Yukio
– Tu viens ?
– Non je reste.
– T’es ridicule, ça fait trois semaines que tu boudes…on ne sort plus ensem…
– C’est un mâle ou une femelle ?
– Quoi ?
– Mon poisson rouge.
– J’en sais rien… le vendeur m’a dit poisson pas poissonne… je suppose que c’est un mâle… qu’est-ce que ça peut faire ?
– Tu peux lui demander ? mais n’emporte pas celui-là pour une expertise !… demande-lui en général… comment et où on voit la différence…
– Tu vas rester là assise par terre à regarder ton poisson rouge ?
– Oui à regarder le poisson rouge… mon poisson rouge si tu préfères… mais pas forcément assise par terre… n’extrapole pas s’il te plaît… et puis il faut…
Grincement de porte coulissante.
… et puis je dois retranscrire ce que j’ai enregistré… mais ça…j e ne pouvais pas te le dire…
clic du bouton « arrêt » du magnétophone. Cassette 9 compteur 156.
Je dors par bout de deux heures. Mon mari croit que ce sont des insomnies… ça le fait râler… il suggère -à peine- qu’il faudrait que j’aille voir un médecin… je me lève tout simplement pour retourner ou changer la bande du magnétophone… j’écris au crayon à papier la date et un numéro, j’enfourne la cassette, je ferme la gueule de l’appareil et j’appuie sur le bouton rouge « record »… prêt à écouter… j’enregistre tout…l e jour et la nuit… avec un micro d’une superbe qualité. Un bijou de Sony !
-Là c’est mon pas, je vais dans la salle de bains, le robinet crisse, c’est donc l’eau froide, un gobelet se remplit d’eau, le robinet crisse, il reste le bruit de l’eau déglutie, puis le bruit mat du plastique du gobelet qui heurte légèrement la tablette en verre ; dans un bref silence de la bande magnétique l’interrupteur manipulé a fait une cassure sèche suivie d’un glissement de socques. Une petite cascade de ronflements avant qu’un corps se retourne, un froissement de soie qui m’enveloppe… deux heures de repos… le problème est de gérer « l’automatic reverse » éviter de repasser sur une face non écoutée et non retranscrite… deux heures de repos… j’ai la chance de m’endormir vite, de pouvoir me réveiller quinze secondes avant la sonnerie d’un réveil… ou le léger clic qu’émet le magnétophone en bout de course.
Il paraît que je parle en dormant… on verra bien… jusqu’à aujourd’hui, je n’ai relevé aucune trace sur mes enregistrements. Il essaie de me faire entendre que je suis un peu fatiguée, nerveuse… apathique… pas du tout attirante… enfin là il exagère… (mes seins sont un étau pour sa bite entre lesquels il se branle régulièrement… ça lui prend soudain… ça dépend des soirs, des matins… je prends un sacré plaisir… pas sexuel… je l’imagine dans ces moments plus comme un forçat qui s’escrime à vouloir tirer un pousse-pousse trop chargé… il patine, transpire, râle sans même me regarder… il a les yeux fermés avec sans doute d’autres images… sinon durant les rares moments où il est là, c’est les minima de conversations… conversations est un grand mot ! … brides, ordres, reproches, rabâchage de conseils… heureusement il y a sa présence… je veux dire celle du poisson…
Un matin après avoir fait glisser les panneaux, Yukio a gardé les bras écartés, à regarder dehors ; il était nu ; il a dit : « aujourd’hui, il fait beau ». Les mains sur le petit bourrelet de ses hanches il était immobile à regarder. Quoi ? Je n’en sais rien, le jardin est si triste en cette saison.
J’ai eu envie de faire l’amour avec lui… ça m’a traversé l’esprit… dans le contre-jour, je voyais, je fixais ses fesses bien lisses… à croquer… depuis quand ne les avais-je pas caressées, palpées, agrippées ? Je me suis mis à compter… non je ne dois pas dire ce mot : compter… il me dirait : ‑quand on aime on ne compte pas… et je me dis que pour lui je ne compte plus ? j’ai été heureuse un instant… mais l’envie est passée avec un « fini de rêver… » lancé à contre-jour ! et il s’est précipité dans la salle de bains…
Combien de temps a existé cette étincelle qui allumait nos regards ? deux ans, six mois ? On s’ennuie ; on est fatigué… surtout lui puisque moi je ne fais rien… parce que tenir une maison ce n’est rien faire n’est-ce pas ?… Pourtant si pendant deux ou trois jours je ne fais rien ça se voit. Il fallait voir sa tête et son regard un peu ahuri puis hagard quand il s’est aperçu que ni le lit ni la vaisselle ni le ménage n’avaient été faits… mais c’est la chemise non repassée qui lui a ouvert ses yeux… juste après la séquence « aujourd’hui il fait beau » … moi je ne mettais plus de rouge à lèvres depuis trois jours… pour voir… mais c’est sa chemise non repassée qui a gagné… il fallait le voir chercher la planche à repasser… invisible pour lui… et pourtant depuis toujours, elle est bêtement suspendue derrière la porte des toilettes ! et le fer est sur la tablette à côté de ses polos américains… il ne voit rien… moi même j’étais devenue pâle, diaphane, transparente…
Depuis quand ? L’affaire des coups de téléphone scabreux ? Ma fausse couche ? L’annulation de nos premières vacances le matin même du départ à cause d’un coup de fil de son patron ? La scène de ménage qui a suivi ou plutôt l’anti-scène de ménage puisque j’ai pris mon sac et le poisson rouge pour disparaître pendant quatre jours me réfugier chez ma belle-sœur à Kyoto ? Vraiment je ne sais pas…
Et maintenant il a inventé cette histoire de délire nocturne… ainsi je parlerais dans la nuit !… Il devait penser que c’était difficile à contredire… mais voilà il n’y a pas de trace sur les enregistrements que je fais en cachette… au début j’enregistrais par jeu… c’était un point de départ pour écrire… faire un journal en quelque sorte… ces enregistrements m’ont permis une première expérience : en mon absence, le réveil continue à faire son tic-tac… incroyable révélation : petite je quittais ma chambre persuadée du contraire… j’essayais même de surprendre le silence en entrebâillant discrètement la porte… mais le réveil devait avoir un flair extraordinaire !… Je n’avais jamais pu piéger son silence… j’ai acquis une certitude… les objets vivent en dehors de nous, hors de notre présence…
Maintenant j’enregistre vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Je transcris les bruits, les monologues, les événements sonores intérieurs et même extérieurs quand je laisse les panneaux des fenêtres largement ouverts…
mon magnétophone, mes cahiers et mon poisson rouge sont devenus mes meilleurs amis…
Je ne crois pas être folle…
Si vous me demandez combien de temps ce manège a duré, je pourrais vous répondre :
un stock de douze cassettes de 120 minutes, soit à la manipulation près environ vingt-quatre heures d’enregistrements et pour chaque cassette trois cent vingt trois passages à ce jour… il n’y a pas de calcul à faire.
J’ai observé mon poisson rouge des jours durant. je l’appelle Yukio comme mon mari. Vous n’entendrez pas mon prénom sur la cassette alors réglons le problème : moi c’est Yume. Voilà c’est fait c’est transcrit comme ça c’est plus simple. Le « toi » enregistré c’est moi.
Longues et variées observations de l’autre moi : le jour, la nuit, à jeun, au moment de la semaille de nourritures, au lever du jour, dans le silence, aux moments où mon mari et moi sommes ensemble à nous croiser dans l’appartement, ou pendant les fois où il me prend… c’est vrai quand je dis Yukio c’est mon poisson rouge que j’aperçois avec ses belles nageoires en voiles transparentes. Yukio (mari), aime mes seins… il me dit qu’il sont aussi gros et aussi fermes que ceux des héroïnes de manga ! je crois qu’il exagère… mais comment peut-il dire fermes ! en tout cas je suis fière que mes seins lui plaisent… parce que moi, je les trouve un peu gros… un peu hors norme japonaise… difficile de trouver un soutien-gorge à ma taille dans les rayons lingeries…
Mais revenons à Yukio (poisson rouge)… il fait une moyenne de quarante tours d’aquarium en une heure… d’estimation je suis passée au plausible, au probable, au vraisemblable, au cohérent et finalement au vérifié avec le résultat suivant hallucinant…
neuf cent soixante tours par jour et ce manège a duré exactement trois cent vingt jours à ce jour et il n’y en aura plus d’autre… car le poisson est parti aujourd’hui.
307 200 tours d’un aquarium de trente centimètres de diamètre soit par pi… une distance de 288 km ! et bien vous allez me croire ou pas c’est exactement la distance entre l’endroit où j’habite avec mon mari et là où je suis née.
Pendant ces trois cents et quelques jours combien moi-même avais-je parcouru de kilomètres dans cette maison et même à l’extérieur pour les courses et mes quelques promenades (pour trouver mes soutiens gorges par exemple)… n’avais-je pas moi aussi tourné en rond ?
cassette 8 compteur 276 :
coups répétés à la porte, une voix inaudible, une enveloppe sur le seuil. Panneau coulissant, la porte… oui ça c’est la lettre qui a déclenché tout… ouverture de l’enveloppe déchirée de l’index… je suis toute proche de la table basse recouverte d’un napperon en dentelles cachant le micro coincé dans le vide d’un nœud de bois… une dette, un découvert de plusieurs dizaines de milliers de yens… injonction menaces… je ne peux pas dire combien… je peux juste compter le nombre de zéro… j’ai compté, j’ai oublié… je dois avoir les sourcils très arqués et froncés à cet instant. Comment, qui, pourquoi ? Un bruit d’un corps qui chancelle, s’écroule… le mien… ma main agrippe le bord de la table, le napperon glisse en emportant la tasse, puis le choc mat de la tasse heurtant la natte… ensuite il y a les fines explosions… les bulles à la surface de l’aquarium me rappellent une échéance : changer l’eau… tout ces événements revécus à l’écoute de la cassette deux heures plus tard.
bouton stop compteur 528.
J’ai regardé le poisson, décompté les bulles, regardé sa trajectoire oblique, la bouche sillonnant la surface… j’attendais quelque chose sans savoir exactement quoi : un cliquetis de clefs dans la serrure ? Un souffle de brise froissant le papier des cloisons ? Une sonnerie de téléphone interminable comme si le répondeur ne voulait pas intervenir ?… j’attendais quelque chose…
J’ai plongé la main dans l’aquarium, saisi Yukio juste derrière les ouïes. La queue frétillait dans le creux de ma paume… j’ai fermé les yeux et je l’ai mis dans ma bouche… il s’est agité, nous avons joué avec ma langue… j’ai souri et j’ai croqué… j’écoutais les craquements… un bruit qui montait de l’intérieur… une matière gluante avait du mal à se mélanger à ma salive… j’ai gardé longtemps cette bouillie… Yukio… mon petit Yukio… je ne voulais pas vomir… c’était bon… mais j’ai fini par avaler… en pensant à autre chose… du sperme. Enfin.
Je ne sais pas pourquoi, mais ensuite j’ai découpé une photo de Yukio (mon mari)… une photo d’identité plastifiée et j’ai fait ma semaille dans l’aquarium… des bouts de visage fixaient les cailloux multicolores et les algues, le papier flottant se tortillait au contact de l’eau comme des alevins à l’agonie…
J’ai ramassé mes douze boites à cassettes, mes dernières vingt-quatre heures et j’ai regardé une dernière fois la pièce comme si je vérifiais que je n’oubliais rien et j’ai tiré la porte… le gazon, le gravier vibraient de soleil… je suis revenue à l’intérieur…
pourquoi emporter ces cassettes ? elles sont à lui ? non ? Oui… je me suis baissée et j’ai tracé, en les posant sur chant, le mot :

en français en mémoire du premier film que nous avions vu ensemble…
dehors l’énorme soleil sentait le jasmin et j’ai dit « aujourd’hui il fait en FIN beau »
16-04-97