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ÉQUINOXE d’AUTOMNE

-De quelle planète viens-tu Hommerouge ? Pas de la planète mars ! Non ! Tu as une grosse tête rouge aussi lisse qu’une groseille… ta peau est translucide et on voit très bien le liquide qui coule dans tes veines transparentes… pourquoi te caches-tu sous le varech de la plage ?… sais-tu comment je t’ai découvert?

Oh ! Ce n’était pas très compliqué en fait… j’aime les dernières semaines d’été… même si ce n’est l’été depuis longtemps que pour le calendrier… ici nous sommes engoncés dans l’automne et notre col roulé est remonté depuis le 15 août ! Mais la lumière oblique et tendre glisse sur le paysage et gonfle les arbres en faisant fourmiller l’ombre dans l’épaisseur des verdures… la lumière orangée bouillonne et les feuilles infusent… et la campagne a l’arôme des pubis.

Et voilà, dimanche dernier j’ai senti qu’il allait faire beau pour les grandes marées.. .les grands marnages comme on dit ici… et comment dire ? j’ai été attiré par la mer qui se retirait comme une couette… vous vous souvenez: papa retirant les draps et vous, glissant, vous recroquevillant, vous, suivant les draps pour rester au chaud au fond dans votre odeur de pieds… vous si bien, en train de gagner contre un méchant… au chaud abrité dans les rêves…

J’ai pris ma pelle, mon épuisette mon panier et en tirant la porte, j’ai senti l’odeur de l’herbe mouillée du jardin; un merle s’est enfui apeuré en claquant du bec dans ce piaillement typique disant taïaut taïaut.

Au détour du chemin descendant vers la côte l’odeur piquante de l’iode m’a pris. Ici on est prié de s’arrêter, ici on est prié de contempler le secteur bleuâtre s’étendant entre le Cap Nyeux et la Pointe du Chien.

Mes yeux ont vu alors la mer à l’horizon oublié m’envelopper. L’air tremble dans les narines et le fil attaché à la vague ultime s’enroule… on est harponné, on dévale la dune poudreuse… un serpent gluant limite le rêche et le spongieux et c’est là petit Hommerouge que je t’ai découvert enchevêtré dans le varech. Je cherchais mes premières moules et en retournant un paquet d’algues je t’ai vu agrippé à un chapelet poilu de moules, prisonnier d’un cordon d’algues ampoulées autour de la taille.

J’ai cru que tu étais une poupée ou plutôt un baigneur. Assez laid avec ta tête de groseille ! J’imaginais la petite fille qui perd son jouet dans le sable… ou qui l’abandonne parce que l’élastique du bras a claqué…

-C’est pas beau un bras désarticulé qui tournicote dans tous les sens !

Petit Hommerouge, je te parle mais je ne sais pas si tu es aussi vivant qu’une poupée ou plus ou moins… tu bouges les yeux mais qu’est-ce que ça veut dire ?… j’ai mis mon oreille contre ton corps mouillé et j’ai entendu un bruit de cascade, un bruit un peu caverneux mais est-ce que ça veut dire que tu es vivant ?…Avec un coquillage on peut entendre la mer… en fermant les yeux on peut même la voir… on l’entend… mais qu’est-ce que cela veut dire ? Je t’ai mis dans mon panier avec les moules et j’ai continué vers la lisière de la mer qui s’en allait loin… très loin. Les pas mouillés ne laissent pas longtemps d’empreintes dans l’estran pétillant… là bas, le gargouillis de l’eau, un mélange de bavardages et de prières à voix basses. On dit que certains soirs de tempêtes, on peut voir et entendre marmotter un chapelet de veuves, assises sur d’invisibles bancs, scrutant l’incertaine imbrication des eaux et des cieux déchaînés: à la fois une incantation et du silence.

Marcher à la limite de la terre et de l’eau, c’est vivre en tangence du monde, c’est retirer des eaux les filets des souvenirs, c’est épuiser les ultimes prières des disparus, c’est mêler les respirations aux souffles des brises, c’est retourner au sel de la mer le sel de nos larmes…

Le vent pétrit les âmes des vivants et des morts, l’estran devient ce lieu hors du monde que le vent féconde.

J’ai entendu une voix, mais cette voix profonde venait-elle d’Hommerouge ou d’un de ces fantômes gardiens des mers ?

« -je suis l’âme de la mer. Je dirai sans faiblir jusqu’à la fin des temps tous les chants des baleines, je parcourrai les océans polaires et les mers australes, raconter les exploits des marins, j’irai porter des nouvelles aux cap-horniers gelés sur leurs navires fantômes soulevés par les glaces, dressés comme des totems de la mort et dérivant dans l’occlusion des brumes. »

J’avais oublié cette petite créature au fond de mon panier. Un coup de vent emporta mon chapeau et renversa le panier. Hommerouge fit une pirouette et roula bizarrement dans l’eau. La vague se souleva en une lèvre peinte en gris ourlé d’une bave de bulles blanches.

Bruit de déglutition.

Hommerouge avait disparu et je regardais la mer gris bleu. Je n’avais plus envie de pousser mon épuisette. Tant pis pour mon rêve de crevettes… j’avais peur de pêcher Hommerouge contre sa volonté… même si je me disais qu’avec la marée descendante il avait dû trouver quelque courant pour le large.

J’ai regardé le bouillonnement de l’eau au moment de l’étal, me retournant pour évaluer la distance qui m’éloignait de la dune… immanquablement on se rappelle la comparaison ressassée aux enfants: « attention, la mer monte à la vitesse d’un cheval au galop »

J’ai couru au côté de ce cheval au galop… je courais plus vite que lui, si vite que j’ai vu ses pattes s’empêtrer dans l’eau. Je me suis réfugié, haletant de sueur, dans une cabine de plage renversée. Par le petit cœur percé de la porte, j’ai regardé le cheval s’épuiser dans les rouleaux, se coucher en hennissant, fou, écumant, se relever et s’effondrer à nouveau, les naseaux faisant évents… une écume épaisse faisait des pétales autour de lui… et soudain les pétales se sont refermés sur la masse luisante. Par le cœur j’ai entendu le cheval mourir… et ça ma fait rire… pas parce que le cheval était mort… non parce que les adultes disent n’importe quoi pour qu’on leur foute la paix… et cette fois j’en avais la preuve…

La mer est venue très près de moi… en sortant la main de la cabine j’aurai pu la caresser… mais j’avais un peu peur…les vagues peut-être que ça mord ? Je ne sais pas !

J’attendis le soir. Le soleil basculait lentement dans le ciel qu’on devinait s’enrouler à l’horizon. Et j’ai vu ce que j’attendais de voir. Le soleil renversa du rouge sur la mer. Un rouge un peu épais qui avait du mal à se répandre et à se diluer. Il y eut un chuintement… un cormoran, le premier oiseau de la journée, a plongé dans cette tache violacée. Je j’ai vu rejaillir avec Hommerouge dans son bec… j’en suis sûr, je pourrais le jurer… j’ai crié. J’ai soulevé la porte qui claqua en retombant et j’ai couru… j’ai crié… l’oiseau a lâché Hommerouge… mais là je ne peux pas le jurer… j’ai peur… je pleurais en espérant entendre le plus tôt possible un chant de baleine… pour me rassurer… et j’imaginais qu’il le ferait pour moi… j’aimerais tant penser que je l’ai aidé à se sauver… Hommerouge existe plus qu’un baigneur, plus qu’un coquillage…

Quelques mois plus tard, l’école a reçu une enveloppe postée de Valparaiso. La classe unique était toute autour du maître qui ouvrait l’enveloppe avec cérémonie.

-putain le timbre t’as vu !

-Whoua l’enveloppe ! Le maître a extrait de l’enveloppe une plume noire et une feuille pliée. On dirait un papier d’écolier mais pas comme le nôtre. Juste des lignes.

Le maître demanda le silence.

-c’est écrit avec de l’encre naturelle, l’encre de… ? de ?

-sèche!

-Très bien, Eric. Écoutez, dit-il, en se chatouillant le nez avec la plume de cormoran, il est écrit simplement ceci : merci ; et c’est signé Hommerouge.

Ils se sont tous retournés vers moi en rigolant.

Loïc ricana:

-c’est toi le rouquin qui a écrit ça ? T’es jamais allé à val… heu… valmachin, toi tu sais à peine dans quelle direction c’est la mer ?

J’ai haussé les épaules… j’ai juste haussé les épaules.

Le maître jubilait. Il aimait ces événements étranges qui viennent hanter l’école… à chaque fois nous avions droit au même rituel !

-Bon nous allons mettre cette lettre mystérieuse dans notre vitrine à trésors. Et allez vous asseoir et prenez votre manuel de géographie. Ainsi on aura appris où se trouve ce port.

Puis après le cours de géo des grands il y eut une récréation. Je suis sorti le dernier en regardant la vitrine.

Le lendemain la plume avait disparu de la vitrine. Ce même jour Loïc fut retrouvé noyé dans un abreuvoir par derrière chez lui ; dans le village on disait que c’était bizarre parce qu’il sentait l’eau de mer… moi j’étais sur la plage. J’y suis resté toute la journée. Tout un peuple de sternes et de mouettes exaltées valsaient au-dessus de moi. Je fermais les yeux et imaginais être enlevé dans la nuée… je souriais… tout le monde maintenant m’appelait Hommerouge. Deux points noirs venaient dans ma direction. En plissant des yeux on pouvait distinguer deux personnes discutant entre elles avec de grands gestes… des gendarmes… je me disais: qu’est-ce qu’ils ont à foutre un samedi en uniforme ?

Je regardais mes ongles sales, les oiseaux tournoyant, le sang coulant d’une blessure à l’horizon… j’entendis dans ma tête un coup de maillet et le chant des baleines… la nuit tomba avec le bruit glissant d’une lame d’échafaud.

14 septembre 1998