignée de passagers de la rame : un triste fou. En marchant dans les couloirs de la correspondance, il sut qu’il ne rapporterait pas la lampe. À Waterloo Station, il avait acheté une enveloppe, un timbre, dessiné un calligramme en couleurs sur une feuille, écrit l’adresse de Sinéad d’un côté, la sienne de l’autre. Il avait mis une attention soutenue mécanique presque maladive à chacun de ses gestes, jusqu’à arpenter les travées de la salle des casiers pour en trouver un de libre avec un numéro qui aurait pu avoir du sens. Une diversion salutaire : il sentait son désarroi se métamorphoser en jeu de gématrie. Ayant consulté le panneau des départs, il avait son temps et son billet et il ne se pressait pas, imaginait des combinaisons de chiffres, additionnant, multipliant ; bref en manipulant des opérations plus fantasques les unes que les autres, ses sentiments avaient pris une direction moins sinistre. On l’aurait même aperçu sourire quand il fila vers un casier de petite taille, porte ouverte. Il l’imagina tabernacle isolé sur une paroi grise quadrillée, substituant à la petite flamme orangée flageolante une pauvre lampe inerte éteinte n’emportant même pas le souvenir d’un moment précieux : juste un paquet dans l’obscurité d’un coffre. Il entendit l’écho de sa voix suppliante : trop de lumière quand il verrouilla la porte du casier. Au buffet de la gare, en attendant un thé et des toasts, il avait écrit en noir un bref poème en vers, le numéro du casier, le nom de la gare puis avait glissé la clef, collé le rabat et le timbre. S’il avait trouvé une colonne postale rouge dans le hall, s’il avait bien pris son train, sa boite aux lettres n’avait jamais reçu de réponse.

                                                                                                                     Une autre nouvelle lune, vers midi ; il n’avait pas deviné sa silhouette derrière les vitres cathédrale : elle frappa ses trois petits coups, entra un peu essoufflée et il avait sursauté. Il n’a pas eu le temps de lâcher le fouet dans le bol, ni même de l’embrasser qu’elle bafouilla précipitamment l’air un peu perplexe et un peu comme si elle avait peur d’oublier une chose importante : Ça veut dire quoi holobionte ?

Grand silence dans la cuisine prolongeant l’entrée : une variante d’omelette façon mère Poulard pour ce midi ? Et il leva le bol en fouettant : tu n’es pas en retard, regarde, rien ne presse ! Si ! Ça pressait ! j’avais peur d’oublier le mot ! Répète et tu l’écris comment ? Elle épela… il n’y aurait pas un h au début ? Tu vois, j’ai couru et j’ai déjà oublié une lettre ! Non, je ne vois pas, aucune idée à part deux bouts de grec, ça m’évoque rien de précis. Il fit une moue qui semblait montrer qu’il réfléchissait, s’essuya les mains passa le torchon dans la ceinture et monta dans le bureau vers la rangée des dictionnaires de la bibliothèque. Rien. Il alluma l’ordinateur : Voilà. Ça a mouliné pendant un certain temps… trouva après une flopée de liens hypertextes une définition… elle était penchée sur l’écran, contre son dos, une main sur le bureau, l’autre sur son épaule : ça me va, dit-elle doucement. Ils adoraient ces minuscules moments de connivence… ces situations banales, cette panoplie de gestes accrochée à leurs relations ; et tout ça à cause d’un simple mot bizarre il sentait sa respiration et ses cheveux bouclés lui chatouiller le cou. Pour ces quelques secondes grappillées elle se disait : j’ai gagné ma journée ! et ressentit cet infime plaisir qui ne la quitterait pas jusqu’au bout du jour. Lui faisait son côté boudeur. Comment ça te va ! Tu déboules essoufflée avec un mot venu de nulle part et ça te va ! Ce n’est pas nulle part. À l’alliance Française j’ai discuté avec une étudiante en biologie. Une Espagnole d’Ortigueira en Coruña qui fait du théâtre amateur… on est allées boire une bière, elle dit cerveza ! C’est drôle comme mot non ?… et entre autres elle m’a parlé de sa spécialité et je n’ai pas tout saisi en parcourant son poly… un jour on l’invitera tu veux bien ? en attendant je suis rentrée avec ce mot qui me tenait en laisse ! Alors oui ça me va, tu es super… taciturne cynique, boudeur mais super ! Elle laissa un baiser sur sa nuque. Si léger qu’il le sentit voleter de-ci de-là, parfumé par les premières notes qui le traversa : when you wish upon a star. Elle avait rapporté un journal gratuit qui avait peu à voir avec les infos du matin à la radio mais la rubrique people autorisait des commentaires et des éclats de rire. La semaine prochaine je ferai un Irish stew ! Oh ! Non laisse-moi te préparer celui de my nan, ça me ferait si plaisir… si j’ai une répétition, je pourrais te laisser la liste pour sa recette ? Comment ne pas tomber sous le charme de ce visage mutin ? Mutin ? non plutôt coquin se corrigea-t-il intérieurement tandis qu’ils débarrassaient la table. C’était bien coquin ! À la place du café serré, je veux bien un long câlin… tu vois c’est l’évocation de ma grand-mère qui me donne envie. Un soir, silencieusement, après un baiser léger sur la nuque, il a senti ses doigts soudain crispés griffer sa chemise jusqu’au sang. Assis à son bureau, frisson glacé, il ne s’était pas retourné. Que signifiait cette violence ? Il avait eu peur de croiser son visage et ce qu’il lui aurait révélé… s’était-il trompé ? Y avait-il une autre femme derrière la Sinéad un peu fantasque, secrète, réservée même en contradiction avec ses vêtements extravagants I do it myself ? Épouvanté d’y découvrir le terrible regard d’un sentiment étranger… il resta immobile face au mur. Il l’entendit vaguement descendre l’escalier mais pas le tintement de la clochette ni le léger raclement de la porte se refermer. C’était la deuxième fois qu’elle manifestait une sorte d’effroi, de répulsion peut-être… juste en croisant du regard la carte postale épinglée sur le panneau de liège. Seul dans un écrasant home sweet home : sa chaleureuse présence et son parfum continuaient à dilater l’air, agitaient des particules de toutes natures émanant tant des livres, des tableaux, des bibelots qu’un sentiment mélancolique fit tout tourner autour de lui. Il eut un tressaillement là en s’effondrant sur le bureau, tête baissée dans les bras croisés, les yeux fermés si fort qu’un acouphène crépita entre ses tempes. Il se reprochait de n’avoir rien fait pour la retenir : minable lâcheté ; puis relevant la tête il fouilla du regard le fatras du bureau, le cahier ouvert, quatre livres empilés, l’ordinateur affichant une page d’un texte en cours, un porte-crayons, la lampe de bureau allumée oblique vers les panneaux de liège. Rien que l’attirail d’un prof contractuel. Il décrocha la carte, la glissa dans un livre : marque page au hasard.

Quelle phrase préparée aurait-elle broyée dans son geste violent ? C’était la seconde fois que ses ongles le griffaient. Ça lui faisait mal… un mal de déception, d’incompréhension subite brutale. Griffures : crispation involontaire ou douleur incommunicable. Meurtri et figé dans un malaise de l’avoir encore perdue sans avoir fait quelque chose pour la retenir ; l’aurait-il fait, ne serait-ce qu’en l’empoignant, il lui en aurait resté le pénible remords d’avoir usé d’un geste honteux. Dans le désordre désastreux de ses sentiments, il se réfugia dans les souvenirs de la première rencontre et des timides premiers rendez-vous avec des prétextes anodins et ridicules qui, au fil du temps, avaient tricoté pour chacun un bon pull de laine rugueux qui leur allait bien. Une connivence indéniable : des mots que l’une pensait et que l’autre disait. Lui revint un souvenir troublant et mystérieux alors qu’ils contemplaient une des toiles de Rothko rassemblées au Musée d’Art Moderne. Elle avait dit tout en contemplant le tableau : il va falloir que je fasse le ménage dans ma vie. Comme ça juste en regardant une œuvre de Rothko ! Peut-être ne voulait-il pas entendre autre chose tant il était comme elle happé par le tableau et il a tressailli en serrant sa main pour lui glisser à l’oreille : moi-aussi. Mais un moi bien ridicule qui ne veut rien dire quand on ne sait rien du ménage. Elle s’était pourtant retournée avec une douce pitié ou compassion mais aussi une déception quand elle ajouta d’un seul élan : il y avait un sentiment partagé quand nous regardions le sublime scintillement divin grondant d’une source de lumière en éruption… et je me suis sentie expulsée de cet état extatique, tombant de haut, fracassée, à cause d’un fucking guy qui froisse un fucking papier bonbon ! Elle l’a embrassé comme si elle était désolée de lui faire subir cette déception. Elle le tira par la manche : tant pis, je ne peux plus rester, on s’en va. Pourquoi cette anecdote au musée lui était-elle revenue ? Il restait encore convaincu d’un lien diffus entre ces deux événements si éloignés. Enfiler un gros pull, fuir son antre, claquer la porte et se perdre dans les rues jusqu’au fleuve qui ouvrait le ciel : respirer, juste respirer. Ce fan d’éphémérides, soulagé de contempler un ciel dégagé et de voir la lune effectivement pleine. Lui, comme tant d’autres, inconsciemment, hypnotisé par ce bel albédo voyait une terre jumelle et imaginait les postulats mystérieux de chaque interrogation tournée vers elle… combien de rêves, vœux, secrets s’inscrivent-ils là-haut ? Tous ses cratères, ronds figés, aussi sibyllins que des pièces de monnaie laissant une trace fugace à la surface du bassin de la fontaine de Trevi. Il ne cessait de ruminer quand la lune s’effaça pour lui renvoyer l’image de la carte postale SOLITARY qui avait mis Sinéad par deux fois dans un si pauvre état de désolation. Une vie intranquille dans la mesure où son apparition était toujours une belle surprise qui dérangeait à propos les activités casanières. Jamais un tu tombes mal j’ai trop de boulot ! Ni chez l’un, ni chez l’autre. Elle avait ses petits prétextes pour en arriver à de joyeuses séances. Ils avaient même inventé leur signature d’accueil : trois coup brefs pour le S de Sinéad, un court un long un court pour lui. Souvent, un code avant-coureur. Elle toquait à la porte ses trois coups brefs, ouvrait et la voilà lançant un coucou c’est moi gai sonore. S’il était à sa table de travail elle grimpait au bureau (bas de plafond, il l’appelait ma grotte) et l’enlaçait par derrière… il était affalé sur un canapé à lire, elle s’allongeait en posant sa tête sur ses cuisses, il était dans la cuisine, elle glissait une caresse le long des reins et s’affairait pour un thé… elle aimait le surprendre ainsi. Elle disait pourtant à ses copines n’être pas amoureuse de lui, juste : c’est très sympa d’être avec lui. Voulait-elle se préserver ? Sans doute. Des affinités de lectures, de cinéma faisaient que parfois, un petit je peux rester ce soir, les retrouvait au lit pour lire ensemble une bd, feuilleter un magazine, une rubrique ou un édito d’un Marianne ou d’un Inrock, faire les crosswords d’un Guardian en écoutant un disque… bien sûr, dans ces moments clos, par un clin d’œil complice, une petite phrase à peine équivoque du genre j’ai un peu froid, ils s’effondraient dans les bras l’un de l’autre et réchauffaient leurs corps, s’accordant avec Bachelard sur le thème original de l’invention du feu jusqu’à la confusion ultime et coordonnée avant d’étouffer les feux doucement et s’endormir enlacés.

                                                                                                    Ainsi, il y a une douzaine saisons, avait-elle provoqué la première fois : son corps en avait besoin et lui découvrait, en dépliant par petites caresses d’abords timides, les replis de cette âme pleine de silences mélancoliques jusqu’à leur abandon, exposant, explorant, explosant leurs corps à en oublier les mots jusqu’à l’unisson, jusqu’au silence, jusqu’aux mêmes mots co-murmurés : c’était beau. Ils se donnaient parfois rendez-vous à la fontaine Saint-Michel. Quand c’était son tour, il choisissait l’heure du lever de la lune le soir et il l’emmenait vers la pointe orientale de l’Île Saint-Louis. La vue y était dégagée. Fier de lui faire la surprise. La lune au rendez-vous, le clapotis de la Seine contre la berge au passage d’un bateau-Mouche. Pour certains la lune était une pièce de linceul cousue là-haut pour évoquer souvenirs, visages défunts ou non, des vœux aussi. Elle était aussi propice à la méditation. Il fallait les voir, chacun avec une frontale penchés sur le même livre, les joues se frôlant. Certains pensaient comme c’est beau, d’autres fermaient fort les yeux en disant tout haut quelle terrible tristesse… et chacun avait raison : apocalypse ou épiphanie, l’atmosphère présageait quelque chose d’insolite. Pour eux, ces moments faisaient partie d’un calendrier à eux, prémices d’un rituel qui mêlerait murmures et bruissement de l’eau. S’il lançait : pan ! Sinéad pensait pain, poêle ou satyre, pour chut ! Icare, chute ou cascade… a to do list était un catalogue de gestes tout doux pour se câlinermon homme était confondu avec my home et tant d’autres non pas oubliés mais entrés dans leur glossaire après les avoir fait tant rire.

Ainsi leurs rapports avec les langues étaient jouissifs et merveilleux… les sons devenaient des aventures qui les submergeaient et les exaltaient. Tout était féerique cocasse intraduisible… une magie d’une cosmogonie un peu loufoque les enveloppait… ils appelaient home leurs lieux d’intimité, même nomades partagés intensément ne serait-ce qu’une fois. Le mini studio à Londres, la colocation pas très bien répartie entre un carabin et deux filles dans la même piaule, l’atelier à peine salubre de l’un ou l’autre… des appartements confiés contre garde de chat, arrosage de plantes, soin de poissons rouges. Occasions exceptionnelles souvent imprévues de petites escapades nocturnes et passer une nuit différente un peu bizarre, toujours dépaysante. Un feu même maigre et précaire d’un bivouac ou dans un refuge de montagne attisait leurs sens. Ainsi ces instants partagés, éparpillés pendant ces premiers temps d’intenses émotions fragiles éphémères et espacées soient-elles avaient construit un socle de leurs premières lunes. Une lunaison sans visite, ainsi en avaient-ils convenu selon les vœux de Sinéad. Échappée à Londres pensa-t-il, emportant avec elle jusqu’aux tressaillements des sons minuscules qui faisaient frissonner l’espace par sa seule présence. Des scrupules s’accrochaient partout où se posait son regard. Elle jouait à cache-cache. Il la décelait dans un ordonnancement de mobiliers, d’objets, de sculptures ou toiles qu’ils avaient posées ou accrochées çà et là ; il essayait de la découvrir dans les dessins qu’elle avait abandonnés ; il l’interrogeait en scrutant le placard où pendaient des vêtements qui l’avaient tant séduits pour leur fantaisie en harmonie avec sa façon d’être au monde. Parfois, elle était mélancolique, souvent après avoir eu sa mère au bout du fil. Elle quittait alors son atelier et se réfugiait vite chez lui. Elle arrivait et souriait gris. Il la câlinait de hugs intenses et poignants et sentait les larmes chaudes dans le cou le faire frissonner. Elle était inconsolable pendant des heures qu’elle occupait à tricoter, à faire du crochet avec minutie ; il l’entendait compter en anglais… on aurait dit une comptine. Lui triste quand il croisait les fiches fixées avec des boutons aimantés (elle disait magnets) sur le fridge avec son écriture toute anglo-saxonne, en bleu ou en violet, recettes dictées par sa mère, listes de courses, idées griffonnées. Quand elle téléphonait de chez lui, o combien il aimait cette complicité dont il n’entendait que le côté face. La magie du téléphone lui renvoyait plus que la moitié des plaisirs intimes qu’elles échangeaient. Elle lui avait confié préférer le sentir à ses côtés quand elle téléphonait à sa mère : ta présence me rassure. Tu apaises des émotions familiales… les neutralises parfois aussi. Ma mère me reproche par certaines allusions mon absence. Ma mère me dit parfois timidement qu’elle t’aime bien… je ne comprends pas qu’on puisse dire un truc comme ça… sans connaître vraiment les gens… elle t’a vu quoi ? Deux… trois fois ? C’est sûrement un stratagème pour se rassurer ! Sinéad avait toute une gamme d’expressions du visage qui augmentait le plaisir de l’entrevoir allant et venant dans l’atelier, effleurant un meuble, coinçant le combiné du téléphone tout en découpant un coupon de tissu, malaxant une motte de glaise, épluchant une pomme de terre, resserrant un turban en passant devant un miroir.

Un midi dans la cuisine, elle venait de raccrocher un appel à Galway et faisait tremper un sachet de thé avec un léger va-et-vient vertical : attention ! Jeu de la plus belle poubelle ! Il grimaça en pianotant sur la pédale du couvercle façon pacman. Sinéad de loin faisait mine de tâter un biceps et se concentrait pour lancer le sachet de thé essoré en boule, tirant la langue. Il revoit l’étiquette frétiller un instant comme un petit cerf-volant… et son sourire lumineux quand elle s’est exclamée sautillant bras levés : two points en faisant un double V de gagnante et elle se précipitait pour embrasser le partenaire béat devant ses facéties qui le rendaient encore plus dingue d’elle.

                                                                                                                                                                               première pleine lune de l’année : celle presque pleine de neuf ! il bricolait dans le cabinet de toilette et de loin ne l’entendit pas entrer. Elle appela et se précipita dans ses bras : j’ai un nouvel atelier ! Juste les charges à payer ! Aussi rayonnante qu’au premier baiser. C’est dingue, il faut que je te raconte… tu me pardonnes mon silence ? Pour déménager, quel temps fou ! J’ai même conduit une camionnette, tu te rends compte. La mère d’un ami avait hérité d’un petit atelier de menuiserie à Vanves. Elle ne s’en servait pas et Tadeusz n’y est pas attaché… et pour cause, il n’a su que depuis peu que sa mère avait ce garage comme il l’appelle. Elle est sentimentale. Elle ne veut pas s’en défaire pour l’instant. Tad m’a présentée. Une très belle femme il faut dire. On s’est tutoyées tout de suite, elle s’appelle Astrid et on y est allées en métro. Dans une petite rue calme, soixante-dix mètres carrés peut-être… de la poussière, mais une belle lumière de fenêtres d’atelier sur deux côtés. Allez ! On y va ! On y verra la lumière du soir !Pendant le trajet il apprit qu’elle avait signé un bail. Il y avait quand même un loyer : très modeste, je peux m’en sortir, j’ai trouvé quelqu’un pour la coloc et Astrid m’a fait cadeau de trois mois pour débarrasser et repeindre. Elle veut garder l’établi et les outils alignés au-dessus, ainsi que le plan de travail. Bavarde comme jamais, tout se bousculait en français et en anglais. Elle était fière d’avoir entrepris quelque chose : j’ai pensé à toi, je t’ai imaginé tourner en rond sans nouvelles… il la remercia d’un sourire et d’une caresse remontant de ses hanches jusqu’à sa joue et elle se haussa pour l’embrasser. On va fêter l’affaire du siècle ! C’est un vrai chambardement dans ma vie… de job, s’est-elle précipitée d’ajouter en l’embrassant encore une fois. Hein ! Mon boudeur ? Voilà, s’écria-t-elle après avoir fouillé sa sacoche, extirpé un trousseau et poussé la porte. Il n’en croyait pas ses yeux ! Elle le laissa les mains sur l’établi. Voilà mon antre à moi ! Où je pourrai faire de grands projets ! Son esprit inquiet souvent anxieux, sa mélancolie lancinante avaient totalement disparu : à croire que la magie des lieux, toute relative, avait créé une autre Sinéad. Elle avait juste lessivé les murs et le gros parquet de sapin. Elle lui montra les trois lampes à suspension, manipula l’une des deux au-dessus de la grande table, fière du rond de lumière qui s’accentuait en tirant sur l’abat-jour blanc émaillé avec un liseré bleu roi. Sur un mur elle avait peint un grand tableau anthracite déjà couvert de dessins aux craies de couleurs. Et maintenant viens voir, le petit nid intime… elle le conduisit par la main. C’était fou de la voir expressive soudain. Elle avait organisé un enclos autour de deux fenêtres d’ateliers donnant sur un minuscule jardin à l’abandon. Tu te souviens de ces décors ? Il hocha la tête : on ne se connaissait pas encore mais j’étais venu à la première, quand j’y pense, ça me donne le cafard. Arrête, ne gâche pas le plaisir d’être ici et maintenant on a la vie devant soi ! Il faut tuer le passé…

                                                                                                                               sept paravents à trois panneaux réalisés pour une mise en scène non de la pièce de Genet mais à partir de l’intervention de Malraux à l’Assemblée Nationale un 27 octobre 1966… (mais où donc allait-elle chercher toutes ces idées!). Je les avais presque oubliés avoua-t-elle tout bas, un beau spectacle, te souviens-tu ? Je me souviens surtout d’un soir bien plus tard où il a fallu les déménager en vitesse de la cave du théâtre à cause d’une fuite d’eau ! Tu es injuste ! Moi je me souviens de l’amour que nous avons fait après ! Elle l’embrassa. Les lés de toile de chaque panneau cousus à grosse ficelle de chanvre teinte ont de longues cicatrices tordues. Chaque toile tendue entre deux cylindres verticaux mobiles à l’intérieur d’un cadre sur rouletteselle s’est tue pour lui montrer la manœuvre et le tira par la main pour glisser à l’intérieur de l’enclos : et voilà changement de décor, un lit de chez Emmaüs et en face le grand tableau qu’on avait déniché au flea market. C’est lui qui se serra contre elle : je me souviens du jour et de l’heure… mais pas la saison ! Et dans son élan il l’enlaça et ils chavirèrent sur le lit. De sa moue mutine elle lui murmura : moi je sais… c’était comme hier. Il laissa Sinéad lui caresser doucement le cou, parcourir la veine jugulaire sa pomme d’Adam saillante, remonter pour sentir sa barbe de quelques jours. Tout en silence. Il espérait être aussi heureux qu’elle pour ce qu’elle avait réalisé toute seule. Il avait l’impression qu’elle s’affirmait, se prenait vraiment en main. Son visage tout entier avec ses fossettes et ses constellations de taches de rousseurs l’illuminait… il sentit qu’elle était habitée d’une vraie quiétude. Ils laissèrent le soir décliner. Et maintenant tout contre Sinéad ces petits événements prenaient une belle ampleur. En dodelinant de la tête, elle lui laissait le temps de voir ses fossettes. En tout cas je sais déjà que j’ai bien choisi notre coin entre ces deux fenêtres. Elle continuait à passer ses doigts sur sa joue. Il se disait : c’est peut-être un mantra ! Tout son visage souriait : je ne sais pas ce que veut dire je t’aime en français… pour moi its just a capital M or not… le début d’un mot épelé… te dire I love you je ne peux pas… pour l’instant et pourtant… il resta un long moment étonnamment perplexe et soudain il sourit : et si je te dis je te love dans mes bras ? Elle fronça les sourcils et comprenant la pirouette : ça j’aime bien c’est physique et c’est beau… ça embrasse le corps et l’âme… vraiment d’accord ça me va ! Il est beau ce mot en français, en anglais ça fait commun, un peu vulgaire. Ce sera à nous, à nous seuls… on se love, nous nous lovons. C’est beau… elle le serra très fort et se redressa : tu peux nous offrir un whiskey pour fêter ça ? Tout est prêt dans le coin cuisine… il y a des toasts préparés dans le petit fridge. Et tandis qu’il fourgonnait, elle alla tirer d’une valise un petit paquet qu’elle adossa contre le pied du lit, juste à temps pour s’asseoir en scribe sur le lit comme si de rien n’était. Une bouteille sous le bras et un plateau avec verres et assiettes de toasts, le tout posé sur un touret. Le whiskey aidant, l’un et l’autre ne savaient pas qui se resservait plus que l’autre… une brume. Sinéad demanda une cigarette. Étonnant… elle ne fumait pas ; il la laissa tirer une Camel du paquet souple et s’amusa à la regarder… aspirant recrachant par la bouche, elle grimaça et toussa… elle fit mine de chercher un cendrier. Et il aperçut le paquet. L’alcool laissa filer des images et il attrapa le paquet avec un haussement de sourcils pour interroger du regard… elle acquiesça et se leva, pour aller chercher de la glace ou une soucoupe pensa‑t‑il . Du coin cuisine il entendit la porte du frigo claquer et une voix fébrile lui sembla-t-il : attention en ouvrant… ce n’est pas fragile but its a bomb !  Il défaisait le paquet avec délicatesse, soulevait les bandes de scotch des rabats, plia le papier, le posa délicatement sur le lit et dégagea un cadre côté accroche et support en carton… livide. Sinéad, c’est quoi ce truc… sa voix tremblait, quelque chose se décomposait en lui et s’effondrait en tas aux pieds de Sinéad arrivée sur la pointe des pieds et qui lui caressait la nuque : un fragment de l’holobionte peut-être ? C’est à toi de me le dire. Interrogative, perplexe. Explique-moi un peu, Sinéad, il y a des choses qui m’échappent. C’est un cadeau de my Nan, c’est elle sur la photo… c’était un cadeau que je te l’offre, non ? Pourquoi ? C’est incroyable. Il bégayait presque : tu connaissais cette maison ? Sinéad fit non oui de la tête en serrant les lèvres : la maison non, la photo oui. Tu comprends maintenant pourquoi, j’étais sans voix, effrayée en voyant une petite carte postale glisser du mur sur ton bureau… je recevais comme une terrible gifle !… je t’avais même griffé… et je m’en veux encore. Un choc qui m’avait bouleversée au point de me sentir un instant folle et… elle ne termina pas, le tira par le bras pour s’installer contre les oreillers adossés à la tête de lit. Il examinait la photo, quinze par vingt centimètres environ, la maison, une femme en jupe longue, les mains croisées sur un sarrau, photo sépia foncé plaquée dans un cadre bois au vernis écaillé par endroits. Sinéad s’est blottie contre son épaule son verre à la main attendant une réaction un commentaire une demande d’explication. Il se revoyait en train de regarder cette carte postale le soir où il l’avait achetée, il se rappela la solitude de cette période, l’incertitude de ces désirs, les échecs, les très prosaïques satisfactions de piges placées dans des magazines, l’évasion de longs voyages lointains, le carnet de voyage qui n’avait pas abouti. Bref loin d’imaginer qu’une simple carte postale pût avoir un autre rôle que la beauté d’un lieu désolé et inconnu. C’est donc ta grand-mère qu’on y voit ? Et tu ne sais ni quand ni où a été prise la photo ? Elle haussa les épaules : je pourrais demander à ma mère à l’occasion. Elle pourra reconnaître celle que j’appelle my Nan… mais tu sais quand on est petite on ne sait pas toujours de quel côté est nan, je préférerais que ça soit du côté de my Mam… et elle ajouta en traînant you see. Elle le fit sourire. Ils se mirent à rire. En tout cas il n’y a pas de doute c’est la même maison et je suis vraiment touché par ce cadeau. Bon si on buvait un dernier whiskey pour fêter ce cadeau et après je file… avant le dernier métro. Une belle moue qui faisait non de la tête : un whiskey pour un câlin à la hauteur du verre… elle lui prit la main, regarda l’heure : on a presqu’un tour de cadran, après on verra… faut pas regarder l’heure, après ça passe trop vite ! Une bouderie prequ’enfantine tandis qu’il boutonnait sa chemise. Elle sauta du lit, ramassa le soutien-gorge. Finalement ton lit est plus confortable à tout point de vue ! Il l’attrapa par la main l’attira contre lui : laisse-moi le tour de bra. Un o my god ! lui échappa tandis qu’il léchait et suçait les tétons. Eh bien ! ça se redresse là aussi ! Elle lui tapota la joue. En prenant son temps, il finit par boucler son 95C.

Dernier métro, Sinéad, on l’a pas raté celui-là ! Encore une petite phrase qui lui fit lever les yeux, l’agripper par le col pour le titiller. Puis comme en promenade par détours minuscules ils rentrèrent chez lui. Comme si elle avait deviné ses pensées : on va chez toi… d’accord… tu penses qu’un jour on dira autre chose ? On est peut‑être sur la bonne voie lui glissa-t-il en se penchant pour chercher la serrure dans le noir. Le fax clignotait un avis de réception, une feuille traînait sur le tapis. Ah ! Super ! Tu montes déjà au lit et en plus avec un marteau ! Un clou coincé entre les lèvres, il essaya de parler et tendit finalement une main pour traduire. Tiens, mets-toi au lit comme tu veux et dis-moi pour la photo, on va la fixer en face du lit, ça te va ? OK, baisse un peu, un peu plus bas, un peu à droite, non à gauche, encore un peu, oui là c’est bien il sera juste entre nous deux à la bonne hauteur. Tu peux faire du bruit à cette heure ? Ils sont tous en week-end… alors comment tu trouves ? C’est parfait ! mais je ne suis pas sûre que ce qu’elle verra lui plaira ! Je décroche ? Non. Elle haussa les épaules en souriant : on va laisser nan en paix pour ce soir ! Et voilà, la maison revient au devant de la scène par quelques obscures méandres grâce à cette photo. Il ne sait pas pourquoi ; une sorte d’envie d’en savoir plus sur une maison qui l’avait interpellé d’une autre façon. Peut-être pour donner une réponse à Sinéad. Cette maison sans lieu fait d’une manière ou d’une autre partie d’une même histoire. Une intuition qui n’a pas de sens, croit-il, mais il aimerait aider Sinéad et ce en dépit d’une absence qui se dilate depuis deux lunes. Des indices trop ténus pour la localiser avec précision… mais maintenant elle ne peut plus se trouver n’importe où sur la page 22 du grand atlas de géographie de l’Encyclopedia Universalis (édition 1986). Elle est suspendue dans l’hémisphère nord entre le 50ème et le 60ème parallèle qui écorche les Shetlands en limite boréale. Pour être plus précis (et plus loyal envers ceux qui iront se pencher sur les cartes des pages 28 & 29) il cadre pour l’inscrire entre le méridien d’origine et les 10°30’ de longitude ouest. Si ce choix n’englobe ni Great Blasket Island ni Tearaght Island ni Inishtooskert ni Inishvickilane ni le phare de Great Skellig, on a la chance en revanche de tenir dans les mailles du filet aussi bien Valencia Island, Oursey Head, Slyne Head, Achill Head que Inishmaan, Aranmor, Inisheer situées à quelque 8°33’ à l’ouest du méridien dit de Greenwich.

Une maison non pas protégée au milieu des terres mais bravant l’intrication de côtes déchiquetées avec l’eau pour horizon. Il penche pour un lieu exposé malgré tout aux vents et aux intempéries ouest. Il retient l’Écosse le pays de Galles ainsi que l’Irlande, contrées déchirées déchaînées par les cisaillements tectoniques aux paysages rudes de gneiss à peine enfouis sous une terre maigre, ensevelis sous la même immense cavalcade de cumulus fuyants les zones occidentales. Parce qu’il lui plaît d’imaginer cette maison sise dans un de ces pays rebelles où l’anglo-saxon et le gaélique s’affronteront toujours par ciel interposé. Et peut-être aussi voudrait-il la voir dans ces landes désertiques et celtiques pour rassurer Sinéad, toujours en quête d’un lieu sans définition où l’exubérance est secrète ; elle, définitivement attachée à des contrées plutôt septentrionales à l’invisible violence… ce sentiment permanent leur est commun originel sans jamais avoir été formulé en longs discours mais en mots simples isolés, en regards qui appelaient une main tendue, une embrassade très serrée très longue, pour se sentir dans une autre dimension sans désir de sexe. Un fardeau siamois non ablatif, impedimenta de leurs errances individuelles, toujours trop espacées. Parfois tous leurs sens volaient en éclats se dispersaient pour mieux se rassembler… le terme retrouvailles prenait alors le sens puissant d’une fatalité plus inéluctable que hasardeuse. Cette maison leur avait fait tourner la page d’une inquiétude stérile ; elle n’avait été qu’une image entre leurs doigts mais elle leur avait révélé le sentiment étrange d’une mystérieuse et inexplicable complicité. Ils pressentaient la maison lieu d’une délivrance, d’un désir de sérénité, d’une source de paix retrouvée loin du sentiment d’exil quand on a bourlingué avec le fardeau douloureux d’une absence ou au contraire d’une blessure. Cette terre rudoyée par les éléments derrière laquelle s’abîme le soleil couchant, cette lande aux rochers à peine enfouis sous une pellicule de poussière semble avoir été désertée par l’humanité. La maison est inscrite là, enfant dans une matrice à retrouver. Qu’était-il advenu au maître d’ouvrage ? Avait­-il pensé que ce bout du monde pût apaiser l’agitation qui l’avait perdu au-delà des horizons atlantiques, pour dissoudre ses doutes, fixer son errance, retrouver la poésie de l’enfance ? L’univers gigogne : coiffant la mer une lande, coiffant la lande une maison. Trinité fragile qui avait eu besoin de l’isolement pour se réaliser… et le ténu englobant l’immense. Si l’errant avait découvert au hasard de ses pérégrinations les deux premiers éléments qui imbriquaient si parfaitement ces frontières déchiquetées, il manquait pourtant à ces paysages où s’affrontaient le rugueux et l’aqueux, le mouvant et le figé, une minuscule monade pour équilibrer cette ébauche d’harmonie. Il y avait installé l’abri manquant stable et serein. En examinant encore et encore la carte postale, il comprend le maître d’œuvre réalisant cette maison : chapelle dédiée à la déité Équilibre en parfaite adéquation avec l’univers qui la porte. Le maître d’ouvrage, quant à lui, pensait-il l’instituer port d’attache ? En fut-il le gardien, le frère tourier ? De toute évidence elle est l’essence d’une halte non pas paisible mais bien plus, sereine ; un lieu de contemplation, juste en lutte avec une nature féroce ; elle est non seulement un refuge d’exilé mais aussi de tous ceux qui ont espéré durant des siècles s’y accrocher survivre y demeurer seuls face aux éléments. Leurs seuls maîtres des druides, des sorciers, des moines, un anachorète perdu. Une parcelle de nostalgie s’est fossilisée dans chaque bloc, s’est cristallisée dans les vitres et les ardoises, s’est pétrifiée dans les bois de menuiserie. Peut-être qu’au fur et à mesure de sa construction dans ces paysages désolés, s’était-il départi -strate par strate- de ce fardeau incrusté au cœur de son corps. Peut-être existe-t-il dans la niche à sel un tabernacle où l’Exilé aurait déposé l’ultime once de sa nostalgie ? À tous les exilés que transporte la Terre entière est dédiée cette maison posée sur la lande. Elle est à la limite du monde, en équilibre sur le fil de l’horizon. Elle englobe le visible et l’impalpable, réunit l’intangible et le formel, se dresse entre le chaos et la quiétude, jongle avec l’orbital et l’euclidien. Elle exprime la mire et la genèse, engendre le silence dans l’œil du tumulte. Toute sa beauté inscrite dans le contrepoint que le maçon a su manier avec une intuition magnifique : au rayon oblique d’un soleil rare il accorde la pente d’un toit d’ardoise ; pour souligner l’orbe d’un ciel lacté il cintre le linteau d’une fenêtre de palier ; aux rochers informes il oppose des appuis monolithiques; aux bancs de brumes laiteuses la chaux lissée ; aux falaises usées des murs d’aplomb, au front d’un toit impassible les cornes de hordes enragées. Pour évoquer l’équation inconnue de l’univers, le maçon élabore une rythmique simple dans les percements des façades. Aux grands espaces sans bornes il impose la subtile maîtrise des proportions des fenêtres et la subdivision des vantaux et des châssis. Il canalise les eaux sauvages dans des chenaux et quatre gouttières cadrant la façade visible. Pour contrebalancer la beauté bulbeuse et désordonnée des orgueilleuses nuées il construit avec des figures de géométrie élémentaire. Dans un creux d’univers incompréhensible et insondable, une maison sans artifices. Juste une petite maison nue non pas étriquée mais sans extravagance à l’échelle d’un maçon. Il aimerait, par-dessus tout, saisir ce que les fenêtres photographiées ne voient plus depuis longtemps peut-être. Cette maison peut-être abandonnée délaissée, certainement pas ancienne villégiature mais plutôt guet d’un gardien d’un phare, d’un ancien timonier, d’un nocher. Une évocation de vastes souvenirs de nuits de quart, havre d’un solitaire qui attend l’inespéré, le fortuit, l’accueil d’un égaré… ces volets intérieurs en occultent le cœur, excluent le monde : une sorte de bandeau sur les yeux d’un aveuglé. Cette maison ne pouvait pas être inventée ailleurs. Énigmatique. Elle a été élevée pour happer l’univers, intégrer dans ses quatre pièces principales les quatre éléments essentiels connectés entre eux par un escalier. Tout tournait autour de lui.

Non ! Elle est à ton image, Sinéad, oiseau craintif posé sur une lande abandonnée. À voix haute pour se sentir vivant devant cette carte postale muette et interpeller l’absente.La colle avait vieilli et le mot de Sinéad voisinait la carte postale. Là, inclinée comme si lui­-même l’avait posée en évidence. La manière discrète de se manifester et son opportune et troublante réapparition lui fait un réel plaisir. L’oppression des dernières heures dissoute, dévoile une sorte de calme soulagement amplifié par la muette sérénité du motif de la carte. Sourire, au milieu de ce soir étouffant en notant là le geste ironique et héroïque d’une main espiègle et invisible… le léger voile bleuté de la photo peut être l’effet d’un filtre ou la dominante artificielle de certaines pellicules japonaises. Autour, un liseré blanc, cadre une brume épaisse. Il la regarde comme ça… ne pense à rien… ou plutôt pense au temps écoulé entre l’époque où cette carte avait l’aura d’un talisman et aujourd’hui… rien… rien ou alors attente devant un énorme bloc de glace qu’on regarderait fondre. Oui c’est ça… quelque chose comme une attente inerte et soudain quelque chose a basculé en quelques heures… tous ces événements qui se sont bousculés, catapultés… l’histoire interrompue allait finir sa phrase… une course contre une montre qui tournerait à l’envers pour rejoindre l’histoire à l’instant non pas de la déchirure mais de l’effilochage initial… il regarde triture ‑recto verso‑… non finalement il ne la regarde pas… ses yeux passent sans conserver de trace ; il ne lit pas la date ; il ne lit pas le nom du photographe ; il ne lit pas ce qui est imprimé en travers pour limiter la partie correspondance : le nom, l’adresse de la maison d’édition à Amsterdam… il ne lit pas le numéro de téléphone manuscrit. Le titre de la photo a-t-il traversé son champ visuel ? Certainement… au vu de ses mains soudain crispées on peut supposer un éclair, une décharge nerveuse… superposition d’images : événements, lieux, détails d’anecdotes, arrêts sur paysages ; tous ces flashes se percutent et s’entretuent… une frénésie terrifiante. Des gestes démesurés déplacent les objets sur la table, écartent une pile de feuilles rassemblées par un trombone, triturent un poignard coupe-papier, repoussent des petits riens accumulés… il ramasse un livre, l’éventaille du pouce à la va-vite, ‑frou-frou d’un colibri qui bat des ailes‑, et se bloque sur une carte postale marque-page. La même. Il retombe sur terre, se concentre, hésite, détaille, se convainc : ordre désordre, réalité irréalité, parfait imparfait… pas de hasard juste coïncidence. Au verso, il y a son propre prénom, son nom, une adresse ancienne et à gauche avec cette calligraphie anglo-saxonne particulière reconnaissable : « 0 Solitary retrouvera-t-il l’exilée ? Futur immédiat et avec suite qui sait ? N’oublie pas que nous sommes un peu comme cette maison : on n’y voit qu’une des quatre façades. »

                                                                                                                                  Un coup de poing en pleine gueule, KO… il titube, s’agrippe au bord de table, mais il ne la perd pas du regard, elle est là sur un coin de liège… Solitary : titre de la carte. Elle fut en son temps l’image fétiche de ce duo étrange survivant à un désordre de sentiments exacerbés et contradictoires, se brouillant à coup de silences d’espaces et d’absences. Des messages laconiques abandonnés aux répondeurs appelaient au secours… et des retrouvailles parfois, fortuites. Alors se déversait dans l’étreinte de l’autre un trop-plein accumulé pendant des séparations impulsives qu’ils s’étaient avoués être d’enfants immatures. Le second coup de pied qui entraîna sa dérive se déroula pendant cinq minutes, un 11 août à l’heure d’un apéritif un peu avancé dans un jardin près de Compiègne :ils avaient tous l’air un peu ridicule, un peu extra-terrestres, très excités aussi, pour l’apéro le plus sombre du siècle. Ils étaient une trentaine invités à contempler une nuit qui allait leur tomber dessus. Ils étaient dans la trajectoire plus ou moins optimale, il faisait beau, très beau, très bleu… et les oiseaux se sont éteints, le ciel avait un teint vert de gris, un frisson les a tous saisis quand ils ont levé leur verre de Champagne pour fêter cette éclipse totale en lançant au ciel leurs lunettes en carton spéciales éclipse. Une seule garda ses lunettes mais au lieu de boire son verre elle s’en aspergea la visage et il était juste derrière elle. Il reçut une giclée de Champagne qui l’aveugla. Quand il interrogea l’hôtesse, elle lui répondit en levant les yeux au ciel : je ne sais pas, une Irlandaise invitée par lui et qui s’était déjà éclipsée. Elle lui indiqua son mari d’un coup de menton, en train de mettre une main aux fesses d’une invitée. Elle avait été là et il ne l’avait ni reconnue ni pressentie… un frisson continu le reprit. Il claquait des dents, sa tête tournait et ce n’était pas d’avoir scruté immobile le ciel. Comment faisait-elle pour lui être invisible ? Le lendemain était pleine lune. Désorienté et perdu, interrogeant encore et encore l’image, le fantôme de Soc lui apparut. Pour trouver cette maison,  il n’avait pas pensé à lui et se demanda par quelle résurgence le souvenir de Soc n’avait refait surface qu’aujourd’hui et se répétait comme un disque rayé : mon cher Soc, pourquoi n’ai-je pas songé à toi dès le jour où j’ai acheté cette satanée carte postale ! Pourquoi ? Pourquoi ! Il scanna la carte en se maudissant mais l’imprima dans un état d’euphorie et d’excitation croissantes ; à la main il ajouta : aide-moi ! Moque-toi mais c’est important… retrouve cette maison en souvenir de nos délires d’adolescents ! Ton frère de lait !

En recevant l’avis de réception, il fut soulagé. Le destinataire avait attrapé cette bouteille de détresse et gribouillé en retour : hé ! Mon pote, ça fait plaisir ! Tu me donnes des idées et mon bateau est presque prêt ! Soc. Et il paraît que tu as vu l’éclipse ! Veinard ! Le présent du récit se précipite, Soc, le solitaire a répondu. Tant de sirènes l’avaient appelé tourmenté excité rassuré côtoyé : vestales pudiques des mers tumultueuses, compagnes effacées des longues errances baignées de brumes de crachins de souvenirs, vedettes frigides sans frisson des jours encalminés, déesses ardentes immolées aux tropiques lumineux et brûlants, confidentes silencieuses des nuits de veille et d’inquiétude… Soc, tel son père commandant de la marchande, avait lui‑aussi longé toutes les côtes européennes de l’Atlantique à la Baltique : des cités hanséatiques aux ports des conquistadors, aucun amer ne lui était inconnu. L’ancien repère de contrebandiers aux fenêtres closes qui n’envoient plus d’ordre aux coracles en attente d’atterrissage, le fort délabré à l’aplomb de rochers vicieux, le moulin-cavier insolite sur une colline, le poste de veille de gabelous épiant le large, la tour en ruine dressée pour une courtisane infidèle scrutant toujours l’infinie solitude, le mausolée manuélin accroché à un roc portugais aussi tarabiscoté que l’architecture qui le surplombe, le donjon où avait été enfermée dame répudiée, l’église au clocher tors démesuré, le château d’eau désaffecté en forme d’entonnoir, la maison isolée posée sur la lande… tout ce qui était tangent au golfe de Gascogne lui était autant familier que le poudroiement d’îles boréales … il avait aussi doublé le Horn par deux fois -recto-verso comme il aimait à signaler avec un cynisme décalé-, avait tergiversé dans les Nouvelles-Hébrides et autour de toutes ces terres australes, médaillons que les alizés avaient révélés aux vigies d’un Cook ou d’un Bougainville.

                                                                                                        Nouvelle lune, il y a quatre saisons, quelques jours après son installation Sinéad l’invita dans son atelier : j’ai besoin de toi pour un nouveau projet, et j’aimerais que tu serves de modèle. Étonné, un sourire presque sarcastique à une proposition si saugrenue, il haussa les épaules : s’il n’y a que moi… et bien, soirée spéciale ce soir ! Lui lança-telle mais pas ici dans l’atelier. Je suis rentrée de Londres où j’ai ruminé sur mon travail, sur ce que j’aime, un texte qui me surprend, me retourne et qui me donne envie de montrer comment je le ressens, comment il m’exalte ou m’effraie… j’aimerai transmettre ce qui me fait trembler… l’exprimer par la mise en scène… pourras-tu comprendre ou admettre mon départ clandestin ? Il fallait que je sois ailleurs, j’avais besoin d’un extrême isolement. J’ai découvert des musiques incroyables, Éliane Radigue, Daniel Johnston, Moondog… j’avais fait un saut dans mon vide. Je n’en suis pas remontée indemne c’est sûr ! Mais regarde j’en suis revenue ? Elle lui caressa la joue, peut-être pour appuyer et confirmer sa présence réelle là, maintenant. Je n’en pouvais plus, tu me manquais, j’avais besoin de toi, de ton corps à étreindre. Bien sûr, c’était pareil pour lui : tu n’as pas de montre mais tu es la maîtresse des horloges ! Elle fronça les sourcils et du tac au tac avec ce sourire presque ingénu : ce que j’aime aussi chez toi, tu sais remettre les pendules à l’heure ! Réplique qui les fit éclater de rire comme si elle réveillait la connivence d’un quotidien retrouvé. Pendant que j’étais à Londres, j’ai lu beaucoup de théâtres contemporains et un texte m’a vraiment remuée, -les Figurants-, d’une autrice, Irlandaise, protestante, lesbienne et inconnue… une pièce étonnante, déroutante et plutôt explosive. Tout pour me séduire et m’exciter ! De Paris j’avais envoyé à deux théâtres une sorte de synopsis d’une mise en scène, avec croquis de décors mais surtout des maquettes pour les personnages. En fait les acteurs seraient doublés par des marionnettes à taille humaine qu’ils manipuleraient eux-mêmes : leur double, leur ombre… quelque chose comme ça… tu vois ce que je veux dire ? Grâce à sa gestuelle et ses mimiques de pantomime mais aussi sa conviction évocatrice, captivé par son enthousiasme, il avait suivi sa démarche : et tu as eu des réponses ? C’est aussi une autre raison de mon retour : Il n’y a que toi pour m’aider. Elle expliqua vaguement son projet, réussi à vaincre sa réticence. Bon c’est un jeu ! Pourquoi pas ! Tu m’expliqueras sur place ! Il ne comprit pas sa répartie : c’est le je du jeu ou le jeu du je ? Sur le trajet, ils ont pris une bière dans le café qu’ils aimaient bien : on retrouvera à l’atelier un ami qui m’aide à préparer la séance. Et effectivement, il l’avait entraperçu à touiller dans des seaux et entendu discuter avec Sinéad tandis qu’il était sur le lit derrière les paravents à bouquiner. Sinéad venait souvent l’embrasser, lui servait un verre : prends des forces, moi je mangerai après en te surveillant… tu en auras pour plusieurs heures…

ils furent enfin seuls, corps à corps. Il y avait une extrême excitation dans l’air, communicative certes, mais lui eut une sorte de réserve en découvrant le grand baquet en plastique. C’est bon ? Présent ?… il a acquiescé mollement. Elle est toujours nue ; ses yeux, son sourire ont une moue un peu mutine : égalité entre artiste et modèle ! Et elle le déshabille. Un soufflant ronronne à chaque bout de ce qu’il compare un instant à un cercueil et elle lui explique le processus en retirant les bouchons de coton qu’elle avait un peu trop tôt enfoncés dans ses oreilles. Ses mains pleines de vaseline vont et viennent sur le corps du modèle et lorsqu’elle le regarde en lui disant il ne faut pas bouger, il interprète ne pas bander. Il lui dit : il ne faut pas bander et elle répète avec une légère variante de chronologie circonstancielle : Il ne faut plus bander… et elle ajoute après un silence… ah ! Et érection c’est quoi ? Tu peux dire érection mais pour moi ce mot fait plutôt penser à… l’érection… d’une statue par exemple. Elle a ri : comme la statue du dieu Pan ! Elle a ri comme jamais. Ses seins se secouaient, il la serra contre lui, malaxa les aréoles de vaseline, les tétons en érection tandis qu’elle enduisait sa queue, l’astiquait tant et si bien qu’elle a crépité une nouvelle fois dans ses mains : c’est mieux comme ça. Les yeux levés vers son regard, elle a grignoté le gland jusqu’à épuisement. Elle a écarté ensuite les fesses pour poursuivre les préparatifs ; vaseline et sperme se mélangeant en une sorte d’onctueuse pommade translucide ; ses doigts glissaient sur l’onde de la pâte, nageaient sur son corps entier, plongeaient encore une fois dans l’entre-jambe ; ses mains expertes ne le caressaient pas mais semblaient dompter la matière vivante de son corps. Il est luisant de la tête aux pieds sauf ses yeux : pour que tu me regardes travailler… et m’amuser comme si je jouais à la poupée et voilà pour les paupières ! Il abandonna alors à sa main l’assurance de ses pas vers le baquet à moitié rempli d’écume tiède.

Du gisant, elle positionne la nuque, triture les cheveux, replace les tampons dans les oreilles, écarte légèrement les bras du corps, épanouit un peu les doigts qu’elle maintient écartés avec des rondelles de tampons périodiques : ce qu’il y a de mieux et ça te rend plus intime à mon corps lui murmure-t-elle ; elle arrange à sa façon la mentule molle, y dépose un baiser, enduit la plante des pieds. Elle voit qu’il réagit au baiser, sourit et murmure comme on gronde un baigneur de celluloïd récalcitrant. Tu peux dormir, tu vas te sentir contraint dans un premier temps c’est normal… rappelle une nouvelle fois, les étapes du processus… ne t’inquiète pas, tu entendras la musique et peut-être le ronflement des radiateurs. Je suis là, je ne bouge pas de l’atelier.  À moitié enseveli dans la mousse, il entend une rumeur indistincte. Il a confiance, il reconnaît les sons. Sinéad pense à la terreur, au vertige de la mort, de la disparition, à l’asphyxie qu’elle avait calmement évoqués pour le rassurer… elle regarde le réveil posé sur l’établi… le premier acte sera bientôt terminé. Elle tâte la pâte. La prise se fait sentir. Il lui semble être resté des heures à moitié enseveli avant de voir des ombres et des traces de lumière et il sent une respiration courir en deux jets sur son visage tandis qu’elle enduit à nouveau les paupières, insère les tuyaux dans les narines puis un autre plus gros à embout aplati entre les dents. Il sent sa peau tirée, et le voilà soudain coupé du léger croustillis de la mousse que le corps imperceptiblement chatouillé épouse mollement à travers le film cellophane. Un sentiment effrayant : la terreur malgré toutes ses précautions et explications quand un filet de pâte emplit le nombril, monte le niveau, une sorte de rivière ombilicale serpente jusqu’aux chevilles. Le corps immerge avec une lente tiédeur rassurante. Une lave épaisse enfouit les talons, inclut son sexe torve, inonde l’estran de son ventre comme une marée, les orteils ensevelis, la poitrine engloutie, les oreilles s’assourdissent, la lumière s’estompe, le nez reste quelques instants un îlot isolé avant d’être submergé. Son front reste quelques instants l’ultime désert… il est en contact avec l’extérieur par trois tuyaux. Il pleure. Les larmes restent sous les paupières. Elles piquent.                                                                                                                                  La notion d’un temps complètement immobilisé sous cette chape légère. Vivant, dans une armure, prisonnier. Il n’entend plus qu’un sourd murmure. Il respire doucement sans bomber le torse, de l’intérieur remontent des chuintements. Le monde extérieur si lourd n’existe plus. Gobé par le néant. Il espère qu’elle est là, mécanicienne veillant sur un parallélépipède d’où sortent trois bouts de tube. Il se concentre pour exister, nymphe dans sa chrysalide, abstrait du monde pendant un temps indéfini où seuls les battements du cœur peuvent ‑à leur rigueur‑ lui servir de repère et de lien avec le corps et le temps. Il entend une sorte de rumeur glissante. Oui elle l’avait prévenu : elle accélère la prise avec un sèche-cheveux. Combien de battements à la minute ? Soixante septante ou plus ou moins ? Estimer le temps qui s’écoule à l’extérieur de soi là-haut en dehors du sarcophage, coquille imaginée nacre en pleine sécrétion. Il s’accroche au cœur : diastoles, systoles égrainent les nombres par dizaine ; l’adhérence s’estompe comme si la chaleur du corps combinée aux produits polymères provoquaient un retrait infime de la coque ; mais peut-être est-ce l’inverse : son corps commencerait-il à se rétracter à cause de cette inhumation synthétique, cette immobilité flottante, une sorte de lévitation ? Ou alors est-il en train de fondre à cause des produits chimiques… non, non il n’est que le contenu, ni plus ni moins. Elle est là à ses côtés, elle veille, rassure à voix haute en écoutant les légers sifflements aux bouts des tuyaux. Sa voix est un bruit confus à travers les bouchons des oreilles. Il se sentait mort en sursis. Il ne percevait ni les couleurs, ni les formes ; les sons devenaient bouillie, les vapeurs de solvant avaient détruit la saveur et le parfum d’une autre peau, celle d’une chiromancienne. Était-elle en train de le métamorphoser en murmurant des incantations en langue inconnue, ses doigts effleurant la mousse ? Il ne réagissait plus, pensait peut-être par bribes minimales, le cerveau au ralenti, entièrement concentré sur ces doigts arachnéens qui le maintenaient au bord de la conscience en réajustant un tuyau… l’angoisse imagée par une pichenette qui le précipitait hors du présent vers un monde en sourdine : a-t-il même pensé : arrête ! Je n’en peux plus, prends ma main, tire-moi de là… il ne pouvait pas haleter. Sa terreur était prisonnière, la bouillie des sons aussi. Il compte et il compte toujours quand il s’enfonce dans un sommeil. Une sensation de bruit mêlé d’aveuglement. Comme une dépression, une légèreté l’emplit à pleins poumons et la lumière laiteuse et parfumée de deux ogives charnues s’écrase sur ses yeux. Le couvercle emportant les tuyaux a disparu. Elle arrache le film asphyxiant un corps ruisselant de transpiration : une puanteur de cadavre ! Il est vivant et il n’est plus le même… celui d’avant n’existe plus… l’objet vivant est un autre quand il sent des boucles fuser sur ses épaules et ses zygomatiques craqueler l’enduit. Des bras tendus l’agrippent avec une acrobatie clownesque pour l’arracher au moule sans l’abîmer. Un dernier ahanement bref et brutal et il est debout, épuisé, mal assuré. Il sent la rage de la force de Sinéad et entend le bruit mat d’un coup de pied qui écarte l’autre moitié du moule. Ils basculent déséquilibrés sur le sol.

Il ne sait plus où il est ni d’où il sort. Le corps lourd démantibulé, un cerveau en bouillie avec des images déchirées. Le moule lui avait dérobé quelque chose. Est-ce uniquement physique ? Le silence dans lequel il avait été enseveli lui martelait encore la tête. L’atelier silencieux. La respiration et même la présence de Sinéad semblaient irréelles : où suis-je ? Dans un désert de lumière où brûlaient ses yeux ; tremblant d’un froid piquant ses articulations ankylosées. Il n’était pas sûr d’être encore ce qu’il croyait être lui‑même… la folie… voilà ce qu’il pensait et le penser le soulageait… perturbé, pas fou… mais alors ? Elle avait substitué quelque chose ou échangé quelqu’un d’autre en lui. Il en tremblait. Elle l’avait enseveli pour une expérience et il est encore plus troublé quand elle lui prend la main pour le relever et l’enlacer : j’ai vécu une expérience insensée ; j’étais dans un hyper présent saturé. Allons prendre une douche chaude maintenant… je veux sentir cette pluie laver nos corps et éclaircir nos âmes. Trop de lumière. Ses deux mains se tendent tâtonnent agrippent deux autres mains. Quatre bras ravissant toute la clarté tamisée s’enlacent sous la douche, se savonnent, épuisent l’eau chaude. Son rêve d’ailes s’envole quand elle l’enveloppe dans son peignoir et le frictionne, l’attire tout serré contre elle vers le losange d’une lumière du soir sur le plancher : écoute le gémissement qui n’est pas à nous ! Oui je l’entends maintenant, c’est le bois… les lames fredonnent notre chanson de gestes. Et elle a répété lentement comme l’enfant qui apprend et bute sur une formule : les larmes fredonnent notre chanson de gestes. Cet air changeait tout. Dans son regard étonné, un long point d’interrogation dilate l’iris, serpente au fond de sa tête… sa bouche, Ô en majuscule rouge s’éternise. Il a entendu OUI dans un silence inouï, une immobilité tendue… l’amour avait bouclé leurs corps dans le bruissement cristallin de ses bracelets. L’ivresse des corps était présente : c’est toujours Sinéad, c’est toujours moi. Il se sent rassuré. Le pot de fleur, la composition de nature morte sur un tour de potier, le projecteur déséquilibré qui avaient explosé sous leurs ébats étaient-ils les signes d’une nouvelle période de leurs relations ? Mais ce moule ouvert sur le vide révélé par ce silicone le troublait aussi. Était-ce le négatif de son corps ou sa négation ? Interrogation plus complexe quand il aperçut les miroirs que Sinéad avait disposés autour du moule : l’un légèrement concave, deux autres convexes, soit dans la largeur, soit dans la hauteur, un dernier avec un tain craquelé… et si les premiers l’avaient fait un peu sourire, le dernier l’avait effrayé : il avait reflété un corps nu d’un autre âge. Sinéad souriait et il ne comprenait pas pourquoi. Qu’interroge‑t‑on en regardant un miroir ? Est-ce un reflet ou un autre soi-même ridé déformé monstrueux ? Y plonger les yeux mène à une confusion abyssale effrayante, jamais réconfortante… un coup à noyer Narcisse !

Sinéad toujours nue trente-six heures après la séance du moule lui avait dit au revoir, secouant la tête, l’index sur la bouche : je te ferai signe. Ses yeux disaient tout à la fois soulagement et lassitude, demandaient indulgence et compassion et quand elle ajouta merci, il a cru à l’accent qu’elle implorait miséricorde, appelait au secours, priait mercy : la séance du moule l’avait terriblement déstabilisée. C’est le mot alter ego qui lui a collé à l’esprit en rentrant chez lui. Il avait hésité entre ectoplasme, zombie… sa main droite reste sa main droite, son cœur reste à gauche… rien d’un miroir et le souvenir de ce que ses yeux avaient vu dans les miroirs déformants s’est estompé grâce à des stratagèmes enfantins comme chercher une étoile dans un ciel parisien. Il invoque leurs lieux d’escapade : furies de vagues d’équinoxe, bruissements de forêts figées dans une précaire éternité, effervescence de quartiers portuaires, aubes et aurores frileuses qu’ils aimaient surprendre d’un petit toit du monde et soudain l’image d’un geste de la main de Sinéad le catapultait dans un autre monde : avec le moule de son corps, elle façonnait une série de marionnettes. Elle s’était accaparée son corps. Dépossession se disait-il. Elle l’avait substitué par un artefact. Il était effrayé par cette notion de variante.                                                                                                                                  Elle s’est manifestée un samedi. Elle avait changé. Il s’est même dit : elle est en deuil ! Il tenta de n’évoquer que leurs projets en cours qu’elle écarta d’un geste las en le regardant d’un air mélancolique et passablement absent. Comme souvent c’est elle qui prit les devants. Sa voix calme, égale, sans animosité : sans expression de l’âme. Étrangement c’est par ce mot qu’elle s’est lancée : je n’ai plus d’âme. Tu ne peux aimer juste un corps… tu me fais l’amour mais peut-on ressusciter un cadavre ? Je tiens à toi… tenir, tu comprends ce que ce verbe signifie ? Oui tu comprends, et c’est difficile pourtant d’en imaginer la moindre signification… ce cordon ombilical qui nous unit, qui nous tient et retient à l’autre… nos caresses irriguent tant dans leurs instants, même si certaines des caresses sur ton corps sont les soubresauts d’autres caresses sur d’autres corps. C’est à moi, à toi aussi peut-être, de comprendre et prendre une caresse en soi et non répétition d’autres gestes… je n’ai plus d’énergie propre, l’élan est mort, terrassé par… mais je crois et j’aimerais autant que toi pouvoir les découpler d’autres instants qui ne nous sont pas communs ! Et je hais le succube teigneux qui me tourmente et pourrit mes réveils ! Une voix de fin d’automne comme murmurée dans l’abside d’une chapelle glaciale, prière ourlée de résignation. Il est incapable de retrouver l’écho de cette voix sans voix comme abandonnée, détachée des lèvres d’un corps invisible ; cette voix qui dit des sons plus que des mots cherchait-elle une présence consolatrice ? Valse de voix lasse, sans peine, sous-tendue peut‑être par un brouillard de regrets pulvérisés dans les silences passés, tamisés. Une tristesse que les arbres savent, en pleurant les feuilles qui s’en vont mourantes… il voulut la blottir contre lui et ce fut sans chaleur.  Elle a dit : Tu vois, chaque jour qui tombe ressemble à une feuille qui abandonne mon arbre… bientôt il n’y aura plus que le squelette et la sève aura fui. Elle a dit : tu me fais du bien et ça me fait mal. Pourquoi ? Pourquoi, pour qui m’aimes-tu ? Quelle femme veux-tu atteindre en moi ?                                Elle a dit : on se love. J’ai peur. J’ai peur de m’attacher et autant de me perdre. C’est trop tôt, pas maintenant.                                                                         Elle a dit : laisse-moi guérir et oublier que j’existe. Laisse-moi guérir et oublie que j’existe. Laisse-moi exister et guéris dans l’oubli. Je t’en prie oublie, oublie, oublie… l’oubli.

Une lassitude extrême hachait ce verbe scandant les silences où il entendait son propre cœur. Comme si remontait le sourd martellement d’un mineur enseveli, désolant appel au secours que la terre aurait répercuté en faibles et douloureux tressaillements… et un soupir épuisé a détaché les deux syllabes du verbe fait nom.                                                                 

            Elle a dit : celle que tu crois aimer n’existe pas.                                                                                                                                                                                       Elle a dit : je ne peux plus vivre avec quelqu’un, un autre ou toi, l’intérieur de moi est trop encombré. Une décharge que je ne peux pas laisser te souiller.                                                                                                                                                                                                                                        Elle a dit : quand nous étions amis…                                                                                                                                                                                                                    Elle a dit : je te love fort malgré tout… for ever.                                                                                                                                                                                                  Elle a dit : pendant un instant de ma vie, je croyais en moi, quelqu’un s’était penché sur moi… et comme c’était beau.                                                                                                                                                                                                                                                                                                           Elle a dit, elle a dit, elle a dit… non je ne suis pas belle, que me trouves-tu ? C’est donc quoi une femme pour toi ?                                                                                                Elle pleura en déplaçant son index : Ça… ça… ça… ça… ça… ça… ça… ça… ça…

                                                                         le battement de,                                                                                                                                                                                                                      les palpitations de,                                                                                                                                                                                                             le galbe de,                                                                                                                                                                                                                           le contour de,                                                                                                                                                                                                                       le lisse de,                                                                                                                                                                                                                            le soyeux de,                                                                                                                                                                                                                       la moiteur de,                                                                                                                                                                                                                   les bords de,                                                                                                                                                                                                                    l’intérieur de…

Est-ce moi ces parties d’un tout ? Comment peut-on comprendre ça ? Quand je les soustrais à ton regard que reste-t-il de moi ? Tout ce qui n’est pas moi, me complète et comble des failles inconnues m’as-tu dit un jour et j’en avais été troublée… il se souvient alors de l’heure de la nuit du bivouac contre un blockhaus d’une plage normande. Il tremble, hoche la tête. Elle a poursuivi son monologue, émotions, sentiments d’effroi de solitude : parfois de mon corps blessé s’échappe un râle comme si une douleur enfouie mais bien vivante refaisait surface et continuait à me maltraiter et sapait ma vie. Ma naïveté altérée, en lambeaux, arrachée par des amants, comme une feuille blanche d’un carnet ? Il ne reste que la spirale du carnet et des morceaux de feuilles y restent emberlificotés… et la spirale ne tient plus debout ; c’est triste quand je vois cette image.                                                           

Un silence, elle ne dit plus rien. Un silence infini épuisant douloureux l’éloignait d’elle, bateau à la dérive… sans savoir qui était sur le bateau. Impression si angoissante qu’il en perdit la respiration. Il était effondré et tout tanguait. Sinéad fait non de la tête et le prie ‑please‑ à peine audible presque tragique de la laisser dans l’univers flou d’où elle aimerait pourtant s’évader. Elle lui tend un papier froissé, enfile un long manteau anthracite dépose un baiser sur sa joue. Avec un maigre sourire en se retournant : garde-moi tout. Et la porte s’est refermée. La feuille froissée dans la paume, le dernier souvenir d’elle : six mots pour Toi : Stèle, Imagine, Nudity, Ever, Arrow, Dawn.                                                                  Un feu intérieur qu’elle désirait tant lui faire découvrir. Un feu inaccessible qu’elle couvait avec tant d’ardeur, elle le dérobe à son regard. Il n’a pas perçu ce feu dévastateur qu’elle sent par périodes en grésillements infimes… le muscle nacré fougueux têtu se contracte ‑douleur coulante‑ et se relâche. Un sentiment d’abandon flotte à fleur d’âme et il voit se défaire une liaison à peine née, abîmée dont il s’attribue la déliquescence : un nous dénoué. Affligé morfondu muet.                                                                                                                                                                    Il a pris ce corps qui tendait des bras implorants et il a serré dans ses bras de sauvetage une silhouette presque transparente, moribonde en sanglots : pardon… pardon du mal que je te fais… c’est ma faute… aucune main tendue aucun regard ne m’atteint. Un voile couvre un visage altéré par d’anciennes visions : j’avance avec un bouclier et pourtant tu es désarmé. Il aurait dû lui demander encore et encore de parler, de se confier… il reste anéanti par son propre aveuglement, subjugué par la beauté de sa gestuelle, son allure, ses extravagances, sa voix, désarçonné par sa figure réelle comme si elle l’avait enchanté la première fois qu’elle l’avait serré dans ses bras. Il avait vécu sans idéal jusqu’à son apparition. Leur rencontre fortuite avait-elle pour elle fendillé un miroir ? Elle murmura en sanglotant : un miroir s’est fracassé pour avoir voulu trop tôt escamoter une vie d’avant. Je dois disparaître pour notre survie.

                                                                                                                                                      Une phase de lune plus tard, la cloche de l’église qu’on entend ce soir confirme un vent du nord… il comprend alors le froid qui glace et en poussant la porte du porche il s’engouffre dans la cour et se claquemure dans la chambre débordante de souvenirs et lui de tristesse. Il laisse tomber en tas ses vêtements, tremble, glisse nu sous la couette, gigote avec frénésie pour réchauffer les draps… il retire la montre et la pose loin de l’oreiller… souvenir bien conscient d’autres nuits… celles où il abandonnait sa montre sur la tablette de la salle de bains : loin de ses tempes ; elle si vulnérable… elle lui disait : j’ai une horloge biologique… ça me suffit amplement. Le temps l’effrayait tant qu’elle redoutait parfois de le suspendre dans l’étreinte… parfois les battements d’un autre cœur lui faisaient peur… comment faisait-elle pour survivre aux siens ? Ce tic‑tac l’effrayait. Ils n’avaient pas fait l’amour ce soir-là. Elle s’était redressée en sursaut… pourtant il n’y avait pas de réveil dans la chambre… le temps s’écoulait de son corps et l’avait réveillée. Ce temps qui s’échappe aussi : le temps est court et pourtant il court… disparaît même avec le tampon et le rouge de ses règles. Elle pourrait l’empêcher de s’écouler… mais elle ne veut pas… elle était remontée toute triste : j’ai peur, but you’re my boy  et elle s’était rendormie en le serrant comme on sert un homme ou a buoy, une bouée, s’était-il demandé quand elle l’a pris dans ses bras.

Un matin, elle avait dit : j’ai rêvé d’un goldfinch… pourquoi ? En français on dit chardonneret… c’est un petit oiseau bavard… mais bavard ! Il paraît qu’il signifie que tu as vu ta propre âme ! Mais il y plein d’autres interprétations christiques ! Oh ! Je vois… c’est triste… alors pour ne pas te blesser et torturer tes futurs souvenirs de moi, il faut me laisser seule, je ne veux pas t’abîmer davantage avec des histoires comme ça. Cette âme-là n’est pas la mienne. Il y a des paroles qui fracassent, la porte n’avait même pas grincé. Elle était partie : il n’avait rien entendu. Sur la table de la cuisine les clefs de son atelier posées en éventail sur une feuille saturée de lignes à l’encre bleue. Il eut un maigre réconfort : les clefs d’ici n’était pas dans le lot.

Il n’a reconnu que l’écriture, n’a pas voulu lire et est sorti comme dans une ville étrangère sans intérêt. Il se forçait à boire du thé par irrationnelle superstition… se gavait des sandwiches dont elle raffolait. Il se couchait abruti. Un matin, il fut réveillé par les chants de merles se renvoyant à tour de rôle des mélodies jamais sérielles. Elles l’enveloppaient enfin, enlevaient ses mauvais rêves pour le précipiter dans un jour nouveau. Ce concert lui faisait du bien. Ces chants du soulagement, comme si cette chape avait été leur ultime nuit. Les oiseaux sont ainsi : fête de l’éclosion du jour, cantiques du soleil… lui qui ne croit plus à la fin du monde avait le cœur serré… fioretti de François d’Assise… eux ressuscitaient à chaque aube naturelle et ils sifflaient ainsi qu’une prière sans être éperdus dans une église. Machinalement il prit sur la caisse de chevet un roman… il aimerait lire… mais… il n’y avait plus de bruissement à l’extérieur de lui. Toutes ses nuits se ressemblaient trop. Maintenant… on ne voit plus son visage défiguré sous les ailes déployées du livre que sa main avait déjà abandonné. Il s’était rendormi après cette aubade tonitruante et trop brève. Pas du tout moqueurs, les oiseaux l’avaient baigné d’une paix bienveillante…

                                                                         Deux nuits plus tard… le froid glace et en poussant la porte du porche il s’engouffre dans la cour. La gardienne avait glissé un mot sous la porte, mouillé froissé : excusez-moi de déranger, mais votre cave est inondée. Mme de Oliveira. Il n’a même plus la force d’être de mauvaise humeur… on verra demain. Dès qu’il tira la porte, une vague d’air humide repoussée par une rafalele précipita vers la première marche. Il aura compté dix-sept marches, dix-sept images souvent fugitives. Deux fois, une image l’immobilisa quelques secondes : sous le visage triste de Sinéad qui lui disait pourquoi ne m’as-tu jamais montré la cave ? Et cette autre image d’une cavité où ils s’étaient réfugiés tremblant de froid dégoulinant d’eau dans la forêt de Fontainebleau. Et cet abri moins désagréable que surprenant les avait rapprochés : la beauté, la brutalité des éclairs, la chaude solitude imprévue d’être serrés là sous cet orage post-estival, une nuit bien particulière à goûter cette désolation en partageant pour la première fois des souvenirs personnels qu’ils s’offraient comme des cadeaux intimes.                                                                                                   Quand il alluma sa frontale : des catacombes aurait pensé Sinéad qui avait une dilection pour les ombres, les voûtes ruisselantes jusqu’au salpêtre, des niches creusées dans les grosses pierres pour y poser des chandelles sans doute. La crue de 1910 se rappelait aux souvenirs des riverains… il appuya sur la minuterie : sa cave était un vrai désastre de cartons ramollis qui s’effondrèrent les uns après les autres quand il les déplaça contre une cloison. Toutes ses archives : poésies, textes, dessins, projets graphiques, articles écrits, collection de photos, diapos, carnets de voyages, paquets de lettres, tout dans une soupe de papier mâché de factures, relevés de comptes, fiches de paie dégoulinant en une bouillie sépia grise ou noire. Adossé à la porte, la minuterie s’est éteinte sur cette image de ruines. Les traces de son petit passé souillées et effacées ; ces cartons avaient fait pleurer en silence toutes ces bribes écrites dessinées photographiées qui n’avaient d’éternité que d’en pouvoir relire les phrases, reconnaître l’expéditeur par l’écriture sur l’enveloppe, raviver tant et tant de lieux et de moments non pas enfuis mais en repos… et faire des souvenirs un présent discontinu et insoumis. Il ralluma la minuterie comme s’il voulait chasser déception et regret et éclairer une décision qui faisait écho à son état d’esprit un peu déglingué : ça fera ça de moins à trimbaler… j’en avais négligé leur valeur, ils n’en ont plus, tant pis. Il n’en avait maintenant plus trace. La cave lui était un tombeau : image déchirée. Ce petit passé avait moins de nécessité, moins de puissance que ce qu’il vivait maintenant en dépit de l’intermittence de la présence de Sinéad. Elle était entrée dans sa vie. Dans la journée il avait tout fait disparaître, ne conservant que l’image grotesque d’un tas d’une bonne quinzaine de sacs à gravois sur le trottoir. Le lendemain en sortant il ne remarqua même pas qu’ils avaient été enlevés : l’aube était d’une telle nuance qu’il y vit la douceur pâle des yeux de Sinéad.

                                                                                                                                                       Au quart du premier cycle lunaire de l’automne, il ressassait toujours le silence de Sinéad et confusément sans nouvelles de Soc, il s’embarqua dans un délire insensé de disparition dont la carte aurait été la trace commune.

19:56. message de Gare du Nord sur le répondeur de Sinéad : « J’ai cru entendre ton souffle au fond du combiné. Je t’appelais, pour te dire que j’étais à la gare… pour rire avec toi de cet élan qui m’a porté ici pour embarquer symboliquement dans le prochain train… t’avouer aussi que le message que tu avais laissé était à ton image… poétique, insaisissable encore… mais je ne désespère pas de trouver. Je ne suis pas à tes côtés… mais je sens mon oreille chaude tout contre le combiné. »                                                                                                                                                                                      Au-dessus de la cabine téléphonique, la nouvelle horloge de la gare. Plus d’aiguilles pour découper partager le temps en tranches, un jadis déjà où le temps représentait visiblement de l’espace, qui nous laissait une image de la durée du temps. Quart tiers demi trois quarts entier… le temps est abstrait, n’est plus qu’une accumulation méthodique de chiffres :

205630. 205631. 205632. 205633… un empilement.

Il raccroche. Quatre, deux, cinq, cinq, bâtonnets jaunes viennent altérer déjà le souvenir du dernier et bientôt des trois derniers chiffres… et bientôt plus encore. Un jeu de mikado infaillible à l’échelle et à l’image du monde. Les paillettes d’un fantastique sablier se déversent sur lui, s’agglutinent, s’amassent, s’entassent, l’enfouissent. Happé par les scories d’un terril, ce temps-là ne lui donne qu’une notion d’oppression sans lui laisser un beau souvenir de cet appel.

21:12. message de Londres sur le répondeur ce même soir : « j’ai écouté ton message à mon retour : une poignée de sable supplémentaire sur nos corps jusqu’à l’étouffement. Je suis déçue. Mais j’ai eu un pincement quand tu as cru m’entendre respirer… »

22:19. message de Londres sur le répondeur ce même soir : « je ne te mérite pas. Seule avec des instants pour me rafistoler à la queue leu-leu. Je ne veux pas te faire de mal. Je me sens une maritorne qui n’arrive même pas à nettoyer l’intérieur d’elle-même… il n’est pas beau à voir. Tu souffres comme moi dès la volupté envolée. Mes désirs de solitude que je ne comprends pas moi­-même te bouleversent… tes yeux ont beau puiser dans le fond de mes yeux, ils ne ramènent rien… il n’y a peut­-être rien. Je t’assure… j’ai déjà essayé… et si j’ai entraîné le désordre autour de moi, je n’en suis pas non plus ressortie indemne. Ta souffrance actuelle contre la nôtre incendiaire si j’étais restée. Qui sait ? Je ne veux pas de ta souffrance pour une plaie cachée. Nos futures rencontres seront non pas la fulgurante fusion d’une étoile filante qui pénètre mon ciel et s’y consume, mais un événement comme l’apparition -faussement hasardeuse- d’une comète au cycle irrégulier. Je ne peux t’offrir que ce possible. Rien d’autre. Parfois je doute de l’existence d’un nous… Je ne veux pas que tu souffres. Laisse-moi le silence de ma douleur. Essaie de concevoir des séparations sans rupture ni blessure. Je ne veux pas d’un sentiment qui me vendrait une guérison… ce serait inutile à porter pour toi ensuite… il me faut guérir seule… »                                                                                                                                                                                                                                 Que sont pourtant, au regard de l’éternité, les nuits blanches, les étreintes aveuglées, les journées qu’on ne regardait pas passer ? Que sont-elles si ce n’est un fétu d’absolu qu’on désirait secrètement multiplier à l’infini ? On a serré ensemble une gerbe d’éternité entre quatre bras qui n’en ont perdu aucun brin. Je te ferai signe… à bientôt j’espère. It’s my wish!                                                                                                 Ses yeux piquaient trop, il a quitté la salle des pas perdus. Cette mesure du temps ensevelit tandis que les anciennes horloges semblaient dérouler un ruban-spirale qui escaladait le futur, comme celle du quai 9 qui dessine le temps en secteurs et l’aiguille des secondes pousse un palet rouge qui sautille comme si elle jouait à 1a marelle… une progression à petit saut d’un corps universel entre terre et ciel. Il voulait jouer le jeu d’un départ jusqu’au signal. Derrière un grouillement soudain hâtif, un couple courbé pour contrebalancer le poids de leurs énormes valises se hâtait ou plutôt essayait. Séparés par leurs bagages, on peut les dessiner comme deux parenthèses dos-à-dos. Ils avaient encore une minute à ahaner se rectifier souffler s’essuyer le visage d’un coup de manche. Il les a vus se hisser dans un wagon.

Voie 9. Le haut-parleur crache le départ. La porte se déplie, claque. Il est sur le quai voie 9, Gare du Nord. Il n’est pas monté dans le train mais ne peut s’empêcher de toucher le wagon qui s’ébranle. Comme si ce geste dérisoire allait traverser la nuit, s’envoler vers Victoria Station pour aller se poser sur la joue de Sinéad. La soudaine absence de cet écran mobile qui s’est effacé le déséquilibre imperceptiblement, juste le temps d’un petit pincement cardiaque qu’il préfère attribuer à cette crainte de tomber dans la fosse des rails. Les deux feux rouges l’ont débordé, d’abord disques puis ellipses de plus en plus tendues dans le virage puis fentes puis rien. Un souvenir de train. Il est à Paris. Gare du Nord. Il a longé le quai pour rester en contact avec cette voie. Il a aperçu le visage d’une voyageuse qui avançait dans le couloir en cherchant son compartiment. Il aurait juré que ce visage ne lui était pas inconnu.                                                                                                                                                                                                                                                                                             Il a ramassé un mouchoir vermillon. Une ombre, les bras en croix avait lancé un long au revoir. Le train avait disparu. L’ombre avait été raflée par les marches du bout du quai. Il y avait des bruits sur des cailloux écrasés. Il a couru, l’a interpellé avec de grands gestes : hé ! Oh ! S’il vous plaît ! L’ombre un peu massive s’est retournée, le même appel répété plusieurs fois. L’ombre est revenue sur ses pas, le corps se balançant de traverse en traverse. L’ombre a perdu son ombre en se redressant sur la quai : bonsoir, je ne pense pas qu’un cheminot agite un mouchoir pour un départ de train. L’intonation se voulait spirituelle ! L’homme se mit à rire et ouvrit en grand les yeux quand il aperçut le mouchoir sortir d’une paume façon prestidigitateur ! Sous son air dubitatif, on aurait pu compter les onze poches de ses trois vêtements : ça alors ! j’étais sûr de l’avoir mis dans cette pochette ! Oh ! Un grand merci ! Et ne dites-pas non ! Ça s’arrose ! J’y tiens ! Et au mouchoir aussi ! Après s’être présentés avec une poigne bien secouée, les voilà revenant vers le hall. Lui reniflant le mouchoir. Ils se sont installés au buffet ; salle bruyante avec de grandes tablées. Dans un angle, Puzzle commanda deux bières et des cacahuètes. Ils trinquèrent : et encore merci… mais pour comprendre le merci, je suis obligé de vous raconter l’affaire du mouchoir vermillon… et commencer par le début : ma mère a été mannequin de mode… on dirait pas quand on me voit ! Mariée à une brute d’une jalousie exponentielle ! Devenu haineux en l’accusant du problème de croissance décelé vers quatre ans… prise en charge par de grands spécialistes et tout leur grands tralalas : vous voyez le résultat. C’est pas terrible terrible mais ça aurait pu être pire paraît-il… en tout cas les raclées de mon beau‑père ne m’ont pas arrangées, voyez les cicatrices. Ma mère a fini par le foutre dehors ! Le bel âge, la fin de l’enfance, le rituel du cirque magique et irréel se dissipe au profit d’autres quêtes… annonciatrices de la puberté où le corps candide a de nouvelles sensations… souverainement entêtantes. Puzzle, bavard avec une gestuelle démonstrative, ses mimiques ne craignaient ni les digressions d’anecdotes, ni les silences subits quand une femme à la porte cherchait du regard quelqu’un ou une place libre. Eh ! Bien voilà la scène initiatrice de la tragédie au mouchoir vermillon. Par franchise la voilà crûment. Nous habitions rue des Filles du Calvaire à l’époque. Ma belle Andalouse ‑ou presque‑­ puisque sa mère gardienne de l’immeuble d’en face était Espagnole. Née à Paris, Veronica avait mon âge, douze ans. Elle fut mon entrée à Jérusalem ! À force de mimiques son interlocuteur riait. En fait, il se rendait compte que Puzzle avait réussi à lui faire oublier pourquoi il était Gare du Nord : elle me disait, tu peux m’embrasser mais juste dans le cou. Tu peux me caresser mais juste là. Tu peux relever mon chandail mais juste au nombril. Tu peux juste toucher ma culotte ! 0 ma Sainte Juste qui ‑quant à elle‑ ne se gênait pas pour mettre en pratique ce que lui enseignait la promiscuité de la loge. Elle glissait sa bouche, ses mains partout et finissait, en reprenant des mots d’alcôve ibères, par m’ordonner tout dans un espagnol sous-titré de gestes… Puis ma jeune ardeur a continué ailleurs quand on a déménagé, mais je n’avais pas oublié ce visage doré et adoré auréolé d’une chevelure de jais serrée dans un turban et ses serments de jeunesse. Il laissa un silence : voilà l’acte un. Elle aussi a déménagé, puis est partie se marier et a fait deux enfants, moi juste des études d’art dramatique… il y a toujours des rôles pour des mecs comme moi… j’ai trouvé un boulot alimentaire pour payer mes études dans un cirque : clown avec un numéro qui a plu au directeur. Une après-midi à la fin du spectacle on frappe à la porte de la loge : c’était elle, quatre ans plus tard, éclatante sous l’épanouissement de toutes ses formes, elle avait été bénie par la nature : elle avait reconnu le pitre dans l’hostie lumineuse de l’arène. Ses premiers mots : il ne me tuera pas… pour notre adolescence pour les rêves de toi… prends-moi ! J’ai imaginé que Veronica avait médité cette escapade… ce fut plutôt fougueux de sa part, j’ai eu l’impression d’un exorcisme… ce qui m’avait encouragé à participer à ce jeu, je vous l’avoue. Veronica, avait reconnu celui qui lui avait procuré ses premiers tonitruants plaisirs… elle se rappelait des instants, des heures même à nous caresser dans la chambrette de la loge. J’étais tristement heureux en me souvenant du rire jovial du directeur le jour de l’embauche : vous avez du talent mais aussi le physique et vous avez réussi à faire barrir notre Bobar ! C’est le signe que vous avez un don ! Et j’ai eu l’impression après notre coït, (il fixe son interlocuteur avec l’expression je‑vous‑avais‑prévenu‑de‑mon-parlé-cru) le premier entre nous que je pouvais être aimé. Puis elle disparut. Voilà le second acte avant l’apparition du mouchoir vermillon. À ce moment-là, Puzzle leva les yeux, rêvant sans doute encore à cette étreinte quand une cliente s’approcha de la table où étaient entassés vestes, sacoches, appareil photo. Je peux ? Dans le brouhaha un signe de tête commun significatif en débarrassant la table d’à-côté. Eh ! C’est beau la fumée. Elle regardait fascinée de ses yeux presque transparents une cigarette posée dans un cendrier. Elle avait à la main un porte‑cigarette laqué : le feu !… ah ! Le feu. Il n’y a pas de fumée sans feu ! vous savez cela vous… elle fixait l’homme en face de Puzzle et poursuivit son monologue, elle semblait triste, plus que triste : cracheur de feu ou cracheur de fumée ? Ils n’ont aucun point commun et pourtant… ces gars aux yeux injectés, aux torses cambrés, le bras tatoué tendu avec un brandon ? Alcooliques, éthyliques ? Ils carburent à l’essence pour exister… expectorent une souffrance visible… je ne pense pas qu’ils se montrent par plaisir ; leurs yeux brillants jouent à cache-cache, crachent de vraies larmes, bien salées. Ils ne veulent pas de pitié, ils se baisseront pour ramasser les pièces. Elle balance la tête en arrière -quel âge peut-elle avoir ? trente, trente cinq- ses longs cheveux blonds retombent, voile raide­ sur des épaules un peu circonflexes. Tous ses ongles d’un luisant incarnat. Elle glisse maladroitement une Camel sans filtre dans son fume-cigarette : il y a d’autres façons moins spectaculaires de cracher du feu. Une sorte de feu sacré si on veut… vous voulez une démonstration ? Elle ricane presque et d’un geste écarte le verre de Cognac déjà commandé, déjà arqué de rouge à lèvres, se penche vers notre table pour ramasser une soucoupe. Posée sur le verre, elle se penche et de ses lèvres coule une fiente de tortue, blanche et assez compacte qui mousse en bulles microscopiques et s’enroule dans le creux de la soucoupe : Soyez aimable, allumez. Son fume-cigarette entre ses lèvres serrées, elle se redresse pour s’écarter de la table. Votre cigarette est déjà allumée ! Fronçant les sourcils d’incompréhension : Je ne plaisante pas… allumez cette salive dans la soucoupe et dépêchez­-vous, ça refroidit. La flamme gicle du briquet, on entend un léger pet et la salive s’auréole d’un petit dôme céladon bleuâtre. Une sorte de pastille de méta a pensé Puzzle. Une flamme suspendue juste au-dessus de cette petite calotte blanche : voyez, je suis presque un oiseau… n’est-ce pas ? En tout cas, je suis volatile. Description des deux visages : dégoût, nausée, supercherie peut-être à leurs sourcils froncés. Elle rit, d’un rire long presque nerveux montrant ses dents, un rire si étrange qu’il interpelle une table voisine : il faut que je fasse attention. Elle repousse le briquet mais garde la main en serrant nerveusement les doigts à plusieurs reprises avec l’expression d’une douleur qu’elle masque en fermant les yeux… Puzzle voit la douleur, à l’intérieur bien serrée derrière les paupières ; ils sentent quelque chose exploser en éclair, retomber sur son visage en nuage blanc… Ses belles lèvres mordues retiennent bien une plainte un cri d’un visage d’une Madona Dolorosa d’opale blanc… elle repousse d’un geste brusque la main, le verre et la soucoupe. C’est presque fini, regardez. Vous voyez lorsque je fume je prends des risques énormes. Depuis quelques mois j’utilise ce fume­-cigarette… pour la distance… vous voyez ce que je veux dire…

Brève grimace douloureuse et deux regards soudain happés par ces paroles qu’ils ne comprennent pas : je me fais offrir du feu non par snobisme ou provoquer la galanterie, je m’en moque ! mais désir de survie. Tout à l’heure vous avez spontanément approché votre briquet. Le fume-cigarette, c’est quelques centimètres de distance supplémentaires. Je regrette que ma mère ait tant voulu m’appeler Lucie. Sourire caustique qu’accompagne un frisson : c’est mauvais signe… à moins que ce ne soit l’inverse… je veux dire, ma mère regretterait si elle me voyait dans cet état… mais ma mère… excusez-moi pour tout à l’heure, ce n’est pas l’alcool… l’alcoolisme c’est après, toujours après. Ce qui brûle dans ça… et du regard indique le fond de soucoupe du feu crachat, c’est l’allégorie de la passion et non pas du coup de foudre… ceux qui ne connaissent pas la passion disent qu’elle détruit. Non… nooon… une vie entière n’est pas suffisante pour tout consumer. Elle s’alimente de l’énergie qu’elle brûle, sans résidu, regardez… la preuve, regardez, il n’y a plus rien dans la soucoupe ! La salle ne s’est pas vidée il y a un fond de bruit parasite mais ils n’entendent que sa voix ; elle répète exactement ce qu’on vient d’écrire : je n’entends que sa voix, le salle s’est vidée… on a tous le droit de disparaître c’est sûr, mais pourquoi m’a-t-il quittée… Puzzle la regardait furtivement avec émotion. Je l’ai rencontré il y a huit ans. Un jour il me raconte un projet de film une sorte d’enquête liée à son nom de famille et il est parti pour la Thuringe et voilà presque trois ans sans nouvelles, sans lettres. Sans laisser d’adresse. On ne fait pas ça. Elle lève trois doigts montre le verre de Cognac et regarde la pendule et l’entrée de la salle comme si quelqu’un ‑lui sans doute‑ allait venir à sa rencontre la prendre par la main sans un mot et l’emmener loin… loin. Ses yeux disent l’attente : je viens ici une fois par mois pour la gare… sinon j’ai mon coin rue Guénégaud pour les souvenirs. Le serveur débarrasse dépose verres dosés et cacahuètes et se retourne ; les portes échangent plus de voyageurs qu’une annonce appelle que de nouveaux clients. Rien et tout a changé : voilà pourquoi je suis ici… notre dernière rencontre avant son départ. D’un geste lent elle parcourt l’espace, hoche la tête ferme les yeux, sourit. Quelque chose dans sa moue, rappelle Candice Bergen dans Vivre pour Vivre et ce vrai sourire, le premier de la soirée est plein d’une félicité fulgurante. Elle porte bien à cet instant son prénom. Ses paupières se lèvent avec un quelque chose de théâtral : toi qui m’as fait tant rire dès l’instant où tu as prononcé ton nom avec un accent… Lionel. Lionel Brünswick. Oui… il avait même jeté sa particule. Articulé lentement… une incantation ; elle sourit à nouveau en hochant la tête. Elle tapote une Camel pour tasser le tabac, relève les yeux par-dessus les tables : pourquoi m’a-t-il perdue ? Des perles dans son regard. D’un double geste elle invite à allumer une cigarette et fait signe au serveur d’un geste qui signifie l’addition : est-ce que vous pleurez beaucoup ? Lucie n’attend pas de réponse. Moi c’est la première fois depuis… mon père me disait quand j’étais petite que c’était inacceptable dégradant de pleurer, même pour une fille, qu’il fallait être forte, refouler ses larmes… et puis vous voyez quand je pleure j’en aurai pour trois jours au moins à traîner deux coquards rouges… c’est laid n’est-ce pas ? J’avais des lunettes sombres pour cacher tout ça… j’ai tout jeté et aujourd’hui j’ai appris quelque chose… je hais celui qui m’a inculqué ça… pleurer n’est pas si honteux. À quoi serviraient les larmes sinon ? Les larmes n’éteignent pas la passion, mais l’arrosent plutôt, la cultivent, l’étreignent… j’ai vécu jusqu’à vingt-huit ans, sans savoir ce qu’était la vie : celle qui commence quand on dit pour la première fois comme un fruit qu’on partage les trois mots que je n’ose plus prononcer. Ces mots si terribles à dire m’ont permis de survivre. Tu étais là. Pour moi, par moi et en moi… tout à toi… c’était un soir… aussi pourri que celui-ci. Ce n’est plus à eux qu’elle parle mais à ce disparu qu’elle tutoie en suppliant, prenant soudain la main de Puzzle pour ne plus être seule, pour sentir quelqu’un au bout de ses doigts : tu n’étais sûrement aux yeux des autres qu’un homme guère moins moche qu’un autre costaud aux cheveux roux et passionné de cinéma… avec toujours son Leica en bandoulière… tu m’as étymologiquement ravie, sans le savoir sans doute, et sans le savoir tu ne m’as pas rendue à mon corps. Quand Lionel me regardait il faisait une sorte de cadrage avec ses doigts ! Qui suis-je depuis ? Ne m’écoutez plus… s’il vous plaît… la passion est un nombril gros comme l’univers. Sans univers c’est un abîme que j’emplis de Cognac ! Sa main fait danser le Cognac dans son cinquième verre et avant de l’avaler d’un trait elle glisse un sucre dans sa bouche sans le croquer. Une légère grimace où l’on devine qu’elle a besoin d’un stimulus douloureux pour déclencher le plaisir. J’aimerais vous dire à bientôt… les trois regards se télescopent… parfois une évidence est révélée dans la fulgurance d’un geste d’un regard… Appelez-moi Judith, mon second prénom… vous ne pouvez pas imaginer comme vous m’avez fait du bien. Elle demanda un papier et un stylo au serveur qui calculait de tête la somme de tous les tickets. Oui c’est pour moi, j’insiste. Elle glissa deux doigts dans la pochette de la veste pour extraire sa carte bancaire, remercia le barman en souriant quand elle lui rendit le stylo avec le geste délicat du pouce pour escamoter la pointe-bille. Elle avait laissé son prénom son nom et deux numéros de téléphone : le second c’est celui de Saint-Malo, je m’y retire souvent chez ma mère. Elle déplaça sa table : il ne viendra pas ce soir, mais vous m’avez fait du bien… j’aimerais vous dire à bientôt. Elle glissa la carte bancaire dans la pochette de sa veste, elle n’avait pas de sac, leur fit au revoir main levée, leur souriant et disparut. Quelle histoire ! Finit par souffler Puzzle ! Rien à voir avec mon histoire de mouchoir vermillon ! Tu ne penses pas que c’était qu’une bourge qui attendait son dealer ? En tout cas, elle avait la bonne place ! De là où elle était elle voyait qui entrait ou regardait par la porte vitrée… Tu penses qu’elle essayait de racoler… Dans ce cas elle s’y prend mal ou c’est la première fois ! Ils n’étaient plus deux paumés seuls à une table d’un buffet de gare, la présence de cette Judith avait laissé un on ne sait quoi qui les tenait perplexes et ils s’étaient tutoyés sans s’en rendre compte ! Sois indulgent ! Merci du sourire. En tout cas tu prendras un verre ! Juste pour te faire remarquer que la nana qui essayait de racoler a tout réglé ! Bon, je crois que je n’ai rien compris ! On commande !                                                                                                                                                         Bières, sandwiches, verres de rouge, œufs durs, cafés, calva, toute la panoplie de base du buffet disparut au fil du temps du troisième acte du mouchoir vermillon. Ainsi, Puzzle habitait un meublé ; il y retrouvait Veronica une ou deux fois par mois depuis cinq ou six ans. Il l’avait baratiné sur ses études… le cirque c’était de l’alimentaire au début. Maintenant il travaillait à l’opéra. Ce soir ils avaient fait l’amour sans même dîner ; à la va-vite ! Elle avait un train à prendre. Des mots creux qui ne rimaient à rien dans le métro et comme si le coup de sifflet l’avait précipitée, elle est montée dans le wagon sans m’embrasser. Elle s’est retournée : je pars ! Son visage avait cette grâce méditerranéenne, ce dos légèrement cambré, mais un je pars ambigu renforcé par un train s’effaçant quelques secondes plus tard sous mes yeux sans personne aux fenêtres du couloir ! J’ai eu beau scruté, elle n’y était pas. J’ai cru que c’était la fin de la pièce… mais tu m’as interpellé ! Il voyait bien que Puzzle n’avait pas terminé son histoire : tu as dit, j’ai cru que c’était la fin de la pièce ! Oui ! regarde la situation, à 22 heures et quelques, un inconnu ramasse un mouchoir en soie, le mouchoir offert il y bien dix ans ! L’a-t-elle perdu ou abandonné ? Et le je pars ? Qu’en dis-tu ? Pourquoi énoncer cette évidence ? Il sortit le mouchoir de sa poche : ce mouchoir signe le hasard de notre rencontre. A-t-il été perdu ou jeté comme un vulgaire kleenex ? Des doutes à cause de la soirée, à cause de son regard lié aux deux mots de je pars ! Que me reste‑t‑il ? Me torturer entre soulagement ou regret de sa part, rupture ou attente pour moi ? Qui a le second rôle dans une vie tragi-comique ? Une amertume dans sa voix. Il commanda deux autres calva : quels mots barrer d’une croix ? Quittons cette putain de gare ! Il était plus de deux heures quand Puzzle longea le même quai et disparut. Des trains surgissaient dans la nuit, beuglaient parfois, peut‑être des conducteurs qui se saluaient. Des duos de feux jaunes ou rouges le dépassaient ou le croisaient. Il zigzaguait dans l’entrelacs des aiguillages. Il a quitté les zones rouillées des voies de triage où se déplaçaient lentement des convois bâchés. La banlieue se resserrait le long des voies à laquelle on octroie à bon compte puanteur, vieille crasse charbonneuse, rugissement des wagons qui mitraille les sommeils, habitude infernale des passages cadencés, terrains soldés. Puzzle finit par bifurquer sur une voie désaffectée que lui seul aurait retrouvée les yeux fermés. L’allure exactement au rythme des traverses. Une ombre sombre faisait une ronde autour de son pas, le contournant à gauche elle s’éclaircissait et se fanait, remplacée par une autre : la voie suivait pour quelques mètres encore une rue en contre­-haut bordée de lampadaires offrant ainsi un étonnant éventail à cet étrange cheminot. Lampadaires pleurant des cônes blafards sur une rue sinistre. Ses pas effleuraient parfois des touffes rases que de rares trains viennent encore tourmenter. Les caténaires qui terminaient un sinueux parallélépipède réconfortant au-dessus de sa tête avaient disparu aux abords d’un poste délabré. Des bruissements d’ailes bousculaient le silence. La lune occultée par un galop d’altocumulus jouait au stroboscope et ses mouvements semblaient ceux saccadés d’un automate. Puzzle effaçait en marchant l’image de la gare du Nord telle qu’il l’avait vue en entrant : belle comme une serre tropicale, bruissante d’oiseaux rares, baignée d’une lumière filtrant du sol sous ses pas, décor à la fois sauvage et serein. Ne restaient que le mouchoir et je pars.                                                                                                                                                                                                                                 Des graviers dégringolent quand il escalade le ballast et les remblais ; il gémit à chaque foulée. La lune le fait disparaître un instant. On peut entendre un grincement et un trapèze de lumière dessine l’entrée d’une roulotte stationnée dans un terrain vague. Une zone ourlée de bretelles d’autoroute, de diadèmes de perles et de rubis de phares. La terre frissonne à intervalles réguliers en sourds grondements. Des touffes d’herbe effacent les roues de cette roulotte qui lévite sur une frange de nuit ponctuée de doublettes de feux rouges ou blancs qui signalent un jeu de rocades. Cette roulotte, en suspension au-dessus du terrain vague comme quatre autres caravanes avec voitures en cercle. Deux rosses entravées dans ce corral circulaire, un maigre feu grignote encore des braises ; un chien jappe sans conviction sous un attelage. Ces véhicules d’un autre âge pourraient rester là indéfiniment mais leurs roues rêvent d’ornières, de chemins pavés ; les moyeux veulent le tourbillon des gros rayons de bois et d’étincelles sous les cerclages de fer : stagnante errance. De derrière la fenêtre et l’accolade des rideaux, on regarde Puzzle retirer la veste de smoking à un automate assis sur le bord d’une couchette. Leurs yeux sont à la même hauteur et le voyeur peut entendre Puzzle maugréer pester en tirant sur les manches. Il l’étend sur un lit et rabat les bras le long du corps. Il retire ses chaussures vernies et ses guêtres blanches. Un premier craquement d’articulations, puis un autre quand il déroule la ceinture de flanelle. L’automate gémit quand Puzzle s’escrime à faire glisser le pantalon. Les membres sont pâles malgré la lumière ambrée de la lampe à pétrole. En revanche les poignets les mains le cou et le visage gardent l’éclat d’une carnation cireuse de poupée en porcelaine évanouie sous une lumière noire. Aveuglés ses paupières s’abaissent : tu as toujours été un fils pour moi. Les mots articulés métalliques déforment à peine sa bouche surlignée. Il tourne la tête lentement lui adresse un sourire. Avant d’éteindre, couvre-moi juste avec un drap : Pourquoi j’ai trop chaud ? Et j’ai peur de m’être ankylosé à t’attendre. Pardonne-moi Rychard, j’ai eu une triste et extravagante soirée et je rentre bien tard, c’est bientôt l’aube. J’ai perdu la petite fiancée de mon adolescence. M’a-t-elle quittée ? C’est la première partie triste de la soirée ! J’ai eu l’impression en quelques heures d’avoir eu plusieurs vies, plusieurs visages… la voix grinçante de Rychard sortie d’une torpeur : tu sais, ça prend du temps. Se rendre compte qu’on se trompe. On s’est laissé égarer, la vie n’est pas un cirque. Sans doute as-tu grandi ce soir ! Ils ont souri tous les deux. Entre leurs couchettes, une tablette et par terre, posée sur un petit tapis de prière, une valise ouverte… le voyeur distingue une cape, deux bouquets d’œillets à peine fanés, un livre dont il essaie de lire le titre, mais on a soufflé la mèche.                                                                                                                                                                                         J’ai aperçu un gars nous regarder par la fenêtre. Il me fait penser à quelqu’un que j’ai déjà croisé… mais j’en croise tant et la mémoire de visages sans noms j’en ai des troupeaux : pas à quelqu’un, Rychard, mais à une photo de quelqu’un qui n’existe plus. La photo épinglée au­ dessus de ton lit. On peut avoir le même père et ne jamais le savoir. C’est pareil. Tu crois ? Pourtant j’ai l’impression… dans la pénombre Puzzle se redresse. Il a allumé une lampe de poche et tend la photo à Rychard : j’en suis sûr, regarde. Tu comprends ? Non ! Même si celui que j’ai croisé la nuit dernière avait certains traits de ce visage. Quand il m’a tendu le mouchoir, j’ai juste tiqué sans faire aucun lien… en revanche je m’étais demandé si sa présence dans la gare était fortuite… il y avait comme quelque chose qui clochait. Il hausse les épaules, le faisceau de la lampe-torche tergiverse : pardon… je te fais mal… mais tu comprends ? Sa voix s’est soudain assourdie tragique… à peine audible mais derrière le carreau les mots inouïs semblaient terrifiants. Il faut dormir. Tiens pour t’aider à penser à autre chose, c’est encore une confidence : on ne passera pas l’hiver ici et notre petite troupe part en tournée dans quelques jours. On commencera par Romanches comme autrefois. Allez dors bien, j’espère que tu seras des nôtres. J’ai des courbatures partout, ce personnage d’automate que j’ai inventé me fait survivre mais me détruit. Tu as eu beau me masser. Je souffre. Tu me fais parler. Je suis rouillé. Je suis fatigué… si fatigué. Pire épuisé. C’est… tu comprends ça… Mélinda… me parlait de quatre… oui quatre… issus du même… qui surgiraient d’étrange… dans ma vie… regarde bien la photo… celui que tu… derrière la fenêtre… c’est… aussi… Tadeusz… perdu… regarde… non plus… gnome, mais… homme avec… deux… aime…                                                                                                                                                                                                                                   le voyeur est pris d’un tremblement, comme d’une fièvre soudaine. Sa mâchoire claque. Ce qu’ils voient devait-il effrayer le voyeur ? Il aurait voulu leur arracher la photo qu’ils auscultaient dans la pénombre : qui était Tadeusz ? Qui suis-je à leurs yeux ?… il les ferme très fort. Il aurait eu envie de crier de crier… juste crier : je suis non pas malheureux… mais dépouillé anéanti… au-delà de l’épuisement, incapable de faire un signe de vie en frappant à la vitre… juste un minable voyeur… chut ! Va t’allonger toi aussi. Le noir repose, déboucle les rideaux. Éteins cette torche il va bientôt faire jour. Il distingue des ombres mouvantes, un couinement de ressorts, une main vers la torche : on le prenait pour un autre ; il n’a pensé qu’à ça durant les quatre heures du retour.                                                                                                                                                                                                       La voix d’outre-mer de Sinéad aura attendu presque dix heures avant d’être écoutée : son oreille retient le silence, son regard oublie le lieu. Quand il réécoute le dernier message de Sinéad celui de 22 : 19 p 33, il est trop triste pour avoir sommeil. Il tremble de partout. En quelques huit saisons, combien de fois s’étaient-ils croisés ? Croisés sans se rencontrer… à cause de sentiments simultanés d’appel au secours de l’autre qui déclenchaient des folies irrationnelles incontrôlables de disparitions. On a pu les apercevoir l’un ou l’autre dans un train, ferry, autocar, planant doucement au-dessus des paysages et des vagues, sentant physiquement s’étrécir les distances entre Paris et Londres. Les Gares du Nord, Saint-Lazare, Saint-Pancrace, Victoria Station, les ports du Havre, Calais, Dover : petites balises aux noms égrenés qui rapprochaient le croisement des regards et le goût des lèvres de la première étreinte. Départs terminus, points d’accroche interchangeables d’un élastique qui se tendait lentement à la rencontre de l’autre. Par les fenêtres, les hublots, ils avaient laissé dériver leurs rêveries en regardant les paysages s’effacer derrière les stries de pluie et chaque image les rapprochait. À quoi avaient-ils associé un subit frisson lorsqu’un train en croisait un autre en rayant une partie du paysage ? À la sensation de la présence éphémère minuscule de l’autre à quelques centimètres. Le frisson était-il venu d’une petite décharge électromagnétique d’un effleurement entre quatre rails parallèles et deux regards se croisant alors que l’instant d’après ces mêmes yeux regardaient deux moitiés d’un même paysage ? Une seconde pour accrocher et emporter le regard de l’autre : ainsi, peut-être, au fil des kilomètres, des miles et des milles, la tension avait-elle été happée et le désir avant-coureur d’un cœur-à-cœur et corps-à-corps avait fui sans se rendre compte que cet état de tristesse venait de ce croisement dont ils ne garderont aucune trace. À la note de plus en plus stridente de ce fil tendu ils restaient accrochés jusqu’au naufrage de l’absence de l’autre. Ils se sentaient alors parfois trahis abandonnés souvent découragés et ils lâchaient prise… l’élastique qui aurait pu claquer contre une porte fermée ou sur un lit vide les renvoyait comme une gifle dans leur tanière. Des retours cinglants. Chacun mettait plusieurs jours à s’en vouloir et à se mortifier jusqu’à ce que la raison reprenne pied. Lui devait admettre qu’il ne maîtrisait pas les horloges. Sinéad le lui avait dit avec beaucoup de tristesse et de prières de compassion et le lui avait même écrit : c’est terrifiant et c’est dur. On doit patienter, toi et moi. Je te ferai signe.                                                                                                                                                                                                                   Il leur était aussi arrivé de se croiser et de se rencontrer aussi : grâce à une grève, une tempête, un incident ferroviaire, ils s’étaient retrouvés sur un quai, un wharf, en salle d’attente ou d’embarquement, et l’ébahissement de ces retrouvailles de hasard les troublait.Il fallait observer l’instant où l’un des deux reconnaissait une allure, un profil, le visage qui se transformait, s’interrogeait, identifiait, et la manière dont l’un ou l’autre se laissait surprendre par deux mains sur les yeux et le coucou familier d’un baiser dans le cou. Le cœur battait d’un coup la chamade : ces instants très beaux, très lumineux, ravivaient les premières rencontres mais avec moins d’interrogations : les doigts, l’odeur désignaient la créature facétieuse qui avait surgi à l’improviste. Telle rencontre inopinée ici faisait oublier le désarroi d’une lourde sensation d’abandon là. Au plaisir frivole de paroles qui s’envolent sur une plage déserte, ils conservaient les lettres, les messages, les petits mots qu’on lit et relit pour entendre la voix aimée les dire. Ici sur ce quai de hasard, chacun savourait un regard, les mots articulés parce qu’ils pouvaient les toucher. Leurs écrits dérisoires s’envolaient. Une destination d’autocar, un horaire, une affichette pour un concert, une annonce placardée à un arrêt de bus ou à un office de tourisme lançaient l’imprévu d’une excursion, d’une balade, d’une soirée. Ils avaient goûté aux ficelles picardes, bu des tord-boyaux dans des arrière-salles. Près de Honfleur, ils s’étaient jetés dans une eau fraîche sous un lumière crue. Le soir, mémorable,  passé dans un improbable pub où avait échoué un Irlandais avec son violon. En stop, ils avaient fait halte à Cancale, s’étaient gavés d’huîtres, abrutis avec une bouteille d’entre-deux-mers sous un ciel bleu glacial en attendant la basse mer. Sinéad voulait écouter les laudes et les vêpres, c’était l’hiver et ils avaient trouvé refuge dans une auberge du Mont‑Saint‑Michel : il avait convenu que les chants provoquaient une sublime émotion. Pas plus s’était étonnée Sinéad ? Je serai allée jusqu’à transcendantal ! Une autre fois un routard leur avait parlé d’un fez noz, déjanté ! Ils avaient passé des heures en transports attentes de correspondances de train, autocar, mais ils y étaient arrivés ! De la fenêtre d’une chambre minuscule d’un petit hôtel face au quai du port, ils avaient regardé les cabines et les mâts descendre et disparaître. Un gros marnage avait signalé le patron, mais avec le vent ce sera un beau spectacle sur la jetée à la prochaine marée haute. Ils avaient préféré rester au lit : carpe diem était leur devise volée au temps perdu. Ces retrouvailles ne déclenchaient pas d’excitation débridée mais le réconfort tendre d’une voix contre une autre murmurée, un corps contre un autre pour la chaleur partagée qui parlait juste d’instants uniques tambourinant sur la peau des corps et la membrane de sentiments nus : soulagement, consolation, paix intérieure. L’éloignement aurait pu être propice à l’essoufflement pire à l’étiolement de l’espoir.                                                                                                           Une mer se retirait et découvrait l’estran pudique soyeux lisse d’un temporaire abandon et même si elle s’en allait bien loin, l’espoir persistait et ces rencontres fortuites le ranimait. Combien de fois pourtant avait-elle trouvé la porte de l’atelier fermée à clef ? Autant de fois, il avait attendu assis sur un palier d’escalier raide avec un Guardian ou le Libé de la veille. Chacun à sa façon s’en retournait après avoir laissé une trace visible de son passage. Un mot en français glissé sous la porte, un post-it posé dans la cuisine, un bouquet debout contre la porte, un dessin punaisé au-dessus de son bureau…

Elle de passage à Paris, ouvrait la porte sur un atelier inanimé. Sinéad y dormait quelques heures, une loque qu’une douche ne lavait pas ; elle laissait pourtant à chaque fois un message… où elle mettait l’accent d’une antienne pleine de mélancolie : le temps d’attente avant notre délivrance ? Sinéad était dans un drôle d’état, comme si elle attendait quelque chose, un événement inconnu imprévisible mais imminent. De plus en plus, il y avait comme une précipitation impalpable qu’il n’arrivait pas à saisir. Enfin c’est ainsi qu’il analysait ou plutôt ressentait certains de ses propos, des allusions, des commentaires d’événements politiques sociétaux ou même scientifiques sans qu’il en saisisse un rapport avec son état souvent énigmatique et certains gestes rituels qu’elle avait quand elle arrangeait des fleurs dans un vase, qu’elle ordonnait des objets sur une étagère, quand elle classait ou rangeait ses affaires… souvent il se surprenait à l’observer comme s’il y avait une liturgie inaudible marmonnée dans chacun de ses gestes et il en était troublé.

Lui, là-bas à Londres, il glissait des messages sous la porte, lettres qui avaient le poids de celles envoyées du front, qui parlent d’espérance, de retrouvailles, jamais des horreurs de la guerre ni de l’absence, ni de la solitude de la séparation.

Mais pour lui, ces disparitions avaient fini par lui faire égarer le mode d’emploi de la vie… un étrange état stérile des choses ; pourtant depuis peu il avait repris pied en s’abîmant les yeux à sa table sur un job en sous-traitance d’une agence de com. Une phase de lune plus tard, pour des recherches documentaires sur les décors et mise en scènes contemporaines à la République de Weimar, Sinéad avait jonglé avec une proposition d’assistante pour s’en aller une fois encore. Elle avait bien voulu être accompagnée Gare du Nord avec son bagage encombrant remarquable : le sarcophage du moule en guise de valise. Direction Berlin, dans un de ces lieux underground de l’ex RDA. Elle avait tiré du moule quatre mannequins triturés qu’elle avait déjà expédiés. Ils faisaient partie de la scéno. Jusque là rien que de très banal la connaissant mais Sinéad l’avait appelé de Berlin : on m’a volé le sarcophage ! J’étais fière de te transporter avec moi ! Le vide était rempli de mes culottes, mes soutifs, ma trousse de toilette. Je suis sûre que ça t’aurait fait plaisir ! Mais le pire ! Le voleur a utilisé le moule ! Et tu te retrouves à poil porte de Brandebourg ! Bon personne ne te connaît à part moi… et je dois dire tu es un bon modèle qui as bien suivi les conseils pour un si beau résultat !… mais je n’avais pas besoin de ça pour me déconcentrer ! Et lui, un peu sarcastique : en tout cas ça me plaît ! Tu connais le numéro de téléphone, tu m’appelles et surtout j’entends ta voix… tu ressuscites trois jours après ton départ ! Pas trois jours, trois phases de lune ! (échanges de soupirs, de lancers de baisers…) et pour le numéro j’ai passé une heure dans une poste pour avoir le phone directory de Paris… j’aurais dû l’écrire sur ton poignet à la gare ! Oh ! Non ! J’aurais cru que tu me tenais avec une laisse ! On aurait pu passer plus de temps au téléphone… tu reviens quand ? Ce n’est pas encore sûr, mais ce serait bien si… et il est là, à attendre, à regarder le combiné. Rappellera ? Rappellera pas ? Rappellera plus… il garde toute la journée le timbre et l’inflexion de sa voix… et se dit : ce n’est déjà pas si mal ! Il avait déjà oublié qu’un clone de lui était quelque part posté à Berlin !

                                                                                                                  Nouvelle lune d’automne : Puzzle a profité de deux jours de relâche pour régler un problème familial. Le directeur du cirque n’avait émis qu’une condition à son bref congé : rejoindre la troupe impérativement à 10 heures, le mardi suivant. Mélinda, une voyante rodant autour du cirque même les jours de spectacle, lui avait tiré la manche avec un grand sourire pour lui révéler des bouleversements dans son quotidien. Sa nature ‑peu encline à croire ce genre de fariboles‑ l’avait laissé débiter les visions qu’elle décryptait sur sa paume : son regard, sa voix rauque de fumeuse et surtout sa persuasion dans l’interprétation avaient fini par l’irriter… sa voix : une psalmodie. Les yeux dans les yeux : j’ai bien vu et je te confirme mes prédictions, un voyage important pour toi et une autre personne. La chiromancienne avait tracé un chemin sur les rides de sa paume… le voyage était prévu depuis longtemps et il en avait déjà parlé au directeur. Cette absence de quarante-huit heures était connu de toute la troupe… alors pourquoi pas Mélinda.

Voie 17, gare d’Austerlitz : pour un sud chantant et frontalier ; un de ces affreux soir dans un de ces trains de nuit à la climatisation déréglée mais sans ces bordées de bidasses éméchés aux crânes fraîchement rasés qui revenaient autrefois de permission ou fêtaient la quille ou le Père Cent. Et que sont devenues ces casernes démantelées le long de la ligne mythique du Capitole qui poursuit après Toulouse en omnibus jusqu’aux pieds des Pyrénées ? Terminus : ancien lieu chéri de vacances familiales et depuis longtemps, sombre dépotoir d’histoires d’héritage et de ruptures. Il avait promis d’y aller, sans trop savoir pourquoi il s’était dévoué ou sacrifié, mais lui seul savait le peu d’enthousiasme qui le tractait là-bas.

Ouvrir une maison immense et perturber l’air humide où stagne l’écho des larmes des cris des sous-entendus et entendre sa voix sourde dans le noir pour tuer un silence qui lui coupe le souffle : Il y a quelqu’un ? Dans le salon du premier étage le soleil entre à flot dès que baillent les volets intérieurs. C’est l’unique endroit à peu près neutre de cette maison, peut-être à cause des meubles et du soleil qui y pénètre bien, peut-être à cause de cette impression d’avoir été laissé tel quel après un goûter il y a… combien ? Il ne se souvient pas. Heureusement, pour attendre les ouvriers il reste dans un placard d’angle du whisky et du rhum qui date… puis faire le tour des travaux à entreprendre, prendre quelques photos, feindre un beau détachement dans le labyrinthe des pièces et des couloirs étagés sur trois niveaux tout en n’ayant qu’une seule obsession en tête : fuir cette maison.

Il ne pensait pas que revenir sur ces lieux pût être aussi douloureux. Il traînait dans les pièces avec l’espoir de relativiser ces disputes pourtant lointaines, voire les exorciser et c’est l’inverse qui se produisit… il n’avait pas fini d’oublier ces lieux immobiles, cocon d’une époque où les familles rêvaient d’avenir radieux… une sorte de tristesse l’enveloppe, une oppression telle qu’il a envie de dévaler l’escalier et oublier ces lieux morts. Mais a-t-il justement pensé à la fuite parce qu’il entend dans l’escalier des pas qui lui rappellent le rendez-vous ? Il connaît la maison par cœur et sait où le trouver. Des pas mesurés dans un escalier en bois qui ne gémit pas. Ce n’est pas l’entrepreneur mais un inconnu avançant dans sa direction, fendant les espaces d’ombre et les rais orangés sur le parquet, glissant comme s’il traînait des patins dans un lieu connu. Un regard lointain derrière des mains un peu éloignées du visage. Masqué, cadré. Flexion lente pour s’asseoir dans un fauteuil du salon recouvert d’une housse blanche lumineuse juste face à une fenêtre ; le regard contemple les feuilles de vigne vierge, leur rousseur ruisselante, leur frétillement dans le vent. Il remarque un Leica posé sur un guéridon. Puzzle n’a pas peur, à cause sans doute de cette fatigue au fond de laquelle il est en suspension. Il n’a même pas la tentation de se rassurer en se tournant vers le miroir posé contre le mur. Qu’aurait découvert son reflet ? Un certain malaise à surprendre un inconnu déplacer doucement la tête, son air inquiet, un peu illuminé et sur la défensive ; ses mains tremblent, un bruit de succion grelotte dans le salon quand il ravale sa salive ; il jette parfois des coups d’œil furtifs à son endroit. Puzzle pressent son regard et au lieu d’entrer en communication avec lui, il fuit le regard en fixant le miroir puis il accommode ses yeux sur un baromètre tarabiscoté accroché au mur près d’une fenêtre : variable indique-t-il. Feinte indifférente ou plutôt fatigue ? Il faudrait lui parler mais il est las et finalement cette présence muette meuble bien cette pièce humide où ils occupent chacun une tranche de soleil tiédasse. Puzzle resté immobile ‑peut-être une demi-heure‑ dans sa parcelle jaune à sentir la lumière l’abandonner membre après membre. L’inconnu aussi avait glissé dans l’ombre peu avant. Les deux trapèzes ambrés s’étaient déformés. Deux trapèzes, rectangles bancals puis étriqués. Englouti peu à peu par l’ombre, le salon désuet dénaturé par un partage mesquin s’était disloqué ; un piano Érard remplacé par une méchante commode, une bibliothèque nue, des fauteuils dépareillés honteux sous des housses à peine poussiéreuses. Lui ne l’effraie plus… fait partie du décor de la pièce, des souvenirs, lui étranger aussi présent que le piano ou cette méridienne qui n’existent plus. Il improvisait ici il y a longtemps et les notes de time remembered volettent encore contre la croisée, papillons de notes dans la lumière crépusculaire. À cette époque il était loin d’imaginer que Bill Evans deviendrait complice de quelques nuits inoubliables… Ces .notes l’attachent sans doute à ce salon et l’encensent d’une odeur nouvelle… il est réconforté en constatant que les deuils les pleurs les disputes les pincements de cœur n’y ont pas droit de cité, là maintenant. Ils sont là, momies silencieuses abandonnées, incluses dans la lumière cireuse tapissant doucettement les vieux papiers fanés des murs quand une voix criant du bas de l’escalier les fait sursauter : Y a quelqu’un ? Bien sûr il y a quelqu’un en haut ! On est même deux ! plus absents que vivants, soudain plus bêtement figés que trophées exposés par un taxidermiste, ourlés d’une ultime frange de particules de lumière en suspension. Mais l’étranger baisse les bras et tourne lentement sa tête avec un triste hochement. Lui aussi se rend à la réalité du bruit. Lui est blême, un rictus mord ses lèvres. Son abondante crinière rousse fusionne avec l’ultime rayon de soleil. Son regard bleu sans éclat implore un sursis de silence. Des lèvres qui ne semblent pas faire partie de son corps inerte murmurent des mots inaudibles. Des balbutiements. Pas quarante ans mais déjà usé ruiné, non en surface mais à l’intérieur et son visage enfin dévoilé porte les traces d’une absence. Ses yeux et sa bouche abîmés, outils négligés dans une parcelle de corps en jachère. Oui, on est là… il ne sait pas pourquoi il a dit on. Déjà debout, allumant une applique. Puzzle lui tapote l’épaule et se dirige vers l’escalier : je reviens, ce doit être l’entrepreneur ; l’inconnu chuchote encore quelque chose : les mêmes mots embrouillés de la première fois ? Une sorte d’infirmier est en bas, le cou tendu, la tête renversée dans l’attente d’un visage à l’étage. Puzzle l’interroge d’un regard à mi-volée : on recherche un pensionnaire d’une maison de repos et des passants l’auraient vu entrer ici. Cette grande maison aurait pu lui servir de refuge ? Serrant une grosse veste il a parlé comme hypnotisée par l’hélicoïde de la rampe avant de grimper. Puzzle n’a pas vu le malade qu’il décrit mais un rouquin, en bras de chemise là-haut dans le salon d’hiver avec The Playboy of the Western World dépassant d’une poche d’un pantalon kaki… pas bavard c’est sûr, mais c’est peut-être lui le pensionnaire. C’est lui. Cette voix un peu autoritaire épuise déjà Puzzle. Pourquoi lui avouerait-il qu’eux deux dans ce salon avaient le même penchant pour les fenêtres ensoleillées et le silence. Celui qui écoutait le silence répondait par un silence… l’infirmier regarde d’un air inquiet. Pourtant n’était-ce pas la stricte vérité : il jouait au cameraman et Puzzle était d’une certaine manière l’acteur muet d’un pseudo film. L’infirmier assène : Ouf ! Jean on t’a retrouvé ! Jean est maintenant debout à contre-jour, dos à la fenêtre quasiment aspirée par la montagne fauve ; sa chevelure pend sur la nuque et capte la lumière de l’applique. Il parcourt les pages de Synge en silence, immobile. Il se retourne alors et tend ses poignets. Jean se met à baver et à rugir dès que celui qui pourrait être un infirmier s’adresse à lui. Son visage pitoyable semble implorer une compréhension, ses yeux soudain vivants appellent au secours, supplient. Ils disent la difficulté de ne pas parler le même langage, l’envie de trouver un interlocuteur qui puisse combler sa mémoire lacunaire… un chien terriblement docile. L’infirmier regarde tour à tour : Jean dos à la fenêtre et Puzzle appuyé contre la cheminée puis il s’approche, pose une main sur l’épaule de Jean et l’invite à descendre tout en le réconfortant ; il lui décrit le trajet : tu le feras non pas à l’arrière mais à… l’avant… (Puzzle a deviné l’hésitation, il n’a pas dit la place du mort) comme tu aimes Jean et j’ai vu que tu avais pris ton appareil photo… c’est un Leica, un super appareil. Tu ramèneras un souvenir de ton escapade ? Un sourire grand angle prend ses yeux et sa bouche puis se renfrogne sur la fin de la phrase. L’infirmier laisse retomber ses bras en signe d’impuissance. Lui rugit à nouveau, les poignets à nouveau tendus subitement crispés. Jean rugit encore quand, en tendant la main, Puzzle propose de les raccompagner jusqu’au véhicule. Ses doigts se font aussitôt griffes et instinctivement Puzzle recule et tend seulement la main en souriant, mais les mains de Jean ballantes ne répondent pas. Il regarde Puzzle dans les yeux. Quelque chose a changé dans son regard. Il s’approche avec le sourire de l’enfant qui court et capture un duvet au vol et suit déjà le chauffeur dans l’escalier. Leurs mains s’étaient effleurées s’étaient serrées. Tout tourne vite dans sa tête : l’entrepreneur ne viendra plus aujourd’hui, la nuit va bientôt tomber et sans réfléchir il prend les clefs, hésite un instant peut-être à cause du regard suppliant de Jean à l’instant et attrape la bandoulière de l’appareil photo -ça lui fera plaisir et je serai de retour dans une heure tout au plus – il les rattrape dans le hall. Jean est à l’arrière et de l’index demande à Puzzle de monter à ses côtés. Durant tout le voyage sur les routes en lacets il lui serre le poignet et scrute par la portière des horizons aussitôt perdus dans le crépuscule. Par moment sa main sèche mais tremblante, secouée de spasmes violents nerveux meurtrit les doigts de son voisin. Deux trois quatre fois, il prend des photos au travers de la vitre. Puzzle se penche et lui murmure quelques mots à l’oreille. Il ne pensait pas être surpris par une si brutale métamorphose sur son visage : sa main quitta l’étreinte pour essuyer une larme dévoyée par une grimace. Puzzle à cause des virages baissa la vitre pour respirer. L’ambulancier crut rassurer en se retournant avec une œillade : on arrive. Jean prit une photo du chauffeur, fit non de la tête en enclenchant la bobine pour une autre photo. En jetant fréquemment un regard dans le rétroviseur avait-il cru les serrements de mains dire une certaine angoisse ? Un cri soudain brutal comme provoqué par une décharge électrique. La bouche grande ouverte, on aurait dit une fleur éclore… son visage figé regardait la nuit.

Nom de dieu ! Ne m’appelez pas Jean !                                                                                                                                                                                                                                                                             Un coup de frein brutal, la vieille DS fit une légère embardée, l’ambulancier jeta dans le rétro des regards ébahis, rétrograda, accéléra ; le bruit du moteur, les changements de régime successifs dans la côte ont fondu dans un silence trituré par les phares dans les virages. On a dû les voir arriver car une lampe extérieure s’est allumée et en s’engageant dans l’allée gravillonnée une silhouette s’est immobilisée un instant dans le cadre de l’entrée. La DS s’est arrêtée en longeant le perron de ce château de briques à coins de pierres. Dans le parc boisé on devinait des pavillons dans la nuit déjà pleine. Lionel est descendu de voiture après avoir pris Puzzle dans ses bras. En posant le pied sur les graviers il s’est retourné, Puzzle eut la présence d’esprit de prendre trois photos tandis qu’il lançait un très puissant : plus jamais Jean ! appelez-moi Lionel  ! Une sorte de rage et d’épuisement aussi. Du perron Lionel plaça ses mains devant les yeux et au travers de son rectangle cadrait Puzzle qui mitraillait. Lionel entra, deux silhouettes occultaient dans un tempo régulier les fenêtres d’un couloir… du hall Puzzle n’entendit que les pas de sabots étouffés après deux battements de porte. Une aide-soignante (Rosalie sur un badge) l’air un peu contrit mains écartées puis jointes : on est désolé, le service de l’ambulancier est terminé, vous devrez rester pour la nuit… précisant rapidement : nous avons un canapé en salle de garde. Attendez ici, le médecin est prévenu. En feuilletant le livret d’accueil : le château accueille des pensionnaires bien encadrés par des professionnels en psychiatrie. Il imagine les violents aux sourires candides ; les apathiques délabrés amoureux des infirmières ; des agitées camisolées, des logorrheux psalmodiant des cantiques obscènes et des complaintes pour leur maman, des balafrés se tapant la tête contre les murs et se ruant hilares à la salle de garde, ensanglantés geignant ensuite pour supplier des soins maternels ; des recroquevillés dans leur lit dans l’initial stade fœtal ; des loqueteux défigurés traînant leurs savates dans les couloirs les bras en croix ; des poètes maudits et baveux déclamant des strophes macaroniques devant la salle de garde ; des architectes aveugles et rigolards errant, fil à plomb à bout de bras et compas dans l’œil ; des Diogène puant la lie, divaguant torche électrique à la main ; des mystiques hurlant pour être crucifiés car ils n’ont pas eu leur poisson pané du vendredi midi ; un orateur postillonnant des perles et s’esclaffant en les ramassant sur le lino… une cacophonie de jungle, de ménagerie de cirque aussi (et il s’y connaît en cirque !), où il se sent subitement réconforté en apercevant deux agents bien râblés en blouses blanches. Il pense alors, en maudissant ses délires d’images d’Épinal ou Salpêtrière, à celui qu’il appellera Lionel tandis qu’on l’accompagne par un dédale de couloirs éclairés façon nuit jusqu’à la salle de garde. Après un laconique bonsoir ils ont déjà disparu. Sur le canapé, les mains derrière la tête dessinent deux énormes oreilles sur le mur : à l’écoute du monde. D’un autre monde, pas celui d’une maison de repos comme le décrit le fascicule mais un établissement où se côtoient aussi bien l’amnésique tranquille qu’un hitler paranoïaque enfermé dans sa cellule-bunker capitonnée déclamant Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? Es ist der Vater mit seinem Kind. Er hat den Knaben wohl in dem… voix de basse d’un gaillard prostré derrière une fenêtre, un baigneur de celluloïd dans les bras. Nuit d’exceptionnelle agitation : une infirmière croisée sous les hautes galeries voûtées s’émeut sous l’éclairage de veille où jonglent de longues ombres sous ses pas bruyants ; les poches de la blouse blanche bourrées de pilules, de bonbons, la bouche pleine de mots réconfortants ; elle s’active et on l’imagine à son allure presque flottante être accrochée aux regards de pensionnaires insomniaques. Un noctambule passe plusieurs fois devant la porte, épie à la dérobée la présence de l’inconnu mais il a dû être effrayé par un bruit car en deux furtives enjambées il s’enfuit en criant maman au secours ! Dans l’embrasure, une chevelure grisonnante frisée et hirsute, des yeux boutons de nacre illuminés, un bouc en broussaille, une veste boutonnée sous une blouse ouverte. Il pourrait faire penser à Georges Pérec et juste derrière sa large carrure, l’ombre de l’infirmière. Il est une heure du matin et la maison est enfin ce qu’elle revendique : de repos. Puzzle s’est levé dans un couinement de vieux ressorts-boudins vers une main tendue et un bâillement malicieux : Théodore Descreux, médecin-directeur… et voici Thérésa, notre chère infirmière coordinatrice. Vous l’avez déjà croisée, je pense. Elle fit une légère moue à l’éloge et tendit la main avec un large sourire comme si cette présentation un peu protocolaire lui permettait de garder le silence. Fatiguée mais rayonnante : docteur, vous devriez aller vous coucher. Je vous ferai appeler si nécessaire… et à travers sa voix, une sorte d’aura d’énergie galvanisante. Le tic-tac de l’horloge, lune blanche, qu’il avait oublié, confondu sans doute avec des pas réguliers repompe le temps et Thérésa proposa un thé du soir ou une infusion. En s’asseyant, le médecin leva le doigt : infusion. Le visiteur en tirant une chaise glissa : merci, pareil. Pardon de vous avoir fait attendre, je tenais à me présenter dès ce soir, pour évoquer Lionel. Heureusement nous avons su qu’il avait fait du stop pour Bagnères. Hélas ! Ce n’était ni très difficile de le décrire ni de retrouver sa trace. Si cela pouvait être aussi facile pour retrouver son entière identité ! Ce serait merveilleux. Vous vous rendez compte… il a un prénom aujourd’hui !… non cette nuit ( moue rieuse de celui qui tient à la précision) nous sommes sur la bonne voie ! Merci ! Quelle intuition ! Vous m’épatez… et ça rend tout à coup Lionel raccommodé avec le monde… ou plutôt être une personne au monde, c’est un beau début pour retrouver sa famille… le médecin, volubile, aux expressions multiples sur le visage et les larges gestes agitant triturant la lumière et l’ombre, troublait le précipité terne jeté par la lampe sur les murs. Malgré son enthousiasme, des fragments de sommeil troublent murs et visage de Puzzle qui essaie de se souvenir d’un autre détail, le nom de famille de Lionel… il oublie, il cherche, se souvient brutalement qu’il ne s’est même pas présenté. Assis tous les trois autour d’une table en formica, Thérésa se tourne vers le visiteur avec un sourire… comment pourrait-il le décrire : doux oui mais ce n’est ni suffisant ni exact. Au-delà de la douceur… la mansuétude. Oui c’est le mot… la mansuétude. Un regard profond dans ce sourire. Un sourire qui pardonne au monde entier ses frasques ses vanités ses horreurs ses mesquineries, un sourire qui désarçonne les méchants les assassins les proxénètes les trafiquants les guerriers les profiteurs les pharisiens, un sourire qui réconforte les va-nu-pieds, les laissés-pour-compte, les parias, les floués, les mendiants… un sourire qui écarte la nuit, bannit la misère. L’espace d’un regard, projection d’une voie lactée suave entre ses yeux et ceux qu’elle inonde de douceur. Un rayonnement émane de ce corps frêle et il voit bien que le médecin est en admiration moins devant cette frêle silhouette que ce sourire. Et pourtant ce sourire a pris corps et le réveille un peu. N’a-t-elle jamais songé que son regard puisse autant que ses grands yeux sombres offrir oubli réconfort à un homme et le combler ? Le médecin est sous le charme, ça se ressent plus que ça se voit, mais soudain une lampe clignote et la voilà déjà repartie… laissant comme désemparé et troublé le médecin, mazagran serré dans les paumes… immobile quasiment en déséquilibre et privé d’élan.                                                                                                                                                                                                                                   Sa nuit ferroviaire et blanche semble avoir tassé Puzzle sur la chaise… la langue aussi lourde que ses paupières a du mal à articuler un : c’est vrai… c’est extraordinaire. L’ambulancier m’a dit qu’il y avait au moins deux ans qu’il était atteint d’amnésie. Deux ans ? Que lui est-il donc arrivé ? Était-ce aussi clair qu’il aurait voulu. Le médecin fronça les sourcils préférant le conditionnel. Il ne sait pas vraiment ce qui a pu lui arriver. Sa voix monocorde… somnifère. Le confrère précédent avait émis une hypothèse… ses oreilles ont des sursauts d’écoute ; la voix ne lui parvient que comme écho parfois ou le fait sursauter par un changement de ton. Est-il là au fin fond d’une vallée ou transporté dans une conversation avec celle qui attend un Lionel en sombrant dans l’alcool ? Le médecin le sort de cet état flottant entre deux frontières par sa voix à nouveau exaltée : oh ! juste une hypothèse. Vous savez, plusieurs milliers de personnes disparaissent par an… si personne ne lance un avis de recherche… et si en plus vous tombez amnésique… vous êtes quelque part un Jean. Il y a un an que je suis directeur de cette maison et Lionel a été remis par les pompiers à mon prédécesseur… plus d’un an auparavant… faites le compte… plus de deux ans, presque trois ans de gâchis. Il a été retrouvé gisant quasiment mort sur le ballast de la voie ferrée sous un panneau VUT à quelques kilomètres de Montauban… VUT… voie unique temporaire… ce n’est pas du cynisme de cheminot ! C’était entre parenthèses dans le procès verbal des gendarmes. Il réussit à le réveiller complètement et à le faire sourire. Lionel n’avait rien sur lui hormis un ticket de train de première classe : un Paris-Luchon composté un soir d’automne 96. À part un appareil photo, rien. Tout ça est dans son dossier. Mon prédécesseur a même fait développer le film… je pourrais vous montrer les tirages… il y a bien eu des appels à témoin… dans le train, les gendarmes n’ont retrouvé aucun papier aucun bagage lui appartenant. Il a passé une semaine à l’hôpital de Montauban puis dirigé vers notre établissement. Aucun passager ne s’était inquiété de sa disparition. Il n’y a que le contrôleur qui s’était souvenu avoir refermé une porte donnant sur la voie… peut‑être mal refermée à Montauban… il avait des lésions au visage, des vêtements déchirés et je crois, comme mon confrère, qu’il s’est trompé de porte en allant aux toilettes… presque trois ans sans nom… on est bien le 13 n’est-ce pas ? Quelle coïncidence ! C’est la sainte Lucie ! Fiat lux ! Une sorte d’exaltation anime ses mains, il lève les bras, sourit et lève les yeux au ciel à cette coïncidence : je ne dirais pas divin ! Mais ça fait trois ans nuit pour nuit ; trois ans qu’on tente différentes approches thérapeutiques… recoller son passé au présent : jeux, images, puzzles, tests de voix et bruits divers et nous avons échoué… il a été suivi par plusieurs spécialistes à Toulouse, un thésard en neuropsychiatrie a même passé deux mois ici. Mais avec ce qui semble avoir été une chute tout un pan de mémoire s’est claquemuré quelque part dans son cerveau ou s’est éparpillée en mille briques dans les méandres… mais la chute en est-elle la cause ?… une pièce du puzzle nous avait tous intrigués : ses rugissements nous lançaient un appel que nous n’avons pas su interpréter. Et ses déplacements avec ce jeu de mains devant le visage étaient énigmatiques… Je m’en veux de ce temps fichu. Vraiment… chapeau. Vous savez depuis ce choc il a déjà parlé. Ce prénom a déjà remis en marche la parole… et là maintenant il dort et son visage est apaisé. Il vous a même appelé frère, cousin parrain… ça ne vous dit rien ? Puzzle qui avait sursauté en entendant le mot puzzle eut une moue de doute, il ne reconnaîtrait même pas un quart de la moitié de sa famille. C’est un peu confus… mais son prénom est une porte d’entrée… en fait c’est la seule nouvelle que je voulais partager avec vous. Allez… c’est le moment calme de la nuit, je vous laisse dormir même si cette salle de garde n’est pas très confortable ; je n’avais pas mieux à vous proposer… moi­ même ne suis guère mieux loti… et avec un sourire drôle et ambigu, d’un doigt pointant un ailleurs il ajouta : dans un des pavillons à l’orée du parc… Sa voix lointaine se confond à un martellement sans signification. Déconnections mutent sons en images : deux mains four gond dés courses rame haine rats… avé dix nez ? Est-ce Puzzle qui fait peut-être un signe de la tête ? Un signe dénué de sens, ou plutôt qui veut dire la fatigue et une amère solitude ; il comprend oui sans doute puisque le médecin tend une main énorme déformée, chaleur d’un tuyau de poils… sourit en fourrageant dans son bouc : bonne nuit. Son pas dans le couloir scande la voix de Thérésa qui lui souhaite bonne nuit et le réveille en sursaut. Étendu : je dormais déjà ? La pièce, les murs, un vide, un calme structurent et emplissent l’espace si soudainement qu’il entend à peine Thérésa s’asseoir sur le lit pliant à l’autre bout de la salle. Yeux fermés il l’entend feuilleter quelque chose. Il a dû parler. Il croit avoir articulé : Thérésa, travaillez-vous toute l’année ici ? Ce doit être exténuant ? La fascination de son énergie. S’était-il forcé à se maintenir dans un état de demi-sommeil par pur orgueil ou tout simplement par admiration pour ce métier ou ce sacerdoce ? C’est si passionnant… je vois une belle vie passer et je me repose de deux manières : nuits courtes, sommeil léger mais réparateur et lorsque je prends quelques jours de congé… il la voit faire comme non de la tête, mordiller sa lèvre pour interrompre une phrase et s’approcher du canapé. Elle passe sa main dans ses cheveux et se penche en pinçant sa main des lèvres. Elle retourne dans son coin. La lumière s’éteint… une lueur violette tressautant dans un angle a pris le relais. Il l’entend se déshabiller, s’étendre et, comme si elle avait eu besoin du noir pour terminer la phrase, ajoute dans un soupir : lorsque je prends un congé… je vais au cirque où je sens une communion. Pas avec les spectateurs… avec les âmes dans le cercle. Belles et rebelles ajoute-t-elle avec un petit rire presque enfantin. Des boules rouges et des balançoires swinguent devant et derrière les yeux de Puzzle et une voix étranglée de sommeil a dû sortir : les clowns… des fous qu’on laisse en liberté… le clown est un fou dompté ou apprivoisé… un peu Renard du Petit Prince peut-être… non… derrière… à l’intérieur du clown il y a plutôt… des remèdes à la folie ordinaire… le nez rouge : c’est peut­ être le bouchon d’un flacon d’élixir… détrompez-vous, celui qu’ils appellent le fou nous apprend toujours quelque chose, comme le clown…                                                                                                                                     un envahissant silence emplit la salle de garde et s’en alla en tourbillonnant dans le couloir alors qu’il avait cru quelques minutes auparavant être mort de fatigue : avant de dormir, j’ai un aveu à vous faire et peut-être une chose concernant Lionel. Il entendait la respiration régulière et un petit oui presqu’endormi. Je connais peut-être quelqu’un qui connaît Lionel, un hasard époustouflant… et un aveu qui l’est moins, mon nom de clown est Puzzle, en ce moment à Paris. Il attendit et entendit à peine murmuré : vous faites le métier le plus magique du monde.Une ombre blanche passe devant ses paupières… une voix murmure : vous pouvez dormir encore un peu, le petit déjeuner est servi jusqu’à neuf heures au fond du couloir à gauche et la fourgonnette des courses vous ramènera en ville.C’est en apercevant Thérésa boutonnant sa blouse qu’il sait où il est… il repousse la couverture. Son sourire soyeux… vous ne nous avez pas dit votre nom hier soir.  C’est vrai… de le voir sur les affiches tous les jours… j’avais oublié que je pouvais être autre chose qu’un inconnu avec un surnom… j’avais oublié jusqu’au son de mon nom… sur l’affiche, la double zébrure déchire en deux mon nom de scène : je vous l’ai dit hier soir… oui, votre nom d’artiste ! Je ne l’ai pas oublié. C’est la première fois qu’il entendait ces mots à son adresse : nom d’artiste. Il en aurait presque ri, comme si c’était un gros mot : ma mère m’a appelé Tadeusz… étrange un peu étranger… en mémoire de Kantor… paraît-il ! Il est subitement heureux d’avoir échappé grâce à Lionel au silence sournois de la maison familiale… ses rêves avaient pris le contrepoint de ces lieux exacerbés… une sorte de rivière aux méandres tranquilles dans une nature apprivoisée avec ses patchworks structurés de bocages… peut‑être grâce à celle qui le regarde… son esprit vagabonde. Thérésa donne vie… non pas à la surface comme une grimace mais à l’intérieur… comme si elle créait un sillon pour y semer un grain lacté : Non pas adieu… au revoir… et bon voyage Tadeusz… il aurait pu écrire en la voyant disparaître : j’ai senti un abîme se remplir d’une eau calme créant un lac, comme si en prononçant son propre prénom il avait fait resurgir son identité… là visible au fond d’un puits.

                                                                       La maison est sans bruit. Les ouvriers ne se sont toujours pas manifestés et aujourd’hui les cimes sont perdues dans la brume ; du sol monte une humidité vicieuse. Une décrépitude s’insinue dans les lattes du parquet et sous les tentures tavelées on devine des nuages de salpêtre. Le salon a perdu le charme des jours ensoleillés, les persiennes n’éclusent plus les flots de lumière, il faudrait faire un grand feu… mais à quoi bon, même le bois dans le bûcher est pourri à cœur. Il est à peine midi et il faudrait allumer partout… Dans le bureau de sa chambre, il trouve une enveloppe et arracha quelques feuilles d’un bloc de papier à lettres… lui qui désirait tant trouver une maison sans souvenirs, sans familles, sans ombres de secrets se retrouvait pris au piège des souvenirs. Il vit un pauvre sourire dans le grand miroir au dessus du bureau. Cette maison tant aimée autrefois l’avait accaparé étouffé… il croyait l’avoir depuis longtemps déchirée de sa mémoire. Dorénavant toutes les disputes qui ont gangrené cette vieille demeure seront occultées par le visage mystérieux de Lionel… il fait maintenant partie des souvenirs des lieux, mais Tadeusz se rappelle pourquoi il a éprouvé très jeune un réel goût pour l’impermanence… les ornières d’une roulotte s’effacent, les vagues écrasent le sillage d’un bateau, la poussière défait les pas alors que cette maison reste embourbée et se ruine. C’est un prisonnier qui s’évade en dévalant les escaliers. Il respire profondément, les narines pincées, les paupières plissées. Réprimant un sentiment de dégoût, il claque la porte en tremblant, la verrouille. Autrefois : il avait un pincement en jetant un dernier regard sur cette maison en vacance ; la triple rangée de volets clos prenait acte de l’hibernation imposée et derrière, des fenêtres espéraient d’hypothétiques incursions estivales ; à l’époque, il anticipait le bonheur de quelques semaines d’étés. Aujourd’hui ; juste fuir, ne plus être enseveli dans ces espaces confinés des fonds de vallées ! Il pleut oblique maintenant et malgré le vent, il va lentement, imbibé, comptant les gouttes de pluie qui rebondissent sur son nez. Des clients du bar d’en face la gare poursuivent ‑avé l’assent‑ leurs causeries, bérets de guingois et cigarettes collées ; il aura pris un sandwich, lu dans tous les sens la Dépêche du Midi jusqu’au soir ; un match de foot sera retransmis sur une télé, des habitués arriveront par grappes et pour Puzzle la porte se refermera sur la radio locale et son débit de tubes d’un été suranné. Il ne pleurera pas ces journées d’automne ratatinées dérapant vers l’hiver. Il ne pleurera pas ces gros bourgs de culs de vallées agonisantes étouffées sous les grands pans d’ombre qui les étranglent sans grand répit. Ses yeux pleureront de trop de pluie sur le quai. Le train stationne là comme d’habitude depuis le matin. La motrice a juste manœuvré pour intervertir tête et queue. C’est tout. Voiture 46, couchette 56 : la moins cercueil en haut et loin des boggies. La pluie strie la fenêtre, la petite gare derrière son auvent, sifflet, l’image rayée glisse sur la gauche. Noir et blanc et le tac-à-tac du train est le déroulement d’un long-métrage insignifiant dans un vieux projecteur. Il irait aux toilettes en milieu de séance et il aurait envie de se tromper de porte. Deux petits rectangles : porte donnant sur la voie, toilettes. C’était la nuit, il n’avait pas de bagages. Qui irait vers la droite ?  Tadeusz ? Qui irait sur l’extérieur : Puzzle ? ou l’inverse. Il pense : docteur, simple hypothèse : et si ce n’était pas un accident, juste cette envie fortuite d’un acte gratuit pour se débarrasser de ce qu’on n’est pas ? Il aura eu beau se tourner se retourner, Lionel était toujours présent quand il s’écroulera après Les Aubrais.

                                                                                                                                                      Il est parti sur un coup de tête, une prémonition lui aurait dit Sinéad, et le voilà dans le dernier train de banlieue allant chercher la voiture dans un garage loué… voiture à peine vieille mais qui passe encore les contrôles techniques… à la différence des grandes lignes, les gares RER sont souvent à la frange de communes… et quand on ne connaît pas, c’est l’affolement, des rues de la République à gauche et à droite… mais de quelle commune… s’il se fait tard, dans les rues désertes on épie. La première fois il s’était perdu… deux promeneurs de chien ont raison de se méfier : un gars mal rasé en pardessus, avec un sac noir ventru à l’épaule, rasant les murs est éminemment louche. Par repères insignifiants mémorisés, le trajet forme un bout de frise grecque bien tordue et peu éclairée. Il est étranger tandis que dans une grande ville il serait à la fois anonyme et étiqueté passant plutôt que maraudeur… l’anonyme a le pouvoir d’être là sans regard humiliant torve méfiant agressif. Privé de vie peut-être, mais vie privée quand même ! La voiture est un vrai sac-à-dos de randonneur… mais mal rangé. Sur la banquette arrière : sac de couchage, buta-gaz et réserve de conserves et bouteilles d’eau. Des cartes Michelin et IGN dépliées sur le siège qui s’avéreront bien périmées ! Le ronronnement réconfortant avec la radio en sourdine l’arrache de la banlieue vers l’ouest d’abord avant de remonter en zigzag vers le Cotentin. Alors qu’il s’était arrêté pour pisser, au lieu de lever les yeux vers la nuit, à la lueur des phares il regarde l’arc de son jet d’urine et il a une vision étonnante. Était-ce la similitude des jaunes liquide et lumineux ­‑il ne sait pas‑ mais il a senti des molécules de terre, d’herbe, d’humus ancien, de pluie remonter son jet d’urine s’insinuer dans son pénis et s’éparpiller dans son corps puis doucement s’installer dans les fibres d’une veine, la membrane du cœur… quelque chose du monde s’installait dans son enveloppe charnelle légèrement frémissante… il ne se sentit plus lui-même, mais parcelle du monde… ce jet d’urine comme un nouveau sens relié directement au sol puisait des morceaux qui métamorphosaient son être le plus intime… cette vision l’illumina, une autre le terrifia : et si au moment où on avait coupé mon cordon ombilical, pendant quelques millièmes de seconde, des particules s’étaient précipitées pour refluer vers le corps de ma mère ? Avait-elle vécu toute sa vie avec un bout de moi toujours vivant dans son corps ? Est-ce de ça qu’elle est morte ? Cette vision le laissa tout abasourdi face à cette découverte : ma mère était restée en lien avec moi, sans même savoir que certaines de ses réactions étaient l’œuvre d’un intrus. Avait-il été un imposteur à l’intérieur de son corps ? Mais alors ? Pendant le coït y aurait-il eu aussi un échange, un troc pour affermir une union bien plus puissante avec le grand tout qu’une alliance à l’annulaire ?
Tourbillon vertigineux ; accablement dérisoire. Sa mentule pendouillante n’arrose plus rien. Mais le ciel d’où perlent de fugitives étoiles semble un soupçon plus lumineux. Le petit cercle arrosé avait tout bu pour le restituer à l’univers. Mais cette complicité avec l’univers entier le gagna l’étrangla et il a exulté en sautant, tendant les bras au ciel, louant cette révélation, là en pleine campagne, au cœur du monde, un lieu sans nom… elle ne le quittait pas, elle l’accompagnait, l’apprivoisait, il participait secrètement à la démarche du monde. Chet Baker assis à la place du mort jouait toujours de la trompette et il sentit ses postillons sortant du cornet comme des gouttes de rosée. Il n’est attentif qu’au ronronnement du moteur, aux pédales couinantes, aux changements de régime, au tictic du clignotant, à l’accélération tranquille ; l’aiguille oscille se balance dans son cadran. Ludion. Le compteur rouleau-compresse les hectomètres en bordure de labours détrempés, à travers des bois rouillés puant l’excrément de squelettes, de villages aux noms vite oubliés. La voiture agrippe un âcre relent de moisissure ; une rumeur de pluie contre le pare-brise stagne à l’intérieur de l’habitacle. Les essuie-glaces ont écarté en fin de secteurs une maigre purée d’insectes écrabouillés… non ! Arrête ! Ne joue pas à ça!tu es pitoyable ! Ils n’existent plus, tués depuis longtemps par les pesticides. Ce ne sont que giclures sales de véhicules croisés ; des gouttes sur les vitres latérales, vibrantes dans la vitesse, tracent des cartes d’une hydrographie instable indéchiffrable éphémère. Le paysage aspiré se désarticule et s’efface au droit de cette accélération inutile. La voiture avait filé jusqu’au bout du jour et la nuit s’était incrustée pas à pas jusque dans les fossés, s’était amassée par lourds paquets aux pieds des arbres grelottants, avait investi le ponant par pans successifs. Autant le jour avait glissé avec un coefficient de pénétration quasiment nul autant la nuit semblait avoir empâté la voiture. Les phares en tuyaux jaunes arrosent dans les virages les troncs puzzleux des platanes, dissolvent un instant un carreau de lumière sur un pignon… la nuit est là. Il ne l’avait pas vue sourdre des creux, l’assaillir et le ceinturer lâchement par derrière. Une dernière énergie rousse mousse sur une croupe d’horizon. La voiture fonce vers ces derniers contre-jours dans un ronronnement de plaisir mécanique. Toute une journée sur les routes départementales secondaires, dévidant et filant de station Shell en station Total, uniques haltes sur un itinéraire désordonné zigzaguant entre des paysages de plus en plus médiocres de régions sombres désertées indigentes, aux sols saturés de nitrates… la fin du jour s’était concentrée dans un écheveau de kilomètres sans penser et parfois même sans voir, les yeux fermés à 120… partir c’est crever un pneu… mais non… la voiture sait où elle va et il n’est qu’un passager sans état d’âme, porté par l’ivresse d’une vitesse débridée incontrôlée épuisante, étourdi par ce défilement, assommé par ces arbres ces poteaux ces bornes capuchonnées de jaune ces panneaux qui n’ont cessé, tout au long du trajet, de se précipiter et de se fracasser au droit de la voiture. Parfois, hypnotisé, les lignes de perspective semblaient des ficelles s’abîmant dans ses yeux pour s’enrouler en pelotes inextricables. La nuit avait coulissé façon nouveau décor et un personnage apparaît dans un faisceau de projecteurs et fait des signes. Le pied bloqué sur l’accélérateur se détend. L’aiguille gîte brusquement sur bâbord, aspirée par les dizaines décroissantes, avalée par le trou béant du zéro ; la voiture dérape docilement sur le bas-côté loin devant le vagabond entr’aperçu. Pourquoi s’est-il arrêté ? Il a peur de la nuit, même dans les rues les plus policées des capitales. Le routard battait-il la mesure d’une chanson, faisait-il des signes aux étoiles ou simplement du stop ? Il ne sait pas s’il agitait les mains en entendant un véhicule approcher, ou s’il marchait en tendant un pouce sans conviction… peut-être longeait-il tout simplement le bas-côté, serein, creusant la nuit avec un plaisir qu’on est venu troubler avec du bruit, des traînées jaunes et deux points rouges. L’auto(im)mobile, le moteur tourne au ralenti sans tressauter, une vapeur filtre du capot ; les feux de détresse, seuls, aux quatre angles isolent la masse sombre de la carrosserie du reste du paysage sauvagement noirci. Une pluie picote le toit, Chet Baker expire
Alone Together  dans les hauts­ parleurs, un visage qui pleure de pluie, coiffé d’une casquette, grimace sourit à la vitre baissée : vous allez où sous cette pluie ? Par là : gestes de la main et de la tête ; les yeux luisent de tristesse et d’alcool, des larmes s’agrippent aux plis de cernes immenses ; il hoche la tête ; des lèvres avalées par les mâchoires aux dents gâtées. Moi aussi. J’te remercie gars, mais j’suis mouillé comme un canard, ta voiture ça va être une éponge. Ne vous inquiétez pas ; ça ne l’empêchera pas de voguer. Allez… montez et en route vers de nouvelles aventures ! Et ils sont repartis plein phares. Il a souri : y’a quèqu’un quim causait comme ça… quand j’étais môme… y a longtemps, j’me rappelle plus. Il a souri : ya longtemps quj’ai arrêté les souvenirs… ne gardez pas votre sac sur les genoux, posez le derrière, ce sera plus confortable. Vous venez de loin ? Pardi ! J’ai fait pas loin de 150 bornes à pied depuis Nogent. Nogent le Rotrou !? Tu rigoles. Nogent-sur-Marne ! Tu vois le coin du p’tit vin blanc. Une belle trotte… mais on est à plus de 300 bornes de Paris ici…tu rigoles ! T’es saoul ou quoi ? On est à peine à 200. Tu sais pas d’où tu viens ? Non… pas vraiment mais cela n’a pas d’importance… et où allez-vous ? J’t’ai dit là-bas… un geste vague époussetant la nuit, un regard lointain un peu troublé : vers la mer quoi. À Nogent on m’appelle le Corse, chais pas pourquoi… et y a longtemps que j’ai pas revu la mer… tu vois la dernière fois c’était après… oh ! j’sais plus. Il regarde droit devant lui hochant la tête lentement sans arrêt, comme ces chiens aux cous articulés qu’on voit dodeliner à l’arrière des voitures ; il remonte sa casquette pour gratter un front corrodé et parle avec une Gauloise maïs éteinte sautillant à peine entre ses lèvres serrées. Parfois ce passager semble le scruter et peut-être même s’interroge-t-il : t’es un malin ! Il s’interrompt si longtemps que le conducteur tressaute quand il reprend sa voix, hachurée de brefs silences. Il parle comme s’il n’avait pas mandibulé depuis des jours des lunes des lustres ; la chaleur a dû lui dégeler la langue et il se met à parler, à silencer, à raconter ; sa voix traverse le ronronnement du moteur et change sans cesse de rythme ; un silence transforme brusquement un sourire en mélancolie, un regret et un espoir percent alternativement dans ses propos. Il parle à la nuit ; quelqu’un à ses côtés l’aperçoit à peine, presqu’à la dérobée au passage d’un réverbère isolé à l’entrée d’un village ou à la flamme d’un briquet. Quelqu’un parle à son côté, il est absent et il écoute, la voiture en confessionnal roulant, sans rideau sans croisillons de bois, sans curé, juste un pan de nuit qui isole et rassure. Ça fait du bien : que tu m’excuses, t’as plus tout à fait l’âge que j’avais en 62 quand j’suis allé à Villers-sur-Mer avec ma P’tite… qu’elle disait qu’elle était normande… j’sentais bien qu’elle avait un accent… comme moi aussi qu’on dit que j’suis Corse… va savoir pourquoi… pour sûr qu’elle était bien roulée, qu’elle me disait des mots gentils que j’comprenais pas quand j’la collais… t’es pas tout jeunot j’peux t’dire ça… em’disait c’est comme ça qu’on dit chez moi… ah ! Tu parles d’une petite et pis pas une qui mich’tonne… ça non… faut pas que c’t’idée te traverse le circuit Beltoise… ça non… une petite qu’a travaillé dans une mercerie blanchisserie en bord de Marne qu’elle avait les mains douces et des dessous… oh ! Là là qui sentaient la lavande… j’aimais bien la respirer… ses yeux embués clignotent à la flamme du briquet. Rallumer sa gauloise c’est un peu réactiver ses souvenirs. Peut-être… sa tête froissée de rides balance doucement… pauses silences soupirs qui se rappellent peut­ être une étreinte.  You and the Night and the Music  en sourdine, de circonstance pour vider du silence. Sa voix rauque de fumeur, ses phrases difficiles à comprendre parfois quand ses lèvres invisibles ravalent les mots. Sa bouche ressemble à une méchante plaie mal cicatrisée. Ses vêtements humides sentent un peu la poussière, le sale aussi un peu, sa cigarette s’est encore éteinte et ‑peut-être à cause du chauffage‑ il s’est assoupi, les mains ravagées abandonnées sur le velours côtelé de son pantalon. Vers une heure du matin le conducteur réveille un pompiste avachi dans sa cabine surchauffée. Il a sursauté quand il a poussé la porte et aussitôt on a glissé la main sous le guichet… il a vite posé trois billets sur le comptoir : ne vous affolez­ pas… le plein… s’il vous plaît. C’est par humour que vous avez un fusil à pompe ? Je me suis fait braquer deux fois… je me méfie… c’est tout. Et depuis ils roulent sans précipitation vers la mer à 50 kilomètres heure à peine, en se laissant guider par une poésie toponymique ils bordent au plus près des horizons brassés par les vagues dolentes pour remonter la côte jusqu’à un coude de la D 940. Traversée de la nuit, de zones étouffées sous des balles de brouillard denses, de campagnes épluchées tantôt boueuses, de patchworks de champs ourlés et rafistolés de haies, de non-lieux avec des silhouettes de mamelons sombres. Soudain la fatigue gare la voiture sous un gros champignon abritant autrefois des pompes ; pour se dégourdir il a longé sous la pluie cette aire désaffectée puis il s’est laissé emporter à nouveau par la musique en automatic‑reverse :  my funny Valentine ne le réveille pas. L’auto-stoppeur lui faisait enfin penser à quelqu’un. Il a souri soudain : Chet Baker à la fin de sa vie ! La petite lampe au­-dessus du rétroviseur éclaire un rond de casquette. La tête désarticulée dort comme un enfant. Dans la nuit aubéissante des lignes obliques en pointillé de wassingues tordues et sales filent en masse essorée vers des horizons rosissants. Les hauts-parleurs susurrent encore my funny Valentine comme si le temps s’était enroulé pendant son somme. Combien de fois la bande avait-t-elle tourné en rond ? L’asphalte gravillonné méandre le long de champs aux limites capricieuses vers un clocher contre lequel doit se blottir une portée de maisons et un café. Il aime les villages des premières heures au chant du coq. Le vent en ouvrant la portière a dû le réveiller et le conducteur sourit en entendant : ça fait du bien un p’tit roupillon… il se secoue un instant, se gratte la tête puis retourne vers son mutisme, en interrogeant ce qu’on discerne encore à peine : quelque chose d’amalgamé qui n’est pas encore un paysage, juste une image floue derrière le pare-brise embué. Les tintements d’ouverture et de fermeture brefs presque avalés extraient, l’instant d’un regard biais, la patronne de sa Manche Libre. Même derrière le zinc elle a dû sentir une coulée d’air humide et ce en dépit du geste prompt à refermer la porte. Elle finit par se départir d’un sourire avec un fait-plutôt-frisquet-ce­-matin. Ainsi accueille-t-on les estrangers dans les campagnes car il faut faire causer pour voir de quoi il en retourne avec ceux qui ne sont pas d’ici. Pour sûr, ils forment une drôle de paire. Ils sentent la pluie qui n’a séché qu’en surface, une vapeur peu avenante les auréolent ; les vestes et les yeux froissés, les visages bouffis pileux, les cernes ravinées du Corse, sa voix cassée aux inflexions sourdes parfois grasseyantes… tout ça ! Ça fait pas local ! Heureusement le p’tit blanc sec, la tartine beurrée taillée dans la baguette encore toute chaude trempée dans un double‑noisette… ça rassure la patronne. L’auto-stoppeur se penche et parle à voix basse : dis c’est encore loin la mer ? Non, je ne crois pas. Tu ne la sens pas ? Rigole pas. C’est vrai, elle ne doit pas être bien loin. La tenancière est aux aguets : la mer, vous quittez le bourg à droite et vous allez à gauche c’est à quatre kilomètres… mais je vous dis, il y a rien à voir. Ça fait une trotte d’une plombe au moins. Et la voiture tu en fais quoi ? Ah ! T’es un malin toi. On aura qu’à la prendre ! Pardi ! Le ronronnement de la voiture et les paroles du passager s’emmêlent et deviennent un bruit de fond de vagues dans le café… le conducteur n’est pas seul, apaisé : il a quelqu’un à ses côtés et ils ne sont plus très loin de la côte. Il espère voir le temps se dégager, apercevoir les falaises blanches d’en face et se promener sur les plages : tu sais, Napoléon avait voulu embarquer pour envahir cette putain d’île. Napoléon a échoué. Ses barges ne sont jamais allées plus loin que la plage… Toi, le Corse, ça devrait t’émouvoir… Non ? L’auto-stoppeur s’est tourné avec l’étonnement de quelqu’un qui ne reconnaît pas là où il est. Pourquoi ? Il l’a pas fait alors j’m’en fous… et pis j’suis pas venu là pour c’pélerinage d’écorce à la noix… il parle soudain plus bas. Sa bouche ne bouge plus, la voix meurt. À nouveau ses yeux se mettent à briller. Il ne voit plus. Il n’entend plus. Il ne parle plus. Seule sa main a glissé pour pousser son verre vide et je fais signe à la patronne rousse comme le chien, souriante mignarde, visage fardé lisse luisant au-dessus d’un ample double­ menton surplus de deux mamelles corsetées ; sur la popeline tendue de son corsage chair s’écarquillent les trois boutonnières de son gilet au crochet. Le cafetier est là, assis non loin, doucettement honoré de ces seins dont il a l’usufruit, rêvant du soir, du bruit rouillé du rideau de fer, signal pavlovien : il pourra enfin peler ses fruits mûrs… en attendant il s’ennuie, ‑s’entraîne ?‑, en caressant le pelage roux du setter, sa truffe posée sur ses genoux. Il les mate, eux matant la patronne… il s’en fout, il les épate ! C’est à lui ! Et eux s’en foutent aussi complètement ! Le Corse sirote son cinquième verre et la voix revient. Tu m’as ramassé sur la route d’un autre pèlerinage… j’t’avais parlé de ma P’tite tout à l’heure… tu sais qui disait qu’elle était normande… ben quand on est arrivé devant m’sieur le maire de Gonesse où qu’elle habitait, j’y ai vu son nom pour la première fois dans le registre… et ben… elle était russe… et pis pas n’importe qui : Sonia Mychkine !… oui mon gars !… une si belle petite comme qui dirait échouée en île de France… que j’ai connue… car à l’époque j’avais fait un p’tit héritage… un fonds de commerce de blanchisserie justement… j’pouvais pas mieux tomber… j’ai compris quand j’lui faisais des mamours pourquoi j’entravais niks… tu parles d’une normande… son regard circule dans la salle, soudain effrayé par sa propre voix. Qu’il ne s’inquiète pas, dans notre coin nous sommes seuls et ses paroles n’atteindront pas la seule femme qui verse les petits calvas ; nous sommes bien protégés par un alignement de salopettes de blouses de vareuses, de cirés jaunes au coude à coude. Le Corse n’avait rien à craindre, il a pu dire qu’elles peuvent pas avoir le sang chaud celles-là avec tout ce qui pisse du ciel… Sa grosse main serre le col du verre et ses yeux s’éteignent un instant. Elle m’a appris qu’un mot du russe… qu’elle m’a enseigné après les noces, le soir même quand j’l’ai… tu vois c’que je veux signifier et ben… elle voulait que j’l’appelle Douchka… c’est joli son p’tit nom… ça m’faisait… tu vois… j’l’ai toujours appelée Douchka… si j’prononce son nom… ça suffit si tu vois c’que je veux dire… ça m’remplit le ben… faut pas avoir honte… seulement j’avais jamais dit ce mot depuis que j’l’ai perdue. J’ai jamais pu… c’était comme qui dirait un mot à nous deux, dans les situations… il balance la tête comme s’il regrettait déjà d’avoir prononcé ce nom… c’est toi qui m’fais causer… t’es un malin… t’es le premier p’t’ête à m’écouter… c’est p’tête ça… mes potes ça les faisait marrer mon histoire… alors j’suis jamais allé très loin avec eux… qu’escetu veux, y peuvent pas comprendre… ça sert à rien causer d’ça avec eux… c’est du creux là-dedans… y pensent que trique et grosses bittes et de cons qui bavent… baise pas amour… quand t’as pas vécu une telle chose… ça fanfaronne… il parle lentement pour évoquer ses potes sans méchanceté sans animosité, comme ça d’une voix neutre… il se sent différent peut-être grâce à elle… l’avait-elle comblé à épuiser le monde ?… et prononce Sonia Douchka avec un accent pseudo-russe, les yeux imbibés de larmes au goût d’océan et d’alcool amer. Elle est morte ? Nooon… elle est partie pour un autre ? Non… enfin j’sais pas, j’sais seulement qu’on m’a un peu comme qui dirait divorcé… dans le genre. Silence où il évite l’autre par regard voilé… viens j’préfère partir… y a trop d’monde maintenant dans ce rad… emmène-moi en bagnole jusqu’à la mer… et pis pas celle de Napoléon… on a trouvé les falaises à peine dessinées contre un ciel crayeux uni, une partie s’affaissant… on aurait dit une grue cendrée plongeant du bec pour becqueter l’estran. La pluie avait cessé, mais le petit raidillon et les degrés pour descendre sur la plage sont glissants et les chaussures s’empâtent dans une purée calcaire. Peut-être va-t-il faire beau ? Parfois un rayon de soleil émerge de la couche laiteuse et plaque des taches orangées sur des vagues calmes et voilà enfin la mer palpable ! La toucher, la humer se laisser submerger quitte à en ressortir bleu et grelottant… non juste la longer en une promenade sinueuse… paysage mouvant, émouvant sans cesse. Ce gris de fin d’automne qui vient gémir à leurs pieds, est-ce le ciel qui se vide lentement et meurt en longs gargouillements ?… là-haut en levant les yeux, est-ce la mer qui s’élève, se courbe jusqu’au-dessus des épaules. L’un imagine une vague Hokusai suspendue, l’autre une Sonia dans sa robe de tulle de mariée ? qui sait ? Rigole pas… c’est pourquoi qu’t’es venu ici toi ? Juste pour voir ou essayer de deviner les côtes d’en face, blanc ciel vertical. Ici on frôle la Grande Bretagne. Là-bas une femme triste que j’aime… pour ainsi dire à la déraison… on s’est aimé… puis elle a disparu de la vie creusant à cause d’intervalles de plus en plus grands entre les étreintes­ un vide énorme… le vertige… l’espoir d’une visite, d’un coup de fil, d’une lettre, d’une carte, d’une nouvelle par un tiers avait fini par ne plus être une réalité… comme desquamée… au point qu’il n’existait plus jusqu’à récemment ni attente, ni attente d’attente… non pas que je l’avais oubliée… mais elle était devenue hors d’attente, hors d’atteinte, irréelle comme si la passion s’était éventée… elle voulait la solitude pour guérir… d’une désenvie de vivre… et puis soudain… elle s’est manifestée … et ici je me sens proche d’une délivrance… pas un soulagement… mais une… t’es vraiment compliqué… tu causes… j’comprends pas grand-chose… taqu’à prendre un bateau et vas-y la voir ta p’tite si t’es… comme qui dirait amoureux d’elle. C’est impossible… je n’ai pas tout… voilà pourquoi je suis parti sans raison sans itinéraire… j’ai dû faire 600 bornes pour arriver là ! Tu vois la détresse ? Ma misère ! Je ressens pourtant une euphorie muette ici à sonder ces horizons d’albâtre qui la cernent… la plage sous nos pieds remonte là-bas… c’est la même. Je tape du pied dans le sable, écoute bien et on sent les vibrations de l’autre côté… n’est-ce pas émouvant ? Tu causes, va ben falloir que ça s’raccommode tout ça ? Pas vrai ? Un silence où s’engouffre le ressac d’une mer grise. Les mains enfouies aux fonds des poches ils marchent lentement sur l’estran ferme fourmillant de micro bulles. Alors on vient voir la mer pour la même cause… moi c’est en bord de mer qu’j’ai passé mes premières et dernières vacances avec ma P’tite… not’ voyage de noces… en quèquesorte… on est venu à moto, une putain de moto, une anglaise tiens, une BSA 250… tu vois ce qu’on peut faire quand on est comme qui dirait amoureux d’une fille com’ma P’tite… c’est forcément pas assez long huit nuits même si on compte les jours en plus… et pis on est rentrés… la P’tite sur le tan‑sad avec… le quoi ? Le tan-sad. Quoi le tan-sad… tu sais pas c’que cé ?Non je ne sais pas. Il a bredouillé un peu honteux un peu concentré sur la route… le tan-sad… c’est le tan-sad ! pardi, pasque les motos avant ell’zavaient qu’une selle… mais moi j’y avais fixé un tan-sad pour ma P’tite. La route elle était pas com’ maintenant… c’était cahoteux et bourré d’nids d’poules… et pis sur un pont on s’est fait arrêter par les hirondelles rapport à un accident dans l’aut’sens… Ben j’me retourne pour lui faire une œillade, ben y’avait plus personne derrière moi… envolée… j’ai jamais su… j’ai espliqué aux agents… on a cherché partout… pas d’trace… le tan-sad était bien vissé… j’me suis dit qu’elle était si légère qu’elle avait p’tê’te sauté sur la chaussée qu’était pas, tu vois, comme qu’on a maintenant : lisse comme toile cirée… elle pesait comme un piaf, 53 kilos avec le duvet sous les bras, j’l’ai pas sentie s’envoler… elle avait pas peur, elle me serrait pas… j’aurais aimé… jl’ai jamais forcée, j’aurais pt’ête dû… onml’a jamais retrouvée… y m’ont fait écrire une déclaration… jé écrit tous les ans pour aller aux nouvelles… signé plein de papelards… pis un jour jé reçu un papier comme quoi on m’avait comme qui dirait divorcé… com’jt’ai dit… ben ça m’a fait comme qui dirait une émotion… y zavaient décidé et j’avais rien à y redire… tu vois j’vas te dire pasqu’on est ici pour la même cause rapport au chagrin… j’pense toujours à elle… j’peux pas penser qu’elle a disparu… son corps on l’a jamais retrouvé… pour sûr. La maréchaussée y z’ont bien cherché pourtant… y z’ont refait tout le chemin à rebrousse-poil… rien… elle m’a pas quitté… mais qu’esce tu veux que j’te dise… elle s’est pas évanouie comme un fantôme… c’était des os et d’la chair ma P’tite, bien bâtie avec ses pommettes bien saillantes comme le reste… elle disait moi je suis slave en bombant le torse, très fière… ça faisait chavirer les yeux pour sûr… et mes copains y rigolaient et li disaient c’est pour ça qu’t’es slavandière !… j’aimais pas qu’on la vexe… ça arrive à tout le monde qu’d’être étranger… c’est pas toujours drôle… y zont jamais osé la toucher… elle disait, je ne suis pas une propriété collective en me lançant un p’tit sourire câlin… elle disait que j’la protégeais… pourtant j’suis pas comme qui dirait un costaud des Batignolles… c’était une belle petite… j’aimerais ben savoir si qu’elle a changé… tu vois, depuis tant d’années j’fais chaque année le même trajet… quand tu m’as doublé t’à l’heure j’allais à Villers-sur-Mer… j’ai jamais pu arriver jusqu’au bout du voyage… j’pouvais pas… c’est p’t’être pasque j’t’ai causé que j’suis arrivé jusqu’au bout de la terre… même si c‘est pas Villers… c’est pas grave, maintenant que j’l’ai revue la mer comme celle qu’on avait vue ensemble… alors… j’m’en vas faire le voyage du retour sans compa’nie… tu vois y a des trucs qui faut faire seul rapport à ça… et pis tu m’as fait causer plus que j’ai dû en faire sur l’an… depuis… t’es un malin… j’ai la margoulette fatiguée et la cervelle qui danse la carmagnole.                                                                                                                                                 Le vent s’est levé. Force deux trois. Le soleil se trémousse de plus en plus derrière les nuages et la mer aux reflets d’écailles frétille contre un ponton encombré de sternes bout au vent. J’sais pas pourquoi j’t’ai causé de tout ça… c’est la première fois… il hoche la tête soulève sa casquette pour se gratter le crâne. Sa Gauloise éteinte au coin des lèvres, il s’arrête à la lisière de l’eau et regarde la mer. Ses souliers aux bouts décollés : deux poissons échoués, ternes, la bouche béante. P’t’ête que j’vas la retrouver aujourd’hui… ou demain… et qu’on prendra l’omnibus… qui sait ? Il balaie d’un geste orbital un essaim de souvenirs… et pis si tu continues à divaguer dans le coin, reluque bien tes pieds, y’a plein de chicards par le sentier des gabelous… la falaise est plus toute jeune, ça s’écroule tantôt… ça vaut bien de prévenir… et pis, si tu passes par Nogent… ben, passe boire un p’tit coup de blanc dans la grand’rue… j’suis qu’un cheminot depuis que j’l’ai plus… mais j’suis souvent dans le parage… on saura te dire où j’suis. Allez, j’m’en vas récupérer l’havresac… et pis toi t’as qu’à prendre un ticket si t’y tiens tant à ta p’tite, y a qu’ça qui te sépare… hochant du menton en pointant la zone bleue… ou p’t’êt que t’aimes mieux les souvenirs… moi c’est normal j’l’ai perdue… mais toi ?                                                                                                                                                                                                                                   Cette voix couverte et lourde qui sert peu, la phrase semble être tombée à ses pieds, s’être recroquevillée dans un coquillage. L’inflexion presqu’interrogative, sourde, laisse des empreintes zigzaguant dans les risées avant de s’étioler de se dissoudre d’être broyée par un aboiement lointain. Stagne encore ce ‛mais toi’ captif de ses tempes résonnant comme un autre aboiement. Ce n’est déjà plus la voix du routard mais la sienne égale atone qui répète : mais toi… mais toi. Ils se font un geste de la main en remontant leur cache-col. Ils avaient passé quelques heures ensemble et se quittaient comme ça. Il manquait quelque chose : l’autre allait disparaître et ils n’avaient à aucun moment eu l’idée de se présenter… il était encore temps, il lui fallait un prénom pour se souvenir pleinement de cette dérive : eh ! L’ami, quel est ton prénom ? Toujours ces yeux brillants au fond de cernes brunes. Un regard qui ne s’est pas encore épuisé dans l’attente et l’espérance… ses mains en porte-voix… il lance son prénom… il est abasourdi et lui lance : comme moi ! Et plus bas : ça alors, c’est incroyable… il lève haut le pouce, ils se sourient pour la première fois ; il n’a pas entendu : t’es un malin… un vent d’altitude balaie un nuage, essuie la surface mate jusqu’à l’horizon… ses yeux, la mer scintillent, il avale des larmes chaudes amères. Il entend la portière qui claque, bruit perdu dans le braillement plaintif des mouettes. Deux grands goélands bouchonnent sur des crêtes. Un caboteur efface en pétaradant un chalutier rouge et vert qui danse sur les vagues avec ses fanions de casiers affolés en poupe. L’air vif monte à l’assaut des falaises. À la limite de l’estran un sinueux cordon de goémons semés de moules accrochées en chapelet. Des évents d’iode et de soude. Au loin des pétroliers à l’ancre… un ferry qui s’enfuit à l’horizon l’arrache de la plage. Un masque blanc fait oublier les côtes anglaises… un œil d’aigle posté en vigie aurait pu plonger jusque dans sa chambre, lui décrire la courbure de son dos, lui dessiner ses hanches… mais ceci est l’histoire de Jeannette W. qui avait juché sur ces côtes-ci un stylite Irlandais pour espionner les mouvements de la marine la plus puissante du monde… c’était en 1802. Il ne voit rien de fantastique aujourd’hui : trois chalutiers, une marie-salope, un tanker, un ferry, deux remorqueurs en patrouille, quelques silhouettes naviguant de conserve dans une écharpe horizontale de brume. Les moteurs diesel toussotent s’époumonent, cacophonie que ne désintègrent ni le brouhaha confus des mouettes à l’affût, ni le léger sifflement d’un noroît établi, ni l’esclaffement des vagues contre une estacade… sauf ce mais toi… un silence si dense qu’on n’entend même plus le moteur de la voiture.                                                                                                                                                                                                                                  Une fumée pisseuse s’effiloche au milieu d’un tournoiement d’oiseaux clabaudeurs accoutumés à mendier les viscères qu’on rejette de toute manière à la mer. À l’horizon aucune voile… ni blanche ni noire. Il a prononcé plusieurs fois ce mot : voile… évocateur du mot souffle, d’une expiration venant d’intérieurs ignorés, prémisse du mot vent et inachèvement grâce à l’e muet en suspend qui laisse battre et s’envoler 1’aile et sans s’en rendre compte il a ramassé un beau coquillage inhabité et ses traces de pas ont dû bifurquer vers le chemin, la falaise, l’auto. Les pas d’abord absorbés par le sable spongieux d’arènes immaculées se sont emmêlés dans le fouillis d’un varech visqueux avant de s’imprimer dans la plage humide variolée d’une myriade d’impacts de gouttes de pluie où le corps avance avec ses muscles, où les chaussures craquelant une croûte compacte empreintent un sable soyeux. La mer n’est plus la même du haut de la falaise : comme maquillée. Moins masse vivante que nappe vaguement mouvante. Moins animal qu’objet ; elle devient définition de dictionnaire : vaste étendue d’eau… et que l’eau fût salée ou non… qu’importe puisque les larmes le sont. On se sent protégé même si le gros du vent rescapé des assauts mitraille toujours le visage et désarçonne. On s’ancre presqu’immobile oblique face au vide aspirant, les jambes écartées, les orteils crispés, affourchés à la craie. On oscille mais on se retient. Voile, Voile… Navigation hauturière : mâture, axe d’un immense disque gris crevant le ciel… navigation côtière : horizon craquelé, la terre hautaine et fragile… attirante écueillante clairsemée d’amers diurnes et protégées les nuits claires par des phares des bateaux-feux des sémaphores des tourelles des balises. Un entrelacs de secteurs rouge blanc vert ; les feux à occultation, isophases, à éclats, fixes, scintillants dont on décrypte les séquences avec précaution. Ces guides sûrs font palpiter les masses sombres, fuseaux de lumière, cannes blanches tâtonnant l’invisible. Les tourelles beuglantes, effrayantes ; la gonio à bout de bras, jeu de colin-maillard pour sonder l’amas des nuits où se télescopent se chevauchent ondes porteuses, parasites, grésillements et y capter un signal morse rabâché sans fin jusqu’à l’étranglement, jusqu’au silence en orientant la ferrite. On barre dans une brume aveuglante -ou dans la nuit d’encre-, l’allure réduite, le cœur étreint, la vigilance accrue, les vérifications multipliées ; le voilier soudain vivant, berceau de l’univers, absorbe l’horizon infinitif : voilà la rafale de souvenirs venue le percuter, des nuits de navigation cinglantes, de quarts méditatifs partagés avec Soc… à en avoir oublié pourquoi il était venu apercevoir les côtes d’en face.

                                                                                                                                            Dernier jour avant la troisième pleine lune d’automne : petit matin, Paris blafard, ciel de zinc. Un froid presque acide à longer une Seine bavarde avec son tranquille clapotis familier. Juste après un septième pont laissé sur la droite, il s’est enfoncé dans les ruelles ponctuées de lampadaires fixées aux façades, petites bouées suspendues en chapelet orange. Charly sortait les tables de la terrasse en mâchouillant son premier chewing-gum : Tiens ! Mon premier client ! T’as passé la nuit dehors ? Faudra attendre un peu, je viens d’allumer le perco mais les croissants sont encore chauds. C’est plutôt un triple qui m’intéresse… vois avec Momo à l’office… un triple whisky ! Oh ! C’est grave à cette heure. Monique s’essuya les mains pour lui claquer la bise façon sud ouest aller-retour, fois deux. Oh ! Là ! Peine de cœur ? Même pas ! Tu as les journaux ? Ali est déjà passé, Le Parisien, Libé. Le Monde dans sa pince était accroché depuis la veille. Qu’est-ce qui t’amène si tôt ? Tu n’es pas charrette que je sache ? Non, juste un train train fatiguant si on veut… mais je n’ai plus les yeux en face des trous ! Elle remplissait le verre sans doseur contrairement à Charly qui ne s’offensait pas à compter la mousse dans un demi : le faux-col était sa réputation. Dis-moi Momo, par hasard, ça te rappelle quelqu’un… et tant bien que mal Tadeusz lui décrivit Judith. Elle fit la moue : si elle ne vient qu’en soirée, je ne sais pas, je ne suis plus de service. Le charme du café est l’arrière-salle quand elle est bruyante le soir et déserte avant 10 heures. Ça tombait bien, pour mettre de l’ordre… c’était la bonne heure pour réfléchir après une nuit blanche. Installé près de la cabine téléphonique sur la banquette avec vue sur la salle et la vitrine. À certaines heures on pouvait voir des passants scruter l’intérieur la main en visière, sourire, disparaître et assister au prologue d’un rendez-vous ou d’une entrevue. Il défroissa du plat de la main plusieurs feuilles, avala d’un trait la moitié du verre, resta un long moment absent du lieu… la bouche en feu, les yeux cerclés de fatigue, la tête comme une caisse de tambour. Il commençait à écrire quand Charly déboula : Momo m’a parlé d’une paumée ? Si c’est celle qui boit du Cognac à tour de bras, c’est sans doute elle qui s’esquinte la beauté ! Toute seule dans son coin ! Tiens, juste où tu es ! Elle vient souvent ? Toujours le jeudi, presque toutes les semaines, tard le soir jusqu’à la fermeture. Il ruminait son chewing-gum tout en parlant… un nerveux réac… faut pas trop s’aventurer en politique dans le coin ! Merci pour l’info. Tu peux me faire un double noisette avec deux tartines ?

« Judith, bonjour ou bonsoir, J’aimerai vous revoir le plus rapidement possible. Dans ce café, celui sans doute que vous aviez évoqué, il y a quelques temps. Je préfère ne pas utiliser le téléphone. Charlie vous remettra ce papier : laissez-y une date et une heure de rendez-vous, sauf le week-end et le mercredi. Pardonnez-moi aussi, je n’ai pas été totalement sincère quand vous nous avez offert quelques verres à la gare ! Gaucherie peu sociale quand je ne suis plus caché derrière nez rouge, grotesque maquillage, ridicule costume. Tadeusz »

                                                                                                                   Momo apporta la commande : le whisky et le croissant c’est de ma part et elle s’est assise quelques instants avec un café et un croissant : et ça c’est ma pause de sept heures ! En vingt minutes, Tadeusz eut un tableau de tous les cancans des habitués avec digressions alliant sarcasme ou admiration, dédain ou louanges. Tadeusz soupçonna même un instant que les commentaires étaient jaugés aux pourboires. Momo en fait n’aimaient pas les prétentieux qui étalaient leurs frics encadrés de bimbos stéréotypées et faisaient un tapage de circonstance avec une arrogance cynique. Contrairement à Charly, elle écouta avec compassion l’histoire de cette cliente et demanda même comment elle s’appelait. Tadeusz en fut touché. Vers dix heures Charly glissait le papier entre deux bouteilles de digestifs, Tadeusz laissa un beau pourboire, plus pour remercier l’écoute de Momo que le service demandé à Charly qui lui donna quand même un peu d’espoir : elle est passée il y a quelques jours en me disant à bientôt en réglant ses cinq cognac… la pauvre, je ne sais pas comment elle tient encore debout…. et il s’en alla en levant la main croisant deux doigts : alors à bientôt, elle a la force de quelqu’un qui s’accroche à l’espoir au dessus du vide… j’espère !

                                                                                                                                       ,Nouvelle lune de novembre : il fonce vers le Morbihan… la voiture file doux sous le ciel blanc fleuri de bleu. Une musique cuivrée emporte la voiture. Il est sur la terre ferme tandis que Soc ne rêve que d’espaces aqueux, encalminé sous les tropiques, aux creux de mers inventées peuplées d’îles erratiques, insoucieux des larmes salées qui pleureraient son absence : celles de Gwenda­-Lys, celles de sa mère… ah ! sa mère qui avait tant espéré une fille pour un prénom qu’elle aimait par-dessus tout, et de toute manière ce serait une fille puisqu’elle portait en avant… et si par malchance c’était un garçon il serait Robert… comme Surcouf ! Mais son bourru de mari, qui n’avait pas sélectionné de prénom, et pour cause, il débarquait de huit mois de bourlingue, n’aimait pas Robert : c’est non non ! Pas une marque de biberon ! Et ce fut un garçon. Quand il est allé à la mairie il hésitait encore, ne voulant pas faire de peine à celle qui avait mis au monde non pas une donzelle, mais un gaillard de fils, petit-fils, arrière-petit-fils de marins aux longs cours et de cap-horniers. Elle voulait la Sagesse pour fille de marin et bien il aura un sage marin comme héritier ! Il avait dû batailler ferme avec l’officier d’état civil mais il l’avait eu son Socrate-Robert et à peine de retour il s’était enfermé dans son atelier : en huit jours de travail acharné, de ses outils et de planches était sortie une nef ventrue effilée en proue avec son mât et une tulle d’envergure… coque, berceau tanguant roulant qu’il baptisa à la peinture bleue : Thalassophia ! Jeu de mot redoutable pour celle qui justement n’avait pas eu sa Sophie… Voilà pour résumer l’ambiance dans laquelle a baigné Soc, un forcené de la mer qui engouffre la majeure partie de ses épisodiques salaires en résine, accastillages, œuvres vives ou mortes, jeux de voiles, bouts, armements, cartes et appareils de navigation… un fou de mer, ‑borgne suite à une bagarre de marrons d’Inde dans une cour de récréation‑, qui prépare depuis des années un voilier qu’il a dessiné et navigue pour s’entraîner sur un trente-quatre pieds qu’il carène et entretient quand le propriétaire est à l’autre bout du monde. Soc vit d’aménagement de cabines, d’architecture navale entre convoyages deux ou trois fois l’an ; il se défonce à la colombienne par calme plat c’est à dire rarement mais à pleine bouffée… si celui qui a réduit soudain sa vitesse ne l’a pas au bout du fil, le motif est simple : il est en mer ou bourré ou bien encore dans un port prostré vautré entre les mamelles d’une prostituée, d’une femme d’escale ou d’une beauté celte… peut-être les trois à la fois ! En attendant les longues courses en solitaire, entre la mer et une femme il n’a jamais hésité… Plusieurs fois, Gwenda-lys avait embarqué pour des chevauchées au gré des houles. Elle avait des atouts. Il faut imaginer Soc sous les tropiques à poil sur son bateau, hurlant des insanités à la mer, le pénis perpendiculaire jouant avec la barre à roue, observant l’horizon de son œil valide, l’autre ‑de verre‑ chassieux perpétuellement humide ; il faut l’entendre chanter des chansons de bordels à matelots tandis que sa blonde échevelée à genoux, grelottante et passionnée suce sa mentule, il faut le voir embrasser goulûment sa sirène barbouillée de sperme en la serrant d’un bras contre la barre, il faut l’observer manœuvrer, régler, mettre sous pilote automatique avec une véloce dextérité parce qu’il entend geindre dans le carré : Soc, Soc… viens, aime-moi. Elle est déjà nue les yeux mi-clos sur la bannette sous le vent, souriante, caressant ses seins pour faire fleurir ses tétons… Soc sillonne les mers et Gwenda-Lys avec le même plaisir. La coque, le con : cocon bicéphale de sa vie intime. Il sait que la mer excite diablement sa belle concubine… il ne lui en faut pas plus. Le roulis routinier, les risées mêlées de crachin, le gargouillis de l’eau contre l’étrave et les bouchains, la bordure de la grand-voile qui claque emplissent d’ivresse cette femme exubérante mais un peu mélancolique dès qu’elle met pied à terre et qui, au fil des jours, devient dans les lieux figés, maussade et taciturne et se réfugie dans le tricot. Ce bateau bien armé et en plus confortable file onze nœuds et les vibrations régulières contre la carène la rassurent aussitôt et son corps se met au diapason du voilier. Après la mise à l’eau du bateau, Soc était devenu taciturne paraît-il, ajournant sans raison des mois durant la première sortie en mer. Il y avait néanmoins dormi ‑façon de dire‑ avec Gwenda-Lys et l’avait prévenue : je partirai seul. Ce matin-là elle s’était sentie abandonnée. Il attendait, paraît-il, une opportunité pour s’évader et tester en solitaire sa nouvelle coque… Gwenda‑Lys ne se serait pourtant pas fait prier, même avec la perspective de trente-cinq jours de mer d’affilée et il le sait. D’autres, dans des ports, moins aventurières seront excitées par l’étroitesse exotique d’un carré et d’une banette… ses mains crevassées rugueuses desquament et font luire les peaux ; mais il sait qu’il ne trouvera le calme intérieur qu’à travers la solitude de longues navigations de cabotage ou hauturières, qu’importe. Il n’en embarquera aucune, pas même Gwenda-Lys. Elle le supplierait : il dira encore non… elle le sait… elle n’insiste pas mais peut-être que sa belle odalisque celte l’enivre­-t-elle à dessein pour se l’attacher ? Il le sait. Une accoutumance délectable certes qui pourrait mettre en panne ses projets… pas les faire échouer… son bateau est fin prêt et il saura précipiter les derniers préparatifs. Lui, fait une pause dans bar-tabac d’Ille-et-Vilaine. Par quels méandres l’image de la croupe de Gwenda-Lys sur le ventre de Soc est-elle venue là sur ce bout de comptoir ?

                                                                                                    C’est presque du délire et pourtant combien il a pu haïr Soc ce soir-là ! À l’époque où ils partageaient le même deux pièces. Il avait sifflé d’admiration se souvient-il en passant devant la chambre… sans reconnaître à qui appartenaient ces fesses dans la pénombre. Quand il entendit -c’est qui ?- tout en continuant à aller et venir, il reconnut la voix… et tout se fracassa ! Gwenda-Lys. Plus tard de cette soirée, elle avait confessé s’être laissée tromper par le parfum de l’eau de toilette… Soc par paresse n’en avait pas et utilisait régulièrement celui de son coloc… qui croire ? Gwenda-Lys ou Soc… en tout cas Soc tenta, les canettes aidant, de brouiller les pistes en faisant un amalgame confus avec notre première expérience érotique qu’il rapporta sans honte en balayant le visage de Gwenda-Lys de la pointes de ses cheveux. Et voilà Soc parti : tu t’en souviens… on a eu les mêmes seins en nourrice… rappelle-toi : quand on a eu nos douze ans… je t’avais dit : et si on allait revoir notre nourrice ? Et Soc a avalé d’une traite une demi-pinte pour se lancer : écoute Gwenda-Lys, c’est drôle… une histoire qu’on raconte pas forcément aux filles… mais là, de ce samedi, je m’en souviens comme si c’était hier !… on l’avait surprise en entrant chez elle sans frapper… elle regardait son ventre dans un miroir, les mains en balconnet sous les seins… elle nous a souri, avec juste une grande interrogation dans un mouvement de sourcils : c’est nous Nana ! Tu nous reconnais, on t’a eue comme nourrice… on t’a pas oubliée, tu sais ! et elle a continué… ses tétons roses bourgeonnaient sous ses propres caresses… il faut dire qu’elle avait de beaux seins… Soc regarda Gwenda-Lys … pas aussi beaux que les tiens… mais à douze ans, il en faut peu pour impressionner ! Et de but en blanc, mais sans effronterie, juste curiosité je lui ai demandé : Nana… on aimerait goûter une fois encore à ton lait… s’il te plaît. Et elle a ri : mes grands, il y a belle lurette que je n’ai plus de lait… vous m’avez tout pompé après la mort de mon petit… jusqu’à presque deux ans ! On peut quand même goûter l’odeur de ta poitrine ? Alors, elle a haussé les yeux au ciel comme pour implorer une excuse au mouvement de ses bras qui nous invitait chacun à cheval sur une cuisse. Nos jeunes sexes ont vite senti que nos bouches retrouvaient un plaisir originel dans ces rondeurs fermes… on n’a pas bien compris les convulsions de ses cuisses qui rapprochaient nos genoux par saccades, ni les paupières papillonnantes ni sa bouche entr’ouverte. C’est vrai Gwenda-Lys on ne se sentait pas concernés… et là ne te bouche pas les oreilles :  on a senti nos bermudas se mouiller et ça se voyait… on l’a entendu expirer : Dieu soit loué ! ils m’avaient tout pris… et m’ont tout donné aujourd’hui… et nous on était tout chose ! Gwenda-Lys nous avait regardés tour à tour en répétant et bien mes salauds ! Je n’avais jamais entendu une chose pareille ! Et elle envoya à Soc un splendide coup de coude dans les côtes. En tout cas cette confusion mit fin à ce tout début de liaison et Soc quitta la coloc en ravissant Gwenda-Lys. Le flacon d’eau de toilette avait disparu : s’il y avait eu un message, il avait été étrange… mais qui l’avait pris ? Gwenda-Lys ou Soc ?… en tout cas il mit plusieurs saisons avant d’en choisir une autre… en bout de comptoir, il demande au patron du routier d’utiliser le téléphone : se retournant pour dévisager le client il dit très fort tandis qu’il réchauffe un pot de lait dans le jet de vapeur assourdissant du percolateur : si c’est du local allez-y. C’est Gwenda-Lys qui répond ; sa voix d’outre-mer, comme si elle était inondée étouffée noyée… Soc est parti… et depuis ce matin une tempête retourne la mer… pourquoi lui as-tu envoyé cette carte ?… c’est ça qui a précipité l’appareillage ? Pourquoi ? Comme s’il avait eu peur ou avait été illuminé par quelque chose qui lui revenait en mémoire… il était comme bouleversé… son regard s’est transformé. Dis­-moi ? J’espère que tu ne te fous pas de sa gueule ? Il a laissé… chut Gwenda-Lys, je t’en supplie arrête, je suis sur la route, ce soir sans doute je suis au Crouesty. Sa voix est presque une colère murmurée dans le combiné et quand il raccroche, il fait signe au patron pour un troisième café, un double s’il vous plaît, et lui montre un croissant pioché dans une corbeille… je veux bien aussi une tartine, beurre sans confiture, merci… et un verre d’eau. Au comptoir il sirote son café entre deux bouchées. La tête vidée. Il verse de l’eau dans un verre Duralex, glisse un aspirine, le regarde couler, les bulles s’échapper, la pastille se tortiller au fond en rétrécissant, puis flotter entre deux eaux se dissoudre et disparaître en surface dans une petite mousse au pétillement minuscule quand il porte le verre à son oreille. Ça picote et il sourit à ce chuchotement qui n’est que pour lui seul, ici présentement échoué à un bout de comptoir paisible loin d’une houle enjouée et bruyante à l’autre bout du zinc : grappe de chauffeurs avec leurs sandwiches et demi d’Artois, moulin à café strident, lui boit son verre puis joue avec les petites virgules croustillantes du croissant dans l’assiette, mouille l’index pour les emboucher intactes : ce minuscule souvenir d’enfance jaillissant soudain efface le bruit, le lieu… un infime instant, il a été très loin de la Bretagne, perdu dans une maison sans personne et qu’il ne reconnaît pas. La migraine, le bruit du moteur, le manque de sommeil, les courbatures se diluent lentement, il sent s’apaiser les vrilles dans ses tempes. Il a dû s’endormir quelques secondes juché sur son tabouret : les camionneurs qui avaient discuté d’un blocage sur un rond-point… faut pas lâcher les gars, on est avec les tracteurs faut se serrer les coudes. Ni le brouhaha des échanges, ni le raclement des tabourets, ni le soudain silence ne l’avaient réveillé. Ils étaient partis. Bien sûr il n’aurait pas aimé être bloqué. Bien sûr personne n’aurait compris l’urgence de son déplacement. Bien sûr il se sentait concerné o combien ! On était tous dans la même galère de métiers sous-payés… Mais comment aurait-il expliqué ce voyage existentiel oui existentiel et non un trajet ! Il en allait de sa vie mais pas de la partie matérielle médiocre et précaire… et qui aurait écouté ses arguments ? Nécessité de survie pour sortir la tête d’une eau trouble où flottaient des détritus qui l’emprisonnaient et peut-être quelqu’un à sauver. Des mots ! Va te faire foutre ! Nous on se bat ! Au rond point, il s’est laissé convaincre. Par la vitre contre un tract il a glissé un billet dans la cagnotte et fait un V avec les doigts par la vitre avant de redémarrer ; putain de vie ! Minable vie ! Grimace d’une mine abrutie. La route avec de la musique en pianotant la mesure sur le volant. Bientôt il s’est laissé saisir et embrasser par les paysages labourés ; il engrangeait les images que la voiture moissonnait à l’allure réduite qu’il s’était imposé, prenant conscience du balancement de son corps dans les courbes dolentes de la route. Il s’était imposé un 60 maximum, ça laissait du temps aux regards d’être vivant, présent en alerte : comment ne pas chérir ces bocages ancestraux, paysages cousus de haies, souquenilles végétales d’une terre habillant l’âme du pays ? Ces gars défendaient quelque chose qui les dépassait. Si c’était la poésie des paysages, elle était rude et muette.                                                                                                                                                                                                                                    Pays, paysan paysage… comment ne pas alors haïr ces colporteurs de banques agricoles qui avaient poussé au remembrement des parcelles ? Souvent gens du coin, il leur était facile de fausser la réalité, d’escamoter la vérité en éblouissant tout le monde de chimères dévastatrices ; c’est l’avenir du pays qui est entre nos mains… Bien joué ce nous ! Et quel lourd tribut ont-ils prélevé ? Le pays défiguré empoisonné ne sera que souvenirs d’un passé héroïque et nous sombrerons tous avec eux et nous entendons longtemps résonner des tragédies d’enfants citadinisés découvrant un parent pendu dans une grange… cet itinéraire pour rejoindre Gwenda-Lys est un calvaire par des départementales de second ordre souvent. Parfois souffrance, parfois délectation que son pied droit lui transmet en se soulevant pour s’arrêter sur un bas-côté, descendre de voiture moteur éteint, juste pour happer la tranquille beauté du paysage modelé à mains nues. Il tombe à genoux, arrache une poignée d’herbes la sent en fermant les yeux et finit par s’écrouler, pleure, tremble dans l’humidité de la parcelle, agrippe des mottes. Ses vêtements sont imbibés d’odeur d’humus. Il se sent accablé… sa voiture tomberait en rade, il l’abandonnerait. C’est comme ça, il verra, refusera toute colère contre le destin. À l’instant, il a juste envie d’écouter Harvest de Neil Young… Quand il se relève, il embrasse le paysage, pivote sur lui-même, le visage barbouillé de terre : il désire juste écouter les feuilles tremblantes d’un hallier, trois corneilles croasser, deux clochers sonner quatre fois en décalé, un tracteur toussoter… et de ces quatre bruits, il en a fait un tour de magie bras tendus en tournant sur lui-même, contemplant les haies belles comme des fermetures Éclair. Le paysage se découpe maintenant en tranche, et pour ajouter une parcelle de nostalgie et de désesp’errance il enclenche une K7, le lecteur l’avale. Play. La voiture va à l’encontre d’ondées sporadiques, la lumière joue à saute-mouton dans les nuages et il a l’impression que les essuie-glaces suivent parfois le rythme languide d’une chanson. Il n’attend pas une éclaircie pour pisser sur un accès de pâturage, il préfère sentir la pluie se planter sur son visage tourné vers le ciel. Il sent qu’il sourit et il sait soudain pourquoi : il pense à Soc à son bateau lessivés par la tempête.

Partage‑t‑il les mêmes nuages dégrossis par leurs courses échevelées ?

Il aimerait bien en tout cas et voilà qu’une bourrasque bien iodée vient de le gifler avant de reprendre le volant… I need some one to love : ce serait bien Neil ! Tout le long du trajet, il a senti se vider une pelote dont il avait attaché un bout à la porte de la chambre : maintenant, il est presque nu et grelotte de froid. Il arrive avant la nuit, Gwenda-Lys est au portillon emmitouflée dans un châle, il retire son sac marin du coffre, elle accourt en ouvrant un grand parapluie, lui prend le bras, l’entraîne dans un mot… il la remercie en silence de lui permettre de garder quelques instants encore l’impression d’inframonde du cocon de la voiture. Le parapluie ne sert qu’à être serrés l’un contre l’autre comme ça sur quelques mètres ; elle sourit en le regardant, il a une tête de déterré ; le temps de traverser la bande de jardin vers la modeste maison de pêcheur ils dégoulinent tous les deux… alors pourquoi sont-ils pris d’un rire presque nerveux ? Fatigue de l’un, attente de l’autre… tension partagée. Silence qu’il faudra bien briser quand ils seront à l’abri. Il sait à l’instant de son sourire qu’elle ne lui en veut plus des reproches lancés au téléphone… elle est soulagée de sa venue, heureuse aussi. Cela se voit dans ses gestes, ses regards en coin : ni l’un, ni l’autre n’avaient imaginé qu’un jour ils se retrouveraient presque serrés l’un contre l’autre. Ce rire faux venait de l’émanation ridicule de cette proximité résultant de la pluie et de l’absence de Soc… elle garde le silence en poussant la porte du coude, en fermant le parapluie tout en retirant ses bottes sans les mains. Face à la porte d’entrée l’escalier un peu raide sans contre-marche pour trois chambres modestes… c’est lui qui avait fait les plans et aidé à retaper cette longère au confort spartiate certes mais la cheminée contre le pignon nord fait déjà chaud aux corps. Sa lumière s’y balance et éclaire de plus en plus chichement l’espace en s’éloignant du salon où s’imbriquent cuisine sanitaires et cellier. Une porte donne sur un bûcher longeant le mur vers le jardinet de derrière. La nuit a bientôt encombré les fenêtres, Gwenda-Lys allume les suspensions en abaisse une dans la cuisine et sort rabattre les volets. Lui, revient du bûcher avec une brassée de gros bois, ils sont en silence à écouter le monologue des bûches croustillant sous les flammes. Il se sent bien, il regarde Gwenda-Lys et croit à cet instant qu’elle aussi se sent bien, à regarder le feu, à humer le thé, à goûter la chaleur de la tasse qu’elle serre entre les mains, non pas avachie sur le canapé mais les coudes posés sur son jean. Elle sourit, le regarde et d’un signe tapote l’assise pour l’inviter à s’asseoir à ses côtés. Sur un tonneau scié en deux à hauteur de cerclage faisant table basse, il pose l’assiette avec ses ronds de pain tartinés de sardines écrasées avec de la crème fraîche qu’il vient de préparer. Elle lui a servi un whiskey. Rempli haut sans glace. Elle se redresse et pose sa tête contre son épaule. Son index tourne sur le rebord de la tasse, sirote, recommence. Il ne dit rien, ne bouge pas, son verre reste dans sa main posée sur l’accoudoir. Il regarde la croûte de terre sur ses mains. Il a peur de la toucher. Il a peur de la salir. Il a peur des souvenirs d’elle. Il n’y a plus rien de lui ici, à part l’agencement -croit‑il‑ et il a peur de trahir Soc et son cœur bat très fort et il sait que la tête posée contre son épaule entend le ragage des veines sur ses muscles. Un compte-minutes sonne et Gwenda-Lys se lève et retire son pull ; son T-shirt polaire dessous glisse vers le haut, il aperçoit son nombril, l’autre origine du monde, elle n’a pas de soutien-gorge, elle n’en a jamais porté (ça me gêne et n’en ai pas besoin) et c’est toujours vrai… il frissonne, lui a froid. Il rumine le whiskey tourbé à petite gorgée avant de laisser glisser cette sensation de chaleur dans la gorge. J’ai préparé un bar en croûte… on mange près de la cheminée ou à la cuisine ? À la cuisine, j’aimerais bien. Moi-aussi, comme ça, on aura tout à portée de main. Il y en a encore pour une petite demie-heure, tu veux monter tes affaires, comme ça ce sera fait. Tu me proposes une chambre ? Prends celle au-dessus de la cheminée, tu es frileux, elle sera mieux pour toi. En attendant je prépare deux grogs costauds avec de la gnôle d’ici ! Tu peux prendre une douche, ou te laver les mains, tu es un peu crade. Je t’ai préparé une serviette et un gant. Est-ce le doux fiel de l’alcool ? Ce petit dialogue anodin, familier… trop pour lui. Il rappelle les presque deux lunes communes. Ce n’est pas insupportable juste pénible. Il se sent tout petit rabougri en vagabondage, encore un peu tandis qu’il se savonne ; elle lui aurait dit  ‑je te connais‑ il aurait reçu un vrai coup de massue. Il se rince les cheveux, s’astique, ça lui fait du bien, râle en fixant le pommeau de douche. La façon dont Gwenda-Lys avait laissé entrevoir son corps n’est pas étrangère à cette misérable masturbation ; il revoit sa chevelure bouclée posée contre son épaule quand il sèche ses cheveux et sort de la salle de bain en cataloguant ces infra-événements : le dosage de son verre, l’attitude d’attente au portillon, ses intonations au téléphone. Mais surtout il aperçoit les quatre tableaux abstraits rassemblés sur un mur témoins de sa propre créativité lors de leur brève liaison… à la petite satisfaction du début se substituait une sorte d’étouffement qui escamotait le soulagement d’être enfin arrivé. Tout dans cette maison lui signifiait qu’il n’était pas un ex mais une partie du décor sans arriver à déterminer le terme exact de son statut dans ce lieu. La sensation inconfortable d’être un intrus chez un ami d’enfance absent et en compagnie d’une ancienne petite amie s’activant à préparer à dîner : pourquoi me suis-je senti bien en arrivant ? Avais-je pris trop de plaisir à dessiner l’aménagement comme si j’avais transposé pour ce couple ma manière d’organiser le monde ? Quand Soc disait on se sent bien ici… voulait-il dire : j’ai l’impression que tu es ici avec nous. Sa tête tournait. Il y avait pas loin de quatre fois trente-six saisons qu’il connaissait Soc ! Et là maintenant tout propre, adossé au mur près de la fenêtre de la cuisine il buvait un grog en faisant la grimace. Fort. Serrant les dents à chaque gorgée pour retenir bouts de girofle, débris de pépin, écailles de pulpe : Costaud ! Elle sourit en reposant un maillet et avala une lampée : whaouh ! Oui j’aime bien ! j’ai fait fort ! Et se remit à casser la croûte de sel en se mordillant la lèvre et lui est venu s’asseoir dos au four porte ouverte, il se réchauffe les fesses et c’est agréable. Il a encore le ronronnement du moteur dans la tête, il est fatigué d’avoir dormi en pointillé sur le siège passager dossier basculé, un peu à l’abri du bruit d’une aire de pique‑nique ; il ne pense à rien, n’a pas vu Gwenda-Lys préparer les assiettes. Il les a senties : garnies fumantes déjà réconfortantes sur la toile cirée. Il aurait bien demandé d’écouter les infos, mais ne dit rien. À la radio on ne parlerait que de l’Erika. Sa diversion était banale : raconte-moi pour Soc, tu avais l’air si fâché ! Quand ? J’ai oublié… c’était hier ou avant-hier quand je t’ai appelée du routier. Ah ! oui, tu lui as envoyé un fax, il y a quelque temps, je ne sais plus et il a eu l’air bouleversé en voyant l’image jointe. C’est quoi cette maison paumée ? Il ne voulait pas mentionner Sinéad. Pas la peine de mélanger les histoires : justement j’en sais rien. J’avais acheté cette carte postale et je l’ai retrouvée… par hasard. C’était flou dans mes souvenirs. J’ai pensé alors à Soc, on se connaît depuis si longtemps… et je me suis souvenu alors que Soc m’avait offert la même, il y a très longtemps. Je pourrais t’avouer que c’était une sorte de clin d’œil. Tu as de la chance, à moi, il ne m’a jamais rien raconté vraiment. Je l’ai pris comme il était… et comme il est encore et toujours. Il reste secret sur mes questions d’inquisitrice, comme il dit. Rien sur sa famille et ses amis, à part le bateau, toi et le bat… Gwenda-Lys, je le connais. Un taiseux. Un bateau et toi ! Il lui avait coupé la parole : elle aurait alors rappelé avec un vague accent de pardon être avec Soc depuis cette fameuse nuit où il les avait surpris en plein ébat… à la seule différence, ils n’avaient pas encore vingt ans ; Soc était un coureur de première et il était tombé fou d’elle et elle, avait trouvé son dieu… Soc avec sa franchise, sans scrupule de faire de la peine et pour une fois bavard à trop boire durant des jours et de pénibles soirées lui avait demandé pardon avec son dernier argument : mon frère de lait, pour ma survie ! Sincère en me serrant dans ses bras. Entre un colossal obsessionnel Jules et un pseudo Jim, Gwenda-Lys insécable avait gardé Soc seul maître à bord. J’avais été largué… elle avait dû faire un choix à un moment de sa vie… et elle l’avait fait. Il se souvient alors d’une phrase étrange entendue quelque part, il ne sait plus où : tu sais, sérieusement, quand il n’y a pas de violence… et bien c’est la femme qui choisit l’homme qui la choisira… et il n’avait été élu. C’est le cours de la vie à un moment M ! Il faut assumer et accepter… ta liberté commence par celle de l’autre. Et tu l’as acceptée et tu en es heureux… sans faire table rase du passé… la preuve ? Tu la connais… c’est l’apparition de Sinéad ! Gwenda-Lys revenait avec deux verres fumants, il fit non de la tête. Les yeux brillants, des mots qu’elle cherchait à prononcer sans trop montrer son ivresse, respirant par saccades prolongées de silences : en tout cas après cette carte, il n’était plus le même. Il a été pris d’une frénésie. Pour les dernières finitions et charger l’avitaillement. Ses liasses de cartes nautiques. Son putain nouveau jeu de voiles. Il est parti depuis… deux trois quatre jours. je ne me souviens plus… je n’ai pas arrêté de boire depuis… et je continue ce soir… en levant son verre de grog avec un mince sourire forcé sous des yeux rougis. Je savais que ça allait se terminer comme ça. Il m’a abandonnée… oh ! Tu exagères, il ne t’a pas a-ban-do-nnée, il est parti. Il t’a donné des explications ? Gwenda-Lys fait d’abord non de la tête en haussant les épaules, ramasse l’autre verre et le lève : Je peux ? Oh ! il me manque déjà et il a foutu le camp… j’y pense. Avant de partir, il est monté dans la chambre du milieu… son bureau plutôt. Soc est redescendu avec une boite noire, en métal fermée avec un code. En évoquant ce détail, Gwenda-Lys s’arrête et se met à rire complètement exaltée : c’est drôle de se souvenir de ça dans mon état ! Il a mis la carte dans la boite en me regardant tristement. Elle haussa les épaules montrant son incompréhension, son désarroi. Il a posé la boite sur sa table de chevet et on s’est couché. On a fait l’amour comme d’hab et avant l’aube aussi juste avant son départ. Sans parler… ça ne lui arrivait jamais… Il a mis son index sur mes lèvres, je l’ai mordillé, pas pour lui faire mal mais comme pour le retenir. Ça ne servait à rien de froncer les sourcils… ni même de pleurer. J’aurais pas réussi à le retenir… reste au chaud, je dois partir c’est bientôt l’heure. C’est tout ce qu’il a dit, il avait l’air soucieux. Ce qui me fait encore peur c’est son dernier regard : immobile sur le pas de la porte, j’étais une image parmi les dernières images qu’il regardait lentement. Et il a tiré la porte. Je suis remontée me blottir dans le lit… encore tout chaud… c’était bon de serrer son oreiller… mais je le revois se retourner mais pas pour me regarder… il semblait fixer dans sa mémoire un lieu comme s’il ne le reverrait plus. Peut-être voulait-il plutôt être certain de penser à toi et de se sentir tout près de toi avec de belles images qu’il pourrait feuilleter dans la solitude exiguë du carré ou dans les rêves d’une inconfortable bannette. J’aimerais tant te croire… tu n’as pas une idée des raisons de son si brusque départ ? Tandis qu’il cherchait des mots qui ne la blesseraient pas, elle alla chercher la bouteille de whiskey et remplit les verres. Une première bourrasque fit trembler les volets, annonciatrice d’un terrifiant remue-ménage par-dessus les toits.                                                                                                                                                                                    Où est-il en ce moment ? Il haussa les épaules avec une moue souriante pour calmer l’ambiance : dans la nuit comme nous… mais peut-être que son départ n’est pas si précipité que ça en a l’air. La carte postale est une coïncidence… liée aux raisons qui l’ont poussé il y a longtemps à fabriquer ce voilier, l’aménager et l’armer. Ne me dis pas ça s’il te plaît ! Ce serait alors de ma faute, quelque chose en lien avec moi ? Mais quoi ? Elle avala une grosse gorgée en secouant la tête. Était-ce l’alcool ou cette frayeur de culpabilité ? Ses yeux étaient mouillés, ses coudes posés sur la toile cirée, une main écartant les miettes de pain, l’autre crispée sur le verre. Gwenda-Lys leva les yeux et le fixa, sa voix avait changé tremblante : je me suis faite avortée, et ça s’est pas bien passé… ou plutôt j’ai compris plus tard que ça c’était mal passé… je n’avais pas vingt ans… je ne peux plus avoir d’enfant. Elle a baissé la tête, grattait la toile, sanglotait, écarta les mains quand il voulut les prendre : s’il te plaît, ne me touche pas, c’est lui que je veux… l’enfant c’est peut-être ça la raison… Pourquoi ? Il comprenait pas ces derniers mots qu’il était peut-être concerné. Silence absolu. Comme à travers une pièce sourde, un ange passa. Mais là ce n’était plus une histoire d’enfance. Il aurait pu jurer qu’il l’avait vu traverser lentement, tout blanc, survolant la table, flottant doucement à mi‑hauteur de la pièce. Lui voyait, accompagnant l’ange, l’adagio d’un archet de violoncelle et le vibrato des doigts mais aucun son ne l’accompagnait. Un autre être vivant flottait dans la pièce et elle ne voyait rien.                                                                                                                                                                                                                                                                                      Pendant le temps distendu sous l’effet de cette hallucination, il fut submergé par une vague de plomb. Gwenda-Lys avait enfermé son visage dans ses mains. Peut-être avait-elle besoin de ce recueillement. Lui, aurait voulu crier hurler des mots une phrase cohérente mais pas une seule si courte soit-elle, pas un mot ne pouvait exprimer l’absolue précision du sentiment d’effondrement intérieur, celui de la foudroyante révélation d’un manque d’une absence. Seuls tous les deux unis par un infini sentiment incommunicable, d’une irrémédiable solitude ; l’idée même d’une étreinte consolatrice ne les avait effleurés tant ils se sentaient en déséquilibre au bord d’un abîme, peut-être le même, vers lequel enchaînés ils se sentaient entraînés sans aucun secours possible. Un violent coup de vent fit claquer les volets, l’ange s’échappa par la cheminée, ils sursautèrent. L’ampoule de la cuisine grésilla juste avant le coup de tonnerre qui pulvérisa l’insondable intrication des émotions et la tourmente des sensations en furie à fleur de peau. Il y eut alors une débâche : Gwenda-Lys s’est arrachée du canapé, s’est levée, livide titubante traînant ses charentaises ; elle se mit à arpenter la maison, à retourner tous les recoins, soulever les coussins, déplacer les fauteuils, le buffet, fouiller les placards de la cuisine, le vestiaire près des toilettes, le meuble de la salle de bains, tout avec la méthodique lenteur d’une furie contenue puis elle se hissa à l’étage cramponnant la rampe ; il entendit le fracas infernal de coffres, armoires, tiroirs. Elle voulait qu’on entende sa rage muette chercher, remuer, mettre tout sans dessus dessous. Elle redescendit, en titubant se rattrapa à la rampe, décrocha une torche et sortit. La porte du bûcher claqua et elle rentra complètement trempée, traversant la cuisine sans le voir ou sans le regarder et se laissa tomber dans le canapé, grelottante, effondrée, désespérée : rien, je n’ai rien trouvé. Tu as perdu quelque chose ? J’ai tout perdu et je n’ai pas trouvé ce que je cherche. Il s’est approché, hésitant là debout, ne sachant s’il allait s’asseoir dans un fauteuil ou à ses côtés, tergiversant, ranimant le feu en croisant trois bûches. Il finit par emplir les verres… tout en gestes maladroits et misérables. Gwenda-Lys l’invita à côté d’elle : geste calme, presqu’un appel perceptible dans le mouvement des doigts pliés dépliés glissant sur le canapé qui peut-être désiraient l’attention d’une main et sa muette compassion. Il s’assit hésitant entre poser sa main sur la sienne et calmer les doigts, passer son bras autour de son épaule, posant finalement une main sur son ventre, laissant ses doigts immobiles s’imprégner de la chaleur de son corps. Merci dit-elle en se tournant avec un pitoyable sourire barré de larmes. Il n’osa pas, il n’eut pas le courage de la regarder dans les yeux… il ne voulait pas y voir un quelconque souvenir de leur lointaine et brève liaison et peut-être un reproche ou une condamnation. Une rupture, plus tragique encore, était encore là présente sous sa main inerte. Je n’ai pas trouvé la boite noire, j’ai fouillé partout… finit-elle par dire. Elle grimaça, sourcils froncés et il retira sa main de son ventre rapidement comme sous l’effet d’une décharge électrique qui aurait relié ventre et boite noire tous deux objets de secrets et de pertes : tu n’aurais pas fait de cachettes secrètes dans les plans ? Et c’est lui alors qui sourit. Aurait-elle deviné les raisons de son geste ? Elle avait réussi à modifier l’expression de son visage ; oh ! à peine, elle ne vit pas les dents, juste un léger étirement de la bouche qu’il masqua en avalant deux petites gorgées de whiskey : non, je n’ai pas pensé à ça quand j’ai imaginé l’agencement et dessiné les plans. Et là maintenant je tombe de sommeil. Je ferai la vaisselle demain. Et demain, on essaiera de comprendre ? D’accord ? Elle s’allongea sur le canapé et tira un plaid ; il mit trois bûches dans la cheminée. Ça crépitait déjà doucement quand il arriva en haut de l’escalier. Gwenda-Lys dormait déjà.                                                                                    Écrire qu’il se reposa cette nuit trahirait l’enchevêtrement de pensées et de rêves tordus, d’interrogations sans réponses désarticulant toutes les théories ineptes, insupportables, incohérentes qui avaient traversé ses réveils brutaux, désarçonné, sans savoir où il était, tâtonnant pour trouver et appuyer sur un bouton de poire de lampe de chevet et ne rien reconnaître. Il était nulle part, se rappelant vaguement un bruit lancinant d’un moteur, d’un long trajet en voiture : mais il n’était pas dans la voiture. Il tournait s’enfonçait dans un cône sombre de délires sans accalmies où Soc était partout. Père un instant ? Ou pas… abruti il est descendu, la tête encore encombrée par des débris de caucherêves. La toile cirée, réveilla les souvenirs de la veille, identifiant enfin les lieux. Un mot sur la table : je suis allée voir Loïc. Pas de trace du désordre de la veille. Elle avait préparé des tartines, la théière était encore toute chaude. La signature, l’écriture, les attentions… tout Gwenda-Lys. Les tartines, le thé brûlant, une radio en sourdine ont accompagné ses sentiments d’errance, de doute, de culpabilité qui avaient miné sa nuit. Flottait encore un épais brouillard quand beugla entre ses tempes une balise, non, une voix, portant un nom. Gwenda-Lys essoufflée : Soc l’a peut-être prise avec lui. Loïc, lui, en est sûr. Et au port on ne parle que de l’Erika… Tu savais ?                                                                                                                                                                                                                                   Le canot était au Ruaud. Gwenda-Lys maniait le moteur, les cheveux s’affolant façon gerbe de blé sous un bonnet, laissa un îlet et l’Île de Lluric sur bâbord puis glissa vers l’ouest de l’île Llur qu’elle longea au ralenti. On était dans un enclos de brume et la petite bande de plage émergea : le canot de Soc était là dodelinant doucement : on ne va pas le laisser, là. Il suivit les ordres de Gwenda-Lys pour la manœuvre de remorquage, la longueur d’aussière entre les barcasses, le dégagement sur la bouée, et l’endroit où s’asseoir pour faire lest. Sur le coffre arrière du canot il laissa ses doigts filer sur l’eau, à la remorque. Inutile. Il ne pensa à rien, jusqu’au largage de l’aussière, l’échouage tranquille sur le sable, le halage vers des arbustes pliés cabossés à l’abri des marées… sous le ciel chargé, l’eau avait un léger roulis de pièces d’argent. Il resta au Crouesty encore un couple de jours : Soc était dans toutes les discussions, présence énorme par des phrases implicites et même au coin de leurs activités domestiques : au marché, au choix des poissons ou des crustacés, Soc était là en référence. Quand Gwenda-Lys marchandait des ormeaux, elle évoquait le nom de la rue de leur maison… toute une série d’impressions étranges troublantes d’un déjà‑vu le mettait mal à l’aise. Tout rabougri dans ses sentiments, il tentait des efforts de diversion, mais Soc et la mer revenaient toujours. Il retourna au mouillage du bateau de Soc peut-être par nostalgie de quelques virées faites ensemble. Il voulait être seul, en tête-à-tête avec lui : le sloop ne hochait plus doucement à quelques brasses de l’île de Llur. Un violent appel du large ; il avait brassé lentement l’aussière… la grand-voile et le foc avaient faseillé. Gwenda-Lys ne l’avait pas entendu gueuler… ni se ruer sur la barre en bordant le foc, accompagnant ses gestes amples de bordées d’injures. Gwenda-Lys aurait pleuré. Oui ! du plaisir d’être de l’expédition. Mais elle n’était pas allée le voir lever l’ancre dans une plainte de chaîne. Soc lui avait interdit cette vision de disparition. La dernière étreinte dans la marée montante de l’aube. Ne pas s’alanguir, rester pelotonner dans les draps encore chauds de leurs corps. Le laisser descendre vers son canot, l’abandonner à ces derniers instants sur terre ferme dans la brume bue lentement par tout ce qui environnait : arbres éreintés pas le vent, maisons basses trapues, buissons rabougris, vagues juteuses… tout peu à peu gonflé du flou, tant et tant, que les objets avaient fini par secréter leur propre abstraction formelle pétrie de vents… Soc était resté là, les yeux fermés, le sac et les pieds plantés dans le sable stable. Il avait consulté sa montre peut‑être pour vérifier son timing, estimer l’heure restant avant l’étale de pleine mer, méditer sur la notion d’espace et de temps. Une brise de terre ébouriffait la pagaille de ses cheveux roux rêches. Il avait calmé tout ça en enfonçant oreilles et front sous le bonnet puis il avait jeté son sac dans le canot. Il l’avait manœuvré sur la frange de l’eau, l’avait poussé en le faisant pivoter avant d’embarquer en poupe. À la godille sans même se retourner il avait atteint la bouée, amarré à l’anneau et balancé son bardas par-dessus bord, pile poil dans le cockpit. Combien de temps était-il resté là debout les mains sur les hanches en équilibre sur le canot ; non pour s’amariner, il écoutait la bande‑son ténue du large que filtrait et torturait le goulet d’entrée du golfe. Son regard avait scruté le clapot de l’eau. En pleine méditation, il goûtait, il semblait se projeter loin vers la haute mer ; il jouissait, son œil engloutissait goulûment les miettes du paysage du minuscule horizon qui le cernait. De son mouillage, l’entrée du golfe était proche, long aussi à atteindre. Il entendait ronfler l’écho des dernières houles bombant le dos avant le jusant. Il avait senti l’étale, avait expectoré en étirant ses poings tendus vers le ciel blanc et se hissant, il avait abordé le cockpit en souriant. Le chant d’un coq aurait signalé un bruit de chaîne, un glissement de sillage, un claquement de toile, une étrave jaune louvoyant valsant entre bouées, perches, rochers, balises, tirant des bords très courts en veux-tu en voilà. La baume docile sous une piètre brise dansait doucement un pas de deux avec la légère houle. L’étau des terres se desserra brusquement déversant une avalanche de liquide et d’air bleuâtre. Le golfe du Morbihan avait été effacé. La baie de Quiberon s’éventrait enfin. Qui aura vu la grand‑voile hissée, le génois bordé, une veste de quart rouge, une main posée sur un chandelier, quelqu’un qui ne se retourne pas sur la côte qu’il quitte ? Soc emportait dans le cou le sel des larmes de Gwenda-Lys ; il laissa sous le nez l’index au parfum de sa vulve. Il inspira longuement les yeux fermés, vira tribord amure ; une vague d’étrave rasa le cockpit, Soc gueulait son premier juron. Le soir, il fut étonné d’apprendre que Gwenda-Lys avait des racines touffus d’Irish Travellers. Il en fut troublé ému même : cette secrète part d’elle‑même n’avait-elle pas infusé dans son mode d’existence cet esprit rétif à l’attachement aux lieux. Il l’avait toujours entendue murmurer comme une prière exhaussée : la mer me montre les saisons et les plus beaux paysages du vagabondage… et ces côtes déchiquetées s’accordent à mon âme. Je suis là et la météo m’offre sans cesse un étonnant dépaysement. Elle a souri. Ainsi autour d’un verre, elle raconta sa vie. Il la questionna si bien qu’ils passèrent la soirée sans évoquer Soc, juste tranquillement détendus chacun racontant des souvenirs personnels évoquant vacances familiales, anecdotes d’ancêtres, migrations. Autrefois vingt lieues ou bien traverser la mer… c’était toujours un déracinement. Une soirée calme enfin autour du feu, lieu immuable où les souvenirs se faufilent et se rallument.                                                                                                                                                                                                                                     Le lendemain, descendu au port seul, il s’est attardé au shipchandler et à la capitainerie. On y connaissait Soc ici et là … un intime ! Ici une série de cartes nautiques commandées deux mois plus tôt : North Channel, Inner Hebrides, sea of the Hebrides, Little Minch, Isle of Skye ; achat de batteries neuves, occaz ou révision d’instruments de navigation et de communications ; et là au capitaine du port, Soc avait signifié son départ depuis dix jours. Soc lui avait même précisé avoir embarqué pour trois mois d’avitaillement. Les infos concordaient. La commande de cartes correspondait au fax : sa destination se précisait si on peut dire, en tout cas elle rassurera Gwenda-Lys : du froid, des cailloux emballés serrés dans un jeu de cartes. Jeu de solitaire. Le capitaine lui communiqua ses coordonnées inmarsat.                                                                                                                                                                                                                                   À l’étage dans -la pièce du milieu- également bibliothèque… marine exclusivement, au sens grand large… des classiques dont certains noms lui étaient connus : Homère, Joyce, de Montfreid, Vercel, Melville, Stevenson, de Maupassant, Verne, Loti, Defoe, Hemingway, Cendras, London, Conrad et tant d’autres, auteurs d’aventures de flibustes et de pirates, manuels techniques, code maritime et tous les contemporains qui, en journaux, récits, dessins, croquis, cartes, avaient exalté une passion qui n’avait pas oublié la poésie dont une anthologie introuvable, une collection du Chasse-Marée, des magazines nautiques, ouvrages techniques de construction navale traditionnelle, de recueils de chants de marins… la mer le dévorait. De la porte il regardait Gwenda-Lys juchée sur un petit escabeau consultant tête penchée les titres d’ouvrages sans classement apparent ; sursautant quand il poussa en grand la porte ; le livre qu’elle venait de tirer peut-être pour regarder la couverture lui échappa des doigts. Elle descendit de l’escabeau et sourit : j’essaie de savoir quels livres il aurait pu emporter… en tout cas pas celui qui vient de tomber !  Je ne le connais pas mais tu sais, quand il va à Paris pour son travail, il en profite pour se recharger, comme il dit. C’est quel titre ? The Shift de Kavvadias. Je peux lui emprunter ? Je l’avais dégotté rue Monsieur le Prince, l’année dernière. Ah ! Il ne m’en a pas parlé ! Tu veux le prendre combien de temps ? Il a haussé les épaules : le temps de le lire. Tu n’oublieras-pas de le remettre à la bonne place, Soc est maniaque avec sa bibliothèque… tout est classé. Ah bon ! Oui organisé… pour sa bibliothèque aussi. t la bonne place c’est où ? Là entre les deux livres que j’ai basculés. C’est comme ça qu’il fait. C’est dingue j’ai un livre dans la main, je sais maintenant où le ranger précisément… et pourtant à cet instant on ne sait pas où se trouve Soc, entre quelle et quelle île, entre quelle et quelle côte, entre quel et quel port ! Et Soc n’est pas entre nous. Il est parti avec trois mois de provisions et plein de mathos pour communiquer ! Et rien ! Dite d’une façon un peu trop humoristique, c’était la phrase de trop. Trop tard… Gwenda-Lys s’est jetée sur lui non pour être prise dans ses bras, mais lui marteler la poitrine : salaud ! c’est de ta faute, de ta faute. Comment j’ai pu… mais c’est la capitainerie qui me l’a dit tout à l’heure je t’assure ! Et il fila dans la chambre d’à côté, fourra dans son sac ses affaires et le livre, l’unique roman de Nikos Kavvadias. Il a arraché une feuille d’un cahier, mais se calma pour lui laisser un mot apaisé coincé avec un galet sur le bureau : quelque part dans l’intervalle indiscernable de brume et d’écume qui profitent de leur rime pour ourler leurs lisières jusqu’à se confondre et nous faire rêver… il vit pour toi. Son absence te brûle. Trois mois de provisions, des cartes, des moyens de communications : le voilà parti pour revenir à bon port. Tiens-moi au courant quand tu as des nouvelles. Rassure-toi, elles seront bonnes, j’en suis sûr. Et il a signé. PS : voici son numéro… et il n’a pu s’empêcher de mettre un peu de poésie, espérant que les images la réconforteront pour se sentir à ses côtés… en bas il a ramassé ses affaires de toilette.                                                                                                                                                       

Il aura passé six nuits dans ce port et il repartait avec The Shift qui rejoindra Georges Séféris dans son panthéon intime… avait-il eu un motif pour espérer revoir Soc avant son appareillage ? Pour être en sa compagnie ? L’ami qu’il appelait Brother et même my Brother depuis presque toujours. Il aurait voulu être près de lui, l’aider même dans ses préparatifs, juste pour partager son enthousiasme… il était question de quête dont rien n’avait affleuré dans leurs discussions échevelées, le taiseux se perdait parfois en longues anecdotes avec tant de digressions comme s’il voulait repousser toujours plus loin les interrogations qu’on aurait pu aborder ; à ce jeu il gagnait toujours… à ce jeu, il tractait tant de rêves et de projets, à ce jeu il embrassait la mer, à ce jeu, il vivait la furie des éléments pour ne pas parler de lui. Gwenda-Lys attendait à la porte, était-ce pour être certaine de le voir disparaître ? Oui. Non. Elle s’est précipitée dans ses bras pour l’embrasser : Pardon. Bon voyage… ne manque pas à ta parole, tiens-moi au courant de ton côté. Je ferai pareil… et merci pour ton petit mot… je vais le garder sur ma table de chevet. Merci. Il ne sait où il va, mais il s’en va au vent mauvais. Gwenda-Lys s’est précipitée au portillon, en criant, en faisant des signes de détresse avec les bras, brandissant une feuille dans la main… s’il avait regardé dans le rétroviseur, il aurait vu un genre de drapeau blanc et Gwenda-Lys courir. La voiture était déjà au bout de la rue, avait freiné, mis son clignotant, disparu à gauche. Dans le séjour, elle sursauta quand le fax crépita une nouvelle fois. Soc encore, pensa-t-elle en fermant les yeux. Depuis combien de temps était-il parti ? Additionnant les jours et les nuits elle se perdait entre souvenirs et repères à en avoir le vertige. Il avait laissé un double des cartes marines pour qu’elle puisse tracer sa route avec les points qu’il lui adressait chaque soir. Elle n’en avait rien fait. Elle le laissait filer… presqu’avachie dans un fauteuil club tout ridé ; elle était là les yeux dans le vague ; le fax à la main avec son écriture. Elle ne l’avait pas encore lu. Elle avait couru pour le lui donner à lire, sans s’en avouer la raison : Voulait-elle l’entendre lu par une autre voix, une voix mâle, une voix connue, une voix ne lui rappelant pas le timbre de Soc ? Elle avait le sentiment d’être abandonnée, perdue dans une maison encombrée : un cabinet de curiosités parlant de son outre-monde. Chaque objet, chaque image, chaque livre et ouvrage, chaque carte marine explorait son univers dans une langue et une combinaison mystérieuses. Exclue de son monde, il l’y avait recluse. Le corps de Gwenda-Lys corps résultait d’une équation de courbures harmonieuses et délicates, dégageait une sereine indolence. Soc en avait été irradiée. Ses mouvements tout en lenteur imprimait dans l’espace une ombre tragique. La modulation de ses paroles en faisait des poèmes dont l’intonation révélait une interrogation : si l’image d’une fileuse avec rouet et fuseau apparaissait, c’était plutôt la lumière pâle et le silence qui la distinguaient dans sa pose : elle s’était spécialisée dans le tricot, les jacquards éblouissants avec des laines des Shetlands. À son ouvrage, seule, en silence, il faut imaginer Gwenda-Lys, heureuse.                                                                                                                                                  Il ne se sentit pas plus léger, même s’il s’était échappé d’une atmosphère un peu oppressante… L’absence de Soc, masquée par tout ce qui était en évidence sur chaque mur chaque meuble, provoquait des sensations d’inquiétude suffocantes : les photos grands formats d’un bateau à l’ancre, phare émergeant d’une déferlante, barque comme un reste de squelette blanchi abandonné, bosquets d’arbres presque couchés avec des stigmates de gifles et griffes de sel, maison blanche au pignon d’où pointait une cheminée à peine plus blanche que le ciel et le paysage où elle semblait éperdument isolée, maquettes d’un sinagot et d’un cotre, goélette encalminé dans une fatale bouteille goulot bouché bouclé d’un cordage et une ancre pendante, sextant sur la cheminée, grande reproduction couleurs d’un portulan portugais, photo en noir et blanc, seule photo d’un marin à l’allure d’un Blaise Cendrars cigarette au bec, portrait trimballé à chaque déménagement… un aïeul avait-il précisé, sans plus s’attarder… tout jusqu’aux rideaux, luminaires, serviettes, torchons, calendrier, cendrier, tapis, assiettes… dès le portillon cette passion apparaissait et quiconque poussait la porte était submergé par la déferlante d’une obsession… ça pouvait faire sourire, ça pouvait faire peur aussi. Et il avait abandonné Gwenda-Lys à cet univers sans se retourner. En l’embrassant il s’était retenu de regarder ses yeux qui pleuraient ; il ne comprenait pas vraiment pour qui elle pleurait et prit la route à la hâte. S’il ne savait pas où aller, il savait par où il voulait passer avant de quitter le golfe, avant qu’il soit trop tard. Il avait tergiversé depuis le matin, comme si quelque chose d’impérieux lui ordonnait de fuir cette maison à la même heure qu’à son arrivée : fin d’après-midi, il y a six nuits. Une boucle, avec l’image du baromètre qui avait encore brutalement chuté. Il ne l’a pas fait remarquer à Gwenda-Lys pour ne plus différer. Elle était calme ; personne au port ne l’avait inquiétée en mentionnant la zone où avait sombré l’Erika. Soc était alors dans les parages…

                                                                                                    la lune s’était levée, gibbeuse décroissante ; l’image du golfe blanchi étonnamment surexposé semblait l’une des vues que Soc avait saisie et qui était dans la chambre face au lit qu’il avait occupé. Des monceaux de nuages, troupeau trapu parfois visible à l’éclair, loin encore. Le tonnerre n’était qu’une rumeur à l’horizon occidental. Le canot à son échouage penché sur son bâbord paraissait recroquevillé. Il le redressa pour s’asseoir sur le banc d’où il contempla la lumière s’affermir sensiblement avec la lune montante, gibbeuse, orangée d’abord, jouant à cache-cache avec les nuages, ternissant ses couleurs pour atteindre le blanc sélène de toutes les fantasmagories. À quelques mètres, un beau clapotis dialoguait avec ses rêveries. Il se sentait bien, quelque chose créait une harmonie paisible mais si puissante que sa tristesse, ses doutes, sa sensation de solitude inepte avaient disparu : le friselis de l’eau et les reflets de lune mêlaient son et lumière. L’un ne semblait exister que par l’autre, tant et si fort qu’il avait l’illusion de n’exister que par ce jeu et la présence réelle de Soc à ses côtés. Ainsi Soc était son ami. Tous leurs défauts et toutes leurs qualités étaient la dérive de cette amitié… ils ne savaient pas pourquoi, ils en riaient, ils se contraient, s’engueulaient mais l’amitié était là. C’était ainsi ; ils aimaient la mer mais pas pour les mêmes raisons. Là, assis sur le banc de la barque, il était moins dans la contemplation qu’en communion avec Soc et il est allé traîner ses pieds nus dans l’eau, froide à souhait, éclaboussant les vaguelettes pour voir et sentir les gouttes emplies de lumière et Soc était ici avec lui à participer aux jeux secrets entre lune et mer. Il a pressenti à cet instant que Soc lui avait laissé un message, que le canot était sa bouteille à la mer… Il sut à cet instant qu’il ne le reverrait plus. Dans le coffre, une bouée et l’orin, un casier à homard, une boite en métal intriquée derrière les clips d’un gilet de sauvetage fluo-orange. Boite non noire, orange… immobile déçu, scrutant les objets, les identifiant, les nommant un à un jusqu’à rester pantois et inquiet devant l’objet qui n’était pas noir. Il avait cru connaître Soc par cœur. Il était revenu au canot bardé de cette certitude… Soc lui échappait. Gwenda-Lys avait évoqué une boite noire. Soc l’avait donc embarquée… non loin faisant route vers Vannes, un côtier de pêche a glissé, fanal au-dessus de la cabine, âme rougeâtre oscillante flottante détachée du bateau que seul un rectangle jaune d’or de la cabine semblait rattacher à un ourlet d’écume. Et il était là dans ce canot échoué, sans comprendre ce que cette disparition signifiait. Quelle puissance inconnue, si ce n’est l’appel au secours, avait aspiré Soc avec une si soudaine détermination vers les masses boréales aux côtes craquelées aussi bien par glaces, rafales que paquets de mer ? Certes, il n’avait jamais évoqué de rêves de périples au nord-ouest de son éden, mais les rêves survivent toujours aux labiles réalités et aux voyages tracés sur des cartes marines quand on est en panne dans un port. Soc était parti pour réaliser peut-être un serment d’enfance que lui avait oublié. Il a déclipsé le gilet, retiré la boite. Sur le couvercle une croix noire. L’avait-il oubliée ? Était-ce celle du canot ? Pourquoi un kit de premier secours cadenassé ? Quatre chiffres alignés, un 2 et une suite de zéro. L’anse juste abaissée, le cadenas non verrouillé. Il ne s’est pas précipité pour l’ouvrir. En se relevant pour sortir sa frontale il fut saisi d’un froid frisson : il n’y avait plus ni lune, ni étoiles, l’eau était une couleuvre de houle, les arbres s’ébouriffaient. Il était trop tard. Le golfe allait exploser. Il a titubé plusieurs fois avec la boite serrée contre la parka, s’agrippant à la coque puis aux branches d’arbustes rabattus et soulevés par des rafales. Une sorte d’ivresse l’avait pris, tout tournait, se balançait, bateau ivre dans le tumulte furieux d’une tempête débordant les quatre points cardinaux. Suffocation et tremblement ; ces lames de vent avaient fini par le plaquer contre les arbustes, il s’accrochait aux touffes d’herbes rêches et acérées à lui faire mal avant de courir en zigzag jusqu’à la voiture. La portière s’est rabattue d’un coup sur sa nuque. Sonné, trempé, grelottant, appuyé contre le volant, les yeux hypnotisés par les trombes d’eau sur le pare-brise et soudain, sous des coups de tonnerre rapprochés, des grêlons ont dansé une gigue endiablée et assourdissante sur le capot. Une seule cassette pour l’instant : Riders on the Storm. À fond. Il s’évadait à l’intérieur d’un autre orage, dans une frange de forêt tropicale. Il a dû s’endormir en confondant tous les coups de tonnerre. Il se rappelle quelques images : Soc à la manœuvre et sa terrible jubilation, ses bordées de jurons à propos de ces dépressions déréglées, brutales, aussi brèves qu’étranges qui étaient de plus en plus fréquentes et imprévisibles. Il n’était pas à une contradiction près, il aimait l’imprévu, les déchirements, les catastrophes. Parfois il faisait peur.

Fax de Soc, Atlantique nord quelques jours après la dernière nouvelle lune d’automne : « Ma Petite Gwenda-Lys, mes beaux nibards d’amour, quand l’Erika a sombré j’étais à une trentaine de milles au nord-ouest, ralenti par un problème de drisse dans la tempête. Je sais que le monstre qui s’est déchaîné a étendu ses tentacules jusqu’à griffer méchamment la Bretagne. Pas vu souvent un baromètre aussi bas. La tempête essore tout. J’économise les batteries. Les bulletins météo sont optimistes : le gros creux de la dépression se décale sur le tribord et j’essaie de maintenir le cap en restant à la barre à coup de gnôle. Mon safran, un soc de charrue qui ne sert pas à grand-chose contre les sillons d’une houle qui doit bien faire 2 mètres de haut. Ma demoiselle jaune est sous 2 ris et tourmentin, mieux qu’un tracteur : un bulldozer et ça rassure. Ça bringuebale dans tous les sens dans le carré. Pas à la cape pour autant, j’encaisse. Je suis par 52°17’ N. et 6°34’ W et l’Irlande doit être quelque part sur bâbord planquée derrière ces montagnes de flotte du ciel et de la mer qui bouillonnent de partout. On dirait que je flotte dans une lave froide mais fluide comme tes cheveux. Le bonheur. J’espère que le canal Saint-Georges calmera les esprits belliqueux du dragon qui m’a agrippé, nom d’une Pie Panthère ! Tu es mon ancre GL ! Et moi ton Soc. Tu peux faire suivre le message STV. 5:23 PM GMT. »                                                                                                                                                                                           L’affolement de la dérive : à partir de cette marée noire, il ne sera plus possible d’utiliser les repères saisonniers et les éphémérides lunaires. À cause du chevauchement d’événements rendant une chronologie de papier illusoire et stérile, on notera cependant que le naufrage a eu lieu le quatrième jour après la dernière pleine lune d’automne de l’année 1999. Sans conteste tous les événements à venir ne sont pas liés à l’énorme tempête qui a précipité le naufrage d’un rafiot : l’Erika. Mais ce naufrage marque la borne du déferlement des derniers jours de l’année et des premiers de celle qui refermera le XXème siècle. Pour le moins ils mettront en doute l’avènement d’une absurde prophétie millénariste. Les événements depuis l’heure qui a vu sombrer le pétrolier vont se précipiter, se chevaucher, se percuter entre le 48°51’ 24’’ et le 57°21’41’’ de latitude entre Vannes et Island of Skye. L’épaisseur du papier devient celui d’un mille-feuilles palimpseste à prendre avec précaution : ce qu’on y lira n’est pas forcément ordonné. L’encre la plus fraîche n’a pas l’a priori d’une actualité. Il faut juste se laisser porter par la musique… on lit une vaste partition orchestrale à trois clés et nous sommes juste prisonniers d’une polyphonie intime en acte… ces événements isolés à la dérive les uns des autres cernent sans les expliquer une diversité de situations et seule Sinéad en mesurait l’origine et sans aucun doute les déferlements qui en résulteront jusqu’au dénouement romanesque. La chronologie n’a plus de sens ; le temps est déchaîné et les personnages déroutés hébétés hallucinés par la direction de leurs regards se perdront dans la foule ou retourneront dans la réserve des accessoires.

                                                                                                             FAX :  « Ma belle Gwenda-Lys, mes turbulents et truculents roberts d’escale, je bénéficie d’une accalmie, et en profite pour ralentir l’allure et pêcher. Je longe la côte ouest de Kintyre vers 55°42’ N et 5°73’ W et j’ai noté dans la soirée une lumière vacillante ni amer ni phare sur la carte mais un feu : aux jumelles ce n’était pas discernable et ça semblait bouger… étrange dans ces îles désertiques ! Je pense faire escale à Cara Island, il y a NNE une petite anse abritée… je referai de l’eau n’importe comment… Je savais que ce voyage était nécessaire, je le lui devais. Ce qu’il cherchait ? quelque chose de plus précieux que tout… sans le savoir il m’a forcé à me regarder en face… et ce n’est pas beau… un œil perdu dans une bataille de marron dans une cour d’école m’a fait perdre beaucoup plus… j’ai perdu la perspective, j’ai perdu la profondeur, j’ai perdu l’espérance du futur, j’ai à peine le vague souvenir de ma profondeur de champ, j’ai confondu sexe et sentiments… vinaigrette de l’instant. J’ai mélangé rêves désirs et impérieux conflit d’être maître à bord et ne suis qu’un vagant ! Mon ami, lui était en quête non de l’amour mais de qu’est-ce que l’amour ? Gwenda-Lys ma dionée ! 9:00 PM GMT. Tu peux ne pas faire suivre le message. Soc. »

                                                                                                               FAX : « Gwenda-Lys, mon île deux seins, Et j’ai compris en jetant l’ancre dans un craquement de terres des Hébrides. Je suis la côte de Quiraing. Je suis parti désespérément pour comprendre, pour qu’il m’enseigne ce qu’il avait appris. Trop aveuglé… Il poursuivait non pas un rêve mais conduisait une enquête ; il avait des indices des pistes des arguments. Que lui importait celui qui allait résoudre l’énigme… moi je lui apportais la preuve de l’amour qu’il portait à quelqu’un. J’ai compris en relisant ses lettres dans le carré et en regardant des photos de chez lui qu’il avait quelqu’un dans sa vie… et les lettres et les photos sur la table à cartes se sont voilées. Tout se brouillait. Elle n’était pas présente sur les photos, mais par manie tragique pour les détails… j’ai décelé sur les clichés une omniprésence : Sinéad, qui m’avait quittée et que je n’avais jamais cherché à revoir… et lui ne m’a jamais parlé d’elle. Des dessins aux murs, un ordonnancement des objets, des harmonies de couleurs, des objets insolites collectés en bord de mer organisés de façon abstraite, sa dilection pour les racines sèches aux allures tortueuses… je te jure qu’au départ, je suis parti pour lui… les photos qu’il m’avait envoyées me racontaient tout ça… ce n’était pas condamnation… juste des évocations de rêverie et peut-être espérait-il que je découvrirais ce qui se cachait sur ces photos. Dans la solitude de ce carré pendant une accalmie ou après les bulletins de météo marine je me plongeais dans ses lettres dans un monologue à haute voix… comme si je voulais encore écouter une voix… dans un de ces moments en scrutant ces photos j’ai compris. Voilà, j’ai presque terminé sa quête mais je ne partagerai pas sa paix. Je croyais pourtant en te rencontrant avoir consumé ma désolation et trouvé ma rédemption en toi Gwenda-Lys ; je n’ai poursuivi sans cesse que chimères et sirènes. Des images de contes et de filles d’escale que j’oubliais grâce à toi. Au dernier point : 57°39’N, 6°16’W. 00:25 AM GMT »                                                                                                                                                                                                                                                                           FAX : « Gwenda-Lys de rêves, Je suis enfin au large de Ùige au nord de l’île de Skye. Ce message sera le dernier après le repérage de cette maison. Dans la confusion de ces hordes d’eau, j’ai appris, it’s my nightmare et mon enfer. J’aime chercher, me perdre dans les détails, découvrir le chenal caché, me faufiler vers un abri couvert, fouiller l’interdit… cette excitation aventureuse… mais le surnaturel, l’invisible, la magie, la communion spirituelle me sont des hantises. Il y a quelques heures en tirant des bords parfois un peu limite, j’ai enfin aperçu une maison. Elle avait le bon profil mais je voyais la façade donnant sur la côte. J’ai échoué ma demoiselle à marée basse, pris une photo de ce côté-là… différent mais dans l’harmonie de la carte postale… dans cette solitude encombrée d’une volée d’oiseaux perdus dans le lait des brumes, de phoques moqueurs, de cachalots en îles intermittentes, une douleur malheureuse m’a traversé tandis que je contournais cette petite construction de rien du tout et à l’instant‑même où je l’identifiais à celle de la carte postale, j’ai su que je t’avais perdue depuis longtemps… et me séparais aussi d’un ami. offshore Isle of Skye par 57°38′ N, 6° 20′W. 1999/12/27 oublie-moi, tu ne m’embrases plus et ce n’est pas de ta faute, la mer bergère m’appelle comme dit Léo Ferré. Robert »

procès-verbal : Le témoin releva la tête de la feuille arrachée à un cahier. Il la reposa doucement sur la table, s’appuya au dossier du banc capitonné filant tout le long sous le miroir. Visage décomposé, bouche bée, les yeux allant et venant entre le papier et l’homme assis face à lui… hochement de tête, yeux papillonnants, ses mains croisées sur la table se torturaient si nerveusement qu’elles avaient repoussé la tasse et la soucoupe. Une voix lasse s’est faufilée avec des mots à peine audibles pour rappeler sinon une chronologie au moins des bribes de souvenirs : avait demandé à son peut-être compagnon d’être le modèle pour une marionnette d’une pièce dont elle faisait la mise scène. Il aurait dit : pourquoi pas. J’ai cru y voir un sourire inquiet. Elle avait souri et soupiré… de gratitude je crois… et le témoin précisa : mutine et malicieuse aussi. Comme si elle le remerciait d’un cadeau qu’il lui faisait… étrange sensation. J’ai même cru qu’elle avait arrangé ma présence à cette soirée pour avoir un témoin de ce pacte… de ce pacte ? répéta l’interlocuteur sourcils froncés. Oui, un pacte de fidélité… ce dernier soir, je les ai entendus discuter derrière des paravents tandis que je terminais les dosages des produits… délicats comme vous pouvez l’imaginer… il s’agit de faire un moule, un moule d’un être vivant… Je les entendais sans écouter, mais lui semblait maladroit et pathétique, elle sonore et exaltée… je pense qu’elle l’excitait pour finir de le convaincre, sans se soucier de ma présence. Le témoin se souvient d’un détail ; elle avait parlé plus fort : on se connaît depuis seize saisons. Lui : non, douze. Donc tu as été différent pendant un an… ou indifférent ou un autre ? Tu étais présent dans mon esprit même quand on n’était pas ensemble ; l’absence fait partie du temps. Un instant à regarder sa tasse vide : leur conversation était bizarre… ils ont repris leurs ébats… à baiser quoi… comme si trois ou quatre années avaient une telle importance qu’elles devaient être évoquées en plusieurs types de temps… bon voilà ce que j’en déduis depuis que vous m’interrogez… l’interlocuteur semblait méditer : c’est possible… j’ai en effet un ami qui ne pense temps qu’en terme de météo. Le témoin haussa les yeux : moi j’ai connu un gars de par mon activité, c’était un malade, il l’est sans doute encore ! Mais à propos de Sinéad, je me rappelle aussi avoir décelé une détresse dans l’intonation quand elle avait prononcé lentement un an… en français avec toujours son accent irlandais mais moins qu’à l’époque. Ce soir-là j’avais passé mon temps à boire après avoir terminé tous mes mélanges… est-ce que j’étais un pigeon ? Non là je ne voulais pas partir sans dire au revoir et finalement je suis parti… depuis je n’ai plus de nouvelles… mais pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? Pour comprendre. Mais vous, vous êtes qui par rapport à eux ? Vous connaissiez qui ? Elle ou lui ? Elle. On avait fait le Theatre Design Course à Londres… c’était top, mais ça n’existe plus… les docks et des lieux comme ça… la spéculation a tout détruit…

pardon, un dernier éclaircissement, elle se faisait appeler comment et lui ? Sinéad, mais lui je ne me souviens pas, un prénom pas fréquent… comme Sinéad d’ailleurs… un nom commun c’est la seule particularité qui m’avait frappé… et vous l’avez vu, lui ? Non, même pas ; j’étais dans un coin de l’atelier à touiller mes mélanges quand ils ont débarqué… je me souviens qu’elle lui disait tu ou you en s’adressant à lui… il y avait de la connivence ça c’est sûr… mais pourquoi ces questions et comment m’avez-vous trouvé, ils sont morts ? Oh ! S’il vous plaît pas tant de questions à la fois, je suis fatigué. Toute cette histoire m’intrigue, alors pourquoi étiez-vous chez eux ce soir-là ? D’abord ce n’était pas vraiment chez eux… et comme je vous le disais, elle m’avait appelé pour des conseils sur certaines techniques de moulage… en particulier avec des silicones, les mousses polyuréthane, des fibres de verre, les temps de prises, les précautions, la protection du modèle à mouler… elle voulait le faire elle-même. L’interlocuteur dubitatif, les yeux froncés : vous n’avez rien décelé dans l’excès de leurs relations ? C’est peut-être important pour comprendre ? Le témoin avait levé les yeux au mot excès et resta pensif un long moment : en réfléchissant, il y a un mot qui me vient à l’esprit : spéculaire… oui spéculaire comme s’ils étaient miroir l’un de l’autre… c’était troublant même… quand je la voyais ici, il y avait de la mélancolie dans ses gestes, son regard aussi… elle était ailleurs… mais il lui arrivait de parler de lui après avoir disparue derrière des paravents et à ce moment… il y avait comme une aura… mais bon sang ! Vous êtes qui ? Sa voix avait soudainement changé de ton, un peu agacé et très tremblante. Comme vous peut-être… je cherche à savoir… à connaître enfin le fin mot de l’histoire… un pigiste sur la piste d’un fait-divers qui fait une enquête sur une disparition par exemple… le témoin releva ce qui pouvait être une allusion : les disparitions de Sinéad ! Une bagatelle ! Celui qui arriverait à la suivre… il est pas sorti de l’auberge… et puis c’est déjà loin cette soirée. On est restés amis et nous collaborons souvent, comme pour cette collaboration de mise en scène… elle fait des croquis en couleurs, des maquettes et moi je lui trouve des solutions… ses pièces, on commence à en parler… alors c’est plutôt sympa de bosser avec elle… c’est une créative, mais je ne l’ai pas revue depuis ; comme je vous l’ai déjà dit je crois. L’interlocuteur hésitait, cherchait ses mots et finalement le regarda avec une triste indifférence : nous l’avons connue… séduit par une parcelle de son être, séduit par sa voix égale et soudain modulée, son allure singulière hors de tout canon, ses gestes et sa créativité. Elle avait une vision du monde vraiment féerique tragique même… j’ai connu ses excès et son exubérance, les dislocations lors de ses longues plages de mélancolie qui présageaient des fugues irrépressibles et imprévisibles… elle n’avait pas les pieds sur terre. L’interlocuteur releva la tête, les yeux embués : ça fait du bien de rencontrer quelqu’un qui l’a connue. Vraiment. Croiser deux réalités c’est réconfortant. Le témoin fit glisser de l’index la feuille sur la table tout en soutenant le regard de l’interlocuteur : vous en parlez très bien et elle faisait de la scénographie… c’est le lieu idéal pour un simulacre de réalité justement… une sorte d’esquive. Y avez-vous pensé ? C’est pour ça que vous m’avez contacté, je ne sais trop comment, pour avoir des preuves… mais les souvenirs et les regrets ne sont pas des preuves… juste des épreuves intimes… vous me parlez de Sinéad comme si elle avait disparu. L’interlocuteur lui fit chut et posa sa main sur son épaule… non pas disparu, non sans nouvelles, mais évanouie, inaccessible, cachée peut-être… en revanche lui a disparu… ou plutôt il est parti sans laisser d’adresse… tenez, je vous laisse le reste du cahier… je l’ai signé ; j’ai ajouté mon numéro de téléphone et une adresse… si par hasard… l’interlocuteur laissa un temps pour regarder le témoin dans les yeux en posant les coudes sur la table : vous êtes vraiment sûr que vous ne m’avez par croisé dans l’atelier ? Le témoin fronça des sourcils. Doute, méfiance, incompréhension… l’interlocuteur lui embrouillait l’esprit en citant des noms de galeries d’art, de salles de spectacles, des dates d’événements culturels quand le témoin suggéra : parfois il y a des petites ressemblances éparpillées qui épuisent l’individu ou troublent l’identité… en tant que modeleur, j’en fais chaque fois l’expérience avec les commanditaires… ça vaut autant pour des silhouettes que pour des profilés de bateaux… je vous ai donc peut-être croisé… comme une variante d’un projet qu’on ne retient pas et qu’on oublie… l’interlocuteur sourit à cette comparaison enfonça son bonnet fit racler sa chaise et avait déjà disparu du pub quand un barman monta sur un tabouret pour régler un écran de télé… au plafond pendaient six cordes de bannières dessinant une sorte d’étoile… un match de rugby… il y aura de l’ambiance et de la Guinness à flot sans doute. Le témoin alla chercher une pinte avant la cohue et s’installa à la même table d’où on ne voyait qu’un écran déformé. Peu à peu le bruit d’une montagne d’épaules de nuques et de bras levés au rythme des actions fit trembler les bannières tandis qu’il feuilletait le cahier… Sinéad, l’Irlande, le Theatre Design Course de Londres, s’embrouillaient dans une étrange mêlée. Bien sûr, le modeleur avait fini par le reconnaître, mais comme il ne comprenait pas pourquoi il l’impliquait dans cette histoire en lui confiant ce cahier et des sous-entendus de sa disparition, il n’en avait rien dit.

Dérive :                                                                                                                                                                    un reste de blanc sur son cou a dégouliné dans le col et une pluie, en longues dents émoussées d’un peigne de géant, a ravagé son visage : pluie pleurs. Ainsi s’est terminée cette nuit de fin d’année après la traditionnelle soirée circassienne où il avait présenté en avant-première, un numéro de clown presqu’improvisé avec son quart de violon et son trombone à coulisse, métaphore à l’attention des adultes d’un sexe en diverses postures dans un jeu coquin avec le cul lisse du tutu de sa partenaire ! Il en fallait pour tous les âges. Il avait remarqué avant le lever de rideau une spectatrice avec un béret d’où pendaient des tresses auburn s’installer au premier rang, un casque rouge posé entre les jambes. Il eut alors l’idée d’un sketch et avant leur entrée en piste, sa partenaire et lui avaient esquissé une trame…

Le clown ! le clown ! le clown ! C’était à eux. Avec force mimiques de pitre il a fait un tour de piste, fouillant du regard, feignant de chercher quelque chose parmi les spectateurs du premier rang et exhiba sa trouvaille en faisant cot cot cot au milieu de la piste, sous le rond du projecteur qui le poursuivait ; il mima par contorsions exagérées une poule pondant et couvant un gros œuf rouge et sa partenaire surgissait alors avec une cabriole et un panier… il fit une grimace tandis qu’elle faisait mine de tirer avec de gros efforts feints l’œuf qu’il couvait… en un rien de temps, par la magie d’un jeu de lumières clignotantes, il avait le casque sur la tête et tâtonnait l’espace du cercle tandis qu’elle exhibait à la ronde le nez rouge ! et il se cachait le visage comme une partie intime, ses mains palpant alternativement le casque et son entre-jambe serré… ensuite elle faisait la même pantomime pour lui arracher le casque avec d’extravagantes simagrées… elle tombait à la renverse avec le casque rouge type Daft Punk enfoncé sur sa tête… et le nez rouge avait retrouvé par miracle sa place… en plein visage, Puzzle seul dans le cône du projecteur au centre du cercle de sciure… et il cabriolait hilare et on applaudissait le pauvre type qui avait retrouvé son titre de clown et Olena qui marchait à l’aveugle, les mains pianotant sur les visages du premier rang. Il lui extirpait le casque, déséquilibrée elle faisait une pirouette et s’effondrait, le cul coincé dans le casque. Applaudissements ! c’était supposé faire rire, et ça avait fonctionné plutôt bien il faut l’admettre… parfois il en faut peu. Sous les rires, Olena, empotée, assise sur le casque façon pot de chambre est emportée par deux augustes goguenards, Olena gloussant à tue-tête battant des chaussons jusque dans les coulisses. Ils reviennent en saluant. Du casque rouge ils piochent et lancent aux spectateurs des nez rouges. Haussant les épaules, il fait une triste grimace en retournant le casque, il n’y a plus rien. Olena fait une série de roues, il rend le casque à la spectatrice avec une profonde révérence… médusée, elle lui sourit et la danseuse lui donne un coup de pied aux fesses : il bascule par-dessus la balustrade dans les bras de la spectatrice, ses pieds pédalant dans la sciure. Grande houle pouffant de rire. Main dans la main avec Olena revenue en quatre saltos, il lança des au revoir avec un mouchoir rouge astucieusement sorti du nez rouge. Applaudissements. Exit le clown et sa complice. S’ensuivent fanfare, trapézistes, équilibristes, jongleurs ; exit Marguerite qui avait interprété en final une scène équestre à la Seurat sous un jeu de lumières d’une pointilleuse précision chromatique.                                                                                                                                                                                                                    Fin du spectacle. Les feux de la rampe s’éteignent. Qui aura remarqué entre deux gosses s’esclaffant, une femme qui n’a pas arrêté de le fixer pendant son numéro ? Ces yeux noirs, ce dessin de bouche immense… l’intensité de son regard, la rigidité déroutante de son maintien. Maintenant, en se retirant à reculons sous les courbettes, il savait qu’elle avait démasqué son mensonge derrière son maquillage. Elle avait retrouvé dans les gestes ceux qu’il avait eu en bord de quai il y a si peu de temps… elle avait regardé plusieurs fois ses enfants rire. Elle en porte déjà un amer masque de dédain. Il a quitté son costume, fait valdinguer ses chaussures démesurées. Il effaçait avec des boules de coton le rouge le noir le blanc, plissant des yeux en approchant son visage du miroir enguirlandé d’ampoules. Masqué, était-il reconnaissable, démasqué un quidam passe-partout ? Le grain de la peau affleurait, les couleurs grasses s’éparpillaient en gros flocons caca d’oie sur la tablette, il massait enfin tout son visage du bout des doigts avec une huile essentielle capiteuse tandis qu’en silence, Olena attendait qu’il en finisse avec ce rituel de retour dans le présent. Il faisait plus que se démaquiller : il mettait fin à une histoire d’adolescence, s’essuyait le visage avec le mouchoir en soie rouge qu’il jeta dans la corbeille avec les boules de coton. Le petit râblé désempêtré de ses frusques criardes, avait aussi quitté son nom de scène et dans le miroir examinait ses traits. Quand Olena l’interpella doucement par son prénom, il en fut si ému qu’il ne comprit pas tout de suite son vœu : j’aimerai faire l’amour avec toi Tadeusz, ici, pour fêter la fin d’année ou autre chose ; si tu veux ce serait bien. Quelle ingénuité dans son sourire ! Le prétexte lui semblait si délicieux désarmant et si inattendu. Il se sentit pris au dépourvu : il y a quelques minutes il avait jeté ce chiffon rouge et Olena avait vu le regard égaré de Tadeusz fixant le miroir et il avait été attendri par le large sourire encadré par deux fossettes qu’il y avait aperçu. En entendant son prénom prononcé avec son accent slave, Tadeusz eut explicitement la sensation qu’elle mettait involontairement un terme à son dilemme. Ils ont ri en se déshabillant à nouveau. Son corps aérien a dansé sur lui. Elle a mis son doigt sur ses lèvres, pour lui intimer un silence dédié aux bruissements des corps raidis s’échauffant à feu couvert, laissant le temps venir à eux, fuir, emplir leurs gestes et les rassembler dans un chuintement univoque. Olena s’est effondrée sur lui. Enlacés, encore bruissants de leurs respirations accouplées, il a baisé ses paupières poudrées d’éclats et soufflé doucement sur son visage : cette caresse sans doigts l’a fait sourire en ouvrant les yeux… si grands, si clairs, si profonds, mais surtout si près de lui. Ainsi s’est achevée cette ronde de nuit. Il a éteint la lumière, elle a fermé la porte de la minuscule loge, ils ont pris la sortie des artistes. Placardée sur la porte l’affiche avec un gros PUZZLE écrit façon diadème kitch au-dessus d’un visage de clown sensé être lui. Merci Olena tu m’as fait tourner une damnée page, bonne nuit et à l’année prochaine ! Bonne fin d’année Tadeusz, ça m’a fait plaisir de la terminer comme ça. Pauvres amants étaient-ils chacun loin des farces et du faste piteux du chapiteau. Élégant bonheur emprunté à la pauvreté de leurs vies. dérive : baissé de rideau très lent. C’est la fin.

Un silence électrique ; celui infime, suivant la dernière note, la dernière syllabe presqu’avalées par les applaudissements en tonnerre enthousiaste ; écoutez ce long crépitement de mains exaltées. Maintenant… oubliez-les, oubliez la salle. Vous n’êtes plus nulle part, vous êtes quelque part… fermez les yeux… oui comme ça… écoutez… une pluie diluvienne… fermez les yeux : écoutez, sur le toit rafistolé de tôles d’une cabane sur pilotis de bambous, le cliquetis des baguettes tambourinantes de la mousson… ou alors le martellement d’un déluge parisien sur l’habitacle laqué d’une berline ? fermez les yeux !… laissez-vous aller, abandonnez vous, écoutez : le même bruitage… à s’y méprendre ! il suffit d’un rien… d’un espace à l’autre, ouvrez les yeux… où sommes­-nous ? Quel paysage avez-vous choisi ? Pari perdu ? Ce ne sont pas les tropiques, mais le quarante­-septième degré treize minutes de latitude nord et quelques secondes à peine à l’ouest du méridien de Paris ; la pluie claque, une pluie démentielle mitraille et liquide la foule… suivez-moi, accompagnez-moi… j’ai peur, ne me laissez-pas seule, je suis perdue, prenez-moi par la main, regardez comme je suis effrayée, juste un instant, j’ai peur ! c’est parti. J’entends le claquement des becs des vautours dépeçant une jument qui s’était précipitée dans un ravin rejoindre son poulain effrayé par cette horde rapace et qu’elle n’avait pas su défendre. J’entends encore sa cloche autour du cou, soudain grave et effrayant glas et je revois les trois quatre secondes du vol de la jument, la cloche qui s’éteint sous le nuage noir ondulant déjà sur la masse inerte… les feulements, les ultrasons qu’hélas je perçois dans certaines circonstances uniquement me font perdre l’équilibre. C’était la première fois que je voyais la création de la mort en direct. Étrange tragique. Vrai, puisque c’est écrit. L’invention est la production révélée d’une image rêvée distordue obsédante dont on ne sort jamais indemne. La tragédie est de devoir se ré‑enfanter en oubliant de pardonner pour survivre. Je n’ai pas éradiqué ma langue maternelle, elle continue à chanter dans mes veines, à me fredonner des musiques, à psalmodier des poèmes et des chansons… une voix intérieure m’a minée pour me montrer la voie : je n’ai pas fui mon pays ; il s’est détaché sans pincement au cœur, mais après quelques années, bon nombre de mots et tournures idiomatiques avec des compatriotes s’avérèrent si étranges que j’en ressens un bienveillant épanouissement de délivrance engendré par le détachement d’origine… je n’avais pas levé l’ancre. J’étais rentrée à Paris par avion.

Quatre-vingt-seize heures après la première pleine lune d’hiver :                                                                          moteur. Mécanique puissante tournant au ralenti sous la herse tonitruante diluvienne : un bulldozer rampe hors de l’excavation d’un chantier derrière l’opéra Garnier, ses pneus démesurés enrobés d’ocre engluent des feuilles tapissant trottoirs, caniveaux, pavés ou bitume. Quatre couronnes mortuaires, après un quatuor de splashes chuintants dans le torrent du caniveau, dégoulinent, circulent sur le boulevard bondé ; l’eau lave dégarnit épure les tresses fanées à mesure des tours ; l’eau gicle de sous les roues noires dégouttantes, démasque les entailles rutilantes, profondes gerçures des pneus. Les réverbères font l’illusion d’une nuit alternative. De fenêtres des rares étages habités on devine le halo d’une télé allumée, effet stroboscopique d’images bleuies invisibles irréelles. Le boulevard, creux cañon, concentre depuis la chute majuscule du crépuscule deux longs murmures d’automobiles passant à la lenteur pesante d’une retraite aux flambeaux, cortège d’âmes mortes ânonnantes, autofiées en deux traces en pointillés élastiques de phares et de feux arrière, guirlandes jouant des airs freinés de bandonéon… sa masse jaune faisait loi et le bulldozer docile puissance captivée par l’éclat discontinu des feux de freinage s’est intercalé dans le flot. Le ciel pleut tout son soûl, les pavés cliquettent avec brio, des yeux rouillés clignotent aveuglés par le réseau à l’odeur de coulée de lave charriant la ville entière. Ce n’est pas un élan mais un exode poussé par un courant irrationnel. La ville, soudain fragile, mobilisée, résignée, confite dans ces petites cosses hermétiques, milliers d’anneaux d’un ténia repu abandonnant une dépouille, ou plutôt aspiré, gobé par une lointaine contraction ; des spasmes mécaniques secouent les artères, les rues adjacentes crachent par brèves rafales des jets automobiles, lavés avalés engloutis déglutis par le boulevard hydreux, tronc torturé d’un palétuvier Janus aux mille facettes dans le ciel et sous-terre, d’où dégorge un chuintement de succion visqueuse. Tout ce défilé charrié expurgé précipité là-bas dans les limbes d’un redoutable cloaque d’où montent pets d’échappement, râles de pistons épuisés, froissements de tôles, crissements de gomme, sonnailles de pare-brise brisés : la ville chie de toute part. On dit que tous les parkings souterrains grouillent d’habitants effrayés, prostrés. Un vacarme de milliers de cris lacèrent les rampes tant saisissant qu’on se bouche les oreilles ; les tunnels et les stations de métro, en pleine débâcle sont encombrés de paillasses de valises de sacs, on dit que ça hurle, ça geint, ça pleure, ça se bagarre, ça pue puissance dix. Des téléphones mobiles, des radios grésillent et on dit que des nénies rauques psalmodiées se propagent se déforment en vagues avec des pleurs : une cacophonie opaque délirante funèbre rebondit jusqu’à se fracasser contre les voûtes, grosses caisses de résonance tonitruantes. On dit que la ville vue du haut de Montmartre semble un énorme bloc de granit avec des paillettes de mica pâles figurant les fenêtres. On dit que les habitants ont fui en oubliant d’éteindre dans leur précipitation, on dit que la ville s’enfonce, on dit qu’elle va basculer dans le cloaque des catacombes. On dit des on dit, que les cadavres tractés par des brancardiers dans le dédale des boyaux sont charriés dans les égouts. On dit qu’il y a des enfants qui s’y jettent en suivant de macabres processions. On ne dit pas comment ça arrive jusqu’ici où elle est seule ; des bruits courent des bas-fonds on ne dit pas comment ça remonte jusqu’en craquements sur la membrane du tympan, on dit cadavres, déjections, pluie poisseuse, ruissellements des transpirations, vomissures dégoulinant des nefs et des murs. On raconte que la puanteur vient de la vase du fleuve remontée en surface bouillonnante, que des milliers de poissons englués se contorsionnent et que leurs gueules aboyant un air fétide finissent par les asphyxier. On raconte que des pêcheurs ont été happés par des lignes trop tendues, tirées par des silures mastodontes. Là-haut, les porches grands ouverts, les digicodes détraqués, les réverbères en guirlandes clignotantes à l’agonie : la ville tombe en vrille vers un black-out. Un court instant elle éprouve un étrange épuisement ; l’écho de toute cette furie souterraine éructée par les bouches d’égout tenaille ses tempes ; peut-être aussi à cause de soudaines et fugaces prostrations, hypnotisée par le rythme régulier du chapelet de feux rouges plus intenses au freinage dont elle suit le flot ; de sa gorge remontent des relents de nausée ; sa tête tournoie de désolation de tout ce qu’elle a égaré ou perdu, s’oppresse sous des décharges de peur et du sentiment d’abandon ; ses mains bien enfouies dans la vareuse, serrées comme des nœuds mouillés ; sa chevelure dessous le casque ruisselle contre nuque et tempes glacées. Elle sent son triste corps perdu rompu, écorché : pourquoi m’a-t-on abandonnée dans ces ordures en décomposition ? Depuis combien de temps ses seins et son sourire vertical n’ont-ils pas été caressés ? Tant de pensées incohérentes font un orage strié d’éclairs entre ses tempes. Des éclairs ou des balafres. Ce n’est pas seulement son reflet dans la vitrine qui l’effraie mais bien le regard des mannequins prisonniers dans leur cage de verre, nus, aux poses grotesques déhanchées, prônant leur boursouflure de sexe informe ; quatre fois deux yeux avivés de particules vagabondes d’un réverbère fixent un miroir en mandorle, là, juste derrière la vitre et leurs bouches aux rictus de damnés crient de muettes suppliques en tendant des bras crispés vers la rue. Ses yeux pleurent en surprenant cette scène incongrue et malsaine. On dirait le purgatoire et le feu de l’enfer en germe avec les petits reflets vagabonds des phares d’auto sur leurs silhouettes cireuses. Une fulgurante impression de solitude la déchiquette, disperse comme éclats des morceaux d’elle, sensation à peine ébauchée et déjà caduque. Quel stimulus ? Elle est seule face à ce quatuor singeant une pantomime d’une tragique déclaration. Elle les reconnaît. Ils sont issus de son moule, torturés pour distribuer quatre variations d’un même individu : l’un paraissait vieilli prématurément avec des ridules et un cou tendu d’avoir trop hurlé, un autre le teint hâlé ocellé de rousseurs, un autre encore disgracieux, un peu difforme, le dernier décharné, émacié bras tendus. L’un a la bouche ouverte et ses paumes plaquées sur les oreilles façon Munch, un autre à peine moins squelettique qu’un Giacometti au pas inverse du balancement des bras, un troisième assis mode Rodin sur un tabouret en rotin, le dernier en grotesque Botero pointait d’un bras courtaud et doigts boudinés le miroir incliné : c’est elle prise en otage. Les quatre mannequins exposés en arc de cercle cernés par un complexe jeu de petits miroirs suspendus pour une mise en abyme étourdissante, où les visages selon le point de vue se confondent, se fractionnent, se transforment, se démultiplient dans un délire de  géométrie et de perspective déstabilisantes.                                                                                                                                                                                                                                                                  La vitrine proscenium d’un théâtre dont elle est la seule spectatrice outragée par la répugnante ressemblance outrancière qui coulait en reflets irisés d’huile sur les corps nus. Quel bruit assourdissant d’os broyés écrasait à cet instant ses tempes et ses tympans ! Elle les reconnaît presque, sans comprendre par quel détour ils avaient été exposés là. Elle se rappelle soudain, il y a longtemps avoir été dévalisée à la descente de train à Lehrter Stadtbahnhof. Son bagage principal : un sarcophage à poignée avec un moule en silicone et le premier exemplaire d’un mannequin… cette vieille histoire giclait là sous ses yeux. Était-ce l’origine de l’histoire, ou son épilogue ? Dans quelle fracture mentale est-elle tombée en chancelant, prise de vertige ? Dans quel gouffre est-elle en train d’être aspirée ? Elle claquait des dents tout en étant obnubilée par ces spectres triturés à partir du moule, l’empreinte du modèle estropiée saccagée : titubante, en pleurs, les doigts écartés -deux marguerites blafardes  extraites d’un herbier‑ s’appuyaient sur la vitrine derrière laquelle les mannequins avaient tourné leur tête vers elle, l’appelant muettement au secours. Toutes les parois lisses et miroitantes l’attirent et elle veut démolir ces images envahissantes qu’avalent en flot continu tous les pores de son pauvre corps froid et immobile ; ses yeux fermés ne tarissent pas cette sensation monstrueuse d’être pétrifiée, abandonnée à un déjà-vu incompréhensible. Les bruits confus de tous les véhicules aspirés par un vortex biscornu si puissant semblent complices d’un anéantissement manigancé par une ville démangée par une panique de plus en plus fracassante : une ruée redoutable à laquelle elle veut résister. Qui avait pu oser mettre en scène cette vitrine de boutique de prêt-à-porter étrangement nommée ? Elle regarde la violente et continue rafale fendant le ciel en deux parts de monstrueux nuages trapus ; un sillon de nuit pure absorbe une lumière ocre et par un incroyable tour de passe-passe elle se transvase et se déverse en pluie pisseuse drue, à l’odeur de soufre et d’ammoniac glissant dans les rubans des rues, si acre qu’elle a cru voir les mannequins grimacer et suffoquer. Elle retire son casque, lourd pavé de révolte : elle frappe la vitrine une seule fois avec une telle fureur qu’une zébrure se ramifie sur ce rideau de scène transparent pris d’un cristallin grésillement. Une explosion propulse des milliers d’éclats et les mannequins désarticulés démantibulés giclent en titubant sur le trottoir. On y verrait des fous ivres se tordant au passage du caniveau, se précipitant contre un mur les bras tendus pour retrouver un équilibre instable la tête penchée pour inventer un souffle. Une autre tempête intestine avait ourdi sa violence vertigineuse des coulisses de l’arrière-boutique. Par la pression du souffle, son casque lui échappe : énorme bouchon de cocotte-minute éjecté fracassant une vitrine sur le trottoir d’en face. Par terre, la gueule vérolée de bris de verre, pour respirer elle reste recroquevillée, le visage à l’intérieur de sa veste, pissant le sang, fourmillant de dizaines petites blessures. Le maelström échappé de sous-terre en longs tourbillons humides, acides, glacés, infects s’est épuisé… sous la tempête toujours maîtresse, elle devinait au-delà de ses pleurs une aurore urbaine dans ce sillon jaune oblique traversant le ciel en flèche fatale. Une rafale terrible balaya la pluie et sa violence s’est gonflée jusqu’à la folie. Les poubelles se véhiculent en désordre, aboyant du couvercle, on aurait dit des cohortes en débandade d’énormes pac-men affolés dévalant les rues, se percutant, déversant leurs ordures, parfois entravées par une corniche, une souche de cheminée, des antennes télé ; les bacs s’agglutinent et se vautrent aux carrefours percutés par d’autres déboulant de nulle part. Des feux de circulation étaient passés à l’orange clignotant. Ces cyclopes figés, cramponnés contre l’horrible déchaînement d’un Tantale dévorant toutes les déjections urbaines. Elle avance en cloporte rampant, rasant les murs, des tuiles explosent en éclaboussure de sang, des lamelles d’ardoise sectionnent des branches, des antennes ratissent les rues ; du quartier des Enfants Rouges elle met une heure et demie dévoyant son trajet par voies de traverses et passages couverts de bris de verrières pour enfin atteindre les Tuileries où des tourbillons et des rafales ont déjà soulevé et déraciné une dizaine d’arbres. On entend de loin leurs craquements plaintifs et grinçants avant de deviner de derrière les grilles ces gisants avachis tressautant encore révélant leur poignante agonie ; juste derrière elle, à l’angle de la rue Saint-Roch, où gueulent des poubelles, une souche de six cheminées bascule lentement du zinc, se fragmente en fracassant un balcon se pulvérise enfin en gerbes de briques de plâtre et de suie. Toute cette zone à contourner par le Carrousel. Le muret sous les grilles la protège de toutes les salves de saloperie que les rafales d’ouest balayent au sol… elle a l’air d’une sniper désarmée se glissant chez l’ennemi alors que là-haut loin par-dessus les toits couinant sous les rafales le ciel d’aube immobile et profondément limpide, scrute tranquillement le plan de la ville indifférent à la vermine du cloaque. La Seine n’est qu’une vaste rumeur de houle rauque presqu’invisible ; le flot continu du vent d’ouest use des ponts pour gonfler sa force dans le goulet des arches, il soulève en chaîne des masses d’eau réduites en nappes de particules piquantes. Elle avance dans le plein désert d’un ciel ouvert comme une blessure, cramponnée aux grilles du Pont-des-Arts vibrant, ondulant, geignant ; les grappes de cadenas cliquettent et dans l’axe, les ardoises du dôme de l’Institut frétillent, sa croix semble un hameçon prêt à tout enlever. Son casque lui échappe ; la boule rouge fuse et explose sur la berge de l’Île de la Cité, immédiatement déchiqueté par les lames gris acier. Elle le voit charrié par le courant désordonné. Elle franchit la dernière travée, la tête engoncée dans le col sans pour autant espérer trouver abri là-bas au-delà des berges. Elle ne désire qu’une chose : en finir avec ces quatre apparitions perdues de vue mais qui perturbent sa concentration sous cette furie irrationnelle. Avoir les yeux partout à l’écoute de tout sifflement craquement bruit suspects. Là, sous ses pieds, sous le tremblement du pont, les quais effroyables : les arbres aux troncs puzzlés soufflent, ploient, les racines soulèvent des auréoles de pavés crissant entre eux, on dirait une respiration fauve prisonnière déformant la croûte rutilante du Kronide des bas-fonds : des craquements véhéments et rauques contiennent encore la furie d’un Béhémoth étouffé par un Léviathan dans une double spirale avalante d’une joute infernale. Tout est déchaîné : le minéral, le végétal et l’aqueux mènent une résistance teigneuse et sous ce déferlement continu elle s’agrippe à tout ce qui lui semble une ancre qui n’a pas encore ripé. À demie vivante, elle respire encore par saccades quand elle se blottit en boule compacte sous la voûte d’un passage biais menant rue de Seine. Là elle pleure sans savoir pourquoi et le sel des larmes picotent son visage éclaboussé de petites blessures rougies qui tirent la peau et lui font mal. Elle reprend souffle, accroupie, dos à la flagellation furieuse des rafales. Ses yeux réduits à deux fentes furètent partout et là essoufflée, annihilée par tant d’efforts, penchée pour rester accrochée au monde, se demandant si elle est la seule dans cette Capitale à déambuler réduite à une minuscule ruine italique, fétu tremblant ; elle aperçoit soudain un morceau de lune enchâssé dans le sillon rectiligne lacérant le ciel du sud-ouest au nord-est… la tempête a condensé son labour dans cette faille fendant ce titanesque bouclier céleste que l’aurore fait enfin rutiler d’un jaune chloré. Vent en trame invisible dans cette béante blessure où s’arrime une lune, frêle esquif tétanisé : vision veloutée d’une fracassante féerie qu’elle en oublie le souvenir des regards teigneux des quatre mannequins expulsés de la vitrine, grotesques personnages de fiction aux visages vides et néanmoins apeurés. Un instant à l’abri, attendant une accalmie, la séquence réapparaît : ils ont été vivants, mus d’une vitalité fabuleuse, semblant effrayés moins par l’assourdissante destruction de la vitrine que par cette liberté infernale contre laquelle ils avaient été fracassés… quelle pulsion l’avait donc précipitée à détruire la vitrine ? Par quelle violence enfouie avait-elle été contaminée ? Des souvenirs tristes se catapultent, d’autres émergent et lui répugnent : elle les avait vus se vêtir et ce spectacle presqu’obscène lui avait donné la nausée : comment avait-elle pu oublier les modèles dont elle s’était servie pour triturer le moule original. Elle devait les retrouver et les détruire avant qu’il ne soit trop tard. Elle réalise alors la frénétique pulsion qui a précipité son retour en France. Elle avait pensé à son modèle pour le prototype qu’elle avait fait réaliser dans un atelier spécialisé à Montrouge où par un heureux hasard, elle avait retrouvé un boy-friend étudiant dans la même école d’art à London. Les images d’un flipbook feuilleté à l’envers l’enlevant loin en arrière la firent chanceler et elle s’adossa au mur : une corniche explosa juste à ses pieds, l’aspergeant de plâtre : une gerbe dans laquelle l’image de R. apparu ; un fulgurant éclair glacial l’a traversée, enclenchant un grésillement de tremblements… des palpitations désordonnées, frayeur hallucinatoire d’avoir frôlé sa propre disparition dans cette fugitive apparition : est-ce toi qui à cet instant m’as sauvée ? Et la sensation de sa présence ne la quitte plus : il faudra que je le lui confesse. Elle regarde longuement ces fragments de corniche épars à ses pieds, concentrant son regard pour reconstituer l’ensemble des motifs de plâtre et répète cette supplique : regarde, regarde pour ne pas oublier de tout lui raconter sans omettre un détail primordial. Une autre rafale chahute la poussière blanche, elle ramasse un morceau avec un motif de frise et le met dans sa poche. Prostrée, claquant des dents, le visage criblé sous le sang séché, piqué par des larmes ruisselant de deux sabliers pleins de sel roulent jusqu’à son cou. Elle en frissonne de froid, de douleur et d’inquiétude : ta présence salvatrice à mes côtés frôlait la réalité et c’en était troublant. Elle avait senti sa poigne ferme la tirer brusquement en arrière… à son poignet, une marque violacée d’étranglement.

Dérive :                                                                            A-t-il aperçu oui ou non une silhouette lascive ourlée de noir étendue là sous ses yeux ou l’a-t-il imaginée en contrepoint de cette mise en scène inachevée et sauvagement détruite par une puissance abstraite ? Seul, fiché contre une devanture, à regarder défiler les reflets des autombereaux dans la nuit lustrée. Que s’est-il passé, alors que toutes ces autos filaient pour quitter la ville ou s’engouffrer dans un parking souterrain ? Horde à la fois bestiale et résignée, chacun sanglé dans son véhicule, camisole ambulante. Y-avait-il eu un flash d’informations diffusé par les radios, ordonnant ou préconisant de se mettre à l’abri ? Certains pouvaient fuir la ville, d’autres acculés se claquemuraient au plus près… la perturbation était arrivée si sournoise. Il essayait de reconstituer la chronologie des dernières douze heures… sans pouvoir s’accrocher à aucune borne : l’imparfait, le passé simple, l’après, le présent, l’instant, semblaient interchangeables, intriqués dans une indiscernable confusion dystopique. Des volutes orangées déformaient des masques de visage, s’enroulaient en paysages, tourbillonnaient dans un entonnoir d’eau saumâtre, s’éclaboussaient en vomissures vertes sur d’autres visages archiboldesques moisis aux contours échevelés sous un hiver tortueux si ponctuel, se surexposaient en langues brumeuses flottant sur des landes figées rabougries rabattues encore et encore par des vents coulant en foires de lait caillé et soudain tout était foudroyé par le son beuglant d’une sirène brisant tout net les visions hypnotiques pour en décalquer des reproductions approximatives dévoyées mutantes de la ville telle qu’elle était : pitoyable, disparaissant, gobée par son propre sale reflet, emportée par une nappe liquide brodée d’éphémères arabesques irisées, soutenue par un fond sonore mécanique, encensée d’une puanteur âcre et dense ; puis tout s’efface au rythme de l’épuisement de sa respiration de moins en moins saccadée : lutte ! Bon dieu ! Avance à petits pas ! Tu hésites, t’accroches enfin à un lampadaire tremblant puis glisses poignée après poignée de portières de véhicules stationnés, certains avaient été soulevés par une rafale, leurs roues avant vautrées sur le coffre cabossé et lunette arrière brisée d’une auto : simulacre d’un accouplement frigide sous des confettis de verres scintillants. Tout courbé, frôlant le bitume tu focalises alternativement sur d’étranges mannequins animés mais disloqués rampant sur le trottoir et la continuelle procession saccadée des voitures ; tu fuis et dans l’intervalle de deux auréoles de buée dans le reflet d’une vitrine d’une agence de voyage, tu l’as aperçue. Pour la voir vraiment tu t’es retourné : elle courait un casque rouge à la main semblant poursuivre quelque chose envolée ou quelqu’invisible individu… ou fuyait-elle, affolée par ce qu’elle avait vu en te découvrant ? Halluciné par la débandade, tu as cru un bref instant saisir l’allure de Sinéad, là dans cette ville. L’inconnue au casque rouge était une autre. Elle était aux aguets, accroupie, dos à la flagellation furieuse des rafales. Ses yeux réduits à deux fentes furetaient partout et là essoufflée, annihilée par tant d’efforts, penchée pour rester accrochée au monde, se demandant si elle était la seule survivante à déambuler ? Un fétu têtu qui se retient à un rien. Elle aperçoit soudain un débris de lune enchâssé dans le sillon rectiligne lacérant le ciel du sud-ouest au nord-est… la tempête avait condensé son labour dans cette faille fendant ce titanesque bouclier céleste que l’aurore allait bientôt faire rutiler. Vent en trame invisible dans cette béante blessure où flottait une lune, frêle esquif tétanisé : vision veloutée d’une fracassante féerie, mais son pauvre corps, comme disjoint, est ravagé par le souvenir teigneux des quatre mannequins expulsés de la vitrine : grotesques, leurs visages vides et néanmoins apeurés, ils étaient vivants, mus d’une vitalité fantasmagorique, semblant effrayés moins par l’assourdissante destruction de la vitrine que par cette liberté infernale contre laquelle ils avaient été fracassés… quelle pulsion l’avait donc précipitée à détruire la vitrine ? Par quelle violence enfouie avait-elle été contaminée ? Juste des souvenirs tristes qui avaient émergé… il y aurait donc d’autres piétons dans la ville.                                     Enfin… la fontaine Saint-Michel et sous la niche où l’archange yatagan brandi a vaincu un diable cornu à queue d’écailles, deux dragons verts luisants sous leur idole défaite. Ridicule allégorie de leur flamboyante puissance ils crachent des jets d’eau. Il faut observer ces deux manches à eau triturées giflées tordues par les rafales dantesques débordant du boulevard et de la rue Danton. Tourbillon d’un affrontement sur ce pan aveugle avant d’aller se fracasser là en face en plein dans l’Hora fugit stat jus cadran sentinelle du Palais de Justice. Victoire de la divinité du vent ; elle a envie de ricaner sous les assauts désordonnés du ciel. Le vent en spirales obliques dans ce goulet ramasse les ordures, soulève les poubelles, déchire les auvents, tord les branches, aspire des amas entiers de feuilles mortes qu’on voit retomber plus loin en titubant. Combien derrière leurs fenêtres tremblantes ont cru : apocalypse… Les esprits assommés par une ritournelle -c’est pas possible- entendent l’accalmie même à l’intérieur de leurs têtes. La furie les avait recroquevillés ­‑mécanique d’abandon‑ et depuis prostrés ils gardaient les yeux fermement fermés. Tapaient entre les tempes -fin du monde-, -guerre-, ‑tremblement de terre-, et au sentiment d’incompréhension dont le délire les avait percutés se substituait un effondrement de toutes certitudes tangibles. Elle était pourtant belle et tranquille cette nuit de fin d’année quand ils sont allés se coucher… certains, sans doute inconsciemment rassurés d’avoir un toit, un petit cocon refuge. Tous avaient été frappés par une angoisse et une frayeur inconnues, mais tous n’étaient pas à l’abri et le ciel pouvait leur tomber sur la tête… et soudain, le monstre invisible, terrassé, s’essoufflait et tous d’un coup croyaient en la rédemption dans le silence étrange enveloppant leur logis, leur rue, leur abri de fortune, leur quartier, la ville entière. Peut-être, peut-être, peut-être. À quoi, ils ne savaient pas mais ils avaient survécu là où ils étaient mais y étaient-ils chacun seul, angoissé d’être peut-être l’unique survivant confiné ? Il n’y avait peut-être plus que soi seul au monde et une terreur absolue figeait ce tragique instant impartageable. Pourtant d’une rue a traversé une ombre joint à un froissement de papier cristal… puis un frôlement de parfum l’a effleuré, a précédé un saut en ciseaux de danseuse d’opéra classique, sans effort apparent. L’ombre a enjambé le courant du caniveau pour traverser le flot. Ce qui était encore tempête s’essoufflant refluait et semblait exclure du chaos cette ombre muée en silhouette, devenue image puis personnage réel ; sa cape avalait épuisait les coups de vent et sa robe grenat réalisait une corolle un peu épanouie autour de sa taille à chaque retour sur terre. Quel fragile coquelicot bercé dans cette parcelle épargnée des furies ! Une allure éclatante majestueuse, un port de tête fier et dans les bras cette gerbe capiteuse : stimulus originel l’ayant alerté de cette présence insolente ? L’impression soudaine d’être enfin sauvé puisqu’il n’était plus le seul vivant perdu dans ce déluge. Ce visage à la fois sérieux, hautain et dramatique coïncidait singulièrement avec la description aussi précise qu’exaltée entendue tard un soir dans un café : du déjà-vu. Ce sentiment déstabilisant le conforte dans ce sentiment inquiétant d’errer par instants microscopiques dans une faille et à fouiller un monde même pas parallèle. Cette femme, surgie du chaos ‑semblait-il‑ participait-elle à une poursuite qu’il n’avait cru n’être qu’un élan personnel ? Venait-elle perturber le fil de l’histoire, y jeter un grain de sable rageur ? Y-avait-il un motif insaisissable mais commun qui les jetait dans cette même course effrénée et insensée ? Elle se glisse entre deux pare‑chocs, d’une virgule élégante de déhanchement ‑écriture tauromachique puissante et déliée‑ elle esquive un coffre caressé par la spirale froufroutante de son ample cape, une autre ponctuation plus arrondie enchaîne un élan du bras pour éviter un capot en une chorégraphie de requiem lent lesté de longues ombres plus ou moins intenses et tournantes au fil des réverbères ressuscités. Sa cape jouant le rôle de la verónica attisant une bête dans un dédale. Pourquoi cette femme au bouquet de fleurs à cet instant d’une nuit d’hiver nauséabonde tangente à l’aube où tout part à vau-l’eau ? D’où venait ce bulldozer à cette heure entre chien et loup ? Comment ne pas apercevoir cette masse tonitruante ? Pourquoi cette femme étrange et superbe, autre personnage vivant de cette ville fantômisée au cours de la nuit, semble‑t‑elle aspirée par le sillage de ce vortex dantesque ? Et ce geste soudain familier d’une main aux longs doigts aux ongles rutilants rassemblant une mèche échappée d’un turban. Il ne la connaissait pas mais elle était telle qu’un inconnu (où ? dans un café ? le buffet de la gare de l’est?) lui avait décrit une femme aimée, provocante et insaisissable dans sa hautaine indépendance et pourtant elle était là avec l’affolante conviction qu’elle sortait d’un souvenir lancinant d’enfance, à tel point que l’espace, dans un laps imperceptible, lui sembla désert tout autour des quatre mannequins prostrés aux lèvres béantes déchirées de rictus où se mêlaient désespoir remords pitié et tout crépitait sous les lumières doublées des reflets. Ils hurlaient mais aucun son n’échappait. Rien. Rien, pas le moindre vagissement ne se mélangeait au brouhaha des moteurs. Il avait cru pourtant entendre le hurlement d’effroi ou de surprise d’un personnage féminin, soudain catapulté dans sa réalité. Trop tard : passé présent s’étaient fracassés l’un contre l’autre. Elle avait crié, hurlé en se faufilant pour remonter le flot des voitures. Il a à peine compris cet affleurement d’images : il y a eu quatre mannequins rampant sur le trottoir qui ont dû traverser pour fuir. Ils ne sont plus là : le bulldozer les a happés, enfourchés, ils ont dégringolé dans le creux de la pelle mécanique, gueule farouche souillée de pâtée ocre accrochée au dentier. Les vérins télescopiques élèvent la pelle qui domine les voitures : trophées soustraits aux yeux des phares. Une mouette en riant se laisse ballotter ailes tendues dans un vent centrifuge : de là-haut, c’est elle qui voit étendus les corps inertes bras et jambes emmêlés et le ahan de l’engin avançant par à-coups brusques, les corps roulant dans le berceau de la pelle, remontant le boulevard Saint-Michel dans la procession des voitures. Le bulldozer automatique continue s’obstine… Ô combien automatique ! ses bras hydrauliques tendus en un geste rituel d’offrande au-delà du tumulte. Tu cours… Tu cours comme tu peux sans plus crier. Tu cours pour rattraper celle qui court pour rattraper l’engin. On dirait une aberration. Il pense : je suis et je suis, tu es et tu suis, elle est et elle suit… je suis et ne suis que l’engin à perdre haleine. Rapt sordide des seuls êtres inanimés de ces rues. Son conducteur protégé par l’habitacle rudimentaire : imperturbable, hors du monde. L’engin respecte les feux de circulation à nouveau régulés, ralentit, s’arrête quand la lampe monte de deux crans et accélère progressivement quand le rond s’efface au profit d’une espèce de gros globule glauque sous une visière, deux ronds plus bas, et un ronflement sourd englobe l’engin jusqu’à la dissipation des fumées acres du tuyau d’échappement. Le conducteur resurgit. Des manchettes et un col de celluloïd luisent sur les poignets et une portion de cou. Des gants couleur néon‑Mazda‑lumière‑du‑jour enserrent le volant sans donner l’impression qu’ils en maîtrisent la manœuvre. Personnage étranger aux événements, son visage lisse, luisant sous la pommade ou enduit de cire. La femme qui courait a disparu dans la fumée du pot d’échappement. Le bulldozer fume dru accélère en renâclant dès qu’il arrive à sa hauteur. À un seul moment il réussit à le longer et tente de monter sur le marchepied, sa main ripe, la poignée lui échappe. Il a aperçu la surface figée de son visage, son regard grand‑ouvert avalant la nuit avec jouissance, puis un bref rictus le rend vivant, animé par un sourire de volupté ou de douleur qui l’effraie à crier de stupeur jusqu’à oublier le déchirement subit d’un point de côté. Il croit le rattraper à nouveau mais le feu du carrefour est redescendu, les véhicules redémarrent à la queue teuf-teuf, le bulldozer pétarade l’aveugle en se mettant en branle. Il accélère agrippe enfin un bout de smoking, lâche prise et trébuche dans le caniveau. Il n’y a plus rien qu’un flot de voitures et au loin une accélération infernale emportée dans la rue transversale, montant au loin la côte et il devine l’engin ralentir manœuvrer bifurquer fouir l’interstice d’une ruelle sans doute, si haut si loin, absorbé par un pan de façade et un nuage de pot d’échappement. Il y a bien une rue étroite sur la gauche, ici aussi, des poubelles ont vomi sur les pavés… rien d’autre. Au bout, un lampadaire abîmé penché indique une entrée en cœur d’îlot. Il ne sait où il va mais il sait qu’il marche en longeant les façades, jetant des coups d’œil inquiets et grimaçants dans les vitrines : son reflet ou l’ectoplasme de sa démarche telle qu’il la reconnaît ? Cette sensation aurait-t-elle été lavée par la pluie, essorée par les bourrasques ? Juste avant l’aube il retrouve les traces sur la montagne Sainte-Geneviève : il n’erre plus, le ciel ne galope plus et au-dessus du Panthéon la nuit parasite les ultimes étoiles. Autour des grilles se dessine un entrelacs de traces comme si le véhicule avait tourné plusieurs fois, puis des taches clairsemées l’entraînent jusqu’aux abords des arènes. Le bulldozer paralysé fume encore, renâcle au ralenti, les cornes d’un animal déchu au ras du sable. Une chauve-souris zigue et zague dans les branches nues d’un arbre rescapé. Des arènes monte une clameur : Amor à mort, à mort, à mort. Ruines de pierres de briques, reliques de suppliciés.

Embrasement.                                                               Des murmures et des râles montent de la pelle. Ils gisent là enfermés dans ce centre du monde, leurs corps ruissellent d’œillets dont la couleur crépitante explose enfin dans cet intervalle atone qu’on appelle aube : feux d’artifice pourpres au fin fond de regards qui avaient traversé la ville en noir et blanc. La fatigue gicle de leurs yeux rougis gonflés de nuit blanche et éclabousse un visage cireux. Il est essoufflé. Le bulldozer jaune, immobile à l’angle de la rue est encore chaud. Le conducteur qui semblait avoir des traits familiers avait disparu. Il a aperçu la femme à la cape, essoufflée, tirer les mannequins de la pelle et les traîner dans les arènes. Il l’a vue les embrasser tour à tour et il jurerait les avoir vus bouger, l’enlacer, la déshabiller et chacun faire un simulacre d’accouplement en brèves gestes mécaniques. La cape noire déployée sous son corps. Visage invisible. Était-ce un viol, était-ce un rituel, une chorégraphie amoureuse… il est resté dissimulé dans le boyau entre les gradins, il n’a rien fait, n’a pas bougé, bouche bée, juste à regarder stupéfait et il a vu ensuite la danseuse secouer sa cape et s’en revêtir puis elle déplaça les corps par les pieds pour les disposer tout raides vers les quatre points cardinaux, leur tête vers un centre où est s’est blottie, caressant chacun des visages, puis elle s’est recroquevillée enfouie sous la cape, on aurait dit le cœur d’une fleur à quatre pétales. Il se sentait écœuré d’avoir été voyeur de cette scène, troublé aussi de ce qui semblait une cérémonie de résurrection alors qu’il avait cru à un simulacre obscène. Complètement mystifié, il n’était plus dans ces arènes, des flashes l’avaient transporté loin très loin sur les gradins du sanctuaire d’Asclépios pour une représentation nocturne des Choéphores. Comme ce soir-là, le voici fasciné par la puissance de la mise en scène il a pris des photos de ce tableau tragique en tournant autour de ce soleil échoué sur ce sable… il se sentait invisible, frissonnait à chaque fois qu’il réarmait la pellicule… priorité à l’ouverture pour cinq tableaux et autant de portraits. Était-il voyeur, félin contournant sa proie, paumé dans une ville dévastée par la tempête, témoin oculaire d’un mystère profane, zoomant sur les cinq visages aux regards fixes… on aurait dit une communion de transe, une suspension du temps dans un cratère lunaire. La femme au centre n’avait plus de visage. Il ne sait plus. Il essaie de rappeler l’image de son vrai visage dans le grand miroir encrassé du bistro où il se réfugie. Le patron doit habiter au-dessus et est descendu par routine. Il y a ceux qui causent because les autres et ceux qui ne causent pas de bruit : aux frontières de la nuit ils sont une poignée déjà à commenter la tempête en sirotant leur petit blanc sec face au patron qui essuie les verres et qui apprend ce qui s’est déroulé durant la nuit. Il ne comprend pas ce qu’on raconte. Ce sera toujours ainsi. Ceux qui vivent l’événement, ceux qui le vivent par télé interposée, ceux qui le vivent en différé ou pas… qu’est-ce que l’actualité, le live, le reportage, le sur le vif ? Acteur ou figurant d’un événement ou spectateur loin dans l’espace et le temps, prêt au replay à l’infini. Leurs postures sont différentes certes… mais n’est-ce pas là la faille où l’imposteur s’engouffre ? La post-vérité est alors une imposture.

                                                                                                                                                                              Il s’installe au fond, épuisé par cette nuit qui marquera quand même les esprits, la table bancale calée par un sous-bock plié, il entend le bruit du jet vapeur du percolateur qui chauffe son pot de chocolat ; il y a l’odeur du café, la stridence assourdissante du moulin électrique, le casque de moto distributeur de sucres, le présentoir d’œufs durs la porte qui râpe le carrelage, un m’sieurs dames mécanique, la poignée de mains circulaire d’habitués qui ne se reconnaissent que par l’intermédiaire du lieu… ils sont là plus du tout étrangers, fraternisant autour du verre et des commentaires de la tempête qu’ils ont affrontés pour venir jusque là ; le tiroir-caisse sonnaille quand il appuie sur total. Chaud devant chaud… le patron slalome entre les tables rondes pour déposer le chocolat chaud, la tartine beurrée ; le plateau bien en équilibre, le torchon pendouille au bras tandis qu’il se penche pour glisser sous la soucoupe le ticket illisible : double liseré violacé extrait d’un ruban sec désencré, carte d’identité des petits bistros de quartier. Les mégots s’accumulent dans la gorge mosaïquée au pied du zinc, la buée voile les vitres, il fait froid dit-on mais moins qu’en Corrèze c’est ce qu’affirme la moustache de bougnat qui fait le grand écart sous un nez qui n’a pas encore bu tout le fond… ça ne saurait tarder : son sourire jovial a déjà franchi le rubicond… ses yeux frétillent d’un franc plaisir quand il voit le liquide blanc glouglouter de la bouteille aux étoiles et remplir en ligne les six verres. C’est ma tournée… faut compter sur Jeannot et on comprend pourquoi ils ont quitté bien trop tôt leur lit, pour profiter de cette atmosphère où l’on oublie tout, le train-train, le turbin qui peut bien attendre cinq minutes qu’on s’enfile un dernier petit gorgeon pour se réchauffer. Dans les cafés on se sent mieux quand on va mal ; une bonne tranche de vie avec ses cornichons ridés bien aigres, son beurre avec supplément donne une glissante douceur au simili-quotidien. Lieux de rendez-vous, d’abandon, de déchirements, confessionnal public. N’importe qui, n’importe où : entrez accoudez-vous au comptoir et parlez, accouchez… n’importe quoi c’est parti mon kiki. On peut rester des heures, ça va, ça vient, il y aura toujours un relais… c’est la vie, la vraie.                                                                                                                                                                                      Ô beautés de ces endroits rassurants : les rades… où l’on se sent à l’abri des désespoirs parce qu’il y en a un telle densité au coude‑à‑coude qu’on les voit monter nous envelopper nous prendre… nous envoler… nous envulver… nous désagréger sans doute… peut-être. Le Parisien sur la table d’à côté… pourquoi attend-t-il pour le lire ? Parce que les phrases que lui renvoie le comptoir de la salle l’enivre. On est une cohorte de dieux déchus, en instance de déportation parce qu’on ne croit pas aux bonheurs déversés sur nous avec diligence et même obstination. On vient y vérifier qu’on n’est pas le seul à être bouffé par le mal qui nous ronge : la vie… quand la mort seramour… contrairement à ce que dit le tube : on ira où tu voudras quand tu voudras… le café pour justement observer, comparer les désastres que font sur les autres ces pluies de unes, ces matraquages de spots, ces bombardements de flashes cathodiques, ces catastrophes pas si naturelles que ça. On entre abruti effondré et lentement dans le melting-pot on redevient beau intelligent sain frais de persil cadumisé phosphorisé dans un zeste de longueurs et pointes de malice aux pays des merveilles. On vient au café et on y revient comme on ouvre un paquet de Bonux pour y chercher notre cadeau, le petit + subliminal de la journée. Ça ne lave pas plus blanc mais il y a le gadget en prime contre la déprime, un bonus qui peut faire rêver ne serait-ce que le temps de fouiller dans le paquet, de verser plus de poudre qu’il n’en faut, gaspiller… oui, de toute manière il est au fond du paquet et à cause de la surprise on a acheté le paquet ; la lessive à la fois superflue, poudre aux yeux perlimpinpin, emballage nécessaire et essence même du cadeau. Et il y aura un autre paquet… il y aura un autre troquet… le brouhaha du bar mousse comme une eau savonneuse et lui au fond en retrait, visible du patron par ricochets de miroirs ; d’une main levée d’un geste du poing, il fera comprendre la commande d’une bière. Ça prendra du temps… pour catcher son attention.                                                                                                                                                                                                                                                                   Plus tard dans la journée à l’heure où de rares habitants ont décidé enfin à sortir des abris, ahuris par le désastre d’un quartier qui n’avait plus le banal ordonnancement de la veille, il est revenu à vélo. Le bulldozer avait disparu ; des mannequins il ne restait que des traînées. À la place de la femme à la cape, un Libération sous un monticule de sable tremblotait encore sous les résidus de vent. Il était daté du vendredi. Des traces de pas se perdaient vers l’accès aux arènes par la rue Monge complètement déserte : tous, sans doute scotchés devant les télés où devaient tourner en boucle flashes d’info, témoignages d’experts infatués, reportages des correspondants de pays concernés par cette tempête, bulletins météo sérieux. Depuis la rue de Navarre il a zigzagué à vélo vers la rue des Plantes entre amas de branches, bris de tuiles, blocs de plâtre pour aller nourrir les deux chats du cousin d’un ami parti en vacances. L’appartement surplombait la Petite Ceinture, impasse Villa Brune : de la fenêtre on voyait émerger du tunnel des têtes ébouriffées, hagardes, ébahies, troupe hétéroclite clignant des yeux qui allait dans le même sens à la recherche d’un escalier pour remonter à la surface du monde. Là dans ce fossé, poubelles, cageots avaient valdingué et dévalé le talus et tous les sacs noirs avaient chié leurs cargaisons d’ordures que fouillaient déjà des corneilles.                                                                                                                             Par-dessus tout, un ciel indifférent à la furie de la nuit avec son soleil en fin de course. Il regardait cet aspect presque velouté du zinc patiné qui enduit le ciel et ruisselle sur les façades. Ces couleurs iraient se diluer finement dans les caniveaux, jusqu’à aller mater en profondeur l’eau du fleuve : un vertige douceâtre d’être à l’intérieur d’une féérie hiémale que le picotement du froid émoustille. Même les sons de la ville au diapason de la lumière semblaient chuchoter. Sans hâte de refermer la fenêtre pour évacuer l’odeur d’ammoniac, il regardait, il respirait et il vit se dessiner le visage de Sinéad dans le lointain du couchant.

                                                                                                Si un enquêteur était venu fouiner par-ici, il aurait remarqué d’emblée le côté hétéroclite et presque malsain des lieux. L’odeur ammoniaquée de la litière, un bout de souris derrière une porte… il aurait vu aussi sur des étagères tout un fatras de flacons étiquetés datés : rognures d’ongles, crottes de nez, mèches de cheveux, spermes ; des herbiers eux-aussi étiquetés avec lieux précisés par leur longitude et latitude à la seconde près et des dates, des boites d’allumettes avec étiquettes et noms latins d’un carabe doré, sphinx du saule, mue de vipère, cadavre en quatre ondulations d’une couleuvre, sphinx à tête de mort, lézard, machaon, paon du jour ; une pipistrelle aux ailes déployées flottait sous un fil de nylon, remué par le courant d’air de la fenêtre ouverte ; sur un meuble bas type Conforama ou Ikea : une photo noir et blanc d’un squelette de Noratlas enfoncé dans une dune de désert. L’enquêteur imaginerait un orque plongeant dans une vague de dune. Une photo d’un équipage de quatre posant sur une piste devant le même type d’avion bipoutre. À l’ombre plantée sous les personnages, il en aurait déduit qu’ils avaient été photographiés au zénith d’un lieu nu désert entre tropique et équateur : Tchad, Sahara… Fort-Lami, Colombéchard ? Un tirage environ A4 d’une jeune femme, nue surprise, souriante écartant un rideau de douche blanc. Un cartel : Vénus sortant du bain… une date, et moins qu’une signature un paraphe élégant mais indéchiffrable. Une autre photo, tirage grand format proche du A3 d’un marin à la barre franche d’un cotre gîtant sous la pluie, une autre en A5 d’un personnage de trois quarts aux lunettes noires assis dans un fauteuil un doigt pointé vers une caméra, l’autre en direction d’un acteur. Une affiche de cirque, typos et clown iconiques de ce genre de communication, un tirage en noir et blanc paysage A4 à bord perdu blanc de deux roulottes tirées par des chevaux, une carte postale d’une maison isolée sur une lande nue. L’enquêteur y aurait décelé un travail de professionnel : le cadrage, la qualité et le travail du grain, la nostalgie qu’évoquait chaque cliché, les valeurs des contrastes, la palette des couleurs sur les rares clichés en couleurs. Lui à la fenêtre, avait vu Sinéad dans le soir, à travers le profil de la lune. Il avait même le sentiment délirant que Sinéad avait provoqué ce cataclysme pour le réveiller. Qu’elle le mettait une nouvelle fois à l’épreuve… mais de quelle épreuve ? Heureusement il y avait cette bobine sur la table basse, témoin indépendant de sa mémoire. Il dut toutefois admettre que ce trouble d’identité avait commencé dès sa première rencontre avec Sinéad … pourquoi ? Pourquoi avait-il pris des photos de ces quatre mannequins et de l’inconnue au centre ? Comme dernier témoignage de cette nuit de déchaînement ? Eux aussi déchaînés grâce à cette tornade ou à cause de cette furie… Pour comprendre. Comme indices et preuves que sa raison n’était pas déficiente. Il avait toute une pellicule des événements de cette nuit ; suffiraient-elles pour établir une vérité de la réalité ? Il avait gardé une lancinante sensation en poursuivant celle qui, à la fois éperdue et résolue, avait couru derrière ce bulldozer : elle semblait bouleversée par cet enlèvement. Oui les mannequins avaient été enlevés et il avait vu la pelle les ramasser et les soulever au-dessus des voitures : des trophées subtilisés au regard des automobilistes. Ces mannequins faisaient partie de son histoire personnelle et une femme avait été l’actrice insolente altière presque désincarnée de leur rapt. Elle ne poursuivait pas le bulldozer elle le téléguidait ! Il en était arrivé à cette conviction abracadabrante ! Du balcon la file des gens s’éclaircissait. Ils regardaient de toutes parts, piafs apeurés dans un paysage pourtant familier mais dénaturé. Il n’avait pas vécu un rêve. Comment décrire l’état dans lequel il était lui aussi : il ne savait plus qui était ce gars qui regardait par la fenêtre. Le locataire de l’appart ou le pourvoyeur de croquettes et de pâtées ? Il avait vu un conducteur qui lui ressemblait, ou avait-il été le conducteur ? il avait aperçu une femme avec une cape aux allures de danseuse : elle ressemblait à quelqu’un qu’il avait croisé ou peut-être (tout est trouble dans sa tête) correspondait à une description entendue… le mot Andalouse revenait mais sans le mener ailleurs. Tous ces trous le désolaient. Il avait même vomi par-dessus le balcon en revoyant avec répugnance ces quatre mannequins ayant pris vie d’une façon si abjecte en mécanique désarticulée… il était littéralement annihilé ne cessant de répéter… c’est du délire c’est de la folie mais pourtant vrai ! La tempête avait balayé quelque chose, fait un sacré coup de ménage… enfin ! Il ferme enfin la fenêtre, laisse un petit mot et les clés sur la table de la cuisine, fait un tour. Tout est en ordre : une litière propre, les gamelles pleines, les deux chats imbriqués en position sieste sur le canapé faisaient un beau yin-yang ; il ramasse la pellicule, l’appareil photo, le sac poubelle fait un tour de regard et claque la porte.                                                Il n’aura pas vu une mésange charbonnière perdue, perchée sur le rebord d’une armoire. Emprisonnée, les chats auront saccagé l’appartement avant de la déchiqueter en la fixant avec l’attention d’un coup de griffe prêt à jouir de l’agonie… tempête / intérieur / salon sur ancienne petite ceinture.

Dérive :                                                                                                  Il se sent soudain moins abattu, moins seul aussi en déposant sur le plan de travail de la cuisine, appareil photo et la bobine. Sursautant à s’entendre à voix haute : c’est vrai ! Ils sont dans la boite ! Et Sinéad me croira… j’y étais. Il caresse le petit cylindre, cette surface lisse et froide tandis qu’une autre voix lui dit : tu les as vus s’articuler, déshabillant cette femme, lui faisant l’amour tour à tour… ce n’est pas impossible… mais c’était peut-être des rafales qui soulevaient leur bassin… une hallucination ou un effet d’optique auront fait le reste… le vent tourbillonnant dans l’arène a trompé ta perception : c’était un simulacre d’acte sexuel fomenté par la diablerie du vent… stop ! Un fantasme aussi, l’absence de Sinéad a dû te détraquer. Il ricane intérieurement : alors maintenant on te tutoie ? De la musique avant toute chose et au lieu d’errer dans l’appartement comme un malade, il relève le couvercle du piano : il préfère les notes aux silences spongieux… pour Sinéad, il avait tant de partitions qu’elle aimait. Pour oublier cette nuit hallucinante, il invoque sa voix qui harmonise tout… et les premières notes matérialisent sa présence. L’espace de l’atelier semble respirer et sur chaque silence de la partition, les murs se rapprochaient… infimement, tant qu’à un moment la pièce s’en est réduite à cerner ses doigts qui dansent lentement sur le clavier. Les murs, la chaise, la table avec l’appareil photo, la bobine du film, la bouteille d’eau gazeuse et le verre vides, le journal ramassé dans les arènes étaient hors champ. Tard le soir, détendu il a ouvert le journal, façon dévotion sur une relique et il a ratissé les colonnes du Libération jusqu’à l’ours en passant par les petites annonces : cette activité n’avait rien à voir avec la lecture, il voulait repérer quelque chose qui lui aurait sauté aux yeux. Dans l’arène, ce n’était pas anodin. Il se répétait, il y a une raison ; il y a là un message… il fallait qu’il ait raison… mais pour qui ? Pourquoi ai-je pensé instinctivement que ce journal était pour moi ? Qu’est-ce qui m’a pris de retourner aux arènes avant de rentrer ? Il n’y avait plus rien. Les mannequins alors, comment ont-ils disparu ? Qui les a retirés ? Comment ? Il y avait des traces de pneus, de sabots, de petites ornières parallèles, de talons de corps tractés… il rêvassait affalé sur le canapé, divaguait presque en mélangeant pleins d’événements distincts qu’il essayait de lier de manière absurde et Sinéad absente depuis plusieurs lunes ne pouvait ni l’aider ni le réconforter… mais il la sentait si présente qu’il en était effrayé à en avoir la respiration saccadée allant jusqu’à regarder dans chaque pièce si elle n’y était pas cachée à l’attendre ! Elle n’avait ni écrit, ni laissé de message sur le répondeur ni envoyé de fax… depuis longtemps ? En est-il si sûr ? En le regardant naviguer entre de vagues assoupissements et déferlantes agitations on peut en douter. Heureusement, il regarda par hasard l’heure et put sublimer d’autres 22 : 54 entre ses bras. L’heure à son poignet montrait la grande aiguille masquant celle des heures, instant où hier soir tout avait basculé : le moment exact où l’espace et le temps s’étaient superposés pour engendrer cette tempête… à quelques 32 secondes près !

Dérive :                                                                            à trois heures du matin il n’avait plus sommeil ou plus précisément il n’arrivait plus à se rendormir : la vision des ornières dans les arènes rappelait d’autres ornières. En ramassant ses souvenirs, il réussit à localiser sur une carte de banlieue l’aire de stationnement des saltimbanques et à tracer un trajet à vélo. Juste deux voix rauques tressant un dialogue : toi qui peux respirer profondément sans douleur, fais-le… dis-moi… raconte-moi Lionel ? Il est sauvé… Lionel et Thérésa… c’est quelque part la même histoire… tu sais, ce n’est pas par hasard si Lionel est entré dans la maison de Bagnères… les ouvriers avaient laissé la porte ouverte pour décharger leur camionnette… la coïncidence c’est mon voyage là-bas… crois-tu qu’il aurait pu pressentir ma visite éclair ? Je ne suis plus inquiet pour lui… tout va rentrer dans le cadre… Rychard ? Tu pleures ? Non… juste des larmes qui coulent brouillent tout mais me dérouillent. Tu sais, depuis que tu m’as annoncé cette nouvelle… quelque chose d’inconnu circule dans mes os… une sorte de synovie qui huile mes articulations… dans synovie… j’entends le mot vie… je peux rêver… Puzzle un dernier mot… Tu crois que tu la reverras ? Oui Rychard. J’ai fait ce souhait pas plus tard que tout à l’heure en voyant la petite flamme de la lampe‑tempête. Pour moi c’était une étoile filante au-dessus du terrain vague. C’est bien. Non, mieux, c’est beau. Tu crois qu’on sera tous réunis un jour quelque part ? J’ai peur que ça soit comme au bridge… il y en a toujours un qui finit par faire le mort… ne t’inquiète pas… demain nous partons… vers un autre ailleurs… chut puzzle ! Écoute la vie qui coule à l’intérieur. Pose ton oreille sur mon cœur ! Il bat et je l’entends depuis hier soir. Repose-toi, moi-aussi je vais aller me pieuter dans ma cambuse. Cette tempête a failli tout emporter ! Heureusement qu’on avait des câbles pour arrimer les roulottes…                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  il fit semblant de se réchauffer les mains contre un brasero quand Puzzle a refermé doucement la porte de la roulotte d’un Rychard. Le visage nettoyé d’un reste de maquillage, il lui a souri en approchant du feu, jeta quelques bouts de palettes qui firent éclabousser une poignée d’étincelles. Le plaisir des flammes compensait l’odeur peu forestière de la fumée du brasero. Assis chacun sur une caisse ils gardaient les mains plaquées contre la tôle. Le ciel rosissait entre Montreuil et Ivry. Pourquoi êtes-vous revenu ? À cause d’ornières dans des arènes… c’était donc vous qui preniez des photos ? Je suis là à cause des traces dans les arènes… étiez-vous là par hasard pour sauver ces malheureux ? Il voyait bien que Puzzle était un peu mal à l’aise ; il comprenait aussi que son intuition était bonne. En l’aidant dans sa question il espérait le détendre et surtout lui faire comprendre qu’ils avaient quelque chose en commun : non pas par hasard mais en tant que saltimbanques, on nous a demandé de jouer ces rôles de figurants… il y a de belles choses aussi… Puzzle voulait faire diversion, et peut-être susciter la surprise : j’ai retrouvé Lionel Brunswick ! Puzzle voit l’autre agrandir les yeux d’incompréhension. Il se sent mal car il ne se souvient pas de ce Lionel : quel Lionel ? Lionel de Lucie… ce Lionel survenu dans les délires de cette droguée au buffet de la gare… vous avez déjà oublié ? Ah ! Oui je m’en souviens maintenant. Il a un rictus en revoyant une scène délirante : comment appelleriez-vous votre venue ici ce soir ? Certain dirait hasard, un autre sérendipité, un autre fortuité ou chance… allez savoir, allons pour inopiné ! Puzzle raconta avoir été contacté par une artiste Irlandaise pour une performance… le problème et la condition : il fallait être à sa disposition pour intervenir pendant une catastrophe naturelle… le plus étonnant, quand on s’est eu au téléphone pour préparer son truc, elle a dit qu’il n’y aurait pas de problème : à la fin de l’année, il y aura trois tempêtes en décembre… avouez que ça n’a pas raté ! Excusez-moi, vous ne l’avez pas vue pour la préparation ? Non, c’est le directeur du cirque qui m’a averti… pourquoi ? Ben, j’ai pas le téléphone ; il m’a fait prévenir avant une séance, ça m’a un peu chamboulé… et j’ai pris cet appel c’est tout. Vous l’avez vue ? Oui bien sûr. Elle avait un casque rouge… il y a quelque chose qui cloche… comment êtes-vous sûr que c’est la même personne ? Et ses cheveux sous son casque rouge ? Elle avait des cheveux… vous pourriez la décrire ? Ce qui est bizarre : la veille de la tempête, si c’est la même personne, elle était au cirque. Elle n’avait quand même pas le casque sur la tête pendant la représentation ! Non, bien sûr ! Comment dire, elle avait des cheveux bouclés jusqu’aux épaules allant vers un reflet roux… une chevelure tempétueuse je dirais… quoi ? pardon ? tempétueuse ! Tempétueuse ? Vous avez dit tempétueuse ? Mais qu’avez-vous donc tous avec cet adjectif ! Il tremblait, il semblait hors de lui près à exploser ; il se leva en même temps que Tadeusz pour tendre les mains au-dessus du baril et se réchauffer les doigts ! On aurait dit deux mages faisant des incantations en interprétant les volutes de fumées ! C’est donc à cause ou grâce à des ornières que vous est venue l’idée d’étirer votre monde jusqu’à ce terrain vague sordide coincé entre rocades, voies de triage, squats de mal logés, taudis de Manouches, campements de fuyards de misère et de guerres ? Ça vous fait quoi ? Vous ne dites rien ? Je me sens mal, exténué, l’impression d’avoir été bringuebalé dans un rafiot pendant la tempête mais je me demande si ça n’a pas commencé bien avant il y a seize saisons avec une rencontre qui m’aurait changé. Je ne peux même plus me reporter à mes éphémérides personnelles ! Une inondation fatale… pour la mémoire… qui a tout mis à la poubelle ! Puzzle le fixait en fronçant les sourcils peut-être pour chercher des mots et remit des planches dans le baril : on a tous une bibliothèque d’Alexandrie à pleurer et n’y a-t-il pas l’étincelle d’une Ève à tout commencement ? Idole inaccessible, vestale muette, mère providentielle, prostituée attachante, conteuse d’histoires, premier nouvel ou ultime amour… les deux chevaux entravés levèrent l’encolure vers l’aurore. On s’activait autour des harnais et des brancards, les caravanes s’attelaient. On n’apercevait pas d’enfants. Sans doute dormaient-ils encore et seront bientôt bercés. Vers quels horizons instables les roulottes seront-elles tractées ? Les ornières s’effileront-elles vers l’ouest ou est ? Aspirées dans un infini laminoir. Les caravanes et les roulottes tangueront doucement. Les chevaux ont henni en pressentant un départ imminent, ils ont piaffé d’avoir perdu leurs entraves. Grincement d’un chariot… traces d’un cercle tangent au premier. Tout s’estompe, se fane disparaît comme un fondu au clair. Bon ! Je ne vous dit pas adieu ! Mais je les accompagne une heure ou deux… il a insisté pour serrer la main de Puzzle : si si j’y tiens, ça m’a fait beaucoup de bien de vous rencontrer… roulottes et caravanes avaient disparu. Elles lui avaient fait penser aux tortues tractant leur maison sur le dos… la carapace : maison pour elle… berceau pour roi… mais pour eux, refuge précaire ou possibilité d’un exil étriqué. Il ne reste que lui, spectateur du vide autour d’un feu éteint, poussant la bicyclette en suivant les immenses rubans tantôt 8 tantôt ∞ qui emmêlent leurs volutes jusqu’au macadam d’une bretelle à la Möbius. Il ne sent rien. Il avait dormi une heure contre le baril. Un mouchoir en soie rouge était noué à son poignet. Que s’était-il passé ! Il entre dans Paris par un détour avec une nouvelle perspective : les images tournoient, imitent ces feuilles de platanes cramoisies qui caracolent avec obstination. Savent-elles qu’elles ont tout perdu depuis qu’elles ne sont plus liées à la branche ? Elles s’inventent une euphorie de liberté. Il entend leur lugubre péan et le gémissement de leurs belles peaux froissées, craquelées et les devine, grelottant dans les flaques. Ces troupeaux de feuilles sacrifiés à l’arrière-saison agonisent sur les trottoirs en cette veille de la Saint-Sylvestre et seule la pluie les pleure. Elles ont hélas, déjà oublié la tempête et la ville aux mouvements de surface incohérents rumine encore cette déroute ridicule.

                                                                                                                                                                                               Première phase de la première lune d’hiver. Il ne fait que passer dans l’atelier devenu en l’absence de Sinéad un lieu anti-aérien au nom dérisoire de pied‑à‑terre… ce qu’il est depuis quelques lunes… deux messages sur le répondeur… deux fax de Soc vont le projeter vers des régions nues où les affres encore à fleur d’âme seront emportées par un noroît bien établi, où les tempêtes épouilleront ses tempes des fatras encombrants, où une maison en suspension dans la brume existera dans un quelque part toujours sans nom… la poche d’un pardessus d’où dépasse un livre, une main qui remonte une touffe de cheveux sous le bonnet est sans doute le dernier bloc d’images que garde le miroir de l’entrée… il s’en va, descend sur les berges, remonte le courant. Sinéad serait donc à Paris. Il se rend compte soudain qu’il préfère remonter le courant d’un fleuve d’une rivière ou d’un torrent. À la rencontre de l’affluent, la quête de la source, de l’origine, du suintement minuscule primitif cristallin qu’on entend susurrer sur une pente au milieu des sonnailles d’un troupeau en estive. Tout le contraire de la dérive.

Dérive :                                                                                  Sinéad venait souvent se coucher très tard  après avoir pris une douche, l’enlaçant et il avait la sensation d’être, en cet instant de première étreinte, un roc auquel elle s’accrochait pour ne pas sombrer ou pire être une bouée errante qui les faisait divaguer sur un il-ne-sait-quoi sans horizon, ondoyant, agité : plus qu’un lit. Elle le câlinait en murmurant son nom d’une voix monocorde dans le creux de l’oreiller ; et il sentait dans un demi-sommeil ses cheveux alors gerbe d’algues au parfum iodé et la saveur salée de salicorne d’une mèche happée l’emportait alors, engloutissant jusqu’au rêve la quiétude et la sérénité que l’abrutissement au travail n’avait pas rongé. Combien de fois pourtant, la lampe éteinte avait-il cru que la femme venant se blottir tout contre lui était une autre dont il s’éprenait et prenait jusqu’au bord extérieur de la nuit et que Sinéad chassait : il la trouvait doucement endormie, imbriquée contre son ventre et cette sensation singulière n’était pas d’un rêve étrange et pénétrant, mais l’émanation d’une lutte profonde pour garder intacts leurs élans créatifs respectifs et tricoter dans leurs ébats un voile pour les protéger d’un monde ancien dont on voulait les séparer. Accablé d’un remords écrasant par une disparition nocturne : il disait je t’aime avec un sourire alangui pour son corps tiède se blottissant pour s’endormir et une grimace malheureuse pour la succube floue qui s’éloignait se dissolvait avant l’aube de chaque jour… ainsi la non présence de Sinéad dérangeait ce lieu arpenté par un fantôme abruti et délirant.                                                                                                                                                                                                                                                              Un matin, il lui avait même demandé un peu honteux et coupable si des incubes venaient la visiter dans ses rêves. Elle avait froncé les sourcils : incube ? Haussant les épaules après sa définition : sans doute, mais j’en garde aucune trace… mes yeux les font sans doute tous mourir dès que je les ouvre sur toi.

Dérive :                                                                              harassé par avance par l’inanité de la mission de traducteur ‛scientifique’ qu’il avait acceptée via les annonces de boites d’intérim, il a travaillé avec un nuage d’orage au-dessus de la tête… ah ! Mission ! Terme ronflant qui ne l’avait jamais fait prendre au sérieux le maillon détaché d’une chaîne où les mots projet, réflexion, initiative, recherche, création étaient des gros mots. Il était un tâcheron. Quel vilain mot, pire que journalier ou manœuvre. Traduction à la chaîne de notices d’emploi, schémas de montage mal représentés, clauses de garanties absconses, étendues juridiques des responsabilités, le tout à partir d’un pidgin anglais… intermédiaire d’un produit Coréen, Chinois ou Biélorusse, il était l’intérimaire qui décompte les heures le séparant à marche forcée de la prochaine et roborative activité de l’interlude. Le soir, de retour de Boulogne-Billancourt, traînant sur le parquet, tombée du fax : une feuille, écriture de Sinéad, un paraphe, en-tête réception : 28/12/1999 . 07:56:45. numéro de téléphone « Pense à moi, I miss U buoy ! Je rentre au port avant dredi (sic). S ♥ R ***. Prélude de retrouvailles. C’était bref, il a souri, c’était beau, il a respiré un grand coup en ouvrant la fenêtre sur le froid de la nuit. Cette feuille était un pétale d’une fleur tombée d’un vase. Il l’avait ramassée inquiet et lue et relue empli soudain d’un vœu rêvé et révéré presqu’exhaussé. En se promenant dans l’atelier il s’apercevait du grand écart entre les images de Sinéad flottant devant ses yeux et le désordre qu’il semblait découvrir jusqu’aux toilettes. Tout, d’un coup, redevenait grand dans ce petit atelier. Il s’est surpris à grimacer du spectacle de son laisser-aller ; il a ouvert en grand les fenêtres et la porte d’entrée pour faire un vrai courant d’air glacé… les draps sont tombés en bloc dans le tambour de la machine, un ballot d‘affaires attendait une deuxième fournée… il regardait l’heure. L’aspirateur faisait un boucan du diable… et enfin poussiéreux transpirant, il fit une pause sous la douche jusqu’à éclaircir l’eau du bac et tarir l’eau chaude du cumulus. Il se sentait empli d’une euphorie allègre et béate jusqu’au soulagement en refaisant plus tard le lit avec des draps tout propres. Il avait une bouteille de blanc qu’il glissa dans le bac freezer et prépara tout pour des pâtes à la bolognaise. La casserole prête pour la cuisson. Il n’avait pas oublié la baguette : et bien celle-là comme la bouteille seront partagées ! L’abrutissement de la journée avait disparu, aspiré… il avait bien fait grand ménage. Au piano, l’apaisement est venu dès l’ouverture du couvercle, le long sourire du clavier avait déjà chassé les corrections de dernières minutes d’une fin de journée inepte. Für Alina. Arvo Pärt : ses doigts s’appropriaient la profonde sérénité un peu mélancolique des notes égrenées… oui, il les entendait ces images de limailles d’or traversant ses paupières fermées… Sinéad était là à portée de doigts et sa réapparition si proche était tangible. Sinéad était le postulat d’une sérénité évidente : un éclair un éblouissement détruisant tous les tracas. Dans les silences entre les notes, Sinéad avait surgi non pas fantôme mais essence instillée par le tempo d’un morceau ; il avait la sensation de l’effleurer, de la caresser, les touches de faux ivoire et faux ébène transmutées en velouté de sa peau… c’était trop, l’intensité de la douleur de l’absence de Sinéad fantasmée par l’abandon sensuel de ses doigts sur un clavier de piano soudain allégorie de son corps déclencha un tel sentiment de frustration stérile qu’il claqua le couvercle. Il regarda ses mains avec un sentiment de dégoût et de frustration : à quoi servez-vous donc ? Taper sur un clavier d’ordinateur, promener la flèche d’une souris, m’aider à manger, sortir des poubelles, tourner les pages d’un livre, faire la vaisselle, compter les pièces pour acheter du pain… Hein petits doigts ? Avez-vous encore le souvenir de sa peau ? La peau du corps de Sinéad ? Il aurait envie de hurler ! Mais abattu il restait prostré à regarder ses dix doigts comme de petits personnages tristes d’avoir à faire des tâches mécaniques. Il était proche d’un délire, le message de Sinéad infusait un étrange cataclysme… il annonçait son arrivée… lui ne voulait plus d’une apparition éphémère, il rêvait de permanence… une permanence qui ne serait pas destructrice… il pensait si souvent aux saisons où absence-présence était un seul et même événement contre l’habitude… et paradoxalement un beau rituel. L’abolition de l’absence ou la surprise de l’instant ? Redécouvrir Sinéad à chaque fois. Absence et séparation, il s’empêtrait dans ses propres contradictions… il pressentait que leurs forces étaient leurs activités respectives dont ils se nourrissaient. Des visions pas forcément complémentaires mais différentes, vivifiantes qui faisaient foisonner les projets communs en multipliant les variantes où prenait part souvent l’intuition des spéculations de l’autre.

Dérive : un soir, doucement en silence chacun s’était déshabillé ; face à face, debout, les yeux dans les yeux, chacun à son tour avait retiré quelque chose, si bien que leur nudité avait paru un détail d’être. Lui elle, découvrant l’autre corps en contrepoint, souriaient de cet instant si discret et presque surnaturel. Il lui avait demandé de rester ainsi puis d’un petit mot glissé à l’oreille elle a souri et fermé les yeux avant de se laisser étendre sur le ventre… Il lui a dit que la disparition de son visage le troublait, le bouleversait même et il est resté pensif immobile en découvrant à cet instant cet autre monde lui apparaissant sur le canapé : la même odeur s’était déroulée, la même peau répondait à celle qu’il n’avait osé toucher… mais avec des mots et des gestes doux Sinéad l’a senti lire en braille : ses doigts frôlaient à peine toute sa peau : oh ! Une constellation de six grains de beauté ! Il en dénombra quatre autres qu’il suivait de l’index. Cinq qu’elle n’avait jamais pu apercevoir et que personne avant lui n’avait évoquées. Sinéad lui en avait été reconnaissante, elle a respiré lentement pour le regarder et lui caresser le visage ; même ses joues râpeuses lui semblaient soyeuses et elle en fut émue : merci tu m’as fait découvrir la face cachée de mon corps. Alors comme ça du bout des doigts tu en as découvert cinq autres !  Ça fait douze ! Un beau zodiaque ! dit avec une moue émerveillée. Et ce fut un jeu jusqu’à épuisement pour les nommer : Lisem, Dandelion, Thalassa, Ubuntur, Ganik, Rathad, Lœur, Tchawack, Poussik, Rabesk, Altaïk ; déchiffrés du bout de l’index, dits avec sa voix grave, l’univers de son corps se cartographiait de la nuque aux chevilles où ils baptisèrent Colim, une petite spirale de cinq grains de beauté dont le dernier se cachait au bord de la plante de son pied droit… Sinéad s’est mise à pleurer aux noms qu’il disait comme un poème écrit sur sa peau. Lui ne se doutait pas de la dimension que prenait ce jeu quand elle répétait en épelant doucement ces douze mots émanant de son corps ; Sinéad voulait les apprendre par cœur : c’est à toi, it’s my gift for you ! Elle découvrait sa vie, tous ces petits yeux cachés de son corps dont il avait ouvert les paupières, elle sentait encore l’écho de ses caresses ; elle existait à travers cette enveloppe qui lui était terra incognita encore quelques instants auparavant : il m’a créée ! J’étais une Ève née de son index créateur ! Elle imaginait son index invisible aussi clairement que celui pointé de la chapelle Sixtine. Sa peau, frontière poreuse de son être abandonnait à sa langue et ses doigts le plaisir d’explorer ses constellations. Ne remontait plus sous ses caresses ce qui autrefois sous des douleurs avait noirci et massacré son adolescence. Il n’effleurait de ses doigts aveugles que le beau le soyeux de son corps original… elle sentait sa langue serpenter pour déposer des perles de salive sur chaque grain de beauté. Jamais elle ne s’était sentie en orgasme si continu comme dilaté. Elle aurait voulu voir en même temps ses yeux et dévorer ses mains de baisers. Elle s’est retournée et continua à jouir en regardant ses yeux la découvrir : il était dans un état d’hébétude tandis qu’elle recueillait les jets de sa semence dans le calice de ses mains. Perdu dans le désordre de ses cheveux éclaboussant son regard, elle le regardait : il aurait aimé passer la main sur sa toison mais elle a fait chut en posant l’index luisant et collant sur ses lèvres serrées. Elle lui prit délicatement la main, la serra fort avant de l’arranger comme fleur épanouie sur Tchawack la constellation de son sein, côté palpitations et, languide elle lui a souri de ses yeux d’eau pâle en soupirant dans un doux râle : malaxe-moi comme un ciel vierge… elle a souri avec malice en ajoutant le geste à la parole : regarde, je suis ouverte à toutes tes propositions… galaxie, naine blanche, trou noir, prends-moi, finis-moi. Elle adorait cette expression qu’elle ne trouvait pas du tout vulgaire… Pas lui et elle l’avait convaincu : c’était mettre les dernières touches sur une toile et en reculant la voir achevée… je te vois comme un artiste besogneux et perfectionniste… il me semble avoir lu quelques vers qui me font penser à toi : vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage… mais quand je lis polissez-le sans cesse, et le repolissez… c’est finis-moi… la finition de l’amour quand on ne fait plus corps et qu’on se contemple.

Journal intime de Sinéad non daté : au petit matin, mon découvreur avait repris possession de mes constellations et les explorait : j’ai été réveillée en sentant les deux filets chauds de ses narines tracer des routes sinueuses ; avec ses cils il excitait le bout de mes seins ; avec sa langue il allait et venait léchait suçotait, il goûtait aussi le sel de mes aisselles et peignait les duvets ; ses lèvres pinçaient mes lèvres du haut et du bas et aussi mes lobes en excitante récréation. Grâce à lui, je découvre mon corps parcelle par parcelle en gardant les yeux fermés. Il colle son oreille sur mon cœur puis sur mon cou, il descend et sa langue prélève ce que secrète mon vagin… c’est agréable de sentir qu’il n’est pas pressé et pourtant son sexe racle mes cuisses, sillonne mon bassin, l’arrose encore une fois… la persistance de ces sensations, cette volupté grandissante déployant ses grandes ailes font encore des vagues… c’est le souvenir lancinant d’un moment premier et donc unique. S’en souvenir est à la fois tragique et magique en repensant à notre première vraie fois. Avec ses doigts il taquine ma nuque jusqu’aux plantes des pieds… oh ! Quel chemin tortueux suivent ses membres et l’extrémité de ses cinq membres ? Il me laisse aussi découvrir la surface de son corps tout entier et je fais attention : il est un tableau posé sur un chevalet et mes doigts et ma langue sont autant de pinceaux de ma palette… et ça fait du bien. On bouclait pleinement une nuit aussi funny (cocasse est le mot en français, mais j’aime pas !) tonitruante et sublime… au cours de cette nuit-là, dans un répit de nos ébats, j’ai eu le réel sentiment qu’il avait effacé les pâles mâles qui s’étaient vautrés sur son corps, sans apprentissage de l’amour… l’un l’autre nous nous étions apprivoisés, lui mon boyfriend depuis l’éternité ? Cette banalité me fait sourire. L’éternité… c’est à dire un today poli et repoli… une éternelle première.

Journal intime de Sinéad non daté :                                       un soir, fatiguée, je m’étais bien entaillée le pouce et me tenais la paume sans savoir que faire sauf appeler au secours, il y avait plein de sang sur le bureau. Il a accouru, livide, enfouissant illico mon doigt dans sa bouche sans même l’examiner, aspirait, l’enrobait de salive avec la langue, inspirait, recommençait : comment t’es-tu débrouillée ? Grimaça-t-il le doigt dans la bouche. J’ai souri en traduisant le gargouillis des mots de celui qui était à mes genoux : j’ai une super salive salivatrice. Quoi ? J’ai fait les gros yeux ! Retire le i Snéad a-t-il moins que plus articulé, et il m’a comme tirée en laisse, mon doigt dans sa bouche, tenant l’autre main jusqu’au tiroir à pharmacie dans la cuisine : pour quelqu’un qui tourne de l’œil à la vue du sang, tu t’en tires bien ! Mêmes galimatias : chet-pour-cha-que-je-l’ai-mis-dans-la-bouche-mais-je-te-laiche-le-nettoyache-de-ta-planche-à-maquettes-et-après-je-t’offre-un-verre-de-rouche ! Et là il s’est mis à rire à bouche grande ouverte. Mon pouce ne coulait plus. Fin de la séquence sang chaud. Il m’a embrassée cent fois, ses baisers pianotant allegro mes fesses, andante mon dos, adagio mon ventre tandis que je décomptais entre deux minuscules gorgées de cardinal… (encore un mot qu’il m’a expliqué !) jusqu’au onealors j’ai exigé my revengeautre corps, autres explorations, autres terres connues que je lui décrivais avec mes mots anglais piochés dans un glossaire Shakespearien fictif, autres jeux assez révélateurs de sa sensibilité (une caresse buccale sur son téton droit avait hérissé illico son sexe ! Côté gauche naught), et fair-play je me suis redressée à cent : ex aequo. C’est pas du jeu ! Avec une fausse moue de boudeur. Parce qu’il y a une règle ? Un maître du jeu ? allez balle de macho ? Oups ! Une erreur de prononciation qui l’a fait beaucoup rire.… et sa répartie aussi : blague à deux balles ! J’ai été vexée mais un baiser a tout effacé… voilà le menu des menus plaisirs de connivence : ce fossé qu’on dévalait allègrement ; les langues se délitaient se déliaient se diluaient et se déluraient… alors, vautrés, on sirotait nos verres jusqu’à faire rouler la bouteille vide : allez viens je suis bon joueur on se fait la belle… (encore une expression pas facile à traduire : troisième manche ou évasion… là encore des moments extraordinaires à jouer sur le sens des mots, jeu qui glissait toujours vers un autre autrement plus sensuel.) J’avais appris à déceler et surprendre une mélancolie ou un coup de blues passager lié au boulot en général et à les dissiper par un câlin rythmé sur une musique attrapée au vol d’un disque, à transformer un courant d’air soulevant ma robe en charge érotique, rejoindre une silhouette floue derrière un rideau de douche… j’avais appris à relever ses gestes inachevés, perdus en plein vol… retenus au dernier moment comme s’il les avait usés mais ils laissaient une empreinte que j’avais appris à déchiffrer… je m’imagine bientôt avec lui… quand le temps aura accompli  ‛son bourreau de travail’ j’aurai l’audace de le lui dire.

Errance, dérive :                                              dans l’atelier sans rien discerner d’autre qu’un immense envahissement oppressant il avait beau fermer les yeux, Sinéad n’était pas apparue derrière les paupières. Elle semblait pourtant plus présente que les choses inertes sous ses yeux, plus furtive que ses errements jusque sur les mezzanines. Pourquoi ne surgissait-elle pas par surprise ? D’innombrables indices auraient dû le réconforter : un bouchon de guingois sur un flacon, une note aimantée sur le frigo, un vêtement à l’envers sur un cintre, une coupelle où on abandonne les petites choses en attente de trouver leur place, le rangement des pantoufles ou des slippers comme elle disait, l’ordre des trois coussins sur le canapé, son côté du lit où il se glissait pour s’endormir… sa tête tournait, il était seul sur un cheval détraqué d’un carrousel tournoyant si vite qu’il essorait toutes ses couleurs. Ça dérivait dans ses yeux quand il regardait par la fenêtre la nuit : une lune toute ronde faisait un pansement sur une sombre blessure. Il attendait un livreur, et dès neuf heures, il a appelé son patron qui sans doute a fait la grimace à l’autre bout du fil : si tu peux venir ce samedi ça m’arrangerait bien. Le dossier doit être bouclé pour lundi soir… mais Gilles samedi c’est le nouvel an ! Oh ! J’avais oublié… c’est donc pas si pressé que ça ! En attendant, bon courage, j’espère qu’il passera dans le créneau prévu… avant les douze coups de minuit. La livraison avait été l’aubaine pour s’atteler à un projet de chambre noire qu’il reportait sans cesse. Il avait pris les mesures, acheté tout le matériel pour alimenter les bacs, les planches, les équerres. Le gardien lui prêta sa boite à outils. Il scotcha un papier sur la porte : n’hésitez-pas insistez sur la sonnette. Il avait estimé à quatre heures l’installation, il en mit huit à cause du mâchefer et du métal dans le mur : forets cassés, déplacement des percements, rebouchage des trous. À cinq heures il finissait d’aspirer et de nettoyer. L’idée était là, le résultat était laid. L’ampoule rouge fonctionnait, le tuyau fixé au mur pendouillait comme il faut pour alimenter les bacs. Il ne manquait que le livreur et tout le matériel pour développer et tirer les photos en noir et blanc. Il prit une douche en discontinu, laissant la porte ouverte pour guetter un bruit de sonnette. Trois fois. Rien. L’eau l’aspergeait et lui faisait du bien. La brume de plâtre un peu grasse dans ses cheveux avait disparu, un gargouillis au ventre lui rappela qu’il n’avait pas déjeuné. Il avait la bouche pâteuse et soif, grignota dans la cuisine et s’affala sur le clic-clac avec une canette. Il se sentait bien dans des vêtements propres et un peu rêches. Il n’attendait plus. Devant les yeux, le saxophone ondulant de John Surman1 et Carolyn Carlson déployant soyeusement ses gestes d’une volupté aérienne. Il se rappela aussitôt l’instant où il l’avait photographiée, improvisant une chorégraphie sensuelle non seulement mélancolique et nostalgique mais évoquant une danse rituelle du fond des âges.                                                                                                                                                                                                              La sonnette sonna trois petites fois. Il regarda sa montre : vingt heures ! Enfin le livreur. 

Dérive :                                                          que s’est-il passé dans les deux secondes d’ouverture de la porte. L’assiette qu’il essuyait lui avait échappé avec fracas. L’évier s’était vidé et il avait fixé le siphon de l’eau et sa tête avait tourné, oublié ce bruit, mélangé l’éructation du borborygme et le triple tintement de la sonnette, amplifiant et dénaturant les images de son cerveau et celles des bulles dans le tourbillon de la bonde… il ramassa un stylo le coinça machinalement entre les dents… non par agressivité bolchevique juste pour vite signer le reçu et prendre le colis… il n’était plus dans la prédisposition à offrir un verre d’eau, un café, un pourboire. L’image du livreur avec un paquet tant attendu vola en éclats et le stylo tomba sur le paillasson. Des bras réduits à bouts de métal. Un regard médusé. Sinéad sur le pas de la porte, tout sourire, une valise à ses pieds : je n’arrive pas trop tard ? Peut-être avait-elle une inflexion interrogative mais ça n’avait plus d’importance, il aurait bredouillé, alors il n’a rien dit comme s’il remontait d’un puits et même la lumière chiche de la cour les aurait aveuglés. Elle bouche bée, à regarder celui souvent un peu gauche qui se pliait en deux pour ramasser le stylo. Il ne l’a pas vue lever les yeux au plafond ni entendue murmurer O gosh ! C’est comme ça que tu accueilles une revenante ! Je n’aime pas trop les salamalecs obséquieux ! Avec le sourire qu’il connaissait quant elle employait une expression qui pouvait lui prouver qu’elle faisait un tas d’effort pour peaufiner son français. Lui ne comprenait pas pourquoi il n’avait pas réagi à la signature de la sonnerie, pourtant codée à leur façon : trois coups brefs : S en morse… alors pour se faire pardonner, comme un jeu il sonna : bref long bref : c’est moi Sinéad ! qui n’en reviens pas ! Elle secoua la tête, il vit ses fossettes. Ça y est ! Ils s’étaient raccord. Si elle n’avait pas changé, quelque chose irradiait son regard, métamorphosait ses gestes : ils étaient amples et lents et il fut saisi par cette paix intérieure qui désamorçait toute envie de comparaison avec la Sinéad de la première fois… elle avait une grâce telle qu’elle pouvait évoquer des modèles peintes par Ingres : la pose de l’une, la coiffure de l’autre, la carnation pâle d’une autre, la langueur d’une autre encore. Une confusion inexplicable s’opérait. Combien de temps ou plutôt quel intervalle de temps a-t-il fallu à son discernement pour découvrir Sinéad pas du tout une autre mais elle-même, avec quelque chose indicible qui ne lui avait pas sauté aux yeux et qui le déroutait et l’extasiait tout à la fois. Les sens aux aguets, son regard faisait sans cesse des mises au point, des acouphènes brouillaient les sons, un mécanisme infernal l’épuisait en conjectures ineptes incompréhensibles et l’emprisonnait dans un état de sidération tel qu’il lui était impossible de se jeter dans ses bras. Et pourtant tout en elle sur elle avec elle disait : me voici de retour.

dérive, destin, destiné, destination ?                  -champ contre champ- quelqu’un au rez-de-chaussée avait appuyé sur la minuterie. Elle fut éblouie deux fois : le plafonnier du palier le rectangle de la lumière de l’entrée. Sinéad voulut croire en la magie. La même qui, elle en était convaincue, avait favorisé leur première rencontre ; comme lui semblait loin l’annonce passée dans le Libération du dernier vendredi de l’année. Depuis les télés, les journaux avaient tourné en boucle sur les ravages du fait d’hiver en France : tempête du siècle : imprévisible ? Dans le tourbillon des colonnes des quotidiens on exploitait une sidération qu’une réplique aura transformé dans certains médias en terreur apocalyptique… le message se sera perdu… bloody Sunday ! S’était-elle écriée en écoutant la BBC !                                                                                                                                                                               Mais la voilà avec la signature de ses trois brefs coups de sonnette : derrière un sourire, Sinéad, la tête légèrement inclinée, serrait un paquet contre son manteau. Tous les mots dérivés de fusion se télescopèrent, créant dans l’épaisseur du seuil une gerbe irisée de silence. Un état du feu dans un désordre si étrange qu’une sorte d’immobilité d’images, d’instantanés sublimés et condensés les fixaient de part et d’autre de la porte, pour chacun une révélation, une transfiguration, le surgissement d’une temporalité renouée dessinant le contour fragile d’une émotion en train de se diffuser jusqu’aux tréfonds, dans une tourmente qu’ils désiraient chacun apaiser avant de s’étreindre sans un mot, sans un baiser, juste sentir le sang de l’autre palpiter jusqu’à entendre sa pulsation. La lassitude de l’attente, le lent comblement de l’absence, l’épuisement de l’espoir les maintenaient dans une sidération si plombée qu’il s’effaça, aussi rigide qu’un automate, pour laisser Sinéad franchir ce seuil une boite contre le cœur avec la précaution d’une sage-femme sur un nouveau-né. Il la regarda avancer à tout petits pas ; tout doucement il empoigna la valise et ferma la porte sans bruit. En se rendant compte que leurs respirations feutrées étaient synchrones, l’un et l’autre avaient tressailli. Sinéad se retourna, un doigt sur les lèvres : aime-moi comme je suis, pas comme ça… mais avec ça… et Sinéad le regarda en quête d’indulgence et posa quatre doigts écartés à la ceinture de son jean.L’adjectif qui lui vint à l’esprit en fronçant les sourcils sur le moment : hermétique. Oui. Doigts ouverts mais geste hermétique. Veux-tu pour ce moment entendre un disque qui nous a accordés si souvent ? Elle sourit avec l’imperceptible mouvement du cou qu’il espérait car il aimait cette façon muette d’acquiescer exigeant une attention du regard. Ainsi, durant vingt minutes dilatées par la profondeur des silences bruissants, ils sont demeurés enlacés, la tête enfouie dans la chevelure de l’autre, s’imprégnant des parfums planant encore au-delà des odeurs musquées d’une fin de journée ; parfois des doigts pianotaient sur une nuque en suivant le tempo de Für Alina. Laissant le temps s’égoutter doucement au gré des notes, ils goûtaient un instant tangible d’éternité. Sinéad, embrasse-moi s’il te plaît. Je veux bien que tu m’embrasses… mais pas de baisers, ni bises ni french kisses maintenant, pas encore, une étreinte, oui, hug me tight, pour me sentir présente là, maintenant… j’ai besoin de te sentir vivant plus que jamais.                                                                                Enfin la voici cette émanation sublime de son corps : sa voix. Sa voix et ce sentiment qu’elle venait d’un autre monde en vibrant d’émotions… une voix délivrée se laissant porter hors de sa bouche en modulations qui courbaient l’espace et l’enveloppaient. Sa voix sculptait des mots déposés à ses pieds et bientôt une muraille irisée les embrassa au plus près. Cette voix dévoilait la puissance de sa poésie et dans le timbre si clair de sa prosodie il décelait l’héritage d’un aïeul chantre qu’elle avait évoqué un soir de randonnée : malgré une petite pluie passant par intermittence sur la lande, ils avaient réussi à faire un feu propice aux confidences et ces fragiles flammes, sous le souffle de maigres brindilles, avaient tenu bon ; bientôt, l’ivresse, la solitude des lieux, un souvenir d’un paysage désolé semblable avaient poussé la porte sur son merveilleux et tragique monde gaélique. Mais surtout merveilleux.

dérive, prétexte, détour : Tadeusz avait mal passé la fin de matinée avec le directeur du cirque. À un ‑j’ai besoin de vous‑ répété plusieurs fois, il avait enfin rétorqué, un peu lassé par ses arguments : les enfants ont besoin de clown… pas vous. Je ne suis pas un enfant de la balle. C’est mon corps, mon allure qu’ils regardent avec fascination et sans pitié. Je vais vous augmenter si c’est ça que vous voulez ! M’augmenter ? Le cachet ou la taille ? De toute façon, me fascine, le regard des enfants comme le mien autrefois, et j’aime le spectacle ambulant. L’apparition la disparition dans un bourg lointain mais chacun noyau royal et…. comme cette petite tirade déclamée sans e, je ne serais rien sans eux. Mais je ne suis pas ingrat, je viendrais un jour de relâche vous présenter un nouveau numéro sur lequel je travaille : quatre marionnettes d’oiseaux à visage humain et Olena sera ma partenaire. Voilà monsieur Uccelli ma proposition.

Le directeur, bouche bée, a été contraint de sourire à sa petite plaisanterie ; et à quand cette présentation dans ma belle volière ?

Bientôt.

Il l’a embrassé à la fois embarrassé et peut‑être rassuré pour le morceau d’avenir entraperçu pour son chapiteau.

On retrouvera Tadeusz flâner le long des voies surplombant la Gare du Nord puis se promener sans penser à rien le long du canal de l’Ourcq puis s’installer dos à la rotonde de Ledoux, regardant ses idées fantasques de ce projet glisser au fil de l’eau tranquille jusqu’à voir les nuances du soir bues par le trapèze de zinc du canal : il s’est laissé emporter à noircir ses idées et à griffonner des croquis. Depuis l’idée balancée à Uccelli presque par défi, le scénario d’un numéro avec des marionnettes avait commencé à faire son bout de chemin onirique par voie de halage et niveau d’écluses…  

L’eau dormante du canal avait le pouvoir de ralentir la marche du promeneur le long des berges, de convertir l’agitation en flânerie, d’inviter à des pauses méditatives… il a même ressenti sa position en tailleur au ras de cette calme perspective comme une posture créatrice :

expiration, contemplation, inspiration.

Épisodiquement entre la fin de l’automne et la première pleine lune d’hiver : plusieurs fois depuis l’automne, Tadeusz avait quitté tôt le matin sa roulotte pour venir travailler sur les bords du canal. En passant devant des squares, les jeux d’enfants lui avaient donné des idées ; il avait même acheté des crayons de couleurs. Les motifs des nuages l’inspiraient pour les habits des oiseaux. Il n’était plus le même maintenant. Le voyage dans les Pyrénées l’avait transformé ainsi que la tempête plus tard… il n’en avait parlé à personne, ne l’avait écrit qu’à Thérésa… elle lui avait fait la sublime surprise d’assister à une séance du cirque accompagnée d’une amie. Il en avait presque raté son numéro. C’était énorme de sa part… plus tard, elle l’avait supplié : il n’y aura que toi, mais ne me demande pas de quitter mon métier ; tu es mon épaule et mon deuxième pôle pour rester en équilibre… mon balancier. Et lui avait répondu : ça tombe bien je suis balance ascendant taureau… et elle était partie dans un fou rire à en pleurer et la malice de ses yeux avait fini par sa bouche : taureau je m’en suis aperçue. Ne rougis pas… Tadeusz taureau… ça commence pareil ! Elle rappela la chambre Place Dauphine : les deux nuits passées dans ses bras avaient en effet transformé Tadeusz. À cause d’un désistement dû à la tempête il avait pu réserver une chambre dans cet hôtel mythique et discret : à événement exceptionnel, lieu exceptionnel mais chance improbable pour cet hôtel modeste au centre du cœur de Paris ! Cette chambre avait couvé leurs découvertes réciproques et si leurs nuits avaient été courtes, Thérésa y avait abandonné deux matins son corps éparpillé en travers du lit jusqu’à midi, s’était appuyée nue sur le rebord de la fenêtre, avait regardé la place, s’était retournée pour laisser Tadeusz emplir ses yeux jusqu’à satiété : à contempler ses hanches épanouies son corps frêle aux seins mignons son regard de noisettes grillées, elle approchait en contre-jour, dansant à petits pas menus. Elle pensait femme, et lui, murmurait ‛troublante flamme’ en tendant les bras. Elle rétorquait en riant : heureusement que tu as les jambes et les bras un poil trop courts sinon, tu serais partout à la fois à m’étouffer !

Quand ils se sont décidés à sortir, avant de quitter la place ils ont joué la rive à pile ou face : rive gauche par le Pont-Neuf et elle l’entraînait en le prenant par l’épaule : j’ai de la chance aujourd’hui ! Je l’aide peut-être ? C’est souvent moi qui gagne. Ça ne m’étonnerait pas si un jour tu me disais que tu as un truc ! Elle lui avait souri, il fit la grimace en tirant la langue et se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser : tu vois Thérésa, le sexe et le paysage sont du même domaine. La violence destructrice, l’érosion lente des terres, l’accord entre vague et vent… l’ardeur stérile vers la destruction ou l’apprivoisement, le désir de frôler et d’entrer dans l’inconnu de l’autre… mais y arrive-t-on à chaque fois et dès la première fois ? Faut-il persévérer pour polir ses sentiments et maîtriser ses tournemains ? Avant le galet il y a eu la pierre brute d’un gringalet mal‑foutu et galant…un gringalet mal‑foutu et galant… -elle haussait les épaules et levait les yeux au ciel avant de sourire à sa poésie de bord de scène !

En abordant le quai, il fouilla sa poche et leva deux doigts coinçant une pièce : amont ou aval ? Pile ou face ? Depuis la veille, elle avait gagné à chaque fois.

Deuxième pleine lune d’automne 1999 Dans la main, un mot laissé sur le plan de travail de la cuisine découvert dans un tas de courrier. Il faisait du rangement et le message de Sinéad était daté : phase croissante de la première lune d’automne : je suis en France pour monter « Holobionte » une pièce d’une autrice… Irlandaise, protestante, lesbienne et inconnue… tout pour être critiquée ou adulée (je ne sais pas si ce mot is obsolete en français mais j’ai trouvé dans dictionnaire). Ah ! J’oubliais son père avait épousé an african-american woman. La pièce folle et déroutante, une vraie bombe ! Ça m’a incitée à aller la rencontrer à Dublin. J’avais oublié comme c’est beau. Elle m’avait donné rendez-vous dans un pub… devine ! Oui, celui où tu avais joué un morceau au piano… un peu bourré en passant ! Je sais pourquoi je t’écris : pour te dire qu’il y a des coïncidences troublantes… j’ai eu un pincement au cœur rappelant des moments habillés de beaux atours de cette époque pas si lointaine quand même. Je ne suis pas allée embrassée ma mère! Que te dire d’autres : notre vie continue n’oublie pas. Je retourne quelques jours à « l’ombre ». Sinéad. Au dos plusieurs couleurs de stylos de feutres crayons avaient griffonné des numéros de téléphone ‑sans doute‑, des rendez-vous, des adresses, un croquis de marionnette articulée par des tiges.

Après la tempête (suite) : Sinéad se promenait dans l’atelier, corps serti d’une fugitive fragrance de jasmin amplifiant sa présence. Elle était partout à la fois et totalement ici mais comme si elle découvrait les lieux. Voilà ce qui était beau et incompréhensible pour celui qui la suivait des yeux : sa voix louait la beauté de cet espace modeste, ses yeux posés sur une table basse lui rappelaient une anecdote, ses mains caressaient un objet inédit pour elle : un coquillage ramassé dans le golfe, un autre là, le nez humait un brin oublié dans un flacon, le tic-tac d’une vielle pendule sonnant le quart d’une note cristalline réveillait ses oreilles… un la sans doute. Elle lui donnait l’impression de découvrir un lieu inconnu… il souriait intérieurement à cette idée, sans connaître les raisons qui lui donnaient raison. Pieds nus, Sinéad souriait en poussant une porte, s’extasiait en ouvrant une fenêtre bien que le soir fut tombé, hochait la tête en s’interrogeant sur les étagères et le tuyau qui pendouillait dans le cabinet de toilette, soupirait, respirait profondément en retraversant l’espace du séjour qui n’avait rien de grand juste haut… il sentait le frou-frou de son haleine en caresse sur le visage quand elle se retournait pour croiser l’émotion de son regard. Et lui à cet instant voyait ses yeux envahis d’éclats, ses lèvres de figue mûre corolle de ses dents dont il attrapait l’image comme un cadeau improvisé. Il n’en revenait toujours pas du silence étincelant qu’elle menait en éclaireur de-ci de-là. Les yeux écarquillés, elle se réappropriait l’espace entier dans ses moindres recoins à la façon d’une dégustation de liqueur à toutes petites gorgées jusqu’au canapé où il se laissa tomber les yeux clos, exprimant ainsi une rassurante quiétude et une fatigue soulagée. Il s’est blotti contre un corps encore frais surgi d’une nuit d’hiver piquante. Pelotonnés ainsi, ils ont laissé un temps au silence pour se reconnaître : te souviens-tu du long temps de notre séparation ? Entre ton premier message et… ce soir ? Il s’est pincé la langue en ayant honte de l’esprit boutiquier qui avait failli déplorer l’absence sous forme comptable de jours et de nuits réduites à des froissements d’instants et d’abrutissements bruts épais laissant au réveil un énorme pan de lit froid ! La main pressant son épaule contre la sienne avait suffi à faire disparaître d’un théâtre une scène vide, une salle sans spectateurs avec juste des rangées de velours d’un cramoisi fané… tout s’est volatilisé dans l’instant d’admettre de saisir ce retour tant attendu. Assise, collée siamoise, son sourire a frôlé ses lèvres. Ainsi presqu’entée à son corps, elle semblait prendre le temps pour s’acclimater avec le fil de son monologue comme si elle reprisait l’absence avec des sons cousus les uns aux autres, tricotés aussi avec des froncements de tristesse et de contrition : une musique minimaliste du cliquetis de grains de chapelet qui ourlait l’atmosphère sous le halo chiche de l’abat-jour trapu d’une lampe posée sur la table basse. Et les mots ceints de lumière, happés par chacun de leurs pores, habillaient leurs gestes ralentis par l’ampleur de leurs ombres : chaque mot se faufilait entre armure et trame d’une toile qui tentait de raccommoder le squelette de son âme : il aimait cette voix qui habillait la nuit et faisait l’effet d’une infusion dans le volume de la pièce ; ses phrases toutes banales parlaient d’absence comme si elle la reprisait avec des sons plutôt qu’avec des mots… et ce n’est pas l’alcool qui faisait avec sa voix, le scat d’une incantation chamanique. Elle détacha son visage pour sourire et affronter avec langueur son regard avant un furtif baiser. Voulait-elle garder la main du monologue ? Ses gestes annonçaient qu’elle avait repris des forces et quelque chose de plus vital encore quand elle lui tendit la main. Ils se relevèrent et leurs doigts un instant enlacées avaient converti la muraille des mots en tiède chaleur. Il prit la valise et Sinéad, le précédant, serrait une boite contre son cœur, regardait à gauche à droite. Il retrouvait la belle ampleur de sa gestuelle. C’était magique. Elle se réappropriait les lieux ou alors essayait-elle de faire coïncider les petits changements de l’atelier avec ceux qu’il avait décrits dans ces messages ? Il avait tant désiré et souhaité qu’elle ne fût pas dépaysée à son retour. Il restait muet presque maladroit, préférant garder intact le film de ces quelques instants où ils étaient dans un omniprésent à grignoter l’espace du bout des doigts en caressant les objets ou avec ses yeux scrutateurs rassurés devant un intérieur différent mais une âme augmentée. Mais pourquoi s’était-il laissé soudain envahir par d’autres ombres ? La main de Sinéad se crispait sur la corde de la rampe, son corps se balançait tandis qu’elle gravissait les marches gravement le petit paquet sous le bras ; on aurait dit une lente procession de calvaire. Arrivée sur le palier, elle se retourna en faisant chut avec son doigt : je t’appellerai quand je serai prête. Et il abandonna la valise sur le pas de la porte. outre temps, outrage :

Sinéad ?

                                                                                             Sinéad ?

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   Si-néad… Sin-éad…                                ce mot, ce nom, son nom à elle et son nom à lui tel qu’il le prononce, il le disait lentement, une incantation, un appel, une supplique : modulant l’inflexion, il appelait, scandait, interrogeait, suppliait, tentait de masquer son inquiétude chaque fois qu’il prononçait ce nom. Pourquoi était-il sorti ? Pour voir des gens s’affairer pour le réveillon ? Sa voix se matérialisait dans le léger écho répercuté par le mur hideux piqueté de clous sans rien suspendu. Il frissonnait à chaque infime interstice de silence. Bond et rebond du cœur. À chaque appel, un tremblement s’amplifiait plus soutenu plus long plus désordonné tant qu’il en claquait des dents ; le prénom gâché en syllabes perdait sa modulation aérienne tant aimée, ce prénom si souvent murmuré à son oreille, clamé à ses yeux, tant de fois enfoui dans la béance offerte, tant de fois pleuré contre sa non présence, tant de fois hurlé aux flots des mers, aux ombres des forêts… lui, qui avait tenté si souvent de la comprendre en se promenant dans l’azur de ses regards, s’égarait, dérouté par ses silences si longs, ses non-dits contournés, ses tournures obscures et le fil auquel il s’agrippait s’effilochait ; et ses pas le perdaient dans une sorte de déroute. Fuyante quand il désirait la consoler, aimante quand elle sentait qu’elle pourrait le perdre et pourtant intriquées mystérieusement étaient leurs âmes, volubiles leurs corps, une forme de plains-chants et de répons, d’exposition des sentiments, ombres de douleurs, contre-jour d’attentes… un pacte avait été jeté sur leur rencontre et quelque chose de l’ordre d’une onde tellurique les avait traversés en y laissant germer le sentiment insurpassable d’une ivresse partagée : deux liqueurs que chacun avait distillées en secret puis mélangées et bues à même coupe. Mais depuis sa supplique, il se sentait en pleine déroute, attendant son appel, examinant les portes, les murs, les objets tout d’où pouvaient surgir un couinement, un chuintement, un grincement, un bruissement, un raclement de gorge enrouée… oui c’est ça, une respiration une émanation de vie. Mais rien. Aucun son ne descendait de la chambre. Aucun appel… je te ferai signe : une manière de parler… il n’arrivait pas à se concentrer. Allait-il rompre le pacte tacite qu’elle avait émis ? Arrête ! Ce n’est pas un pacte, peut-être un appel un vœux, une prière… personne dans la salle de bains, personne dans la cuisine. Il ouvrit à nouveau la porte d’entrée. Non personne non plus dans la cour. Devant chaque seuil, il avait l’impression qu’une porte était l’opercule d’un coquillage vide. Pourquoi eut-il besoin d’avaler comme une brute un grand verre de whiskey avant d’attaquer l’ascension d’un escalier qui lui parut subitement anormalement infini alors qu’une douzaine de marches suffisait pour atteindre la chambre. Il se sentit soudain lâche, trébuchant avec une allure de coupable honteux de ne penser qu’à lui. Mais qui sauvait l’autre ? Il avançait à l’aveugle, chaque degré, une épreuve pour un corps plombé raclant le bois ; sa tête s’emplissait et se vidait de monceaux d’images, fouillis d’incohérences fugitives. Il l’appelait encore. Nul écho pour se prouver avoir dit son nom encore une fois. Répondait-il à un appel au secours, était-il perdu ? Tout à la fois, à la dérive. Sa voix rauque rouillée inaudible au-delà de ses lèvres. Et pourtant il désirait plus que tout ‑mais était-ce une illusion malsaine ?‑ entendre la voix de ce prénom, il avançait avec peine dans un fossé qu’il creusait à chaque marche. Elle était là bien sûr et il avait peur, il avait froid, submergé par une fièvre d’angoisse, une vision d’une échéance tragique. À trois pas maintenant : la chambre, le lit enclave de toutes les rencontres, des attentes, de tous les dénouements… étrangers avides de découvrir l’autre pour s’imprégner d’inconnus pour s’apprivoiser et ne plus se sentir jamais éperdument désemparés… parce qu’il y avait un noûs à nouer. Au premier regard passé par la porte entrebâillée : intuitivement soulagé ; une onde concentrique fut absorbée par la poignée. Il sentit une brûlure et resta figé : les volets fermés, une lumière pâle massacrée par un abat-jour éteignait tout un corps nu étendu immensément sur le drap de lin. Les aréoles des seins épanouis ondulaient à peine : elle vivait.                                                                                                                                                                                                                                                                  Posée dans une posture de gisant, les mains jointes sur l’obscurité de son bas-ventre. Il avança à tout petits pas, exhaussant le ciel peut-être, il n’arrivait pas à soulever le bras à tendre la main pour effleurer l’onde des cheveux éparpillés ; les deux petits galets polis de ses joues avaient dévié des larmes vers le drap pour y dessiner deux grosses auréoles grises. Il s’est penché sentant ses poumons se dégonfler, ses muscles se détendre à l’instant même du murmure lent d’une voix étrangement étrangère : pas d’autre lumière, je t’en prie, please. Ne crie pas, ne pleure pas… je suis encore désolée. Il faut que tu voies. Ne me pose pas de questions dans l’instant. Ne dis rien, je t’en supplie. Chut ! Tu t’allongeras ensuite contre moi, tout contre moi. Tu me tiendras la main ? Sois courageux maintenant. Je te remercie d’avoir précédé mon appel. Je t’attendais. Je t’attendais de toutes mes forces, de toute mon âme. Je ne voulais pas t’appeler ; je  voulais que tu prennes une décision, pas que tu répondes à une voix misérable… viens. Regarde, regarde, pose tes yeux…il ne reconnaissait pas cette voix, ces suppliques douloureuses d’outre-tombe. Elle semblait avoir lancé autant de lignes monocordes pour les arrimer, aussi ténues et brillantes que les fils de la vierge dans les sous-bois tendus par une invisible épeire. Effrayés comme ceux d’un jeune oiseau, ses yeux, deux petits soleils réverbérant la lumière du chevet, s’allumèrent et leur délicate clarté de pâles myosotis inonda l’espace entre les visages si proches qu’un voile bleuissant les nimba d’azur où flottait une désirante sollicitude. Épuisée, elle semblait avoir fait des efforts insurmontables et lui tourmenté par cette atmosphère presque religieuse (mais était-ce l’intention inconsciente de Sinéad ?) se torturait sans que rien de visible éveillât le moindre indice de ce qu’elle désirait impérativement partager. Elle avait dit please, une vraie prière baignée de larmes et avait tourné la tête pour le regarder en souriant comme si elle voulait qu’il oublie de voir ses larmes. De l’index il les dissipa. Ses doigts ne tremblaient plus et caressaient un moment pétrifié et peut-être se concentrait-il sur ses gestes pour l’aider à chasser les sons de cette voix tantôt pleine d’épouvante tantôt soulagée par un vœu révélé : elle le priait encore et encore d’avoir du courage, de la compassion, de lui pardonner aussi quelque chose d’incompréhensible, elle le priait de regarder non pour comprendre mais pour connaître.

Elle répéta trois fois : Im sorry, so sorry. Il avait la voix de Branda Lee en confusion dans ses oreilles et jusqu’au fond de son ventre. Le cœur pris d’un spasme, il frissonna et détourna le visage vers l’ombre où il devina les doigts de Sinéad s’animer, s’éclore pour découvrir son foisonnant triangle auburn. Il ferma les yeux, aveuglés, brûlés par l’image atroce. Elle entendit un cri et le fracas d’une ombre s’effondrant au pied du lit. Il aurait voulu parler qu’aucun mot même balbutié n’aurait atteint ses lèvres ; une image, fulgurante gravée à jamais au bruit de sa chute : toison rasée et quatre doigts écartés pointant quatre signes en arc de cercle balafrant son mont de venusecce vulnus.

nue, abîmée, flétrie

                                                                                                                                      La rémanence de l’image insensée l’aveuglait pire obstruait les canaux de vision. Le souffle haché, il contourna le lit en rampant ; il ne se rappellera jamais s’être déshabillé en tremblant, avoir grimacé de douleur, avoir ressenti un effroi plein d’une compassion confuse, de l’interrogation sur le mystère de ces entailles. Il a oublié s’être allongé tout contre Sinéad. À l’effleurement de son corps il ne se rappellera pas la chaleur grésillant lentement le long de son flanc. Doucement elle lui aura pris la main et leurs doigts se seront entrecroisés. Il ne se souviendra pas de ce geste confondu avec le murmure : tu m’as sauvée, mercy. Elle n’attendait ni réponse, ni basculement du corps voisin, redoutait même que le bloc de silence ensevelissant le lit fût fissuré par la moindre plainte fût-elle celle d’un oiseau. Elle sentait son corps irrigué par une tumultueuse délivrance. Une lame de fond dérobant une île : son corps entier se vidait de la sourde oppression de désolation qui avait ravagé et abîmé jusqu’à son regard pendant tant d’années. Elle caressa du doigt l’objet de sa renaissance. Elle savait aussi les mots qu’elle lui dira un jour… demain… plus tard, quand ? Et hypnotisée par un plafond parfois lointain parfois étouffant elle rabattit le drap juste avant de s’endormir et elle crut apercevoir une image silencieuse du temps de son innocence. Pourquoi cette même image fut-elle la première à lui revenir à l’esprit en se réveillant ? En clignant des yeux au petit jour, à l’aveuglette, elle alla pousser les volets et l’image contre la lumière brutale s’effaça dans le grincement des gonds. Réveillé par le bruit, il s’est redressé sur les coudes : en contre-jour d’une aurore déjà bleutée, Sinéad regardait la cour, les bras écartées, les mains posées sur l’appui de la fenêtre. Il fut fasciné par la mousse de lumière mêlée à la légère brise glacée humide frissonnant dans ses cheveux et cet instantané le gifla. Elle était là à regarder les fenêtres d’en face, la vigne vierge, l’if et le laurier du Caucase tout vert, mais le froissement du drap la fit pivoter. Un soleil naissant avait laissé des éclats sur le sourire qu’elle lui présentait en clignant un peu des yeux. Adossée à l’appui, elle le contempla : lui était fasciné par la mousse de lumière frissonnant dans ses cheveux et cet instantané se greffa sur la voix psalmodiée qui semblait avoir saisi l’occasion d’un courant d’air pour traverser la chambre : love moi ; please love moi entièrement… nowavec ta langue, tes doigts, ton cock gaulois… mots égrenés comme une prière avec un sourire si limpide quand il s’agissait d’érotisme d’amour ou tout bêtement de baise et de coït, où la confusion des langues des sons et des mots élaborait un jeu total s’accordant bien à l’équation de leurs relations pour se lover. Voulait-elle par cette vulgarité inédite se débarrasser d’une dernière entrave ou lui dévoiler l’innocente adolescence retrouvée. Elle ne frissonnait pas malgré le froid et avança d’un pas en claquant des mains trois fois les yeux fermés. Il s’est laissé prendre au jeu du un-deux-trois-soleil qu’elle mimait. Elle approchait lentement du lit au point d’encadrer toute la fenêtre et lui dans les instants aveugles, se tournait, changeait de pose, s’immobilisait, pour lui offrir une nouvelle facette. Sinead contre la lumière était un kaléidoscope troublant et enivrant et il la  laissa gagner quand elle plongea pour déposer un baiser furtif sur son nombril. Elle s’effondrera sur lui et ils se regarderont longuement corps et cœurs battants et les bouches et les sexes s’avaleront en petites goulées de plaisirs éparpillés sur les corps déployés jusqu’à l’effondrement. Ne t’endors pas maintenant, tu dois connaître ce que j’ai vécu ces derniers jours… pour comprendre… ce n’est pas une justification… pour me débarrasser d’un épisode de ma vie qui pourrait en expliquer d’autres peut-être… tu peux aller chercher la bouteille de whisky que j’ai rapportée d’Écosse… elle est dans le cagibi sous l’escalier.

Combien de temps sont-ils restés enfin côte à côte sous les draps fixant souvent le plafond qui allait devenir l’écran de projection de cette tragédie ? Pour le réconforter, elle avait posé sa main sur la sienne qui caressait sans relâche son pubis et c’est ainsi qu’elle a pu ressentir, tel un sismographe, chacune des ses émotions : j’ai tout fait pour son dernier soupir… que veux-dire dire ? De qui tu parles ? J’ai peut-être mal compris… touffé… étouffé… tu veux me dire que… tu l’as… étouffé ? Mais qui ? Son visage en bégayant ce mot vira au blême : nooooo my GodSinéad laissa alors le silence couler, peut-être pour assimiler le malentendu, le malprononcé de ces mots, pour se ressaisir en le voyant prostré dans une affreuse confusion. Lui effrayé, s’interrogeait sur Sinéad : aimait-il une malade une meurtrière ? N’avait-il rien décelé dans ces excès, ces disparitions inopinées ? N’était-il pas un jouet dans des bras pervers ? Et à chaque interrogation, il se rappelait autant d’anecdotes qui disaient : non… quel tumulte quel tremblement et pourtant il percevait les fondements de leur relation qu’il croyait si belle si mystérieuse, vaciller et il avait beau fermer les yeux pour ne plus être présent de cet instant, rien ne s’écroulait… il se concentra fixant le plafond, pour respirer, pour expirer toutes ces (t)erreurs mentales… il sentit être là présent, non pas apaisé mais rétabli par le coup de tonnerre de la voix pourtant calme de Sinéad : non il est… juste mort. Mon père est mort, oui mort. De sa main moite, elle caressa sa joue piquante comme si elle retirait les traces de ses mauvaises pensées. Poor baby pensa-t-elle en reposant sa main sur la sienne : peut-être te souviens-tu d’un appel de ma mère début décembre ? Je t’avais répondu ce n’est rien… en fait elle m’annonçait l’état d’un père au plus mal. Te souviens-tu de la semaine qui a suivi ? La scénographie de la pièce… je m’étais enfermée dans le silence. Je n’arrivais à rien, tournais en rond et n’avais aucun élan quand je te rejoignais au lit. En fait, je n’étais déjà plus en France. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, une injonction : come home at last, you have to do it  ! Quelque chose d’impérieux m’y poussait, un sentiment horrible me retenait… et tous les motifs t’auraient semblé des fuites, et tu aurais eu raison. Des prétextes et tu aurais deviné mes dissimulations, alors j’ai disparu sans rien te dire, sans laisser un petit mot. Pardonne-moi encore un peu. Sinéad était si blanche que ses taches de rousseurs avaient pâli et ses lèvres rosi. Comme si elle avait froid, alors que c’était la frayeur de lui raconter sa disparition :arrivée à Barna près de Galway, il n’y avait ni mère ni père. Je ne comprenais rien. La maison vide comme si on l’avait quittée en urgence. Je dormais près du poêle et j’ai transformé ma chambre en atelier… de la fenêtre j’avais la mer grise comme horizon. Des plans à faire, une maquette, des patrons de costumes… et le temps était compté mais pas pour ça. Au téléphone j’ai eu Aodhan, mon beau-frère. Ma mère était chez lui depuis quelques jours. Je devais passer les voir. Lui et ses deux filles habitent Galway près du port. Ma sœur, sa femme n’est plus de ce monde… Elle était partie pour un week-end à Dublin… Tu n’as pas connue Magee. C’était avant… elle a été retrouvée… c’était l’horreur, elle s’était jetée dans la Liffey… un 16 juin ! On n’a jamais su pourquoi elle y était ce week-end-là… il laissait Sinéad s’enfoncer dans ce souvenir avec l’impression qu’elle le guidait pas à pas dès l’entrée d’un labyrinthe. Son regard le frôlait parfois, trois points de suspension pour respirer, avant de se perdre en fixant le mur et de reprendre son récit. Elle lui prit la main, peut-être pour croiser ses yeux et y puiser un peu de courage. Sa voix devenue monocorde : notre chambre me rappelait tant de souvenirs que ma tête hantée en dégoulinait tant et tant que la maison s’y noyait. J’entendais des voix appelant au secours et j’étais seule entourée de fantômes. Je n’avançais pas dans mon travail. Il y avait sur le buffet une photo de mes deux petites nièces… adorables… Deirdre et Niamh contre leur père, un marin taciturne qui les élevait seul. Je suis donc donc partie sans regret ni pour cette maison ni pour la chambre. J’étais au point mort, création éteinte, avec une angoisse toutes directions… comme je suis soulagée de te raconter une histoire dont je tournais les dernières pages ! non pas oubliées je ne peux pas oublier… mais libérer… quand je t’ai quitté je ne pouvais rien te dire car rien n’était écrit d’avance contrairement à ce que mon père m’aurait seriné. J’ai eu une longue conversation avec ma mère… elle me mit en garde, inventa des prétextes pour me maintenir à l’écart. Elle ne pensait pas que je puisse tout lâcher. Même ses mots disaient passer à la maison et non rentrer. Revenir, non pour my mother land, juste une étape de calvaire finalement mais pour plus loin, là où il s’était terré après avoir été, chassé par ma mère, m’avait confié Aodhan… je savais plus ou moins où le trouver grâce à une tante Sioban qui le surnommait the Playboyce n’est donc pas dans les îles Aran que je l’aurais débusqué (avec un pauvre sourire de connivence ; peut-être aussi pour détendre l’atmosphère, faire une pause dans son récit, l’impliquer dans son périple)… mais dans les Hébrides… c’est loin de Galway et j’ai mis presqu’une semaine de cabotage pour remonter les côtes occidentales de l’Irlande et atteindre Kyle of Lochalsh. On a même entendu à la radio le naufrage de l’Erika en Bretagne. L’hélitreuillage de l’équipage… la marée noire… La mer n’était pas tranquille même où nous étions. J’ai vomi en mer j’ai vomi à chaque escale, j’ai débarqué enfin à Kyle dans un sale état… d’avoir ruminé la rencontre avec mon père, d’avoir vomi, de m’être saoulée, je flottais dans un ciré gonflé comme une outre, j’avais maigri et puais la saumure. À Kyle, ma cousine Cliona m’a prêté sa Clio, ça ne s’invente pas ! (elle lui envoya un bref sourire franc) conduite à droite… bien rongée par le sel… comme moi par mes pleurs. On s’embrassait et au dernier moment : finalement je viens avec toi… un silence comme si elle cherchait ses mots : je te lâche pas. Une sorte d’instinct de sororité l’avait poussée à m’accompagner : je viens pour toi, pas pour voir un oncle que je connais à peine. Cliona sera mon repère contre mon père et je serai son ombre pour l’abriter de son oncle. On l’a retrouvé là où il devait être ; autrefois, il nous avait tant raconté son hamlet damné qu’on s’y serait rendues presque par intuition. Il s’étouffa à moitié quand nous avons poussé la porte : oh ! le tour des banshees…comme s’il nous attendait et je fus alors soulagée d’avoir Cliona à mes côtés. Il leva son verre de whisky ; ses bras tatoués de signes bizarres m’avaient toujours effrayée : des enluminures sur une peau flétrie parcheminée… irascible violent sous un sourire enjôleur, son arme redoutable. Et vous venez pourquoi mes jolies ? Je n’ai n’a pas hésité : pour te voir mourir… pour voir mourir… un putain de salaud ! Cliona se figea. Mais je ne vais pas clamser ! Tous ces racontars, c’est à cause de ta garce de mère ! Va lui demander hein ! Et puis tu pourrais refermer la porte même si personne ne t’a poussée pour entrer ! un râle enroua sa gorge, il cracha son whisky, me menaçant la bouteille brandie… se ravisa avec une lampée au goulot. Cliona troublée écœurée s’est éclipsée pour préparer une chambre à l’étage. Abandonnée à ruminer ses paroles… j’ai compris que j’avais enfin engagé un combat… mes mots avaient évacué toutes les boules de silences, ces sales moutons tapis en amas qui avaient empuanti mes nuits. Que venait faire ma mère dans ses délires ? Il n’était plus qu’un paumé, ruiné par l’alcool, mystifié par toutes ces légendes insulaires mais insensible à la musique celtique, aux complaintes d’un violon. Et pourtant, il suffisait de fermer les yeux pour entendre les plaintes les prières, les déchirements des femmes griffées délaissées… que cherchaient ces marins dans les replis des vagues, les gifles des coups de vent ? L’amitié sauvage… la rédemption en crucifiant leurs épouses après trois mois de chasse enragée où la parole était rare utilitaire même dans les jurons et les prières d’action de grâce après une campagne de pêche : les engrosser, à les entendre, c’était les avoir à l’ancre ! Il y faisait froid, une humidité atroce, on avait l’impression que l’hiver stagnerait jusqu’à la fin du monde. Cliona a rallumé le poêle avec de gras pavés de tourbe et des boulets de charbon tandis que j’étais au chevet de la chambre d’à côté. Il délirait… à un moment un éclair effroyable de ses yeux m’a fixée : garce je ne te pardonnerai jamais ! Je ne comprenais ni supportais ses délires… je pleurais si souvent du mal de cette balafre, de ces quatre signes qu’il avait incisés avec une lame de poignard. Assujettie dès mes treize ans à un rituel pour me posséder en se défaussant d’un inceste soi-disant impur… comprends-moi, ces rites païens liés à un cycle sélénite se sont faufilés à travers la religion… je n’ai jamais su comment il savait, but it was linked to my period, peut‑être aussi une sorte d’excision symbolique… ou autre diablerie de leurs rites barbares… nous sommes restées une semaine alternant longues promenades entre landes ciels et enfermement lugubre. Autant Cliona et moi avions l’impression de planer sur les crêtes, sternes blanches parmi les oiseaux et le moutonnement des nuages, ivres d’une liberté en intime unisson avec la sereine imbrication de la lande rase hérissée de rochers blanchis sous un ciel bleuté sur les reflets d’une mer docile tôt le matin, autant après avoir poussé la porte, nous avancions dans un silence compact, strié soudain d’un hurlement. On se réfugiait dans la cuisine les mains collées au poêle, on buvait un bol de lait, une tasse de thé, on les goûtait lentement et nos yeux entre deux gorgées nous interrogeaient : quand un grognement allait-il briser cette quiétude amère ? Et ça arrivait sans crier gare : plutôt le soir quand on entendait raclements de galoches et de gorge, une ombre se traînait vers les toilettes, voûtée, éructant des jurons entre deux goulées de whisky, hurlant : wheres my stew and my booze ! On le soutenait titubant jusqu’au lit dont j’avais changé les draps en vitesse… il nous engueulait, il puait, les yeux injectés, toute une litanie de jurons obscènes pleuvait sur nous. Il ordonnait de le caler avec un oreiller, d’allumer la lampe de chevet, de rabattre les volets mais sans ouvrir la fenêtre… et foutez-moi la paix ! Fermez la pièce derrière vous, vous jacassez, on dirait un sabbat de bansheesah ! mes petites garces quand allez-vous vous montrer digne de moi ? Je veux mon petit cadeau… et toi rappelle-moi ton nom ? Cliona, mon oncle ! Pas toi ! L’autre ? C’est Sinéad votre fille. Son rire gras : Elle a perdu sa langue ? La sienne ? oui. J’ai tourné mon visage et fixé au-dessus de l’oreiller un crucifix que je voyais tout flou, cloué au mur. Je me suis mis à respirer bruyamment à suffoquer. La gorge nouée retenait tous les mots que j’aurais voulu lui cracher à la gueule… gob m’était venu à l’esprit… j’ai grimpé au pied de son lit, me suis redressée les mains sur les hanches. Oh ! My God ! Pourquoi je te raconte tout ça ? Peut-être une catharsis… pourquoi te mets-tu à genoux ? Pour tenir tes mains et voir le fond de ton regard… continue, vas-y, tu étais montée sur le lit… oui mais avant j’avais cligné des yeux vers la fenêtre entr’ouverte pour aérer ; le vent venait de soulever un pan de rideau. Le corps plein de rage, les yeux vides, la gorge nouée, je semblais attendre quelque chose qui se pressait dans ma tête, un signe qui me ferait jaillir hors de moi ; une crainte étrange m’a fait chanceler… une statue qu’on déboulonne. Cliona s’est précipitée pour me retenir. Lui ricanait s’étouffa cracha, la tête écarlate comme s’il allait exploser. Il n’existait plus à mes yeux… nous étions là figées, moi envahie de prières muettes… nulle doléance juste l’attente d’un soulagement pas d’une consolation… Je l’ai imaginé dans son désarroi égaré avec une ombre énorme qui alourdissait un pauvre corps impitoyable si lourd qu’il s’enfonçait dans le matelas, aspiré par un creux… il sombrerait dans l’oubli.                                                                                              Oui voilà ce que je voulais, l’affronter. Je me suis avancée lentement jusqu’au mur, il semblait effrayé ; j’ai arraché le crucifix, si fort que le clou et le brin rabougri sont tombés sur son visage et je l’ai nargué juste en agitant la croix sous les yeux : un hochet qu’il essayait d’agripper. Il était lamentable ; sur ses joues coulaient toutes les petites feuilles racornies… il semblait possédé par ces quintes, on aurait dit une marionnette désarticulée : regarde‑le dans les yeux puisque tu y crois comme un damné ! Regarde ! J’ai dis ça sans rage… mais lui a rugi, s’esquintait la gorge, s’étouffait encore dans ses glaires, me crachait ses postillons. Une répugnance infecte, j’ai eu la sensation à cet instant d’être dans le chaos d’une île à la dérive ! Et là en le voyant misérable partir… mourir, je me sentis éclore dans un nouveau monde… et ton image est venue couvrir son image… et c’était beau de te voir si étranger et pourtant si nécessaire et tant attendu pour me faire survivre… tout ce que je ressentais… eh bien… tu le vivais… je sentais ta main qui caressait ma nuque, j’avais l’impression que tu me soutenais, que tu me donnais des forces pour l’avenir… je ne savais pas si ça me sauvait… mais ça me faisait du bien… si je voulais te garder et me regarder… aime-moi malgré ces signes inscrits dans ma chair… cette confession douloureuse… le dévoilement de cette inscription incisée dans mon corps, ce stigmate caché sous mon buisson que j’ai fini par te montrer… toi qui le nommes mon buisson ardent… sans avoir vu ces signes, sans les deviner, tu étais si proche d’une si terrible vérité invisible… cette blessure de mes treize ans, un secret que je devais te dévoiler, que je ne voulais plus garder pour moi… je ne pouvais plus te laisser enfouir ta langue là où tu goûtais yeux fermés la fraîcheur obscure et moi ce délice nouveau d’amour alors qu’il était un trésor estampillé d’un sceau ainsi qu’une bête marquée au fer rouge par un propriétaire ensorcelé… tu peux imaginer cette marque de servage… que de refoulement, abnégation, répulsion, ai-je dû endurer muettement et ô combien mon âme détachée de mon corps a souffert… pour espérer te découvrir un jour et te préserver… alors que d’autres m’avaient fuie. Il n’y avait aucune vengeance juste une mise en scène improvisée de mon insoumission. Je sentais une vague de jubilation monter, frissonnant le long de ma colonne vertébrale. J’ai lancé le crucifix avec rage ! fracassant la bouteille alors qu’il voulait se protéger… et j’ai reculé sur le matelas. Hors de portée de mains noueuses et tremblantes, il était là gisant, la bouche torve dégoulinant de bave incestueuse. Seul, presque mort, totalement ivre… je n’avais imaginé ni cet évènement ni un quelconque motif pour cette scène : Cliona au chevet du lit a allumé la lampe, le père adossé à l’oreiller, dépenaillé, la peau flasque, le visage tordu par un rictus, le foutoir d’une barbe cerclant la bouche de nicotine, le front labouré de rides irrégulières et crasseuses, le goulot aux lèvres, le whisky dégoulinant entre les dents manquantes… son regard sombrait dans un vertige nauséeux, envahi par une crainte, tremblant d’effroi. Debout sur le lit, à ses pieds, j’essayais d’être une statue pour le sonder en le toisant fixement. Cliona a refermé la fenêtre et sans comprendre me regardait retirer lentement une à une basket, chaussette, puis culotte, pull, corsage et soutien-gorge et je l’ai regardé, lui hurlant comme un damné, et brusquement j’ai relevé ma jupe jusqu’à m’en couvrir le visage, les bras écartés retenant les pans. Une putain de croix. J’ai avancé d’un pas, jambes légèrement écartées. J’ai entendu le cri de stupeur de Cliona et un hurlement rauque de bête traquée. Et je suis tombée à genoux pour qu’il ait à la hauteur de ses yeux les quatre signes incisés. Les cicatrices rose pâle de sa pointe de feu que d’autres avaient parcouru avec leurs glands juteux. Je ne voyais pas ce qu’exprimait son visage ; Cliona, elle, a vu l’effroi de mon père et ses yeux soudain fixes et le corps raidi ; j’entendais la respiration désordonnée d’un râle discontinu, une sorte de tonnerre expulsé avec peine. Je ne voulais pas apercevoir le regard qui griffait ce triangle qu’il n’avait jamais revu depuis des années… je sentais sous le drap des pieds trembler, séisme amplifié par des cris rauques, de gesticulations compulsives de hanches et de bras… ce corps, piégé semblait-il dans une camisole, se débattait secoué par une décharge… j’essayais de décompter les années et j’ai découvert mon visage pour le regarder droit dans les yeux. Provoquant une vocifération : à boire, à boire ! Salope ! Cliona s’est précipitée pour lui faire téter le goulot, la moitié ruisselait sur son cou mais ses yeux restaient prisonniers des quatre signes. J’ai répété en relevant une fois encore la jupe : regarde, regarde une dernière fois ce que tu m’as fait ! Après un hoquet monstrueux, une lave de vomi explosa maculant les draps jusqu’à mes pieds et il s’effondra sur l’oreiller, le cou gonflé rouge d’une haine qu’un carcan imaginaire aurait fait suffoquer et râler. Cliona, après s’être précipitée hors de la chambre, est revenue avec un bol de stew juste au moment où j’ai sauté du lit. Plus tard Cliona m’a avoué que ma voix avait semblé sortir des rideaux et qu’elle en avait eu la chair de poule. Que mes côtes lui avaient fait penser à des vaguelettes sur l’estran clair de la plage. Le lendemain alors que je cueillais des fleurs, elle m’a dit une très belle chose : ta jupe blanche m’a semblé retomber au ralenti ; elle était une étoile immense se refermant à la rosée d’un crépuscule du soir. Tard la nuit, alors qu’on était au lit, elle a insisté pour que je lui raconte l’histoire des quatre signes… ce que j’avais subi pendant un rituel chamanique… mes treize ans. Au cours d’une nuit noire, une douzaine d’hommes en rond avec des torches et moi au milieu allongée sur un dolmen ; on m’avait fait boire quelque chose d’amer : je voyais tout comme si j’étais au-dessus de moi… quelqu’un a retiré un drap blanc, une rumeur rauque, les torches étaient des yeux qui me regardaient tandis que mon père faisait ces quatre incisions : des runes. Il me semblait que j’avais été au-dessus de ces hommes, mais lui, mon père, je l’ai reconnu… je ne comprenais pas, mon cerveau ne réagissait pas. Cliona m’a demandé de regarder de plus près… était-ce la peine ? Et puis je me suis dit, c’est ma cousine, elle doit les voir, elle doit savoir… même si moi je n’ai jamais su pourquoi j’avais été choisie, pour quel rite… mais j’ai le souvenir toujours vif d’une psalmodie grave d’un motif bref… deux sons qui enflaient au fur et à mesure qu’un homme s’associait au précédent… j’ai le vague souvenir d’un bourdonnement caverneux qui augmentait en tournant autour de moi. Un vrai tourbillon amplifiant des images délirantes fantastiques.                                                                                                                               Sinéad reprit son souffle pour évacuer la réminiscence des douleurs. Elle le regarda caresser son ventre et comme si elle lui parlait elle poursuivit son récit : Cliona, tu as vu des runes pour : Hlin. Cliona les sourcils froncés suivait les signes avec son index et me regardait effrayée, j’avais l’impression qu’elle palpait délicatement pour lire du braille… mais ça signifie quoi ces trucs que tu appelles runes ? Je l’ai su plus tard bien plus tard. Je ne me rappelle plus ce qui s’est passé pendant cette nuit… je me suis retrouvée le lendemain dans mon lit avec mal au ventre et mon corps puait, une odeur de bête qui m’aurait souillée… j’avais honte ; des hommes m’avaient vue nue, mon père m’avait marquée comme du bétail… pire… j’avais le bas-ventre couvert de tâches blanchâtres séchées et je ne savais pas ce que c’était à l’époque… mais j’avais l’impression que l’odeur immonde montait de là. Mon père m’avait annoncé peu avant que j’avais été élue pour ce rite ancestral qui se déroulerait en Écosse où je serai intronisée prêtresse de la déesse de la consolation grâce à ces runes. Je me souviens il y avait dans ses yeux une jubilation de possédé… Cliona complètement hébétée s’était écriée d’une voix ébréchée : c’est du grand n’importe quoi, ces conneries ! Ça existe encore ces racontars archaïques de sorcières ? Trois jours quatre nuits nous l’avons veillé à tour de rôle, il se lamentait dans une langue inconnue… refusait toute nourriture. La quatrième nuit, Cliona est montée à l’étage quatre à quatre en hurlant : les draps sont pleins de sang, il s’est mutiléet je croisqu’il est mort… c’est ma faute, je me suis endormie… j’ai fait non de la tête et je l’ai prise dans mes bras : je ne suis plus une intouchable. Maintenant toi aussi tu as vu et tu as touché… et j’espère de tout mon corps que rien d’aussi déshonorant ne t’a été infligé… tu me l’aurais dit ?

                                                                                                                                Cliona, le visage décomposé fit non de la tête… elle pleurait, me serrant à son tour très fort presque compulsivement. À l’épicerie du village, il y avait le téléphone et j’ai appelé ma mère… elle ne voulait rien entendre. Débrouille-toi… je me sentais orpheline tout d’un coup… et ce sentiment de perte devant un bourreau est détestable et écœurante… et puis, ce fut une galère pour trouver un médecin. Dans l’après-midi, le docteur Kintail est arrivé… il avait eu du mal à trouver l’endroit malgré mes indications au téléphone. Je te passe les détails de l’autopsie. Dans la cuisine on lui a raconté notre visite et l’état dans lequel il était. Il a rédigé un acte de décès. Cliona a servi trois whisky. Elle a levé son verre : paix à son âme. Le médecin a fait un signe de tête, je suis restée muette… mais quand il est sorti, j’ai couru jusqu’à sa voiture : pour l’enterrement qu’est-ce qu’on doit faire ? Il était déjà installé, il bruinait et j’étais appuyée à la vitre baissée. J’attendais tandis qu’il se grattait sa barbe : voyez-vous il n’est pas d’ici… comme moi. Dans ces îles on trouve toutes sortes de rituels locaux… voyez avec eux. Je ne vous ai pas demandé d’honoraires. Il mit le contact, me salua un peu comme un militaire et disparut dans le virage… on était seules, dans un smirr cinglant, invisibles dans la brume. Alors ? M’a demandé Cliona. Alors ? On va dire qu’on respecte une coutume insulaire… une vie dans l’alcool disparaît dans l’alcool… Allez ! On a fini le ragoût, on a bu un thé bien trempé de whisky. J’ai ramassé les bouteilles de whisky abandonnées plus ou moins vides un peu partout, j’ai trouvé des bouteilles d’alcool à brûler, du white spirit, du décapant… un peu plus bas, il y avait une cabane en bois, un shieling avec un toit de tôle ondulée alourdies de cailloux servant autrefois d’atelier que Cliona avait remarqué lors d’une balade to de-stress comme on disait. Un intérieur de terre battue, de la poussière partout, des vitres ne laissant passer qu’une lumière tamisée. Un métier à tisser, une vieille Hattersley domestique rouillée autrefois bleue et un banc encombraient tout l’espace. Entre deux petites fenêtres des étagères où s’alignaient des navettes, des fins de bobines, tout un bric-à-brac à l’usage et aux noms oubliés. Dans un coin, des filets, des casiers, des cannes à pêche et contre un mur, un coracle et une paire de rames à peine soulignés par un rayon pâle versé par la fenêtre : tout ce que j’espérais trouver. Il y avait aussi des flacons de teinture et de diluant. Tu vois l’idée Cliona ? Le docteur a évoqué des coutumes locales pour des funérailles… le plus épuisant : traîner une masse incroyablement lourde qu’on a réussi à basculer dans le coracle à le recroqueviller tant bien que mal sur un lit de tourbe aspergée de tout ce qui pouvait brûler. On a poussé tiré le coracle jusqu’à l’eau. J’ai arrosé le drap avec un dernier flacon de white spirit et j’ai mis le feu. D’un coup de pied, le coracle a tourbillonné en flammes sur l’eau avant de suivre un courant. On s’est surprises à parler gaélique et on en a ri presque nerveusement quand le vent est tombé. Le coracle zigzaguait on aurait dit un petit soleil divaguant pour contourner un rocher affleurant. Dans un silence d’église, le vrai soleil n’était pas monté très haut. On aurait dit une petite pelote glacée, poing à peine visible dans la nuée. En moins d’une heure il a été bu par l’horizon qui réunissait la mer et le ciel dans la même nappe sombre pour la nuit du solstice. J’étais soulagée. Ressuscitée. Un affreux vent glacial nous a forcées à nous embrasser, regardant s’épuiser le feu, petite lumière tremblotante dans la nuit. On avait trouvé une bouteille, rescapée, dans le tas de tourbe ! J’étais légère, légère si légère que je me suis agrippée à Cliona pour ne pas m’envoler. Une nouvelle dépression commençait à enfler. Une soirée près du poêle à se saouler comme jamais et on a passé la nuit pelotonnées dans le lit… le matin, comme une gosse, j’ai voulu traîner Cliona vers le rivage : on n’y voyait rien à dix pas. Un déluge de fin du monde aurait dû nous laisser enfermer dans cette maison. J’ai pris une photo de chaque façade. Tu auras compris que cette maison est celle de la carte postale. Elle était un fantôme surgissant d’un linceul blanc. Il y a aussi des photos striées par la pluie. Tiens regarde, les voilà sur l’appareil numérique. Plus de doute, cette maison a été scènes et décors d’autres événements que j’avais complètement occultés.     Sinéad, appuyée sur un coude regardait les photos qu’il faisait défiler sur l’écran… sa tête contre son cou, ses cheveux cascadant sur leurs épaules : tu vois comme l’endroit est beau, si proche de ce que tu avais imaginé… Voilà, on a fait nos sacoches, on pouvait s’en aller et moi quitter l’île, libre. Je n’avais qu’une hâte. Elle le regarda tandis qu’il caressait à nouveau son pubis : ne t’inquiète pas ça repoussera et elle lui mordilla l’oreille… voilà, du bord du chemin, on a fumé une cigarette sous la bruine, le vent s’est mis à souffler si furieusement que nous avons lutté en rigolant pour allumer nos deuxièmes puis troisièmes cigarettes et on s’est réfugiées dans la voiture. On est restées encore un peu à regarder la côte disparaître. On écoutait une cassette des Pogues. La tempête nous avait encerclées. À rester là figées, hypnotisées peut-être par le ballet des essuie-glaces… et derrière la masure, et derrière encore la mer couleur de cendres.

                                                                                                            Nous avons quitté Mashrishanish. Depuis cette disparition, la sensation de liberté que j’avais fait mine d’avoir en quittant l’Irlande la première fois prenait enfin corps… la mort de mon père avait effrayé ma cousine sans l’attrister : les derniers jours avaient été terrifiants… on a eu l’impression de traverser un cataclysme auquel nous avions survécu à grand mal… toutes les furies des mers semblaient avoir été réveillées pour le punir ! Pour moi quand j’ai vu le coracle rebondir sur une vague il me semblait léger et j’ai senti une petite aiguille qui faisait fuir une mixture acide et amère d’une baudruche coincée dans mes entrailles mais qui faisait mourir l’embarcation… je me suis soudain sentie légère aérienne… libre en fait. Peut-être te lirai-je un soir d’orage le poème écrit après sa disparition… pour moi c’était comme si j’avais participé à mon propre enterrement, oui le mien… je n’ai pas pleuré, jusqu’à la fin, j’étais comme absente. Cliona ne l’avait pas vu, mais j’avais mis une de mes culottes souillée de sang dans un sachet avec un peu de terre… et je l’ai caché dans le coracle… Cliona a prévenu les familles et moi je me suis envolée ! Je ne voulais pas naviguer entre leurs souvenirs, leurs racontars et mon histoire… une vicieuse insularité dont je devais me défaire… je n’ai pas quitté le pays par la mer, elle laisse des traces qui reviennent au port dans le sillage et fermentent… j’ai quitté mon Eire par ces airs étrangers (j’ai souri à l’homonymie fortuite qui me disait que je commençais à comprendre cette satanée langue !) : c’était la première fois que je prenais l’avion… j’ai eu la sensation physique aux instants précédant le décollage qu’un cordon ombilical accroché à la queue de l’avion me retenait… les roues avaient à peine quitté la piste que j’ai été libérée par un énorme claquement de fouet ! Comme un mur du son ! Tu peux imaginer l’étrange sensation… j’étais comme neuve… sourde, légère, dans des langes d’ange bercé par l’azur du ciel… et les îles par le hublot étaient malgré tout des grains de beauté dans l’infini de limbes bleuis par l’aurore. J’étais presque heureuse ! Elle lui caressa le visage.

                                                                                                                                     Qui voulais-je fuir ? Lui bien sûr, mais même loin un œil me couvait sans répit… est-ce cette sensation de délivrance qui a fait mûrir cette annonce que je t’ai envoyée ? Elle m’a délivrée… fait naître… j’étais à la fois parturiente et nouvelle-née… moi qui voulais n’être… ni jugée, ni complimentée… o combien m’avait agacée une lettre de mon père, si paternelle justement !… mon bonheur… la bonne impression que tu lui avais faite ! Inconsciemment, c’est peut-être à cause de ça que j’ai si longtemps refusé d’admettre ce que tu m’avais fait découvrir : vivre c’était s’inventer en permanence… à cause de mon père qui m’a fait souffrir à me recroqueviller sur moi au point de te cacher cette flétrissure. Sinéad releva la tête et le regarda tristement dans les yeux, lui caressa les cheveux. Voilà tu connais un bout de l’histoire… on va bien dormir… tous les deux ensemble depuis si longtemps.                                                                                                                                                        Plus tard, elle soulèvera le drap, examinera le sexe reposé, ratatiné rassasié, y déposera un baiser sans réaction, restera attentive à la respiration égale du dormeur et sortira sur la pointe des pieds : deux trois heures bleues, comme elle disait, pour travailler en bas dans l’atelier ou dans le bureau. Elle ne le sait pas encore ; elle pense juste : I’m back home. Quand il se réveillera, elle dormira tout contre lui avec la main en travers de sa poitrine. Il déplacera son bras doucement, un gémissement. Après un baiser sur les lèvres du haut et entrevu la réponse d’un sourire endormi en bas avec un gémissement ténu, il lui glissera délicatement le bras sous le drap et sans faire de courant d’air remontera le drap et le plaid jusqu’au menton avant de se glisser hors du lit. Un air frisquet le chatouillera, et paradoxe étrange, il ne sentira rien, pas même ses pas en descendant l’escalier sans aucun souvenir de la veille ; dans la cuisine la lumière crue ne l’a pas ébloui, le thé n’avait aucun goût, le pain rassis, le beurre rance. Un instant il aurait voulu raconter ce qu’il avait ressenti en découvrant les quatre signes. Il aurait esquissé un récit, réduit en phrases puis en mots et des mots un seul écrit sur le premier des bouts de papier qui traînait : love. Il regretta que ce bout de papier fût un post-it… qu’elle conservera comme un talisman. Juste avant d’aller acheter du beurre et une baguette, il baissera les stores de la chambre, restera un long moment à la regarder : sommeil serein d’enfance.                                                                                                                                               En éteignant la lampe de chevet, cette corne de Stark lui rappela alors les circonstances de ce cadeau que Sinéad avait refusé. Il ne se souvenait plus de la date… toute la journée à son bureau sur l’autre mezzanine, il fut dissipé dans ses travaux de traduction par un jeu de chronologie : avant tel événement, après tel autre, un vrai puzzle dont les contours se dévoilaient et se précisaient et en fin de journée : tilt ! S’il s’avoua n’avoir pas été efficace dans ses traductions, il avait trouvé : il a toujours eu un jeu d’adresse pour retrouver un chemin, un paysage, un sentiment, un trajet… peu d’échecs, plus de temps… il suffisait de se rappeler le détail exceptionnel du moment… il avait un type de mémoire liée aux éphémérides lunaires et aux saisons et il retrouvait, localisait, avait revécu ses deux voyages à Londres. Sinéad était à cette époque vraiment au plus mal, vous vous rappelez ?

dérive, prétexte, détour :                                                                   Tadeusz avait mal passé la fin de matinée avec le directeur du cirque. À un ‑j’ai besoin de vous‑ répété plusieurs fois, il avait enfin rétorqué, un peu lassé par ses arguments : les enfants ont besoin de clown… pas vous. Je ne suis pas un enfant de la balle. C’est mon corps, mon allure qu’ils regardent avec fascination et sans pitié. Je vais vous augmenter si c’est ça que vous voulez ! M’augmenter ? Le cachet ou la taille ? De toute façon, me fascine, le regard des enfants comme le mien autrefois, et j’aime le spectacle ambulant. L’apparition la disparition dans un bourg lointain mais chacun noyau royal et…. comme cette petite tirade déclamée sans e, je ne serais rien sans eux. Mais je ne suis pas ingrat, je viendrais un jour de relâche vous présenter un nouveau numéro sur lequel je travaille : quatre marionnettes d’oiseaux à visage humain et Olena sera ma partenaire. Voilà monsieur Uccelli ma proposition. Le directeur, bouche bée, a été contraint de sourire à sa petite plaisanterie ; et à quand cette présentation dans ma belle volière ? Bientôt. Il l’a embrassé à la fois embarrassé et peut‑être rassuré pour le morceau d’avenir de son chapiteau.                                                                                                                                                                                    On retrouvera Tadeusz flâner le long des voies surplombant la Gare du Nord puis se promener sans penser à rien le long du canal de l’Ourcq puis s’installer dos à la rotonde de Ledoux, regardant ses idées fantasques de ce projet glisser au fil de l’eau tranquille jusqu’à voir les nuances du soir bues par le trapèze de zinc du canal : il s’est laissé emporter à noircir ses idées et à griffonner des croquis. Depuis l’idée balancée à Uccelli presque par défi, le scénario d’un numéro avec des marionnettes avait commencé à faire son bout de chemin onirique par voie de halage et niveau d’écluses…  l’eau dormante du canal avait le pouvoir de ralentir la marche du promeneur le long des berges, de convertir l’agitation en flânerie, d’inviter à des pauses méditatives… il a même ressenti sa position en tailleur au ras de cette calme perspective comme une posture créatrice : expiration, contemplation, inspiration.

Épisodiquement entre la fin de l’automne et la première pleine lune d’hiver :                                                                                            plusieurs fois depuis l’automne, Tadeusz avait quitté tôt le matin sa roulotte pour venir travailler sur les bords du canal. En passant devant des squares, les jeux d’enfants lui avaient donné des idées ; il avait même acheté des crayons de couleurs. Les motifs des nuages l’inspiraient pour les habits des oiseaux. Il n’était plus le même maintenant. Le voyage dans les Pyrénées l’avait transformé ainsi que la tempête plus tard… il n’en avait parlé à personne, ne l’avait écrit qu’à Thérésa… elle lui avait fait la sublime surprise d’assister à une séance du cirque accompagnée d’une amie. Il en avait presque raté son numéro. C’était énorme de sa part… plus tard, elle l’avait supplié : il n’y aura que toi, mais ne me demande pas de quitter mon métier ; tu es mon épaule et mon deuxième pôle pour rester en équilibre… dans la main, le mot froissé qu’elle avait laissé sur le plan de travail de la cuisine. Il le déplie lentement : je suis en France pour monter « Holobionte » une pièce d’une autrice… Irlandaise, protestante, lesbienne et inconnue… tout pour être critiquée ou adulée (je ne sais pas si ce mot is obsolete en français mais j’ai trouvé dans dictionnaire). Tant pis, la pièce folle et déroutante m’a incitée à aller voir l’autrice à Dublin. Alors j’ai fait un saut à Galway. J’avais oublié comme c’est beau. J’ai embrassé ma mère, la première fois depuis… dix ans ! Le pub où tu avais joué à la·perfection ‑c’est à dire en parfait fiddler presque saoul‑ n’existe plus. Je ne sais pas pourquoi je t’écris, pour te dire qu’il y a des coïncidences troublantes… qui forcent ton souvenir. J’ai eu un pincement au cœur rappelant des moments tristes mais habillés de beaux atours. Que te dire d’autres : notre vie continue n’oublie pas. Je retourne quelques jours à ‘l’ombre’. Sinéad. Au dos plusieurs couleurs de stylos de feutres crayons avaient griffonné des numéros de téléphone ‑sans doute‑, des rendez-vous, des adresses, un croquis de marionnette articulée par des tiges.

dérive d’interlude :                                                                                                                                                              la séance de moulage avait chamboulé sa vie, non d’une manière radicale et visible mais insidieuse, et soudain la nuit de la tempête en apercevant ce conducteur de bulldozer il avait réalisé à quel point son je n’était plus à lui : l’alchimie de quartessence qu’avait réalisée Sinéad avec l’empreinte de son corps l’avait abîmé à broyer du noir. Cette soirée s’était chargée d’un tout autre sens, totalement sournois et ravageur, apothéose et abîme figeant le temps en démultipliant son corps. Sinéad était partie non pas avec une dépouille, un négatif de momie, mais bien avec ces rêvalités d’enfant ressuscitées à la faveur d’un temps distendu passé dans le moule. Elle l’avait manipulé à son insu pour les besoins d’un texte manipulant une langue foisonnante désarticulant anglais, gaélique, celtique, shelta dans un jeu jubilatoire d’une polyphonie à la fois burlesque loufoque et absurde : rappelle-toi, je te ferai signe lui avait-elle dit avec ferveur. L’inflexion de sa voix englobait soudain un espace aussi grand que le monde, un chatoiement de saisons, une vibration interrogeant découvertes et rémanences, exprimait une énigme presque résolue mais Sinéad se cognait sur de faux indices, sur des reflets troubles de sa mémoire, quelques contours d’hermétiques arabesques marquant des zones auxquelles ne s’appliquait aucune sensation, ne vibrait aucun souvenir. Des pointillés rouges de frontières cernant un paysage de sentiments traité façon Île de la Grande Jatte obligeaient un recul pour tout embrasser et parfois un sourire traversait son regard : ainsi s’exprimait son adhésion à un univers dont elle perçait le sens en un fragment de seconde. Il imaginait son âme ainsi qu’un cœur, divisée en deux, pulsant des sentiments et les retraitant en une vaste taxinomie d’un arbre multicentenaire dont il fallait bien ausculter la profusion des racines pour contempler la partie vertigineuse des hautes ramures… peut‑être pour être rassurée de la force de son être-là pourtant aussi fragile qu’un fil de la vierge scintillant dans une brise qu’un rien pouvait anéantir : elle était l’oscillation d’un balancier d’une pendule allant par élan ou rebonds d’inquiétude en espérance. Ramifications en rhizomes de tout ce qui frôlait son corps. Aucun plan tenace ne pouvait être dressé et validé, tant les émotions labiles pétrissaient sans cesse la matière brute des sens exacerbés par une synesthésie tonitruante. Il la voyait parfois tel un ange effrayé déployer ses ailes pour ne pas être aspiré par le monde matériel des humains. Quand ils étaient ensemble, un cordon ombilical les reliait mais ni l’une ni l’autre ne savait qui insufflait cet élan de sérénité partagée. L’éloignement de l’un rompait cette quiétude et ni les lettres échangées, ni les appels téléphoniques ne les raccordaient. Ces artifices creusaient avec hargne leur éloignement. Dans le combiné on aurait pu entendre avec terreur le silence de l’abîme qui les séparait. Les voix ne pouvaient se superposer. Le réseau encore archaïque laissait le temps d’exprimer les sentiments, le ton ascendant d’une interrogation ou descendant d’un point final instaurait un dialogue où la voix se faisait chair dans les silences de la ligne téléphonique. L’instant n’existait pas, le temps imposait son tempo. La consolation renaissait quand les corps étaient à portée de voix, réunis par des soupirs qui rappelaient à la rescousse la première étreinte qu’ils avaient laissé infuser des jours et des jours des nuits et des nuits, à petites touches timides et malhabiles Et il se rappela l’insatiable attente de la première aube inoubliable. Leur avent dont la seule esquisse d’un sourire jailli d’un croisement de regard offrait en silence ‑son index posé sur ses lèvres mutines‑ les prémices à quelques divinités dont ils imaginaient des noms norrois dérivés d’un aréopage gaélique. Elles devaient à leurs oreilles, telles des échos immémoriaux, évoquer les hordes telluriques et les armadas boréales qui dès l’aube des navigateurs avaient peuplé ces archipels hydrocéphales meurtris défigurés par les furies boréales des vents et des vagues au point de montrer leurs lisières en rides déchiquetées. Dans la petite chambre avait résonné ce cri primal. Elle l’avait agrippé et enserré comme s’il était un arbre profondément ancré dans la terre. Il avait cru deviner une désolation dans son regard et des gestes empressés cherchant un réconfort. C’est le chagrin, avait-elle dit, un jour viendra je me réveillerai et il n’existera plus… mais je ne sais pas encore quel sentiment naîtra de cette disparition. Parlait-elle du chagrin ou de quelqu’un ? L’automate, le mannequin, ­lui ‑il ne savait plus­‑ s’étaient-ils confondus pour lancer un appel, une supplique ? Il était dans une forme d’exil, enfermé dans la texture de sa peau, dans l’étroit chemin d’un non-être quelque part, l’ailleurs tant recherché, tant rêvé, hors d’atteinte puisqu’inexistant, une façon de survie où le rêve force toujours la pointe perspective aiguë de la réalité, non celle du monde mais de leur existence au monde grâce à l’effleurement des peaux. Leur être, surgi pour chacun en frôlant l’espace fractal où s’use et craquelle une frontière étrangère : ils se fondent s’absorbent mutuellement par l’alchimie des transpirations d’où échappe l’odeur d’un mélange inconnu de deux corps et la découverte d’une réalité intangible de l’autre. Chacun, pièce d’un puzzle, cherchant l’imbrication idéale. Il était vivant bien au-delà de la mécanique du cœur, faisant exploser tous ses sens dans une unité suffocante d’être parfois un esprit envahi par un autre esprit : a wild spirit. Il était à la limite de l’explosion : meurtrière, destructrice, atomique… le sang, les molécules, la matière du muscle, des os, des organes, le souffle, l’ébullition… ce qui sourd de la cervelle doit être cité ! Il devait l’implorer, exiger d’elle une disparition ! Non un effacement, une sortie de scène : c’est moi qui dois disparaître Sinéad… moi maintenant ! J’ai presque compris, il faut que j’abandonne… face à toi tu as un être aussi insignifiant qu’un figurant sans émancipation… accorde-moi ma disparition. Ce pseudo-atelier, c’est comme ça qu’on me l’a loué, humide, aux dégoulinures de moisissures, inchauffable mais malgré tout notre port d’attache, notre havre où nous ne manquerons pas de nous croiser… je plaisante bien sûr ! Il le faut, je dois me défaire de quelque chose qui m’enserre : j’ai l’impression d’être prisonnier d’un fil qui tourne autour de la bobine de mon être : un cocon qui m’étouffe. Pourquoi m’y as-tu enfermé… je ne suis même pas un comédien, ni un supplétif d’un spectacle… dis-moi ? Qui suis-je à tes yeux ? Un corps… tu dors ou tu fais semblant ? Non mon amour tu ne sais pas faire semblant ! tu n’oses pas me répondre, tu es trop vraie dans ta nudité… j’en perds le souffle, ma mémoire même s’effrite… s’il te plaît, laisse-moi partir. J’ai l’intuition qu’un personnage que j’ai suivi, un vagabond, un être un peu exclu de l’affreux mot de normalité mais je pense au mot monstre ! Nous sommes effrayés par la différence… Parfois j’ai l’impression d’être perdu. On comprendra que l’artifice du moulage l’avait introduit dans un monde inconnu, tragique, un lourd fardeau qu’il porterait en tout cas encore longtemps dans son corps. Expérience bizarre d’exil, sans repères : soustrait au monde connu. Oppression. Être loin de son corps. N’être (naître ? Foutaise homonymie !) qu’un embryon moins que jamais quelque part. Elle, qui survivait avec une résignation obstinée à cette vie d’exilée, spoliée de ses langues maternelles (une grand-mère institutrice à Plockton en Écosse), tourmentée par l’obsédante conscience de cette vacance avait initié ce futur amant à découvrir -à partager aussi peut-être- ce poids du vide, celui du moule, celui du monde en faisant une expérience inédite qui lui laisse des traces encore maintenant et peut-être aussi ces hallucinations. L’inconscient de Sinéad avait-il manigancé cette expérience pour l’amener à ce sentiment de déracinement ? S’il y a la lucidité dans le monde aux fissures primordiales de l’exilé il n’y a aucune sérénité dont la quête est l’essence même de l’exil. Lui signifiait-elle que l’exil était terminé ? Allaient­-ils intégrer un monde inconnu pour la vie ? Ou mieux fabriquer ensemble un univers ? ou enjamber des espaces inconnus, ou bien encore plonger dans des lieux méconnaissables parce qu’ils s’étaient si bien convaincus de les avoir effacés… les avaient-ils résolument falsifiés pour se sentir plus vivants ? Avec la triste conviction qu’ils les encombraient et pouvaient entraver une liberté jubilatoire.                                                                                                                                                                                                                                                               Dans sa main il serre encore le message. C’était quand ? Depuis deux jours tout était différent. On avait failli entrer dans un autre monde. On croyait avoir frôlé la disparition. On avait déjà oublié : journaux et JT étaient passés à autre chose… on frôlait l’année avec ses trois zéro d’affilé… et pour certains ça sentait le soufre.

Dérive pleine lune décroissante décembre 1999                                Tadeusz a traversé le boulevard, la tête pleine d’images se télescopant. Il avait laissé un mot pour Judith ; plusieurs fois il était passé sans succès. Il espérait toujours ne pas se tromper à propos de Lionel : était-il le Jules de Judith ? À partir de quels indices en avait-il eu la certitude ? À sa montre, le vieux photographe ouvrait son labo dans une heure… il saura le convaincre pour un tirage rapide. Il avait travaillé avec sa mère pour un book et il a des regards qui ne trompent pas. Ghislain savait révéler la personnalité de son modèle, c’était un pro discret… il avait dix ans sur les genoux de sa mère à feuilleter le press-book. Elle lui lisait les légendes et sa respiration douce parfumait son cou. Par association d’images, il comprit son attirance pour Thérésa : elles portaient le même parfum. Et le voilà à nouveau dans les Pyrénées avec Lionel. Thérésa s’efface d’un coup et le rugissement de Lionel prend toute la place devant ses yeux. L’une des trois photos sera la pièce à conviction… cétait plus un indice qu’un pari ; on verra. Les Pyrénées c’est loin de la Basse-Saxe mais avec ces photos son voyage dans les Pyrénées avait pris un autre tour. Un client appuyé sur une table lumineuse regardait avec attention un rouleau et indiquait les négatifs pour un tirage. Ghislain prenait note quand Tadeusz poussa la porte. Il lui fit un petit signe de main pour lui indiquer d’attendre à côté. Le client avec sa loupe sans lever la tête : Ghislain, les photos datent de la tempête et bon sang j’aurais besoin de tirages au plus tôt. Il regarda Ghislain la mine un peu contrite et ridicule avec son tube coincé sur l’œil : il en avait sélectionné quinze. Bon demain mais pas avant dix-huit heures, parce que c’est toi. Tous mes clients dont pas mal sont aussi devenus des amis sont pressés… j’en ai un autre, là, sûrement pressé lui aussi. Bon OK, je te laisse un acompte tout de suite. Laisse, tu régleras comme d’habitude… au fait j’attends un agrandisseur pour faire des expériences ! Ghislain leva les yeux au ciel et lui lança au moment où il refermait la porte : en attendant passe le bonjour à Sinéad ! Tadeusz n’a pas vu la grimace, juste entendu : quand je la verrai. Ghislain tout sourire : verrai ? Futur ? Conditionnel ? Proche j’espère entendit Tadeusz et la porte claqua. À nous‑deux Tadeusz ! Quel bon vent t’amène ? Et bien je suis plus pressé que lui. Tu peux me développer la pellicule et tirer les trois derniers négatifs, des portraits à agrandir, comme ça environ, et tant pis si c’est un peu flou ! Il leva la tête pour montrer qu’il se moquait un peu du  précédent client : j’ai deviné à ton regard tout à l’heure que j’étais ton autre client et vrai de vrai c’est urgent, très, j’ai traîné ! Ce serait bon pour ce soir ? Mais qu’est-ce qui vous arrive donc à tous en ce moment ? C’est l’effet séquelles de tempête, solstice, grandes marées ? Ghislain tergiversait, déchaussait ses lunettes, lançait ses bras en l’air… bon tu as intérêt à ce qu’elles soient pas trop nettes, sinon ça va te coûter une blinde ! Je te fais confiance Ghislain. Il se retourna avant de sortir : et dis bonjour à ma mère, oh ! Pardon à Astrid, ça lui fera plaisir. À tout à l’heure et tu me donneras aussi son numéro de téléphone personnel, elle me manque. Il lui fit un clin d’œil : à moins que ce soit aussi le tien ! Après quelques heures passées à faire des croquis sur les bords du canal de l’Ourcq, en sortant du métro à Sèvres-Babylone, Tadeusz croisa des yeux emplis de méthadone. il ne la reconnut pas. Et pourtant, il aurait dû si on examine les circonstances : il avait dans sa sacoche en bandoulière trois précieuses photos, un peu floues, prises dans la DS ou sur l’esplanade le soir de l’arrivée d’un individu défait de son anonymat devant un château dans les Pyrénées. Elle s’est figée, se retournant par morceaux pour lui faire face avec un regard indéfinissable entremêlant incompréhension étonnement incrédulité ; une sorte de défi aussi en lissant une mèche de cheveux pour dissimuler aux regards des autres sa dépendance quand il a avancé de quelques pas. Elle, bien protégée par son regard porté au lointain, n’est soudain plus l’étrangère d’une rencontre fortuite et sa classe indéfinissable n’avait besoin d’aucun bijou, ni accessoire, aucun artifice pour irradier. Tadeusz se demandait même si ce qu’il y avait dans sa sacoche n’exerçait pas une puissance secrète sur la qualité de ce regard, sur cette rencontre, sur cet instant. Elle ne ressemblait plus à l’égarée de la Gare de l’Est. Il était là sur un trottoir sans pouvoir dire quelque chose… il se sentait décalé, surpris par cette rencontre inopinée, alors que depuis l’arrivée de Thérésa, Lionel et Judith avaient été le barycentre des conversations… allez allez, improvise ! Improvise ! Ce n’est pas le destin, mais est-ce la nécessité ? Tu as tant de choses à lui dire… qui vont effacer cette cataracte qui brouille le regard, mais fait aussi le bruit assourdissant d’une chute d’eau gigantesque enveloppée d’un linceul de gouttelettes… chacun avait ralenti, retenu ses pas : enfin leurs regards se croisèrent. Un air étonné, mais rien ne semblait lui revenir… elle fronça des sourcils que la nature avait si bien dessinés : Puzzle ? Une voix tremblante, interrogative qui cherche encore les circonstances du souvenir de ce nom et Tadeusz, lui, souriait à sa belle clairvoyance : n’est-ce pas étrange de vous rencontrer par hasard ! J’avais laissé un mot à la brasserie pour vous rencontrer et vous voilà Judith en bord d’eaux dormantes ! Y êtes-vous passée ? Elle fit non de la tête en haussant les épaules. Vous rappelez-vous une rencontre dans une brasserie la gare de l’Est ? Et voilà Tadeusz est là, terriblement timide et pourtant il aime l’audace qui le prend soudain. Il se sent fort, invulnérable, il ose : j’ai rencontré quelqu’un qui a retrouvé la mémoire après trois ans, il est roux et je pense qu’il travaillait dans le cinéma, peut-être technicien, peut-être réalisateur… je ne sais pas, mais il faisait comme ça quand il regardait… peut-être un cadre pour vous retrouver… un cadre avec ses deux mains tel que vous aviez fait pour le décrire ! Vous ne pouvez pas imaginer le choc ! Ce plan a duré peut-être cinq secondes… à peine avait-il esquissé ce geste de cadrage, une partie du front et de la joue disparaissant derrière ses mains, que ses yeux s’écarquillèrent, ses lèvres et ses mains portées à sa bouche ont tremblé. Tadeusz aurait aimé avoir pris cet instantané d’amour pris sur le vif : j’ai pensé à Lionel… je l’ai appelé par ce prénom et un éclair a traversé son regard… ce prénom fut une déflagration… vraiment je crois… vraiment… votre Lionel révélé s’est retrouvé comme s’il s’était retrouvé dans un miroir. Tadeusz bégayait presque en la voyant frissonner de tout son corps. Il la prit alors dans ses bras par nécessité, elle allait tomber et s’agrippa à ses épaules… il l’entendit murmurer à son oreille : j’ai vu à travers le cadre que c’était lui. Vous lui ressemblez trop parfois… c’est incroyable. Pardon, c’était comme une hallucination… Judith se retenait à son bras, groggy, en manque peut-être, en tout cas elle était d’une extrême pâleur. Tadeusz lui caressa un instant les cheveux : vous ne savez pas, mais j’ai horreur des coïncidences… je dirais plutôt que je préfère la bienveillance de fées qui veulent se faire pardonner le corps un peu tordu quand elles se sont penchées sur le berceau de ma naissance ! Une sacrée boulette ! Qui les discrédite n’est-ce pas… parfois ? Tadeusz n’a pu s’empêcher de sourire en levant son regard vers ses yeux qui lui renvoyèrent deux larmes aussi brillantes que deux étincelles ! Et il eut raison d’opposer sa joie à l’horrible tristesse de cette femme qui se ruinait volontairement. En voyant sur l’écartement des lèvres des dents blanches et un plissement des yeux il sut qu’elle était sauvée. De ses index elle effaça les larmes acides et lui révéla un nouveau regard : vous m’avez surprise à la sortie de la brasserie du Lutetia. Vous saviez que James Joyce y jouait du piano ? Et voilà Judith, soudain volubile, racontant des anecdotes concernant les personnages qui avaient fréquenté l’endroit et elle menait Tadeusz de façon énigmatique et insistante avec sa main ferme sur son coude vers le portillon du square Récamier niché à quelques pas de là : désert, triste avec un arbre tombé sur des jeux d’enfants. Tenez, j’ai aussi la brochure de la maison où il a été recueilli… ne tardez plus… téléphonez-lui, vite très vite, il vous attend c’est terriblement évident… je pleure du temps que je vous ai fait perdre. Elle a souri, a jeté sa cigarette l’a écrasée avec hargne. J’ai une autre bonne nouvelle, une surprenante coïncidence et une belle opportunité pour ne pas voyager seule : mon amie Thérésa travaille dans cette maison de repos et elle reprend le train ce soir… elle vous raconterait sûrement plein d’anecdotes… vous voyageriez ensemble et vous passerez le nouvel an là-bas !                                                                      Tadeusz crut qu’elle allait s’évanouir… elle se laissa tomber sur le banc : le regard de ses yeux bleus avaient changé : elle était déterminée, elle se redressa : dîtes-moi que c’est vrai ? Tadeusz secoua la tête en souriant très largement, écartant les bras : oui une vérité vraie comme ça ! Il avait encore réussi à la faire sourire quand il tira cinq photos de l’enveloppe et les lui tendit. Les mains de Judith tremblèrent ; trop d’émotions se télescopaient : certains événements s’enchaînaient à la manière d’une dépression atmosphérique, si subite et infernale soit-elle. Aucun météorologue n’avait prévu le rouleau-compresseur des deux tempêtes de cette fin d’année 1999 et là quelques heures plus tard, cette autre déflagration : son regard s’était allumé ; elle fixait avec attention chacune des photos en hochant la tête et les fit défiler trois fois, regardant Tadeusz un peu à la dérobée et son sourire énonçait une intense gratitude : avec son ample imperméable outre-mer IKB et son regard soudain illuminé par l’évocation des photos et d’imminentes retrouvailles, Judith faisait penser à une vierge au pied de laquelle on aurait déposé un arc de bougies votives…

Dérive du lendemain de la tempête :                            le bureau, adossé au mur blanc et sa mosaïque de carrés de liège ajoutés au gré des besoins, s’arrangeait du désordre des bouts de papier de tous formats : notes, courts poèmes genre haïkus, photographies, dessins, gribouillis, tout suspendus à une volée de punaises multicolores. Dans ce fatras la petite annonce qu’il avait fini par découvrir ! Le texte l’avait d’abord étonné sans plus, puis il fut intrigué par le style sans aucun mot tronqué, non émasculé, non réduit à la portion incongrue de majuscules pointées. N’est-ce pas rare dans ce genre de rubrique ? Quel texte étrange si différent des autres petits pavés à la syntaxe si bien codée justement, au style infra-télégraphique et pourtant traduisible ! et cette signature qui avait remué des souvenirs sans en extraire aucun… combien d’heures s’était-il attardé sur ces courtes lignes énigmatiques ? Il les avait relues des dizaines de fois peut-être. Il a même cru s’en être imprégnées et les avoir apprises par cœur au point d’en être malade comme si l’essence même des mots et de l’encre lui avait donné une nausée tenace. L’annonce dans Libé juste énigmatique, lancée comme une bouée pour tester la pérennité de la lecture divertissante de cette rubrique : annonces parfois loufoques, étranges, jouant de la typo, moins obscènes qu’obscures ou érotiques pour initiés.

Annonces : petites bulles d’appel au secours qu’on dirait des insectes aux pattes sectionnées aux ailes disloquées, abîmées qui continuent de s’agiter, vibrant en courtes lignes vagues. Ces mots écrasés une deuxième fois par les rouleaux des rotatives. Détresse comprimée défigurée. Puisqu’il n’y a pas dans ce quotidien des adressez-au-journal-qui-transmettra, il faudra assumer sa détresse, ses obsessions, ses espoirs, ses rendez-vous connotés, ses interpellations presqu’anonymes… mais il faut aussi se protéger… éviter le maniaque au bout de la ligne… être à la fois anonyme et cibler… Solitary… c’est elle… c’est lui… c’est eux… c’est leur histoire… leur histoire intriquée en pointillé… c’est ce que dit cette annonce.

Un texte déposé enregistré imprimé échappe à tout contrôle, n’appartient plus qu’au lecteur. Trop tard pour regretter.

Tous les événements depuis les grands magasins des capucines en passant par les arènes de Lutèce et l’annonce du journal s’imbriquaient. Chacun était manifestement un indice de sa réapparition…

Il n’y a pas d’énigme mais il n’a pas encore tout compris… ces journées, cette nuit l’ont transporté dans un ailleurs et il se rend compte que sa vie avait fuit de partout depuis ! Il se rappelle son voyage quand il était à moins de 35 km des côtes anglaises : il est au bord de l’eau… la figure face au large, le vent cingle le visage, pince le nez ; les vagues, assaut après assaut, saillent merveilleusement les plages en rauques gémissements.

Là il se dresse soudain en gestes mécaniques, sans avoir à tâtonner, tranche le noir opaque jusqu’à la salle de bain. L’eau gargouille. Les bulles grouillent sous la douche, s’entre-dévorent mais aucune phosphorescence ne vient perler son corps bouillonnant : l’m slowly drowning in your arms… et son corps intégralement flasque s’abandonne à une lente torpeur d’abord lénifiante et enfin anéantissante. Ses yeux avaient fini par tout éteindre quand un froid le saisit et le réveille… le cumulus s’était vidé d’eau chaude et il grelotte.

À son bureau, le peignoir à peine bouclé, il retrouve le léger fourmillement qui court sous la peau avec un subtil souvenir de caresses. Sinéad s’annonce… il se rappelle une de ses phrases sibyllines : je te ferai signe, et un lieu : l’unique belle nuit dans son mini studio de South-Kensington… les tasses de thé traînaient… ses bras l’entouraient… le futon déroulé… la nuit enveloppante… sa bouche goulue qui lui avait fait oublier la lune rondelette pour une autre oscillant à l’horizon d’une lande, projetant sur eux un brin une esquisse une expérience d’éternité… un laps fugace étiré doucement en glissant pour aller dessiner avec sa langue des quartiers de lune sur ses seins.

Depuis des nuits s’étaient empilées. Le brouillard beau prétexte pour rester enfermés, Sinéad avait dit : l’heure de la félicité n’est pas encore venue pour nous. Avait-elle voulu ainsi ne pas instiller une idée d’avenir commun ? Elle avait glissé cette échappatoire, une issue de secours, une ligne de fuite… la phrase pourtant se suspendait sur ce nous : ses yeux rivés dans son regard, elle s’était redressée pour s’installer à califourchon sur son ventre. Elle avait souri et réussi à le convaincre que les mots n’avaient pas vraiment toujours leur importance. Séance de noël 1999 sous le chapiteau :

J’ai été inondé de regards translucides pendant tout le spectacle en matinée… juste après mon numéro, je me suis effondré dans la loge aussi minuscule qu’un bout de roulotte, sans trop comprendre pourquoi… croyais-je à une mauvaise farce… ou à une triste hallucination… on avait frappé… puis un visage à moitié effacé par un gros bouquet d’œillets rouges. Son regard a jailli d’entre les fleurs, m’a consolé : Thérésa… elle pleurait en faisant non de la tête… elle a mis les fleurs dans une boite de conserve : Tadeusz… je n’ai pas pu résister… je sais pour les œillets… mais tant pis…

Les dernières larmes de Tadeusz avaient coulé à la première raclée enragée de son père. Depuis il avait encaissé les coups comme on prend une potion amère avec une muette résignation. Sa mère l’avait câliné avec des comptines, pour calmer ses douleurs. Les yeux enflés des coups… mais pas de larmes… jusqu’à ce soir. Il ne pensait pas que ce corps saboté pût encore en contenir. Il lui reste l’odeur de son sexe sur ses doigts, sa transpiration musquée mêlée à la sienne, la vision de ses seins giclant de son corsage pour s’épanouir dans ses paumes, leurs halètements qui se sont atténués sereinement dans le crépuscule étroit du canapé de la loge, ses mots accompagnant une promenade jusqu’à la rue des Filles du Calvaire. Un autre lit d’un meublé, son corps qu’elle a savonné, son corps qu’elle caressait, leurs transpirations sur son ventre qu’elle léchait, son corps sous ses regards et sa délicatesse… et la main qu’elle a prise et son bras sur son épaule pour le trajet de la gare… Avait-il décidé de rentrer à pied en suivant une portion de son trajet juste pour perpétuer cette journée ? Continuer à sentir ce corps qui lui avait été révélé… il imaginait les larmes réservées à ceux qui usent leurs yeux dans les regards des autres ; il avait été exclu de ce monde réflexif depuis la dernière caresse de sa mère… il croit se souvenir qu’il l’avait vue pâlir quand son père l’avait chargé dans un taxi comme il l’aurait fait avec un sac de marin : c’est lui ou moi. Tadeusz devait tirer profit de son allure un peu simiesque et disparaître. Sa mère en guise de réponse pleura et n’entendit pas l’appel au secours… lorsqu’on pleure on s’abstrait aux regards de l’autre. Sa beauté emplissait les pièces de la maison et les couvertures de magazines… le soir-même alors qu’il sortait du salon, elle lui avait fait signe en lui montant la porte : sa valise. Tu n’as plus rien à faire ici, le parasite ici c’est toi ! Tadeusz lui écrivait souvent et ils se rencontraient plutôt dans des bars quelconques. Leur table devait faire jaser, mais Tadeusz ne voyait qu’elle, n’écoutait qu’elle. Comme sa mère était belle dans ces robes qu’elle portait pour les magazines de mode ! Parfois il croisait son sourire affiché dans les vitrines des kiosques. Il avait envie de crier :  Maman. On lui aurait ri au nez, certainement. Il n’aimait pas trop la voir ainsi soumise à tous les regards. Elle ressemblait un peu à celle qu’il vient de quitter… non… qui vient de partir… elles ont le même sourire, les mêmes minuscules fossettes et ce plissement délicieux des yeux qui amande le regard. Elles ont la même douceur et la même gestuelle qui suspend le mouvement d’une main, façon d’épeler le temps en plusieurs instants… Permets-moi de retenir ton nom en l’épelant : T h é r é s a. J’arrive à voir les lettres surgir et danser quand je ferme les yeux !

En retournant à sa roulotte, gravissant cette échelle horizontale, arche tendue au ras du ciel, Tadeusz semble non pas marcher sur des traverses, mais s’élever vers un ailleurs, un au-delà où il oublie autant les coups de son géniteur que les sanglots de sa mère. Thérésa est partie avec Judith. Thérésa reviendra. Peut-être dort-elle déjà, bercée par le tacatac des roues aux passages des éclisses ? Imagine-t-elle pour ses rêves une voie magique crevant l’horizon de sa pointe effilée qui la porterait elle aussi loin d’un cirque avec des histoires que les enfants ne soupçonnaient pas être vraies. Elles l’étaient. Féeriques, monstrueuses, dérisoires, inventées et donc vraies :

Si je vous dis qu’une étoile filante va zébrer le ciel… croyez-moi.

Regardez. Regarde-moi toi aussi qui une nouvelle fois me suis… Malgré le troupeau de nuages je vais vous en cueillir une. Eh hop ! La voilà ! Je ferme les yeux pour choisir mon souhait. Je n’ai plus qu’à l’atteindre. Vous ne me croyez toujours pas… vous doutez de Puzzle ! Moi, il me suffit d’y croire pour survivre… le seul qui pourrait témoigner : celui qui me suit et qui m’a rejoint tandis que j’improvisais à voix haute ce petit spectacle ridicule à l’attention de personne. Vous pourriez les convaincre n’est-ce pas ?

Tadeusz a fait volte-face avec la grimace la plus hideuse de son répertoire et prit un malin plaisir à observer les effets. Rien, aucun effet, aucune réaction. Peut-être grâce à Thérésa, était-il devenu un piètre fabricant de grimaces… Merci alors Thérésa. Tadeusz trébuche sur un rail, s’effondre essoufflé : non épuisé. Il y a combien d’heures que j’essaie de vous rejoindre ? C’est bien vous qui étiez sur le quai à Austerlitz  ? Sans doute, j’aime les gares la nuit, les derniers baisers, les gestes, les phrases banales et tristes qu’on n’ose déclamer… si vous cherchez un feu pour vous réchauffer, vous pouvez me suivre, je ne vous force pas, vous vous souvenez, ce n’est pas une étoile qu’on devine là-bas mais mon nord : la lampe à pétrole de ma roulotte. Pourquoi faites-vous comme si vous ne me reconnaissiez pas ? Vous me faites peur.

Qu’y étions-nous lui et moi ? Lui et moi avions accompagné un amour au train ? Départ, séparation, rupture ? Locomotive, wagon, soufflet, départ, gifle. Comme si un miracle pouvait gicler d’une portière prête à claquer au coup de sifflet ? Il se réchauffait les mains au-dessus du brasero quand il entendit une porte grincer : ne t’inquiète pas, nous partons très bientôt.Une voix presque métallique résonnait :

Chut puzzle ! Merci d’avoir posé ton oreille sur mon cœur ! Il bat et je l’entends depuis hier soir Et tu as écouté la vie qui coule à l’intérieur. Repose-toi, moi-aussi je vais aller me pieuter dans ma cambuse. Puzzle a refermé doucement la porte de la roulotte. Le visage nettoyé d’un reste de maquillage, il lui a souri en approchant du feu. Jetant quelques bouts de palettes, il fit éclabousser une poignée d’étincelles. Le plaisir des flammes compensait l’odeur peu forestière de la fumée du brasero. Assis chacun sur une caisse ils gardaient leurs mains presque plaquées contre la tôle, la fumée montait droite, le ciel rosissait entre Montreuil et Ivry.

Pourquoi m’aviez-vous suivi la dernière fois ? Pas à cause d’un mouchoir tombé d’une fenêtre de train… j’avais l’impression que nous étions tous les deux dans une même barque… qu’un Noé compatissant avait ramassés pour les sauver d’un déluge… mais ne vous est-il pas venu à l’esprit que je l’ai laissé exprès pour être pisté ? Et si vous voulez changer d’air, je pars demain pour Romanches avec l’autre roulotte. On part en avance ; on fait guère plus de quarante kilomètres par jour ; sinon, dans une semaine, un mobile-home peut vous y conduire… j’ai une troisième voie !… car j’ai encore à faire avant la fin de l’année !

Effectivement dans ce cas il ne reste pas beaucoup d’heures ! En tout cas pour faire un tour du monde ! Allez ! J’ai l’impression que je peux vous dire à bientôt ! Sinéad était endormie, elle souriait dans un rêve à elle. Il a posé son visage dans ses cheveux si doux qu’il s’est effondré dans ce cocon soyeux, enivré de son parfum. Il dormira un peu, un sein de Sinéad tout chaud dans le creux de sa paume.

Dérive dans une caravane de forains juste deux voix rauques tressant un dialogue : toi qui peux respirer profondément sans douleur, fais-le… dis-moi… raconte-moi, comment as-tu retrouvé Lionel ? Il est sauvé… Lionel et Thérésa… c’est quelque part la même histoire… Thérésa est partie avec Judith… les retrouvailles sont sur de bonnes voies, je n’en doute plus. Et peut-être même qu’à l’heure qu’il est ils sont ensemble. Tu sais, ce n’est pas par hasard si Lionel est entré dans la maison de Bagnères… les ouvriers avaient oublié de tirer la porte après avoir déchargé leur camionnette… la coïncidence c’est mon voyage là-bas… crois-tu qu’il aurait pu pressentir ma visite éclair ? Je ne suis plus inquiet pour lui… tout va rentrer dans le cadre… Rychard ? Tu pleures ? Non… juste des larmes qui coulent et brouillent tout mais elles me dérouillent aussi. Tu sais, depuis que tu m’as annoncé cette nouvelle… quelque chose d’inconnu circule dans mes os… une sorte de synovie qui huile mes articulations… dans synovie… j’entends le mot vie… je peux rêver… Puzzle un dernier mot… Tu crois que tu la reverras ? Oui Rychard. J’ai fait ce souhait pas plus tard que tout à l’heure en voyant la petite flamme de la lampe‑tempête. Pour moi c’était une étoile filante qui s’est fixée au-dessus de ma roulotte. C’est bien. Mieux, c’est beau. Tu crois qu’on sera tous réunis un jour quelque part ? J’ai peur que ça soit comme au bridge… il y en a toujours un qui finit par faire le mort…

Sinéad, regarde ces photos que j’ai prises dans les arènes ! Reconnais-tu ce lieu, reconnais-tu ces visages ? Je veux savoir… j’ai une douleur peut-être la tienne. Explique-moi. Dis-moi pourquoi tu étais là ? Je vais partir les retrouver une dernière fois… leur dire… au revoir… ou adieu… non je ne dirai rien… juste les voir disparaître avec leurs rêves. Sinéad le regardait, avec des larmes et un étrange rictus sur ses lèvres. Elles tremblaient et ne laissaient fuir aucun mot… on dirait qu’elle avait peur de le voir disparaître à jamais. On espérait voir une main se tendre agripper un pan de chemise, une manche, une main… elle n’en avait plus la force… le soir tombait, il descendit les escaliers, ramassa les clefs…

dérive délire d’errance : il vide les kilomètres, les yeux hagards de sommeil, écarquillés soudain à cause d’un coude de la route : panneau pas vu, il inflige un coup au volant, ramène la voiture dans le sillage réglementaire. Il prend des risques en excès de vitesse pour avaler le paysage et rattraper une image floue projetée dans la perspective du pare-brise.

Son je n’existe plus… est trop épuisé… un intrus prend le volant et le conducteur hagard à la place du mort… son ange gardien aurait-il dit autrefois… là non, seulement quelqu’un qui maîtrise la mécanique après des embardées à peine contrôlées, les pneus dérapent sur l’herbe du bas-côté glissent et la carcasse s’arrête de guingois. Un ange pourtant contourne la voiture, ouvre le coffre, prend un plaid l’emmitoufle… parce qu’il ne veut pas le laisser mourir, il le transporte… lui, recroquevillé, dort comme un enfant et se voit en train de dormir dans un grand sarcophage transparent vertical. Non, il n’est pas dans un moule… il sent son cœur battre et il a froid. Il sent quelque chose glisser sous le plaid et voit quatre mannequins s’exfiltrer de la cabine… ils avaient joué leur vie pour lui montrer le monde et dévoiler à Sinéad l’envers du décor où elle n’était qu’ombre chinoise… il ne sent plus son cœur, il n’a plus froid. La nuit amoncelée sature l’espace qui semble s’être rétracté. Cette cabine téléphonique, menhir transparent planté en rase campagne, objet d’un autre âge, pièce d’inventaire d’une archéo-technicité d’un temps révolu mais toujours connectée. On dit que les pierres dressées marquent les sites où se concentrent et frémissent des énergies telluriques. Cette cabine contient-elle l’idée de sémaphore qu’un druide des télécoms aurait voulu perpétuer, aiguillant là oscillations telluriques et téléphoniques ? À l’entrée d’un champ, la voiture est là tous feux éteints, à l’intersection de départementales secondaires et de vicinales chaînées d’herbes folles menant à des lieux-dits ; un poteau indicateur -rachitique saint Sébastien transpercé de cinq flèches‑ masque un pan d’un abri d’arrêt d’autocar, coiffé d’une dalle en pente vers le fossé ; architecture des années 50 aux parois de béton et sa peinture jaune écaillée ; dans un angle s’adosse un banc vermoulu encombré d’une valise ‑bagage sans voyageur‑ et dans un mur de retour, une ouverture circulaire, énorme judas guettant l’arrivée de l’autocar ventru chromé survivant d’un autre âge aussi. Se concentre là, un noyau d’une civilisation embryonnaire. Sous des nuages épais en stagnation un collier de bosquets hirsutes ponctue l’horizon. Il est là… À cause de l’épuisement, à cause de cette cabine, à cause de la sensation d’avoir pénétré à son insu jusqu’au cœur d’une enceinte réservée, centre du monde d’où rayonnent tous les chemins vers toutes les histoires, lui spectre-acteur dans les rouages d’une machine sommaire et fantastique : à la croisée de cinq routes formant un immense rouage, les cinq flèches et le poteau, axe d’engrenages disproportionnés bloqués sans mouvement… comme si la cabine et l’abri d’autocar, grains de sable, avaient coincé le mécanisme d’une horloge universelle. Le paysage figé sous une lumière neutre et sans énergie a cristallisé cette cabine où sont enchâssés les attributs du dieu Hermès : la virgule grisâtre d’un combiné posé au-dessus d’un disque percé dix fois… il est anéanti… il craint en poussant la porte, de sentir se déverser sur lui, une avalanche de souvenirs, un grondement terrifiants de mots bloqués, contenus dans cette caisse transparente fichée là dans la nuit.

Il y est enfermé engoncé dans le plaid, hors du monde, au creux du monde… il respire enfin régulièrement, son corps s’est un peu avachi, a basculé contre la vitre… il n’avait pas vu la nuit s’étirer au point d‘être une coupole , il n’avait pas vu le maigre jour s’essouffler sous les nuages gesticulant comme anguilles prises en nasses, il n’avait pas senti un nouveau crépuscule gronder et barbouiller le jour d’un suif cendré. La buée peu à peu l’isole de ce croisement de routes. Ce paysage qui n’avait pas semblé se modifier au fil des heures avait butté soudain sur les premiers tas d’ombre et les deux fluos de la cabine avaient mis en branle leurs particules. La lumière blanche cligne un instant et prend position. Les ombres tout autour ripostent et s’empilent, croûte épaisse stratifiée d’un noir d’ardoise jusqu’aux abords de ce petit bastion laiteux.

Vu de loin ce bloc se remplissant d’ersatz de jour, exposé à la croisée de chemins doit être assez fascinant, comme si des sétons invisibles avaient drainé de lointaines périphéries des filets de lumière pour en garder un échantillon éphémère. Jauge rassurante d’une cuve ‑gangue noire colossale‑ où est stocké le jour… demain la jauge se videra en même temps que la nuit, le jour fuyant de partout, se déversera en flots blanchouillards. Demain, demain peut-être.

Il ouvre les yeux sans étonnement. Il est baigné de lumière. S’adossant dans un coin de la cabine, il s’emmitoufle plus serré… il ouvre et ferme la paume sur un mot presqu’illisible… il essaie de ne pas penser. Il ne patauge plus dans la nuit ; il n’est plus l’oiseau englué dans la nappe noire de l’Erika. Des battements de cœur germent aux bouts des doigts et une respiration rosée ‑peut-être‑ voile lentement les vitres. Il ouvre une nouvelle fois la paume, belle fleur létale à cinq pétales ; de minuscules filets de transpiration rosie par l’encre sourdent des lignes et une pièce de monnaie lui renvoie un peu de l’éclat de la cabine. Les vitres embuées. Il regarde la pièce au cœur de sa main. Le mot SOLITARY s’est effacé sur la vitre. Il déplie l’annonce découpée, un peu froissée, tachée de minces zébrures rouges :

Ô

paySage d’érOsion marine

de notre primitif éLan mais sans

nos déchIrements anciens ;

l’apaisemenT sublime, ailleurs, ici

dans l’élémentAire, au-delà des

itinéraiRes et des paroxYsmes

dévastateurs :

bientôt l’aube du XXI° Siècle : le nôtre pour nous

SO-LI-TA-RY

Dérive asynchrone :

Noms communs, substances qui lui donnent l’intuition d’être au bord de la vie. paySage » (il pense pays sage) il relit « érOsion » et sourit à Eros ; il trace du bout du doigt sur la buée les chiffres correspondants au cadran. Il n’en croit pas ses yeux, il sourit… il décroche le combiné, -bourdonnement de tonalité en glissant la pièce-, il commence à composer un indicatif et le numéro. La roue tourne.

Un tremblement de main incontrôlable et malgré la concentration, l’index crève un autre œil :

mauvais œil et maudit dieu aux dix yeux !

Pourquoi cette soudaine violence à raccrocher le combiné ?

Il respire profondément pour oublier ce faux mouvement, étrangler cette palpitation. Il est happé par un vide, l’oreille gauche chauffe, toute sonore encore des impulsions électro-acoustiques interrompues. Re‑co‑mmen‑cer…

Le téléphone sonne deux fois… il insère la pièce… il l’entend tomber : c’est le répondeur …

Je suis absent… laissez-moi un message et je vous appellerai dès mon retour…Tout tourne en rond dans sa tête. Il lui reste combien ? Il compte : cinq pièces. Il rappelle, parle parle s’essouffle presque de désespoir, abandonne des aveux sur son propre répondeur, dérive du délire… raccroche. À qui téléphone-t-il ?

Pourquoi, pense-t-il à Soc là juste maintenant qui lui dit : le plus difficile est d’élire le lieu où on veut vivre pour voir de nos yeux là où on veut mourir. On veut mourir dans un paysage qu’on a soi-même dessiné mentalement. Pourquoi lui en ce moment… pour lui dire une phrase d’un sage d’un autre âge !

Et il recommence lentement sans se précipiter : dans cette cabine, il place son doigt à chaque fois dans le bon œil du cadran ! Il tremble dans ce bloc de glaçon. dérive – télescopage : le téléphone est en bas dans l’atelier, Sinéad se redresse dans le lit, se lève descend mais il est trop tard. Dans son sommeil elle avait juste été réveillée par une sensation de présence familière. Du répondeur : elle entend une voix qu’elle n’accorde à aucun visage, une voix précipitée d’urgence :

Tu étais Solitary… j’ai fini par comprendre l’annonce… ton appel au secours je suis quelque part à la croisée de routes… Solitary… c’était moi aussi quand je n’étais qu’égaré… qui avais fini par être persuadé que je n’existais pas pour toi… SOLITARY marqué au fer rouge dans un annuaire inconnu : Socrate, Lionel, Tadeusz, Rychard. Ils existaient en vrai et à travers un moule avaient été happés en personnages de théâtre, répliques déformées de ce moule, m’enfonçant dans une confusion délétère, une oppression fantasque en moi… j’en suis désencombré…

Sinéad reste immobile à écouter la voix ou plutôt la partie résiliente des phrases torturées entre le micro d’une cabine et leurs résonances dans un atelier trop haut où tout résonne…

dérive, délire :

Sinéad ferme les yeux… sursaute au bruit du fax qui se met à crépiter ; une lampe clignote. Communications, messages, aveux, découvertes… tout est broyé dans une bouillie de bruits… elle ne discerne rien des sons, elle ne sait plus où elle est, des fils invisibles la connectent à des espaces lointains. Sinéad est submergée par ces indices, elle est troublée par ces conjonctions diverses. Ses messages sont-ils pour elle ? Elle ferme les yeux, sans imaginer d’où vient la voix. Sans comprendre. Qui savait ? Elle a la sensation d’être épiée, pire prise au piège. Soudain en alerte, elle se précipite vers le bruit. Ces bruits mécaniques qui s’enclenchent s’interrompent la rendent folle. Il en vient de partout ; elle ne reconnaît ni les écritures des fax, ni les voix qui semblent si lointaines avec un écho qui les déchire. Les deux lignes crépitent. Elle suffoque, ramasse les feuilles qui tombent une à une ; elle appuie sur la touche du répondeur : deux messages, deux voix différentes qui la troublent. Précipitées, hachées, méconnaissables…

Une lumière clignote à nouveau et elle en est éblouie.

Une autre feuille sort de la fente, une voix traverse la pièce, un extrait de carte de géographie se profile, une flèche indique un point sur une petite île au périmètre déchiqueté, renvoie à un mot aux premières lettres illisibles striées sur le papier. Elle lit :

«… here »

La voix sort toujours du téléphone emplit la pièce ; le fax grésille autour du papier : dans le quadrillage d’un espace de mer : quatre lignes brouillées, une cinquième vague de mots s’aligne qu’elle déchiffre avec peine : Solitary doesn’t exist any more. La carte postale, c’est moi qui l’avais achetée pour toi… Soc.

Dans le haut-parleur elle entend une voix précipitée : c’est juste… moi. Je veux plus que ta voix… es-tu là Sinéad ? Elle reconnaît alors l’intonation, la voix, son nom dit par lui. Elle a l’impression d’être dans un décor qu’on démonte. Il n’y a plus de mise en scène, plus d’acteurs, plus de marionnettes… c’est de la folie. Un autre fax crépite, elle revient sur ses pas, elle ne sait plus où elle est ; une, deux, trois, quatre feuilles tombent sur le parquet. Écriture ronde… elle ne la reconnaît pas, elle a un pincement au cœur. En tremblant, elle se baisse éparpille les feuilles pour regarder la première page : l’en-tête indique capitainerie Port‑Navalo.

Là, quelque part dans une cabine perdue, le compte à rebours galopant des unités. Il raccroche encore sur le message du répondeur.

Du fossé monte une silhouette en par-dessus et chapeau. Un geste pour héler, un bref arrêt devant l’abri et l’autocar happe le voyageur. Une pétarade mécanique et une longue giclée de fumée traversent le carrefour enveloppant quatre ombres que l’autocar a abandonnées dans ce no-man’s land. Deux cercles convergents dans un virage ont disparu dans un creux… comme deux yeux, rougis de pleurs du manque de sommeil, qui auraient pris congé de ce bout du monde. Sur la route, quatre silhouettes auront bientôt rejoint un cortège. La valise est toujours là sur le banc, mais le monde hors de la cabine s’estompe :

SOTEILLES < 2,5 km

LISAILLE < 2,1 km

TARRONNE < 1,8 km

RYOLLES < 1,4 km

ROMANCHES 0,5 km >

de rives en dérive :

Oh ! Tu as trouvé… je sais que c’est toi au bout de la ligne, reste où tu es, tu es dans une cabine, je le sais, j’ai fait ce voyage, je t’y ai guidé… lis-moi vite le numéro de ce téléphone pour me confirmer que tu es au bon endroit ! Ooooh ! Merci c’est moi qui t’appelle, tu sais je suis chez toi…

brouillage, confusion, désordre Ça sonne dans la cabine. Il sursaute et rit nerveusement à cette sonnerie qui est pour lui dans un no mans land…c’est fou ! C’est incroyable… faire tant de bornes pour recevoir un appel ! Et pas n’importe lequel… il en tremble de confusion… mais il finit par décrocher : Sinéad ?

Oui, je suis ici.

Et moi je suis ici ou là… je ne sais plus. Qu’as-tu fait de moi ? Je veux dire du moule de mon corps. Je ne comprends pas… tu as fouiné dans ma vie, tu m’as espionné, suivi, rencontré des personnes que je connaissais ? Tu les as photographiés sous toutes les coutures, à leur insu j’en suis presque sûr et ensuite tu as trituré non pas un moule mais mon corps, engendré des clones pour créer tes personnages… des clowns ? Des chimères ? Des marionnettes pour ton spectacle ?

Brouillage voix dans une cabine téléphonique :

je voulais que tu sois toi et pas un ersatz, un homme perdu dans la foule. Il fallait que je te réveille pour que tu acceptes de me regarder telle que je suis… entièrement, tellequellement, intimement, complètement… oui j’ai manipulé… mais pas toi, je t’ai aimé dès notre premier croisement improbable, j’ai juste utilisé l’empreinte de ton enveloppe… la surface de toi… je voulais sauver l’âme de tes yeux pour ce que j’avais à dévoiler à ton regard… j’ai souffert aussi… mais je ne voulais pas que tu me quittes. Je voulais que tu acceptes… sans avoir à t’avouer le sentiment de honte d’avoir été nue et tripotée par mon propre père et d’autres salauds de son espèce… tu sais, certains amants m’ont quittée pour avoir approché leurs doigts de cette balafre… amants de passage, amants accidentels… mais toi tu t’es retenu, tu as retenu tes doigts et ta langue, tu as écouté ou suivi mes timides et insistants refus : non là ! Cité Interdite… et je crois que tu as compris qu’il y avait une épreuve à subir… j’aime bien le pseudo proverbe : la femme choisit l’homme qui la choisira… disons qu’il me fait sourire… si tu en connaissais l’auteur ? Oui je me suis servie de ton ami Socrate-Robert… c’était facile j’ai été brièvement sa girlfriend dans un port à Cork, oui j’ai eu du gringue pour Lionel… tu vois je continue à apprendre un peu d’argot aussi ! Il avait réalisé la partie vidéo d’une performance… il y a plusieurs saisons ; oui j’ai croisé Tadeusz par le biais d’une amie infirmière. Elle m’avait proposé une soirée au cirque, et nous avons continué dans un club où Puzzle avait ses entrées ; oui j’ai reconnu Rychard le conducteur du bulldozer, mais à l’époque où je l’ai croisé la première fois il était soi‑disant indic de police rue de la Paix, vers la place Vendôme et le Ritz. Il y stationnait en hiver pour vendre des marrons chauds… son accoutrement m’avait fait rire et même douter de sa supposée activité mais j’aimais bien ses redingote gilet et haut-de-forme comme sa gestuelle un peu raide… tu parles d’un anonymat ! Tous avaient quelque chose que tu avais… comment dire ? En germe en affleurement en reliques en traces passées… un registre de tristesse existentielle que je voulais exorciser en toi ou plutôt… je voulais que tu écloses toi-même…  mais grâce à toi, au moule de ton corps, ma mise en scène de la pièce de Abigaïl O’Keefe a eu du succès et pour ces multiples raisons j’ai tout fait pour que cette pièce soit programmée et jouée ailleurs qu’en France… je voulais à la fois te préserver et me mithridatiser. Tu as changé ; tu as peu à peu quitté certains habits des autres… tu ne trouves pas que nous avons changé, toi et moi depuis notre première rencontre ?

Tu n’es ni Socrate, ni Lionel, ni Tadeusz ni même Rychard. Ils existent bien. De chacun je n’ai pris qu’une série d’inflexions pour mes personnages… cette pièce de théâtre était un défi artistique mais elle avait une fonction chamanique : te rendre à toi-même, te purifier à ton insu certes… mais aussi m’aider à me réveiller… j’avais ce pouvoir… et ce pouvoir venait des quatre signes tailladés dans mon corps… et ce sont ces signes dont tu n’as effleuré que les boucles qui les cachaient… désolation ou sortie de solitude ? Et le hasard vois-tu n’est qu’une trouvaille de scénographe et mieux encore : les deux premières lettres des quatre prénoms est le même que le titre d’une carte postale, cette maison punaisée au-dessus de ton bureau et qui m’a bouleversée… t’en souviens-tu ? Je ne peux pas te dire encore pourquoi… j’attends ton retour, tu as incarné Lionel, Tadeusz… grâce à toi, ils ont retrouvé ou découvert l’amour… mais ne t’es-tu pas posé la question ? Et si Lionel et Tadeusz étaient le même personnage, un très habile comédien d’une comedia del arte contemporaine. Et si Thérésa n’avait jamais existé. Je ne t’épargnerai pas Soc, il a fait tant de mal aux femmes, c’était ton ami d’enfance certes… un ami ? En es-tu si sûr ? demeure Rychard, l’homme de cire imperturbable sans sentiment apparent, perdu dans une mission presque féerique. C’était moi qui était rentrée en France sans te le dire ; parce que je ne pouvais te révéler mon plan, je suis restée enfermée dans l’atelier la veille de noël juste avant la tempête. J’ai été happée par la pièce que je mettais en scène… enfermée après mon retour d’Écosse, j’attendais ce cataclysme pour refaire surface et réapparaître à ton regard… guérie et toi aussi tu l’es presque totalement… dans quelques instants avec mes derniers mots tu le seras… c’est la disparition de mon père a déclenché la fantastique tempête et a tout libéré. C’était moi paralysée dans la roulotte, c’était moi que tu voyais courir dans la nuit, c’était moi qui conduisais le bulldozer, je voulais te traîner jusqu’aux arènes… je voulais que tu comprennes que les mannequins n’étaient pas tout à fait inventés… ils sortaient de ton moule c’est vrai… mais quelle folie de mise en scène avais-je donc imaginée ? J’ai été dépassée par les événements d’Écosse mais pas encore prête à affronter tes questions. Je sais que tu m’as déjà pardonnée ; la preuve je suis chez toi, le numéro de téléphone était le tien et tu as mis longtemps à découvrir ! J’en ris encore ! La vérité parfois est juste là en face de soi ! C’est difficile de se souvenir de son propre numéro de téléphone, n’est-ce pas… et pourtant il est un segment d’identité ! J’espérais, je priais même peut-être, que tu m’accueillerais comme la première fois avec ta belle innocence… et je suis repartie à l’étranger pour suivre la pièce dont j’avais fait la mise en scène. Je t’ai écrit, mais sans laisser d’adresse… ou bien j’ai demandé à une amie, tu la connais, de les glisser sous la porte… ces lettres juste de brefs messages parfois, pour dire que j’existais que je ne t’avais pas oublié… des bouteilles à la mer, de vraies bouteilles d’appel au secours… pardonne-moi ces tortures… je voulais que tu me regardes sans filtre… c’est difficile… et il faut que tu saches autre chose. À propos de Soc… ton frère de lait comme vous vous amusiez à vous appeler parfois… savais-tu qu’il était plus que ça ? Vous aviez le même père… allô, allô, tu m’écoutes ? Tu m’entends ? Tout tourne autour d’elle. Un silence, elle raccroche, elle regarde les feuilles éparses à ses pieds…

Brouillage :

Là-bas, elle entend toujours le fax, essoufflée.

Elle sourit, elle entend un crépitement : la pluie ? des applaudissements ?

Elle ferme les yeux.

Elle pleure, elle rit, deux feuilles tombent : 

SOME VILLAGES HERE

IT MUST BE HUNSLADER OR DUNTULM

I CAN’T REMEMBER EXACTLY

Les pages s’impriment mal, un brouillard laisse des stries sur le papier. Elle écoute : look, what they’ve done to my et elle change les deux derniers mots soul, man ! Un autre fax tombe, celui de Gwenda-Lys, mais la feuille tombe à l’envers et Sinéad pense qu’il s’agit d’une feuille surnuméraire… ça arrive avec juste une ligne en petits caractères avec l’expéditeur, le numéro d’envoi, l’heure et la date du jour. Souvenir hypothétique mais poétique d’une zone géographique restreinte d’une carte postale, d’une maison posée sur une lande écossaise et pourtant Soc l’avait retrouvée. Ici :

Un autre fax tombe. La date et l’heure de l’envoi indiquent que Soc était vivant à ce moment-là. Voici la façade ouvrant sur les eaux farouches de ces côtes déchiquetées :

Mais comment a-t-il pu envoyer une photo prise sur place ? C’est ce qu’il avait affirmé dans un fax envoyé à Gwenda-Lys. C’est sans doute vrai. Mais plus vraisemblable, une autre hypothèse : Soc connaissait cette maison depuis longtemps et cette photo était dans la boite noire évoquée par Gwenda-Lys. Une boite à secret qu’il avait emportée. Le connaissant, on dirait emportée comme un viatique. L’histoire de la carte postale qu’il lui avait envoyée n’avait été qu’un prétexte pour disparaître : je l’ai trouvée. Voici la façade qui regarde la mer. Merci, l’Ami, frère de lait. Je me suis engagé dans le plus invraisemblable de mes périples. Je ne verrai pas l’année de cette fin de siècle. SOC qui te demande de l’oublier.11:00 pm 2000/01/02. Ton frère tout court.

:                                                                                                                                                                                           au bout du fil, il reste agrippé au combiné quand il a flanché et s’est effondré sur le carré de ciment. Ça sonne à nouveau, il décroche, il est en sueur, il a la fièvre : tu m’entends ? Retourne-toi ! Regarde à l’extérieur de cette boite : ce que tu vois passer est une troupe de théâtre ambulant… cette cabine est un sarcophage transparent vertical ! Ils vont jouer ma pièce là juste pour toi, cette pièce que je ne voulais pas monter en France pour te préserver… Holobionte… la voilà juste pour toi, tu en seras l’unique spectateur. Cette nouvelle lune, à l’aube de cette année couvercle du cercueil du XX° siècle !… ce sera au milieu de nulle part tandis que j’attendrai ton retour. Ne te retourne pas au risque de faire disparaître cette troupe qui est la nôtre ! Son rire soudain, celui d’une désespérée, à bout de souffle, d’une Pierrette lunaire regrettant d’être absente de cette représentation. Elle ne maîtrise plus rien. Elle le sait, elle veut juste entendre sa respiration à l’autre bout de la ligne et qu’importe s’il y a un petit décalage sonore… il est là à souffrir, à contempler cette blessure abstraite. La pièce est un morceau d’une histoire à elle et à lui.

directions, destinations :                                                              une troupe d’un cirque ambulant avait fait halte dans un lointain quelque part vers l’est et reprenait la route… il ne la reconnaîtra pas tout de suite… les caravanes roulottes clignotent chichement, cercle pointillé autour d’un chariot sans ridelles juste là dans un champ en bordure du rond-point. Une bourrasque est montée du cercle des roulottes, voitures et caravanes et gros camping‑cars. C’est même une mini tornade déclenchée par une nappe d’ozone au ras du pré, des lueurs bleuâtres crépitantes, tournoyantes sur des clôtures, on dirait des feux de Saint-Elme. D’au loin il a entendu des hennissements fourbus de chevaux ruant dans leurs brancards. Du ciel étouffé de nuages, tombait une mitraille de grêlons. La cabine téléphonique crépitait de toutes parts. Apparaît venant de Romanches une rosse à l’encolure courbe, parenthèse ponctuée de naseaux fumants humant le bitume ; les oreilles qui frétillent parfois ont l’accent grave d’une bête de cirque mise au rancart. Elle tracte par à­ coups une carriole bariolée, piédestal ambulant d’un couple en costumes de mariés, sculpture démesurée au squelette de grillage piqueté d’œillets de crépon. Le couple ressemble en plus grand que nature aux petites figurines ridicules plantées au sommet d’une pièce­ montée. Les véhicules du cortège ont chacun une couleur délavée d’un arc-en ciel dans le désordre… Raclement des sabots des chevaux qui enferment l’arc de la lente caravane au rond-point ; moteurs au ralenti des fourgonnettes, grosses cylindrées tractant des caravanes entre les roulottes ouvrant et fermant le convoi. Un instant on aurait dit l’image d’un carrousel et le cheval de tête a regimbé en hochant du col et bifurque enlevant en procession le chapelet tout droit dans la direction de Romanches. Le cul de la dernière roulotte se déhanche sous le balancement d’un lampion à pétrole barbouillé en rouge. D’un tuyau coudé sortent des bouffées de fumées, message ocre rabattu par le pli circonflexe d’une mitre en tôle. Ce cortège à la suite du couple de mariés immobiles sur la plateforme d’un chariot attelé à une vielle rosse, se superpose à une autre image : celle du terrain vague, le conciliabule entre Tadeusz et Rychard.                                                                                                                                                                         De cette cabine transparente, un peu voyeur à cause de la buée comme derrière un miroir sans tain, il discernait à peine cette campagne lourde désolée labourée, chair meurtrie sous le joug d’un ciel d’hiver plombé sous ces phénomènes météores. Il n’a pas entendu l’autocar débouler d’un virage, surgissant, contournant le rond­-point au ralenti. Il a effacé d’un coup de manche un écran de buée : à l’arrêt un homme descend et une ombre apparue de nulle part, une femme emmitouflée avec une valise a hélé le chauffeur et s’est hissée. L’homme sac au dos avait déjà pris la direction de Romanches quand l’autocar a mis son clignotant et disparu sous un rideau de pluie. Il aurait aimé à ce moment avoir entendu la plainte d’un violon ou d’un accordéon, mais aucune musique n’avait suggéré de quels lointains pays venait cette troupe ayant tout un ciel comme unique repaire. Tout l’univers noirci en quelques secondes sous un amoncellement de nuages ionisés. Des arbres d’éclairs tombaient du ciel, le tonnerre pleuvait en rafales de claquement de fouet. La foudre grésillait de toutes parts, allumant la crête d’arbres longeant une rivière invisible et dolente : c’était de là qu’on percevait dans un creux de silence le seul murmure d’une eau vive. Tout annonçait une scène spectaculaire. La cabine maigre vigie au bord d’un champ magnétique. télescopage dérivant :Gwenda-Lys est en pleurs. Elle a laissé des messages sur des répondeurs. Mais personne ne lui répond. Elle découvre un cahier où un mot souligné apparaît plusieurs fois avec un numéro tél/fax qui ne lui dit rien.                                                                                                                                                           Elle décide d’essayer ce numéro… elle brouillonne des feuilles et les mots ne se suivent plus et se transforment en gros cumulus gribouillis d’encre noire sous lesquels ils crèvent… enfin, d’une écriture tremblante : Solitary, je ne sais pas qui vous êtes, mais ce nom apparaît dans les affaires de Soc. Je viens de recevoir un appel de la capitainerie. Un bateau à coque jaune, a été retrouvé… sans personne à bord, au nord de Skye. C’est forcément lui… j’ai peur, je crois qu’il m’a abandonnée. Appelez-moi si vous avez d’autres nouvelles… c’est affreux. Gwenda-Lys sa compagne (Soc pour moi, Robert pour son père) 8:00 PM GMT 2000/01/02 croisée des chemins : La buée aveugle encore les vitres de la cabine.

Deux lieux deux espaces à l’assaut l’un de l’autre s’affrontant dans l’émulsion d’une vague unique.

Quelque part, elle court au ralenti.

Elle pense : le théâtre, prétexte, simulacre ou préambule à la vie ?

La lune creuse un puits dans les nuages.

Une danse enlève un couple enlacé dans une colonne de lumière. Qui aurait reconnu Thérésa et Tadeusz figurés sur un chariot ? Un brouhaha d’invisibles invités, de paumes qu’on claque, d’ovations, de violons ; des ritournelles rabattues par le ciel bas­ rampent au plus court jusqu’à la cabine ; une pétarade jaillit ; au-dessus d’une clameur fusent explosent de petits feux d’artifice. Une jig celtique entonnée par un violon est au fur et à mesure rattrapée par un accordéon, une cornemuse, une clarinette, un hautbois… un mime en redingote et haut‑de‑forme imite un dresseur de lion, il tient à deux mains gantées de blanc un cerceau de feu.

Sinéad court toujours. Là, un embrasement d’un bouquet pourpre final d’un feu d’artifice. L’écriture tracée au doigt pleure sur la vitre vite embuée. Il reconnaît enfin son propre numéro de téléphone… elle est donc là-bas…

Brouillage. Ici.

Elle entend le fax, essoufflée.

Elle sourit au crépitement : la pluie ? des applaudissements ?

Elle ferme les yeux.

Elle pleure, elle rit, deux feuilles tombent et elle entend aussi le téléphone sonner.

Elle invente une présence vivante. Elle bute contre la table basse. Elle ne sent pas qu’elle saigne et du sang fait des ronds sur les tomettes : la vie et durant un bref instant son visage s’illumine. Une pureté intérieure s’exfiltre par tous ses pores. Elle est dans une bulle d’éther d’effluves d’iode et de bruyère… elle court… elle court.On dirait une pauvre bête en cage terrifiée. Un animal à figure humaine, encore un peu ; elle arrache ses oripeaux : sa robe blanche a traversé l’atelier en  comète… son long châle bleu flotte, écrit le nom de l’aimé dans le vide. Elle voit le temps ralenti, se comprimer puis se distendre et se dénouer. Elle voit une voix qui prend corps avec la sienne. Là : quelque part, près de Romanches, il a composé le numéro de téléphone. Le sien. Plus rien n’est confus. Ça sonne ; Sinéad est à bout de force, sent n’être plus seule, tend la main, décroche. Il avait encore trois pièces et la ligne accroche et relie les deux voix. Un rideau se lève et sans même dire allô : c’est toi ? Elle entend : Sinéad ? Elle est épuisée et sourit en entendant son propre prénom avec cet accent unique : oui c’est moi. Sa voix est lumineuse : nous nous sommes retrouvés ; je suis vivante puisque je t’entends respirer. Reviens, je prends ta colère, tu n’as plus rien à craindre. Je suis à la maison. La seule vraie ! Chez nous si tu veux. Elle insiste en serrant le combiné à deux mains : tu es vivant vraiment enfin ! réponds-moi… et reviens… elle ferme les yeux et le rideau tombe : il n’y a ni espace, ni temps, ni motif. Dans l’écouteur, dans ce désert d’intersection de routes, il entend son prénom. Il n’est plus nulle part. Il pleure d’être enfin sorti de l’anonymat du récit. Sinéad dit ce prénom chéri avec ses deux syllabes tant de fois murmurées… et elle le répète en fermant les yeux jusqu’à épuisement :

ROMAN

                                                                ROMAN

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              ROMAN

                                                                                                                                 ROMAN

96 saisons plus tard (Hyeurs)

Glossaire :

Banshees : créatures féminines surnaturelles de la mythologie celtique irlandaise

Hlin : (en runique) déesse de la consolation

gob (Écossais) : gueule

mirr (Écossais) : crachin

Références disques :

Upon Reflection  by John Surman (1979- ECM records)

Für Anna-Maria Arvo Pärt Complete piano music, played by Jeroen van Veen  – Brilliant Classic

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