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Rat de laboratoire

En poussant la porte du pied, et sous un grincement, Helena Jolokova pénétra dans le couloir sombre et sale, et pesta avec son petit museau de souris ; elle ramassa le courrier traînant par terre, courrier que le mouvement d’ouverture avait entraîné à la périphérie du débattement de la porte, presqu’au milieu du couloir : la porte déglinguée, le couloir défoncé impliquaient ce rituel quotidien, chassant les revues et les abandonnant dans cet affaissement de parquet. La voisine avait dû monter le courrier en passant. En se baissant, son épaisse natte, que certains appelaient queue de rat, roula par dessus son épaule et d’un geste de la tête elle la renvoya se laisser pendre ailleurs… en l’occurrence entre les omoplates…

Des pièces du fond du couloir filtraient des murmures d’ordinateurs, des couinements, et un ensemble confus de bruits indistincts… Volodia était déjà arrivé : l’attestaient, une flaque d’eau et un mètre cinquante au-dessus une paire de rollers pendouillant à l’une des patères du couloir. Des trucs offerts par des collègues de Columbia. Volodia avait l’air d’un extraterrestre dans les rues du voïvodie plus mal entretenues que celles du nouveau monde paraît-il… on le surnommait depuis, en ricanant, le Ricanek.

Une tignasse grisonnante à la Georges Pérec se retourna… de grands yeux enfoncés et gris clair s’écarta des écrans : “ -Salut Helena. ”

-salut Pelevine.

Un encéphalogramme ondulait correctement, l’ordinateur ronronnant déroulait des listes vertes sur fond noir… dans un bac en verre, un rat bardé d’électrodes sommeillait repu dans un lit de sciure aseptisée… parfois un soubresaut le désarticulait et faisait onduler le tuyau de la sonde disparaissant au niveau du foie… il fit un clin d’œil à Helena… en tout cas, c’est ce qu’imagina Volodia…

Par la fenêtre, l’hiver avait oublié qu’il aurait dû passer le relais… il faisait une petite rallonge… des flocons de neige brûlaient les fleurs du cerisier…

Superbe songea Héléna.

Quelle plaie ce temps pensa Volodia…

-au fait, dit Volodia, je crains que Raspoutine IV ne passe pas la nuit… ! Le foie ne supporte pas la dose Hpt 223 qu’on lui injecte depuis trente-six heures…

-Merde éjecta-t-elle en même temps qu’elle appuyait sur la touche -enter- du clavier.

-Au fait, nous avons eu sûrement une coupure d’électricité la nuit dernière… nos trois bains-marie… Kaput. Va falloir refaire une culture… et toi avec ta belle plume tu vas nous envoyer une lettre au chef du département… qu’ils se débrouillent là-haut, pour nous mettre sur le réseau de l’hôpital… son index et don regard montrait un hypothétique étage…

-On est tous sur le réseau de l’Hôpital ! T’as oublié ça pendant ton séjour américain… écrire !… tu sais encore écrire cyrillique non ? tu pourrais les faire ces conneries administratives… non ?

Volodia fit pivoter son fauteuil et replongea dans les ascenseurs des données défilant à l’écran.

Du bureau d’à-côté venaient des discussions… ils prenaient le thé… on reconnaissait Ivanovna au son de la cuillère cliquetant dans son verre… son geste toujours un peu précipité… racontant comme à son habitude son dernier rêve… Anton, le statisticien, d’un air docte se lançait dans des interprétations toujours loufoques mais qu’Ivanovna gobait avec une naïveté désarmante.

Comme d’habitude, Anton Zinov suant le brejnevisme mâtinée d’un stalinisme doctrinal n’arriva qu’à trois heures… faisant sa tournée de directeur de recherche… la veste maculée, titubant déjà… Helena se demanda soudain si leurs travaux de recherche en hépatologie ne lui étaient pas destinés… n’était-ce pas lui qui avait lancé ce programme ?… Et dire qu’il titubait, n’était qu’un quart d’une vérité russe ! En tout cas, pensa-t-elle, je ne me gênerai pas pour le prendre comme cobaye… et à son insu… tiens ! Je me parie qu’il va venir me tripoter les fesses ? 

À sept contre un dans le laboratoire elle aurait gagné… la preuve :

une main se glissa entre le dos d’Helena et le dossier; pour palper prestement ses fesses.

-Alors Helena ? où en sont nos souris ?

(Plus tard elle dira au collège supérieur de la faculté qu’elle n’avait pas à justifier son geste. La main avait quitté le clavier pour gifler Anton… c’est tout… de ce geste elle n’avait retenu que l’écarlate marque sur la joue… potentiel ou non directeur de recherche ou non… il n’y avait pas de différence… la preuve !)

Après la gifle, elle s’est levée comme si rien ne s’était passé, et s’adressa à Aliocha en enfilant ses bottines :

-Maintenant c’est à toi d’écrire la lettre… tu sais celle dont tu parlais ce matin… tu y ajouteras la main au cul… tu connais la ritournelle… non ?

Elle sortit. La neige continuait à tomber… et elle resta un moment à la laisser se fondre dans sa fourrure… comme sur le sol où la température abîmait immédiatement les flocons.… aspirés bus par une terre rancunière ; elle se sentait lourde en se traînant jusqu’à l’arrêt du tramway, pataugeant dans une gadoue épaisse, pestant jurant comme à son habitude tout le long du chemin en zigzagant entre les mares marron… le ciel lui en voulait… ce soir elle serait encore de corvée de cirage…

Le tram arriva avec son attitude un peu pataude de grosse chenille maladroite… à cette heure il était bondé, tout le monde sentait cette poussière qu’exhalent les vêtements mouillés ; elle, soudain engluée dans une chaleur confinée… les babushka, leurs paniers sur les genoux discutaient, se plaignaient (la véhémence de l’une, la résignation d’une autre semblaient avoir été la seule raison secrète et inexplicable de leur assemblage fortuit sur les banquettes)… leurs yeux bridées, leurs accents tchétchène, ouzbek, ou petit russe, leurs foulards bariolés, leurs larges bassins avaient par paires assiégés toutes les places assises. Les hommes exténués se tenaient debout un peu raides, des yeux ailleurs voyageant dans les wagons d’une autre vie… une étudiante debout à l’arrière remontait des yeux les rails du tram jusqu’au lointain où un garçon indistinct pédalait avec la certitude amoureuse de rattraper sa belle d’un soir où celle d’une vie… Helena regarda le monde défiler.… ira-t-elle au labo demain ?… elle dit tout haut et fermement « niet » au beau milieu du tram ; toutes les babushka se turent et la fixèrent d’un drôle d’air sauf une avec son foulard rabattu sur le visage tenu serré entre ses incisives en or.

À cet instant le tram freina brusquement en grinçant, une vague de corps bascula puis se plaqua contre les sièges, des mains se crispèrent où elles pouvaient. La porte se déplia. Helena descendit et prit l’allée vers la série d’immeubles loqueteux où transpirait la rouille du ferraillage des bétons. Sur les toitures il y avait toujours les vieux slogans sur le Travail, l’Aciérie voisine, le Socialisme… vieux diadèmes qu’aucun néon n’éclairait plus depuis longtemps…

Elle regarda dans la fente de la boite aux lettres rouillée, puis à cause de la pénombre du hall où l’ampoule encagée tremblotait, glissa la main et tâtonna… rien…

Plus tard, Helena Jolokova ôta ses bottines avant même d’entrer… et alla droit à la cuisine mettre le samovar électrique en route… par la fenêtre du haut de son douzième étage on ne distinguait rien… un brouillard emmitouflait les autres tours et les cheminées d’usines… l’humidité fuyait de partout… c’était tombé d’un coup pendant le trajet crissant de l’ascenseur poussif et bringuebalant…

Elle était fatiguée… épuisée… agacée… elle grignota quelques gâteaux et lapa un thé brûlant… elle aimait cette chaleur qui montait dans le porte-verre. Un petit corps chaud dans un nid… voyant tantôt une image caressante de printemps, tantôt une piqûre d’hiver… parlant toute seule dans la cuisine, dessinant sur la buée de la vitre des signes et des mots insensés…

Résonnant sous le ciel bas un Iliouchine traversa le ciel… une approche normale vers l’aérodrome militaire… ses feux de positions clignotaient et mettaient à sa portée de vue ‑pour rêver‑ une constellation… Héléna imagina les passagers… peut-être y avait-il une européenne… une française… oui une française… avec un joli nom chantant… rattrapant ses lectures elle pensa à Virginie… une Virginie toute seule sans Paul…

Une télévision se mit à hurler chez les voisins… et Héléna se crasha abruptement dans sa cuisine… la nuit était noire et blanche comme une télé sans programme… elle ne s’était pas rendue compte de ce long moment passé devant le carreau :

presqu’immobile à rêver… à faire ses graffitis, à rêver encore.

Elle l’entendit remuer dans la chambre :

-Oh ! pardon mon petit Duchka j’étais ailleurs… sans reconnaître ta voix…

Dans la litière, il l’attendait :

-Tu as quitté tôt aujourd’hui, tu as l’air d’en avoir ras…

mais elle se mordilla la lèvre et l’embrassa en caressant ses oreilles touffues et son cou velu du bout du nez ; il ouvrit un œil fatigué et caressa son torse à la toison luisante rêche et noire :

-Je n’ai pas reconnu ta voix toute à l’heure… ni tes légers couinements sensuels… tu sais toutes ces électrodes sur ma tête toute la journée… j’ai l’impression que ça m’a décomposé le cerveau et mes sens… j’ai l’impression de mal articuler… j’ai mal aux mandibules.

Helena trottina jusqu’à la salle d’eau enleva sa fourrure et s’allongea dans la litière avec un léger râle de plaisir… il tourna son museau vers elle et ses moustaches la chatouillaient déjà… il sortit une patte et se pencha au-dessus d’elle, la regarda et sourit de la voir enfin :

-Souris !… liubov’ moya !*

-Spassiba…*

notes de traduction :

* mon amour !

*merci

* emmène-moi dans un nouveau monde