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J’ai rêvé le fleuve Amour,

J’ai rêvé le fleuve Amour :

j’étais dans le transsibérien et somnolais. Dans deux jours je serai à Vladivostok et dans une semaine j’aurai trouvé un embarquement pour les Sakhaline et de là vers le Japon… même si je n’avais pas envie de croupir dans ce pays… c’était plus sûr que de tenter l’ouest… le problème c’était le fric… j’avais deux ou trois adresses, quelques trucs interdits… pas du bicarbonate… pas du sodium… même si ça rime… si vous voyez ce que je veux dire… mais il fallait prendre des risques… le nom d’un cargo vaguement philippin… ne battant aucun pavillon ! ne me demandez pas comment on arrive à ça… vous le savez !

Soudain le contrôleur a couru dans les couloirs des wagons en criant :

-fermez les lumières, fermez les lumières… il tira une porte et disparut. Il me faisait rire avec sa casquette crasseuse et sa veste à galons… où l’avait-il eue cette veste ? En Afghanistan ? Et ses galons ? En tout cas il est pas rentré en cercueil de zinc ! en tout cas pour l’uniforme il fallait repasser… c’était n’importe quoi… sauf la sacoche et la casquette… ce qui était sûr : il était pas mort à Kaboul… mais il sentait le trafic… trop gras pour être honnête ce particulier… trafic, fric ça rime en français… et je connais la langue et pour cause… je vous raconterai ça…

Les Chinois appellent ce train la « flèche jaune » à cause de ce trait lumineux traversant la nuit de l’autre côté du fleuve… et ils s’amusent à tirer dessus… faut bien s’amuser avant de conquérir l’empire !


Ça fait partie des petites escarmouches nocturnes…

Mon fleuve Amour… combien de fois ai-je pris ce train ? pour passer je ne sais quoi… je n’ai jamais rien demandé… je sais jouer l’idiot… avec talent… c’est ce qui fait ma force… j’arrive à faire tourner en bourrique le plus zélé des fonctionnaires…

ce qui est bien, j’ai fini par faire partie du paysage… mes petites habitudes… et ça… ils ne se doutaient pas que c’était mon plan dès le départ… il y a vingt-cinq ans : devenir le paysage… devenir insignifiant, tellement confondu au paysage que personne ne remarquera ma disparition… il faudra plusieurs jours pour se dire « -tiens qu’est-il devenu ce zek relégué ? » ce ne sera qu’une question qui n’ira pas plus loin…

ils ne savent même pas mon nom… pas même à quelle gare je monte puisque je change toujours de gare de départ… et j’ai mis au point un petit algorithme pour définir la gare de descente en fonction du nom de la gare de départ du jour et de la couleur de cheveux du commissaire… je ne vais pas tout vous dire mais c’est un jeu qui me fait à chaque fois beaucoup rire… même les agents avec lesquels je travaille n’y comprennent rien et pourtant ils aimeraient… mais c’est normal… j’ai introduit dans l’algorithme un… disons un « 29 février » presque aléatoire… si vous voyez ce que je veux dire… sauf qu’il faudrait être extrêmement malin pour le découvrir… le seul à qui j’ai eu le malheur d’en parler… il a dû terminer en tronçons sur une voie ferrée de Sibérie que j’ai fréquentée un moment… un pauvre bougre qui avait détourné plusieurs millions de roubles en vendant des âmes mortes à des bagnes en bord du Ienisseï…

À peine le contrôleur avait-il quitté notre wagon que nous avons entendu derrière le tac à tac du train une première brève rafale… un vieux russe serra un sac à piles ligotées entre ses cuisses se fit une rasade de vodka et me tendit une bouteille en souriant… à peine eut-il fini de tendre le bras que j’ai vu, en un éclair, la vitre se briser comme une étoile d’araignée et j’ai vu vaciller son sourire sous sa moustache ; la lumière s’est éteinte dans un éclaboussement de jaune et de rouge épais… je me suis précipité, plus pour essayer de rattraper l’homme et sa belle bouteille que pour me protéger… ce n’est qu’une fois étalé dans l’allée avec sa bouche contre la mienne que j’ai compris qu’il était mort… pas d’haleine alcoolisée… des yeux bleus grand ouverts. Nous étions bringuebalés à l’intérieur de ce noir total où on aurait pu éponger l’humidité de tout le wagon à cause du poêle. Du fleuve Amour et la neige plus très fraîche… on ne voyait rien la Flèche Jaune roulait au pas tous feux éteints. Mais on chuchotait raspoutitsa dans le couloir : il y aurait des crues… bientôt. J’ai arraché la bouteille qu’il tenait encore et j’ai bu, j’ai bu… une chanson de Bilczewskaïa grondait dans ma tête… je me suis mis dans un coin… je ne sais pas pourquoi, mais je suis revenu vers l’homme effondré et j’ai fouillé ses poches… j’ai pris ses papiers d’identité, ses roubles, la photo d’une femme dans une enveloppe… je lui ai retiré sa veste, sa chemise, ses bottes ; des loques ! J’ai réussi à le soulever jusqu’à la fenêtre et je l’ai basculé dans le vide. Gifle de vent glacial. Je ne sais pas pourquoi je faisais ça… je n’ai rien entendu… si : on roulait lentement, un bruit sourd avec un crissement pareil à ceux de pas dans la poudreuse ; il a disparu dans le bruit du train dans la nuit de neige. À la lueur de mon briquet j’ai nettoyé le sang sur le plancher avec la chemise que j’ai balancée dans la nuit… j’ai enfilé la veste et les bottes, en respirant très fort, très profondément très lentement… puis recroquevillé sous la banquette à l’abri du courant d’air entre autres… j’étais quelqu’un d’autre et si je ne savais pas encore comment je m’appelais dorénavant… j’avais déjà oublié mon nom… et savais soudain qu’on pouvait changer de vie… je ne savais hélas pas encore que l’autre, lui, moi, avait fait une mauvaise pioche !

Une Bouriate fumant la pipe est venue s’installer. Sa jupe rouge crasseuse illuminée de débris de miroir vers l’ourlet souleva la poussière sous mon nez… j’étais dessous là nez à bottes. Elles sentaient l’huile rance… j’entendais son cul crisser sur le skaï de la banquette à quelques centimètres de mon visage. M’avait-elle aperçu dans cette aube où paysage, neige et nuages se confondaient… trois uniformes ou en tous cas leurs bottes noires semblaient chercher quelqu’un avec des torches, les portes claquaient… mes dents aussi… et j’ai eu la sensation d’avoir foiré dans mon algorithme… un goût là dans la gorge… ça sentait le roussi… un rouge drapeau soviétique !