MISSILE SOLAIRE
La porte du porche de l’Hôpital, massive, encore fermée en cette fin de nuit mouillée. « interdit de stationner » clignotant en grosse cocarde sur le vert écaillé du vantail gauche.
La porte de service, piétonne, entrouverte, comme pour confirmer la destination hospitalière de l’endroit. A gauche sous la voûte du porche coulait, dans un parallélogramme bosselé de pavés, une lumière qu’un ruisseau emportait en miettes dans un caniveau. Par la porte entrebâillée, on devinait un gardien avachi, ou plutôt une épaule soutenant une tête endormie, moustachue derrière une banque d’accueil. Un rectangle brouillée de neige cathodique grésillait dans un angle. Dehors, aucun bruit de transperçait cette enceinte… si… les graines de pluie fourmillaient partout, picotant ou l’asphalte ou les pavés chuintant dans les feuilles des tilleuls que les réverbères jaunissaient par en-dessous. Les masses énormes, parsemées se taches diaphanes n’exhalaient plus la saveur de tisane. Sous ces nefs, une atmosphère lénifiante s’infusait peut-être dans cette pluie caniculaire inondant de touffeur les allées obscures et les pavillons lépreux disséminés dans le vaste parc. Au cœur de cet îlot, on ne pouvait s’imaginer être au cœur de la ville. Les bonnes sœurs avaient su exclure ce lieu des tumultes urbains, l’extraire aux convoitises des promoteurs par quelques mystérieux entregents. La Mère Supérieure avait été affolée quand un jour à l’annonce d’une proposition de vingt-cinq millions de francs avait répondu estomaquée et inquiète : – Oh c’est une somme ! Et le président de l’association (pour écarter le malentendu qu’il avait deviné) lui avait glissé discrètement : « -nouveaux… Ma Mère… »
Elle eut un Oh!, une apnée, le cœur arrêté quelques instants pour mettre les compteurs à zéros… puis une voix presque inaudible a susurré : « -Oh! Mon Dieu! » qui ne réalisait pas que cette masse d’argent représentait tant de zéros de plus dans le vocabulaire resté divinement et séculairement très terre-à-terre ! Deux milliards et demi !
Qu’elles n’aient pas vendu (mais cela avait-il été vraiment dans leurs intentions ?) Tant mieux ! Cette propriété, sous le patronage de la Vierge Marie, demeure encore de nos jours et tout naturellement un lieu de promenade dominical pour tout un voisinage qui considère ces jardins ouverts jours et nuits comme un havre de paix qu’ils se sont appropriés sans jamais se préoccuper de savoir si leurs pas foulaient un lieu relevant du droit public, privé voire canon.
Je n’étais pas de ceux-là cette nuit. J’avais besoin de me promener dans ce parc. Ce qui venait de m’arriver n’était pas encore vraiment oublié… penser à cette réunion du conseil d’administration me ramenait longtemps en arrière, me propulsait exactement à l’époque où j’étais leur architecte, et cette promenade ou plutôt cette errance, en des lieux connus, me permettait d’échapper à la vision sanguinolente du noctambule ramassé boulevard de Port Royal… finalement si j’avais marché jusque là avec ce fardeau haletant gémissant que j’avais épaulé avec des phrases de réconfort… ces mots tous faits… ceux qui poussent aux lèvres dans ces circonstances pour -on le crois- faire oublier la souffrance… moi qui l’avais vu se faire renverser par un chauffard zigzaguant… criant juste avant l’accident… me culpabilisant de n’avoir pas crié plus fort… mais pour prévenir de quoi ? Trop tard… l’imminence… non… la simultanéité… la totale corrélation entre mon cri et cette ombre en déséquilibre dans la nuit… la pluie mitraillait la chaussée, -feux d’artifice des particules de réverbères explosant dans des myriades de gouttes- et j’ai vu ce corps, -torsade de vêtements sombres, wassingue qu’on essore, se disloquer se tordre sous le choc, s’immobiliser un instant les bras en l’air, -un instant qui semblait une éternité d’un arrêt sur image- et s’effondrer brutalement sans un cri. Le sang se diluait en ruissellements dans les joints des pavés et allait gonfler le flot des caniveaux.
Je ne sais pas si j’avais couru, plus affolé par l’inconscience meurtrière du conducteur que par la chute vue au ralenti avec le pressentiment des douleurs des blessures des fractures, avec la prévision nauséeuse du sang… j’avais couru, sueur et pluie s’emmêlant et je suçais, aspirais les dégoulinures sur mes lèvres avec un hoquet d’inquiétude et la vision de ce corps qui se perdait, s’affaissait, pour s’entasser sur les pavés, ne comprenant pas pourquoi mes larmes étaient moins salées que d’habitude… je l’avoue donc… ce qui est écrit est écrit : j’ai pleuré… et je souffrais d’une souffrance qui m’atteignait non dans ma chair mais dans ce qui doit être l’âme, la conscience d’exister m’étreignait… un inconnu gémissait et je ne pouvais rien… sinon être présent soutenir… c’est tout et voilà… mais j’ai dû courir anticiper cette chute annoncée puisque je me rappelle maintenant que c’est lui qui m’a agrippé la main avec un mauvais rictus. Il serra très fort, j’avais comme une brûlure… il me regarda et son regard s’est éteint, il s’affaissa et j’ai retenu son crâne avant qu’il ne heurte les pavés… handicapé par ma main recroquevillée, j’ai traîné le corps inerte jusqu’à la guérite d’accueil… ce corps frère avait été remis aux urgences… me tenant toujours la main, se retournant dans un élan d’énergie , merci d’avoir pris le relais, que je ne compris pas… je l’accompagnais… non répétais-je je ne suis pas de la famille… mais lui rétorquait… mais si mais tu ne le sait pas encore… je m’apercevais juste que j’étais comme une pile électrique que je n’avais pas vomi à la vue du sang que je n’avais pas flageolé que je n’avais pas tourné de l’œil… je fus capable d’accourir, de relever d’épauler un blessé de le traîner presque automatiquement, robot sans nausée… je ne m’étonne pas… quelque chose m’avait porté au secours, non d’un inconnu, non d’une souffrance… et pourtant toutes sont intolérables, même si souvent on se sent incapable d’aide, comme terrassé… j’avais accouru comme une nécessité… mais une nécessité que je voyais pas dans cette fin de nuit… je voyais glisser cette interrogation dans les stries de la pluie qui embuaient mes yeux, quand plus tard je me promenais comme pour me laver, me décrasser, non de cette nuit mais de la pression de cette souffrance que j’avais soutenue jusqu’aux urgences… abandonnée aux diagnostics… tout résonnait encore… rien de grave… contusions multiples… fract… pitroclée… trois côtes cassées, deux fêlées… je revoyais la douceur dans la manipulation des membres quand l’interne lui m’avait demandé aide pour le retourner sur la table d’examen… puis l’accidenté a dit qu’il était en de bonnes mains et je suis sorti sous son regard, quelque chose de vivant, une lumière qui s’accordait à l’espoir d’une amitié… quelque chose nous liait maintenant à cet inconnu…
à l’accueil, j’ai laissé à toutes fins de témoignage mes nom et adresse… mais s’il déposait plainte… que pourrais-je affirmer, confirmer? La pluie… oui… la pluie, une voiture filant dans un crépitement de quatre gerbes… oui… je n’avais pas relevé le numéro de la plaque… non… et en écrivant ces informations elles m’assuraient, en même temps à moi-même, mon identité et je me rendais compte néanmoins que cette adresse ce nom ne voulaient rien dire… une sorte de vacuité… il n’y avait personne à aider… un petit fils d’émigré, Aliocha Jolokoff, avec une adresse rue de Stalingrad (un comble!) ce n’était rien du tout… ça sonnait comme un faux témoignage… j‘étais tout juste un passant pris sur le fait d’une coïncidence… bistro… bistro… il faut que je me sauve… sans alibi probant de sa présence dans les parages. Un inconnu « coupable » n’existait pas, n’existera jamais… mais j’avais décliné le nominatif… silence du stylo qui remplit le formulaire… pas de vocatif… et certainement jamais d’accusatif. Il était trop tard pour m’enfuir, m’enfuir comme si je n’avais jamais existé… aucun indice, ni de ma part ni de l’inconnu se faisant radiographier derrière la porte plombée… personne ne pourrait guider l’enquête… je pouvais être ce chauffard faux fuyard… disparaître dans la pluie… voilà pourquoi, j’étais sous les trombes d’eau, attendant, risquant peut-être une dissolution totale sous la pulvérisation des gouttes sous le tunnel des tilleuls… parfois on se sent si exclu qu’on voudrait s’oublier.
Je reprenais l’allée… j’étais léger et vide… les perrons aux marches luisantes pendaient comme des langues. Les portes avalaient ici et là des blouses blanches vers les différents services indiqués par fléchages lumineux recto-verso… gériatrie… stomatologie… chirurgie… radiologie… urologie… médecine… obstétrique… maternité… examen prénatal… urgence… accueil… comme si je prenait la vie à rebours…
j’avais traversé en sens inverse le parc en entier sans entendre autre bruit que celui des feuilles délavées sous l’explosion des gouttes… après un dernier ruissellement et une ultime chute elles rebondissaient et éclataient sur le bitume… aurai-je pu me sentir délivré… je ne sais pas… le cri rauque d’une parturiente contractant avant l’expulsion, la délivrance… non je n’entendais que le silence… ce silence de pluie précédent ces pleurs de délivrée, son extase muette sous l’enfant luisant recroquevillée sur sa gorge nue… genèse de vie où tout est dit… voilà le silence m’entourant m’encerclant m’enceignant… la pluie se mêlant aux pleurs et aux vagissements de nouveau-nés et je me sentais salé jusqu’à la moelle… un souvenir de ces lieux affleurait tandis que je marchais dans l’immense solitude que je voyais sans nom… tard, je rentrais à pied dans mon gourbis sous les toits. Encore ruisselant. Je me rendis compte que j’avais les poings fermés serrés très fort… je les regardais et décidais d’ouvrir ma main droite, crispée ; j’avais mal d’ankylose. Au cœur de ma paume éclose en fleur, un point lumineux me brûlait… comme une pointe de phosphore se mettant en ébullition au contact de l’eau… la particule jaillit de ma main, se glissa dans l’espagnolette… je suivis l’arc de sa trajectoire jusqu’à l’horizon oriental… et soudain comme s’il s’était agi d’une mèche que j’avais allumée, après un chuintement il y eut une explosion formidable… le soleil se levait…
ainsi donc j’avais tenu tout au long de cette nuit le témoin du jour… je faisais partie maintenant de cette chaîne secrète gardienne de la lumière du jour… combien était-on empoigné étrangement par un inconnu ? je compris alors son sourire éteint et l’éclair de son regard quand il s’est agrippé à ma main…
tout habillé dans une odeur de poussière mouillée je me suis affalé sur mon lit… m’endormant brut…. sans rêve… baignant dans une lumière noire.