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jouer à la poupée

La petite fille chantonnait dans le salon :

-Et toi ma belle comment t’appelles-tu ? Et comment m’appelles-tu ?

La poupée ne répondit pas. Elle gardait les yeux grand ouverts sur son nouveau costume… la petite fille fit tournoyer la poupée… à faire soulever, danser et rire les baleines et les plis de la robe à crinoline que Carolina, la jeune fille au pair avait façonnée dans avec un patchwork de bouts de taffetas et de tulle pour les jupons…

-On dirait la fleur d’une… d’une… maman ? Comment ça s’appelle les fleurs qu’on a cueillies à Chantilly dimanche dernier ? 

En relevant les yeux elle s’aperçut que personne ne pouvait l’entendre… elle chercha sa mère des yeux… juste elle et sa poupée sans nom… elle courut dans le couloir en faisant un maximum de bruit et reprit sa question dès qu’elle entrevit sa mère au lit et apparemment elle n’y était pas seule… trois pieds débordaient des draps…

-Tu ne vois pas que tu me déranges ! Ponctué d’un léger gloussement de plaisir… elle pense qu’à dormir se dit la petite fille… et elle retourna au salon en chantonnant :

-Ah ! Si papa il savait ça tralala… il dirait il chanterait… elle ne pense qu’à B, elle ne penser qu’à Zé… elle ne pense qu’à Baiser D…

À la porte, elle s’arrêta tout net… sa poupée avait disparu… Carolina n’était pas là et sa mère était au septième ciel comme elle l’entendait sans cesse gémir… ce n’est sûrement pas la porte d’à-côté ! Pensa-t-elle encore une fois…

Sur le parquet, un bout de feuille déchirée d’un bloc traînait parmi la dînette. Une jolie écriture avait écrit deux mots. Elle lut à haute voix fluette lentement les deux syllabes :

-Jon-quille… et répéta en liant les deux syllabes :

-Jonquille ! Il y a jonc et quille quel drôle de nom ! Elle reconnut la fleur et l’imagina bien ; c’était bien celle de la forêt !

Elle courut dans sa chambre sautillant chantonnant :

-Jonquille, jonquille, jonquille…

Mais s’arrêta tout net en songeant à sa poupée disparue… perdre une poupée ? Trouver un nom de fleur ? Rire ou pleurer ? La vie était dure. Elle remua tout… des balles, des boules, des bulles de savon intactes au-dessus du petit landau, trois bulles… on aurait dit un hochet… le landau était vide… elle sanglota de plus belle… sa poupée sans nom… disparue, partie, kidnappée ?

Elle ferma ses yeux forts, très forts pour qu’ils piquent moins se dit-elle… si forts qu’elle entrevit soudain sa poupée dans un paysage sombre… elle dansait se déhanchait se cambrait… un lieu un peu mystérieux qu’elle ne connaissait pas et que rien ne permettait d’identifier, un lieu bleui et jauni par la pleine lune… elle entendait de longs conciliabules de farfadets sans doute des froissements de feuilles dans le vent, des petits rires brefs et des bruits de baisers sonores.

La poupée semblait être dans une bande dessinée et traversait les images en chantonnant… elle répondait à des personnages fantomatiques, disparaissait entre deux images et resurgissait en sautillant comme si elle voulait atteindre le CIEL d’une marelle… elle regardait la case précédente, il n’y avait plus rien, elle se retournait, sautait dans un autre cadre et sa robe virevoltait froufroutait… la poupée inventait des répliques avant de fondre dans une image au décor de bois et de réapparaître avec les allures d’une jeune fille faisant son entrée dans un bal… puis plus loin marchant sur la grande muraille de Chine avec une troupe de danseurs et de musiciens qu’on distinguait à peine… puis une ville pleine de lumière, de mots illisibles clignotant en gros caractères de néons…

Une porte claqua, puis une autre : deux Vlan ! Et une voix cassa le cristal de la rêverie en criant :

-Et tes devoirs et les trois additions qu’il te reste à faire… je ne t’ai pas vue beaucoup au travail cet après-midi ? 

La petite fille avait sursauté deux fois… et pensa pourquoi ne me laisse-t-on pas rêver ?…

Un rien, un tout petit rien minuscule fait éclater la bulle où s’inscrivait un mot magique… c’est terrible se dit-elle.

Elle ouvrit son cahier et fit semblant de n’être pas étonnée :

-Euh ! les voilà mes opérations… sa mère glissait les pans de son chemisier dans sa jupe qu’elle fit tourner pour mettre la fermeture éclair dans le dos, regarda vaguement par-dessus son épaule et dès qu’elle eut tourné ses hauts talons, la fillette observa attentivement l’écriture… la même qui avait écrit jonquille !

Elle vit un petit papier : 

-Je crois qu’il y a des fautes… murmura la petite fille… refais-les… dit-elle en s’adressant au papier comme si elle parlait à Carolina en faisant un câlin à sa poupée :

-Carolina à ce soir, sans faute ! Je finis une promenade dans un rêve, et je reviens… dit-elle lentement tout en écrivant ces mots sur le papier. Elle reposa son stylo :

-Bisou jolie poupée. À tout à l’heure pour le goûter… tu n’aimes pas trop la fraîcheur des fins de journée.

-Marguerite, non j’aime pas qu’on lui tire les pétales comme des cheveux, Rose, c’est mièvre et laid comme ma tante, Anne-Aymone, Jacinte Valérie‑Anne c’est bon pour les filles de jardinier ou la tribu d’un président de la République comme elle avait entendu dire son papa… elle avait mieux.

Carolina apparut vers cinq heures.

Sous la véranda, la petite fille attendait, les pieds se balançaient sous la table, ses genoux faisant des vagues dansantes à la nappe en vichy ; au milieu dans un petit vase sans eau un bouquet de quatre fleurs de la serre de la propriété où tout était étiqueté… elle avait pris son temps à déchiffrer ; Fiacre le jardinier l’avait aidée… pour anémone, valériane, jacinthe bien plus difficile que mar-gue-rite et roz.

Elle caressait les cheveux de sa poupée qui semblait maintenir le soliflore où buvait la tige d’une fleur rayonnante… la poupée avait elle-aussi de petites fossettes qui ponctuaient son sourire.

-Celle que tu as choisie en dernier est très fragile… lui avait confié Fiacre.

-Comme ma poupée qui dort souvent quand je ne suis pas là… et en plus elle est très frileuse…

-Carolina ? Pour fêter le prénom de ma poupée, j’aimerais bien une crème Chantilly… c’est le plus beau jour de ma vie.