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APAX

Vous souvenez-vous de la mort tragique de René Hapax ? Le linguiste retrouvé selon les termes du capitaine des pompiers «sous des épluchures de feuilles de cahiers et de livres, la tête sur le clavier de sa machine à écrire… le téléphone sonnant interminablement. »

Dans le petit trois-pièces qu’il habitait depuis sa naissance régnait une cacophonie effrayante… en effet des sons de mots emplissaient tout l’appartement jusque dans les tiroirs et s’étaient même glissés dans le réfrigérateur, des mots typographiés, manuscrits voletaient planaient formant deux épais nuages… deux armées se livrant à un duel cannibale, on aurait dit une nuée, une invasion d’insectes noirs comme de l’encre, il y avait comme des cris d’animaux pris de panique au piège du feu. Des feuilles déchirées blanches jonchaient toutes les pièces quand les pompiers ont pénétré par les fenêtres depuis la cour, les bibliothèques étaient vides; des livres, des albums ne restaient que les couvertures anonymes, des photos sans légendes. 

Nous avons retrouvé et rencontré Ruth, la compagne de René Hapax :

-Que voulez-vous ajouter à cette tragédie ?… Depuis quelque temps il vivait enfermé et se plaignait de trous de mémoire… ils l’ont emporté…

les pompiers ont dit qu’il était en train d’écrire au moment du drame ?

-Oui sans doute. Vous savez sa mort remonte à cinq ans maintenant… il m’aura fallu tout ce temps pour me décider à publier le texte qu’il écrivait à ce moment… il fallait laisser du temps… beaucoup d’encre a coulé… ce texte dit le supplice qu’il vivait depuis longtemps… il paraîtra le mois prochain dans “ La Lettre ”… le magazine qu’il avait créé avec un cercle d’amis… il y avait gardé ses « notes marginales »… une sorte d’éditorial assez pamphlétaire, incisif, virulent disaient certains… je crois que ce texte donnera toute la mesure de ses convictions qui n’étaient ni plus ni moins qu’intellectuelles. A-t-il été attaqué par ce qu’il traquait ?… un jour il a évoqué une hypothèse en avançant qu’au commencement étaient les mots pour adorer… puis quasiment simultanément vinrent les mots pour détruire…

L’homme d’une manière intuitive construisait la langue pour exprimer ce que les mains créaient ce que l’esprit échafaudait… au cours des âges les mots inventés prenaient position dans certaines régions du cerveau et l’équilibre entre les deux camps était toujours conservé… mais depuis quelques décennies René Hapax s’était aperçu ‑en traquant les mots dans la quinzaine de langues qu’il connaissait‑ d’un basculement radical… la quantité de mots pour « détruire » avaient dépassé en proportion inquiétante les autres… son tourment à partir de ce jour n’a cessé de croître… je crois qu’il avait raison… il est mort pour avoir eu raison… le plus étrange est ce texte… le seul qui soit resté intact dans cet appartement… tout le reste… tous les papiers ramassés étaient vierges… les pages des livres, ses manuscrits, ses cent cinquante six dictionnaires… il n’y avait plus un mot… une nuée rugissante a profité de l’arrivée fracassante des sauveteurs pour s’engouffrer dans les courants d’air et se volatiliser dans la nature. René Hapax aura lutté toute sa vie contre l’enfermement de la langue. Ses ouvrages lui avaient appris, au-delà de ses multiples voyages et rencontres, à débusquer, préparer ses cours, expliquer, démontrer, convaincre… était-ce une coalition, une vengeance personnelle ? Une révolte des mots ?… Avait-il découvert quelque chose d’effrayant ?

On voit dans ce texte qu’il était en proie au désarroi… il était désemparé désarmé devant cette force invisible qui le rongeait… une lutte sans merci… ce sera en quelque sorte son testament.

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( ) entre ces parenthèses, il y a plus d’une heure à chercher un mot… impossible de le retrouver. J’ai tout essayé : synonymie, approximation, allitération, scansion, sonorité, analogie, comparaison, figuration, polysémie… essayé de le débusquer comme on chasse… mais le mot n’était même plus tapi dans l’ombre des méandres du cerveau, il avait disparu… s’était volatilisé… était effacé de ma mémoire. Quelqu’un me l’avait-il volé ? Avait-il décidé de lui-même de partir de s’évader en se disant :

‑Puisqu’on ne m’utilise pas c’est que je ne sers à rien ici autant aller me faire découvrir et utiliser ailleurs… je suis sûr qu’il y a des personnes qui seront ravis de me découvrir, leur ouvrant ainsi l’horizon en diversifiant leur vocabulaire…

Inusité il est retourné dans le domaine public… et quelqu’un l’aura adopté… peut-être… sans doute… mais me voilà moins assuré… un mot me manque et j’ai la sensation d’être dépouillé… hélas ce n’est pas la première fois… j’ai laissé décanté… on ne sait jamais… quand on écrit… il y a 90% de déchets, un premier tamis, dans les méandres de l’esprit, un second dans le complexe trajet de l’écriture… et puis encore et encore à la relecture, aux biffures multiples qui s’étagent et coulent dans les marges et débordent sur la page de gauche qui sert de réservoir… ce mot a pu s’y laisser emporter et il est peut-être à l’heure qu’il est en train de se dépêtrer des ratures pour reprendre ses droits d’usage…

Autrefois j’espérais l’entendre resurgir inopinément au détour d’une conversation, au milieu d’un repas… m’excusant de cette diversion, une main devant la bouche comme si je venais de roter : ce mot, incongru dans le contexte, daignait se manifester… et sans crier gare !… Et me voilà absent des discussions animées, essayant de découvrir les cheminements de sa réapparition… ces situations se produisant de plus en plus fréquemment, j’ai fini par ne plus sortir : en m’enfermant je pensais me mettre au vert… je ne sors plus et mes fenêtres restent hermétiquement fermées… pour réduire les échappatoires… je le croyais… les fuites viennent aussi de l’intérieur du corps… écrire c’est transpirer des mots…

Et ce mot le ( ) je quelque part, sa nouveauté m’étonnerait, j’aurais envie de l’interpeller, d’apprendre son origine et sa raison de vivre, d’en chercher la définition dans un dictionnaire, de l’apprivoiser pour qu’il vienne au moment opportun exprimer ma ( )… mais justement j’ai l’impression que la ( ) est grippée… elle ne cherche plus les mots, elle utilise ceux qui passent… un ruisseau… des miettes… à peine quelques ( ) éparses d’un dictionnaire « junior »… le minimum pour s’exprimer… que des mots de choses… choses… j’ai ( ) que les mots s’effacent à toute allure, d’autres deviennent vides de ( )… j’essaie de taper de plus en plus ( ) … ( ) je sens les mots se coaguler quelque part ( ) au secours… au secours… vite continuons le ( )… au secours, je ne sais plus si je ( ).… soif… ( )… eau… faim… faim… faim… faim… faim… un mot énorme un mot long, un ténia couvre mon regard… vide mes yeux, entre dans l’orbite… blanc qui es-tu mot de ma mort :

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