NOUVELLES :

FRANCE

-Tu as vu la jeune femme qui vient de sortir ?

-Non, je t’en prie !

-Elle ressemblait à France…

-Arrête de parler de ma sœur s’il te plaît ! Ça fait deux heures et quart qu’on attend l’arrivée de l’avion et je commence à en avoir marre… et en plus, juste pour m’énerver je viens de m’apercevoir que j’ai oublié ma carte bleue ! tu vois le malaise… pour le parking… et elle replongea la main dans le sachet de chips mexicaines… et entre deux bouchées comme si les chips lui permettaient de rassembler ses esprits et réfléchir, le genre de truc qui permet en prenant un peu de distance de « hiérarchiser les paramètres » comme disait son prof.

En faisant la moue :

-À peine arrivé, je ne vais pas demander de l’argent à mon père!

– Tu es sûre que le vol de Sydney passait par Bangkok ?


À deux heures du matin, Roissy est désert ; en tout cas c’est au ralenti que les larges serpillières barbues font leur ronde, poussées par les femmes de ménage aux dents d’or… on dirait des fées dans leur longs tabliers bleus, elles sourient de voyages qu’elles imaginent… des voyages vers des villes inconnues… Djakarta, New Dehli, Sidney, Melbourne… des villes sûrement plus lointaines que Casablanca, El Asnam, Pantin, Gonesse, la Courneuve… des dormeurs avachis regardent leurs rêves la bouche entrouverte gobant les images qui iront après quelques opérations magiques déstructurantes vagabonder dans les méandres finement marbrés de leur cervelle… des bulles éclatant à l’intérieur… acide révique…

Les haut-parleurs font voler en éclats mes élucubrations…

Une voix d’aéroport décline son info en trois langues… une vieille femme donne à manger à un quelque chose en boule sous un siège… ce quelque chose finit par se définir en rouge-gorge et je me demande comment il a pu atterrir ici… bien que c’est plus ou moins un lieu pour !…

-Tu n’as pas remarqué ses lunettes énormes avec des verres très fumés… ? En plein hiver !

Elle ne me répond plus que par un haussement d’épaules… je l’énerve… je n’ai pas pu m’empêcher de penser aussi à Catherine… à cause des lunettes bien sûr… des lunettes noires pour cacher le Rimmel en rondelles d’œillères rougies… l’encre de ses larmes sur des joues pommelées dessinant des branches mortes de cerisiers… je me souviens… en arrivant rue de Seine j’avais levé les yeux, je l’avais aperçue scrutant la rue les rideaux à peine écartés… comme on épie… mon meilleur ami venait de mourir et elle m’avait appelé et j’accourais et il me reste l’impression qu’il pleuvait ce soir-là… à l’intérieur de mon âme certainement… Catherine dut me reconnaître au signe de la main car elle s’effaça de la fenêtre et le rideau retomba lourdement… un catafalque sur la lumière de nos soirées anciennes…

Des centaines de fois par la suite j’ai revu cette brève scène : elle avec ses lunettes noires, elle, d’une blancheur éprouvante, elle et ses lèvres disant quelque chose, elle, la main crispée sur le voilage et soudain elle, bue, dissoute par le rideau coulant retombant absorbant la faible lumière du salon…

Je suis resté très tard ce soir-là plus tard que d’habitude. Le médecin était partie en parlant comme il se doit dans ces circonstances et le lit du mort était gardé à chaque angle par une bougie allumée droite flamme immobile et sans cire dégoulinante… comme on faisait chez lui là-bas…

Catherine avait acheté une jolie robe… avec ses fines bretelles de soie, son décolleté en forme d’accolade, sa taille marquée… je lui avais demandé de la mettre et sans rechigner, contrairement à ce que j’attendais, elle l’enfila en se déshabillant devant moi… gardant autour du cou une écharpe en imitation léopard…

«-je peux pas encore la mettre, il faut être bronzée… mais c’était en solde not very cheap ! … 2645F… au lieu de… ch’sais plus, c’est pas grave… » et moi je me disais que ça faisait cher le kilo… mais elle était si finement emballée dans cette robe que je me suis approché, j’ai touché le tissu de l’ourlet, puis sa cuisse et je l’ai regardée par en dessous. Dans la chambre du fond il y avait le mort… à cet instant je fus surpris de penser au mort et non plus à mon ami… que s’est-il passé dans nos têtes?

Elle m’a hissé, elle a laissé mon bras enlacer sa taille cambrée… les bretelles sont tombées de ses épaules et un léger geste comme un frisson laissa le tissu glisser et s’épanouir en auréole sur le parquet… il ne restait que cette écharpe… boa mimant un léopard ou l’inverse… je ne sais plus…

Plus tard juste avant de m’écrouler définitivement sur le canapé du salon j’ai regardé ses yeux endormis : deux virgules sur les parenthèses de ses lèvres… le texte à lire sur son visage disait à  la fois lassitude et oubli… indifférence et attente…

J’ai recouvert son corps en rabattant le plaid et je ne sais pas pourquoi j’ai revu le geste du médecin couvrant le visage de mon père devenu cadavre… le geste qui dit : c’est fini… il n’y a plus rien à faire… vous devez veiller… et quelques heures plus tôt quelqu’un ici avait fait également le même geste… ce geste se répétait devant mes yeux et j’aurais voulu l’arrêter, le déchirer et je ne savais pas comment faire…

Je suis allé voir mon ami… déambulant dans un labyrinthe de couloirs à peine éclairé craquant sous les pas… à réveiller les morts me disais-je avec honte… et j’ai pleuré… j’ai vu le lit… j’approchais… je pensais « je t’ai trahi… elle… je l’ai consolée…  » j’ai éteint les quatre bougies consumées en mouillant deux doigts… un mince filet de fumée montait en brefs zigzags et à ce moment-là l’odeur de la cire a envahi la chambre… il n’y eut que trois points rouges puis deux puis un et le noir total s’est installé… et je suis sorti à reculons… disant « trahison »… un bout de lumière a balayé la pièce quand j’ai ouvert la porte et je vous jure que je l’ai vu sourire et qu’il y avait deux étincelles dans des yeux ouverts…

Je me suis enfui par je ne sais quel réflexe… et je ne sais pas pourquoi j’ai ramassé en la respirant sa nouvelle petite robe très courte couleur menthe à l’eau très pâle… j’ai fermé doucement la porte pour ne pas la réveiller… et j’ai descendu la rue avec cette robe devenue écharpe de soie… pour une fois c’était moi qui avais résisté au sommeil et au doux plaisir de m’endormir, son sein dans la paume…

J’ai erré un peu rue Guisarde et rue Princesse… toutes les fenêtres du 16 étaient éteintes… Paris sous la nuit cocktail orangée… mon corps revenait à l’aéroport… peut-être à cause de ces hauts lampadaires dessinant des allées célestes…

je ne sais ce qui m’arrive mais j’ai l’impression soudain que ce n’est plus moi qui pense… quelqu’un d’autre introduit dans ma tête…

mon amour dis-moi ce qui se passe ?… des idées… comme si j’étais un autre soudain ou une autre !… je pense qu’il faut que je me change… j’ai la sensation d’avoir mal au ventre comme avant les règles… dis-moi quelque chose…

C’est cette jeune femme qui est passée par là… maintenant je suis sûr que c’est elle qui a glissé quelque chose dans mon corps, quelque chose qui a rampé jusque dans ma cervelle… comment ? Pourquoi ? …

Criant, la suppliant :

-reste là à attendre ton père, je reviens de suite… je veux savoir…

ma voix métamorphosée métallique, comme si j’avais aspiré de l’hélium…

répétant « reste là, je reviens » et Nancy me regardant avec une moue inquiète :

-je t’en prie… je veux savoir…

mais elle ne m’entendait plus. Elle avait ouvert un petit carnet au beau papier à dessin et la pointe de son stylo traçait le beau profil d’une hôtesse qui se tenait près des portes coulissantes.

A cette heure-ci les rares personnes déambulant dans les couloirs attendaient l’avion en retard.

Elle était là-bas assise lisant… comme je m’approchais je m’aperçus qu’elle lisait le même livre que moi en ce moment… j’ai fait semblant de regarder en l’air le panneau « departures arrivals »… comme ça juste pour me ressaisir, le pincement au cœur avait été sévère…

au même instant il y eut comme un bruit sourd… les vitres tremblèrent… les deux femmes de ménage se regardèrent et continuèrent à pousser leur large balai… je ne sais pas mais j’ai senti alors comme une agitation, une agitation encore invisible dans le couloir circulaire de l’aéroport.

C’est elle qui s’est levée : -c’est vous qui m’avez fait un pincement au cœur ?

Je me retournais d’un bloc, genre automate… et j’ai compris tout de suite… j’ai revu mon accident… je m’étais écroulé sur la chaussée à l’angle de la place de Saint-Germain… je me tordais en convulsions… quelqu’un a crié : -ça ressemble à une crise d’épilepsie… un visage s’est approché de mon visage… a crié : -appelez les pompiers… sa main a décrocheté ma langue… elle a jeté ensuite son gilet sur mes épaules… je sentais du sang coller mes cheveux… beaucoup de sang… je me sentais partir blanchir… j’entendais des sons tricotant une sorte de jacquard criard : badaud en cercle étouffant, autos meuglantes, engin traînant un boulet de sirène, sifflet de gendarme stridulant… le monde allait et venait en changeant de profondeur de champ… flou et net mimant une sorte de zoom et de mise au point qui rendait malade… j’avais froid… je sentais des mains qui me palpaient, mon corps chahuté, dans un roulis, un bruit de roulettes, j’étais dans les écailles de la sirène… quelqu’un me tenait la main devenue… je me souviens que c’est la seule chose dont je me souviens… qui ? Qui ? QUI ? QUI ? …

et là ce soir en approchant j’ai reconnu le parfum et sa voix… je suis sûr que c’était elle dans l’ambulance…

Et puis voilà…j’avais perdu beaucoup de sang… il fallait un donneur… A rhésus négatif… ça ne court pas les rues… non… le hasard a fait que ça peut tenir la main… elle s’est immédiatement proposée… j’ai depuis ce jour son sang qui court dans mes veines… cet accident avait eu lieu il y a quelques semaines ! Combien en reste-t-il de cette transfusion? il me semble que j’ai un petit quelque chose impalpable en plus…?

Une voix monocorde, étrangement monocorde, une voix blanche sans inflexion annonça :

-les personnes venues attendre le vol 714 en provenance de Sydney sont priées de se présenter à la salle d’embarquement 43.

Puis en anglais.

Quelques minutes plus tard, une autre voix masculine très grave demandait que toutes les personnes ayant un rhésus négatif se manifestent au plus vite.

Puis en anglais.

Nous nous sommes regardés en nous dirigeant vers un CRS.

L’aéroport s’agitait de partout… une panique insensée montait comme la vague d’un tsunami… déjà des cris de personnes invisibles… le CRS appela, nous regardait et répétait l’info avec un accent de lassitude, en épelant le mot R H E S U S :

-j’en ai deux, affirmatif ; je vous dis qu’ils se sont présentés spontanément… affirmatif deux rhésus… affirmatif… affirmatif… négatif.

Le CRS rengaina son talkie-walkie en nous poussant vers une porte -« dépêchons-nous de descendre par là, j’espère qu’il n’est pas déjà trop tard! » et on s’engagea dans un escalier en colimaçon éclairé uniquement par les blocs de sécurité. On était presque arrivé trois étages plus bas quand des cris des hurlements, des crissements de dents ont envahi la cage, un vacarme infernal grimpant en tourbillonnant les larges marches métalliques. Des singes surgirent au détour d’un palier en retroussant leurs épaisses lèvres. Nous, comme trois objets on s’est agrippé à la main courante. Certains nous bousculèrent pour se frayer un passage d’autres en ricanant nous palpèrent.

Je me disais qu’il fallait faire une chaîne pour ne pas se perdre et je tendis la main et rencontrais la sienne un peu tremblante. Je la serrais fort.

Par une porte couinante des singes continuaient à affluer: Corps luisants de sueur, haleines puantes, sexes fins comme des Caran d’Ache roses, vulves dégoulinantes, ils se frottaient contre nous… le flic sortit son arme pour tirer… j’ai hurlé non !

Lui a répliqué ta gueule le macaque ! Et une lueur de poudre claqua, une tête explosa… le corps s’écroula sur moi. Je le repoussais… il avait cette odeur particulière… je croyais qu’on allait être massacré mais non les singes piétinèrent le corps et poursuivirent leur fuite…

le flic nous tira hors de la cage et nous voilà projetés dans la lumière vive aveuglante d’un hall au ras des pistes…

ses doigts étaient fripés, en remontant lentement les yeux je voyais son corps un peu voûtée, ses mamelles taries, velues quasiment jusqu’à la pointe, pendouillaient… je tenais la main de ma chère compagne…