ALLER SIMPLE
D’après les résultats des enquêtes sur les personnes disparues récemment, on pourra remplacer:
« la jeune femme » par Chantal Fergouin, Chantal, ou Mlle Fergouin…
« la petite fille » par Pasang Greymith, ou Pasang ou Dolly comme on la surnommait à l’école.
« le père » par William Greymith, ou M. Smith, ou Mister Greymith…
« la mère » par Rachel Greymith ou Madame Greymith…
« le vieillard » par Nicolas Léthis, ou… (à vous de choisir)
(les dialogues ont été traduits en français, mais toutes les conversations se sont déroulées en anglais, le hasard (mal)faisant que Mlle Fergouin fût traductrice trilingue, le couple (avec une enfant adoptée d’origine tibétaine), australien de Melbourne, le vieillard écossais d’Edinbourg et le chroniqueur des îles Aran…)
Dans l’ascenseur automatique de la station de métro, un compte à rebours de la fermeture de la porte déclinait ses secondes rouges digitales…une toute petite fille demandait, collée à son papa…-où c’est qu’on va ? où c’est qu’on va? en tirant son pantalon…et lui, montrant le compteur: -regarde, à zéro on part pour la Lune ! Et elle, secouant le pantalon : Non, non j’veux pas… la vidéo surveillance montre : la maman faisant la moue, une jeune femme renouant le foulard Hermès de sa queue de cheval, un vieillard à canne reluquant ses jambes par-dessus lunettes et journal… les découpant et on peut deviner qu’il les range dans son catalogue-répertoire à la lettre P.
D’un cercle perforé dans la paroi inox sortit, un peu comme une viande d’un hachoir, une sorte de signal tremblotant et nasillard annonçant le départ. Les portes coulissèrent dans un crissement de caoutchouc, et le compte à rebours indiqua zéro:
-Ça y est ! la fusée est partie lança le papa avec une intonation de surprise et en effet une sensation d’enlèvement d’étirement de tassement traversa verticalement la cabine… le compteur ajouta un bacille rouge au 5 affiché…
Loin, un haut-parleur annonça les ascenseurs hors-service… dans l’interstice verticale des portes, l’arrivée d’une rame dessina un large pan bleuté.
La petite fille ne parlait plus, gardant l’œil fixé sur son père; sa main dodue se crispant sur le dos d’un singe en peluche, genre atèle complètement déglingué traînant un bras au sol… elle termina sa coiffure avec une épingle gardée entre ses dents et prit le magazine sortant de son sac… « l’amour avec un homme de 60 ans ? » en titre blanc sur la ouverture… elle feuilletait, l’ascenseur montait, montait lentement. On entendait des bruits de câbles, de poulies, des claquements et des grincements. C’est peut-être pour ça que je n’étais pas inquiet: on montait… donc on n’était pas en panne. Mais pourquoi avait-on fait cette annonce… le trajet semblait un peu long. Dans mon souvenir d’autres montées dans ce même ascenseur, les trajets duraient plus ou moins vingt trois secondes…
à ma montre et après repère on avait dépassé, sans aucun doute possible, les dix minutes… je me disais que c’était plutôt nous qui étions H.S… le yo-yo de ma pomme d’Adam devait en dire long… et c’est peut-être à cause de moi que tous les yeux de la cabine ont fixé :
deux boutons noirs
deux pastilles
deux oreilles de Mickey
deux rivets laqués
La jeune femme traduisait dans sa tête le texte gravé pour le cas où on l’interrogerait…
-En cas de panne appuyer sur le bouton A.
-En cas de non réponse appuyer sur le bouton B et attendre les instructions du technicien.
La femme mâchouillant regardait l’homme. L’homme mâchouillant ne quittait pas des yeux la petite fille fixant, non plus le cadran, mais les boutons disposés au-dessus du cercle perforé… c’est vrai… une fois l’idée de Mickey venue à l’esprit, elle y restait superposée… et la petite fille montra Mickey à son singe…
Le cadran indiquait 3600. Le bruit de la mécanique de l’ascenseur prouvait (?) qu’on était en mouvement… il est sûr qu’on aurait pu et dû dissocier: le bruit, la cabine, le léger tremblement, l’anxiété des passagers…
Le vieillard plia son journal, suspendit sa canne à son avant-bras et enfonça ses ongles à la lisière du front et des cheveux. Il y eut un bruit de succion, une odeur de latex ; il arracha en tirant vers le bas une peau épaisse qu’il mit sur son poing à bout de bras… une sorte de trophée guerrier, un masque flasque, aux profondes rides. Ce genre de déguisements à la fois grotesque et répugnant des devantures des « farces et attrapes »… ce qui servait de visage riait méchamment. Le visage dévoilé luisait et empestait la sueur. Le vieillard rajeunissait à vue d’œil, se relevait, fine crosse de fougère se déployant, droit enfin laissant apparaître une marguerite à la boutonnière. Il souleva la trappe du plafond du bout de la canne et l’accrocha au rebord. Escalade, on aurait dit un illusionniste s’escamotant lui-même. Un dernier clin d’œil quand son visage ricanant dans un coin de trappe cria quelque chose d’incompréhensible.
La jeune femme releva la tête : -Qu’est ce qu’il a à parler yiddish?
Les autres interrogèrent du regard… mais rien ne compléta cette affirmation… si ce n’est qu’elle ajouta après un laps:
-Nous ne sortirons jamais de là !
Le masque et le journal tombèrent à mes pieds ! La canne ou plutôt un pseudo-pic se planta en traversant le masque par l’orbite vide de l’œil gauche; la trappe claqua au même instant. Blottie contre son père puis soulevée dans ses bras, elle se mit à sangloter…
Les câbles giflèrent la cabine; un rugissement et l’explosion du tube néon précédèrent le renversement de la cabine. Déséquilibrés et projetés dans un coin, tassés et enchevêtrés dans des longs cris des hoquets un hurlement… des mots les uns contre les autres agglutinés, entrecroisés ; des hauteurs de voix, des accents, des inflexions se télescopaient : Au secours, maman, mon Dieu, j’ai mal, qu’est-ce qui arrive… blasphèmes et prières, injures et implorations claquant contre l’inox du parallélépipède… une jupe fendue, un jean déchiré, une petite joue enflée, une lèvre peinte en sang, un lobe d’oreille arraché avec un bout de boucle, une estafilade au-dessus d’une moustache.
Elle, se relevant avec les gestes convenus de remise en forme de son tailleur, tâtonnant pour ses chaussures, s’appuyant contre le cadre de la trappe, apercevant le miroir sous ses pieds, le tunnel sous sa jupe et sa culotte puis plus haut très loin déformé par la perspective son visage tuméfié et hagard… la précaution d’une main sur les cheveux de l’enfant adoucissait la lumière filtrant dans la cabine. Instinctivement se reculant le plus possible de cette trappe d’où avait disparu l’autre, loin des grands prismes d’ombre des angles aussi effrayants que d’énormes canines… soudain tous blottis, les épaules se touchant… me dirigeant vers la trappe, il y eut un gémissement derrière moi et j’ai dû les rassurer… est-ce ça sonnait juste?… ma bouche pâteuse… moi-même un peu effrayé par le son de ma voix…
-Ne vous inquiétez pas on reste ensemble… c’est juste pour jeter un œil à l’extérieur… et décrivant à haute voix le puits, le suintement luisant de la paroi bétonnée à cause d’une lumière lointaine… ma voix amplifiée, résonnante et sans doute déformée car de l’intérieur on me demandait de répéter… des crissements de poulies, des câbles se déroulant sans fin… le défilement de petites plaques de fer blanc perforée d’une lettre, petits drapeaux rivetés pincés régulièrement au câble… on aurait dit ces alphabets à pocher… déchiffrant finalement un ordre, une signification… un message en boucle d’une centaine de lettres …épelant les lettres sans plus entendre la voix inquiète de la jeune femme… j’épelais ainsi quelque chose qui ressemblait autant à une prière d’amour qu’à un ultimatum.…
De loin, un martèlement sourd évoquant celui d’une emboutisseuse… par moments le miroitement de quelque chose voletant, rebondissant contre le béton, se réfléchissant contre la paroi avec un léger cliquetis… une lettre éjectée sans doute de l’emporte-pièce. Un S me frôlant glissa dans la cabine… en rentrant la tête je vis mon visage dans le miroir… tout noir et des rides avaient strié mon front et mes joues jusque le long du cou… je ressemblais au vieillard volatilisé… à quatre pattes je suis allé rejoindre les autres au fond de la cabine : -Franchement je ne sais pas combien de temps nous allons rester ici… on essayera de récolter un peu de l’eau qui suinte sur les parois…
À ce moment-là les joues de la petite fille se craquelèrent et elle parla comme une vieille… sa bouche édentée sur le devant laissait échapper le scintillement de dents factices et le vide de deux dents de lait emportées par la petite souris sans doute… mais avait-elle fait son boulot ?
Le visage de son père, poupin sous ses cheveux roux, se creusa de singulières rainures écrivant quelque chose… un stylet invisible gravait un poème sur son front et ses joues… sa femme cria en s’essuyant la figure et regarda le bout de ses doigts… elle n’avait donné aucun ordre à son cerveau et pourtant elle voyait ses doigts rouler la pâte jaunâtre de squames gras… un dégoût la prit et elle n’eut pas le temps de ramper jusqu’à la trappe. Elle vomit sur le dos de sa fille. La jeune femme après un spasme tendit un sachet de kleenex… elles se sourirent, leurs yeux tristes disant qu’elles sauraient résister à tout… elles avaient enfin enclenché le rituel de la reconnaissance… et pendant qu’elles s’étreignaient en silence, la petite pleura dans son visage de vieille en criant:
-Du napalm… du napalm!
Et les boutons d’appel ?… autant les essayer… soudain je les voyais gros énormes… ternes…
Elles me firent signe, comme si elles avaient compris mon regard… me donnant leur accord, et j’appuyais sur le premier bouton… et d’attendre, en respirant le plus discrètement possible… les cœurs confondus au rythme des poulies…
j’ai fermé les yeux en contemplant à l’intérieur de ma tête une réaction, un enchaînement épouvantable d’événements, un cataclysme artificiel… tous leurs yeux rivés sur le cercle perforé, même ceux de la petite fille, perdus dans les rides concentriques. Ses mains ridées comme celles d’un singe. Une autre main se crispa subitement sur son cou… la petite fille, vieille, vieille, vieille se retournant, levant les yeux, les larmes s’accrochant aux rides, s’interrogeant pourquoi sa mère avait voulu l’étrangler… même s’ils ne comprenaient pas le français ils savaient que quelque chose allait se passer… un silence à sectionner tous les câbles extérieurs… une sorte de bourdonnement intérieur se superposant à celui de la cabine ; nous tous, concentrés vers le cercle d’où pouvaient gicler le réconfort des sauveteurs… c’était vraiment la certitude maintenant… sans se concerter, on savait qu’on était en péril en perdition… on ne comprenait rien… une seule chose certaine : on aurait dû depuis longtemps avoir retrouvé le bitume des quais…
Les souffles se sont coupés, la mère mit une main sur la bouche de la petite fille. Elle, instinctivement, reproduisit ce geste sur la bouche de son singe. Nous tous transpirions, les visages ruisselant jusqu’au cou, les corsages faisant des taches qui faisaient transparence, le tee-shirt du père ayant dessiné deux énormes oreilles d’éléphants sous les aisselles…
-Ici le technicien pour votre sécurité et votre confort nous sommes à l’écoute des 1560 cabines de notre réseau… ne quittez pas, nous allons vous guider… quelqu’un a annoncé que la cabine allait partir vers la lune… notre clientèle est roi… si on peut dire… vous êtes donc effectivement en route pour la Lune… d’où ce changement de direction à 4752 de votre cadran… quant à la vitesse de la cabine… cabine de la série 3DZT13 de la première génération, elle est d’environ 1,25m/s… votre arrivée à la périphérie de la lune sera dans 6 ans, sept mois, vingt-deux jours, seize heures, cinquante trois minutes et… là nous sommes désolés, nous ne saurons pas vous donner plus de précisions… pour le moment… nous espérons toutefois que le père, initiateur de ce voyage, a pris suffisamment de ravitaillement… bonne chance, nous resterons en contact tant qu’il y aura du câble…
Répondre au technicien, à cette voix rassurante ?… J’appuyais sur les boutons, fou acharné… tambourinait la paroi… on ne pouvait pas dire qu’on était en panne… l’ascenseur glissait. Je sondais la cabine ; il devait y avoir un micro caché quelque part puisque le technicien avait entendu la phrase du père…
Le cercle perforé ne grésillait plus… un micro derrière ? Pour s’échapper, il n’y avait qu’une solution… descendre par le câble… tant qu’il y avait du câble… trouver un frein, un interrupteur, une manivelle de secours…
Je proposais à l’équipage (si on peut dire) de me suivre… sans grande conviction ni vrais arguments et je crois que c’était inconsciemment volontaire et égoïste… seul c’était périlleux… à cinq avec un enfant l’entreprise était suicidaire… tous des vieillards pathétiques qui avaient pris cent cinquante ans en quelques minutes ! Je leur ai dit aurevoir d’un geste neutre, glissant par la trappe en empoignant le câble filant vers le bas… accroché à une lettre en drapeau, j’évitais d’un coup de rein la cabine ceinturée d’un bruit en spirale… après une demi-heure, à bout de force, déséquilibré par un guide-câble, je fus éjecté, percutant la paroi… la dernière image : le défilement du message, que je comprenais enfin, me fit sourire… mais trop tard… plus rien… j’étais mort… ou plus exactement sans souvenir…
Au centre de l’île de Mindoro, un paysan trouva une « boite en métal qui parlait » (déposition du paysan), plantée de travers au milieu d’une rizière. À l’intérieur, traînaient quatre masques de vieillards ridés… un haut parleur grésillait… mayday… mayday… (description d’un témoin anonyme retrouvé et interrogé secrètement quelques jours plus tard par A. F. pour l’agence de presse S.)
Le paysan courut vers la ville, criant comme un fou… de grands cercles de paille tressés au-dessus des rizières… multiples lunes ocre se levant laissant apparaître des visages interrogatifs, inquiets, effrayés… il courait sur les étroits ourlets cousant le patchwork des rizières, sautant de l’un à l’autre, descendant vers le serpent sinueux d’une piste poussiéreuse au pied de la vallée… il disparut dans l’indifférence… il s’engouffra dans un poste de police rutilant neuf avec une énorme antenne parabolique sur le toit…
Dès le soir, un bruit courait qu’un individu avait été coffré… un terroriste subversif… un Chinois clandestin… à la ville et dans les journaux on arrivait à faire croire ce qu’on voulait…
A Paris, à l’emplacement de l’ascenseur au niveau des quais, un petit parterre de carottes et des lapins parlant Tagal. Un moine, se faisant appeler Francesco par les lapins, arpentait l’enclos en jetant des graines, façon semeuse… de sa bouche sortaient des poèmes en forme de bottes de luzerne et de trèfles.
Le long des quais, des panneaux concaves des pubs… Stella, Stella, Stella, Stella… tout le long, des deux côtés… on y voit un lapin avec un verre bien mousseux seul dans un cirque lunaire… des d’étoiles filantes écrivent dans un ciel d’encre : « Stella, pour une soif de star »
Les lapins en regardant les affiches disaient : « -walang-laman, walang-laman, walang-laman… »