à suivre…
Spécimen
« –Dobra noć» le couple de polonais assez âgé, s’apprêtait à dormir et se tournait et se retournait sans cesse au-dessus de ma tête. Une sœur originaire de Silésie, (les présentations vont vite) allongée orante tout de noir habillée en vis à vis de ma couchette basse, lisait en souriant infiniment. Sa lampe de chevet nimbait son visage, son bréviaire, ses poignets. Au-dessus d’elle un couple d’allemands fumait toussait à rendre malade tout le compartiment.
Je ne veux me rappeler que le déversement insensé de bagages hétéroclites par la fenêtre, l’effervescence polyglotte sur le quai, les palpitations, le je t’aime crié par la fenêtre à celle qui n’est pas venue m’accompagner… et pour cause je n’avais personne à aimer, le goût de larmes amères de la pluie, la fraîcheur soudaine d’une brise artificielle. On était partis et les fenêtres remontaient à coup de manivelle.
Me voilà recroquevillé sur ma banquette en skaï, couinante.
Vague souvenir d’une veilleuse mauve ? Un rempart de valises me sépare de la bonne sœur toujours en gisante, murmurant ses prières. Après la cohue du départ, une espèce de vide grenu de paix compromise m’encombrait. Le voyage-métamorphose opérait, les wagons roulaient avec leur train train familier les boggies nous grisaient- et je laissais couler la nuit apaisée glissant par les fenêtres. On s’échappait des banlieues, croisant des gares encore fréquentées, les quais rutilants, les flaques –reflets perpendiculaires aux réverbères – couraient en guirlandes, puis la campagne en obscurs chapelets de maisons isolées.
La vitre lacérée de gouttes obliques, vieux film ; le tac à tac du train projecteur. Je rêvais d’un rail unique sans éclisses, d’une nuit non hachée, de l’oubli de la lassitude… et pourtant dans cet inconfort douillet tout rassurait : l’espace restreint du couchage, la pluie enveloppante, le roulement lancinant, le murmure des versets, le ronflement régulier des autres voyageurs du compartiment, cette promiscuité, cette intimité obligée… derrière l’écran de la vitre de sombres esquisse de Turner et dans mes yeux « le train glisse sans un murmure »… le train sillonne un paysage plat.
Calvaire. Non. Cavalcade épuisée… imperceptible espacement des intervalles… ralentissement. Longs arrêts dans des gares minuscules où la nuit se faufile et se dilate. Papier bitte. Douanes française allemande jettent un coup d’œil administratif sur les endormis. Transit. Banal Transit. Salut. Gute Nacht. La porte glisse claque. Dans cette pénombre nouvelle, je découvre non sans sourire que je voyage depuis mon départ en noir et blanc… noir moucheté de blanc.
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le voyage avait pourtant bien commencé…
jusqu’à Francfort am Main… une sorte d’étreinte m’a pris en traversant Berlin ouest et quelque chose de lourd s’est abattu sur le train pendant le long arrêt à Berlin Est… les pans entiers de la gare bouchés par des parpaings, le refus des douaniers de se dégourdir les jambes sur le quai, la fouille minutieuses des wagons avec torches et miroirs pour inspecter les dessous des couchettes inférieures et le conduit de ventilation, les bergers allemands en laisse avec leur maître en faction devant chaque portière, et la vue d’un convoi militaire sur l’autre voie, camions, jeeps, tanks bâchés… on s’enfonçait bien dans les pays de l’Est… on triple passait le Rideau de Fer.
Hagard, on me traîne. Un capitaine qui précédait mon garde-chiourme gueulait si fort en remontant le quai que des têtes embrumées de sommeil ont glissé craintivement derrière les fenêtres –ballons de baudruche que j’imaginais bientôt décoller… je ne croyais pas si bien penser…
Non monsieur, ce ne sera sans doute qu’une simple formalité, mais on peut penser en toute bonne foi que ce passeport n’est pas le vôtre… une méprise est toujours possible n’est-ce pas… mais il faut vérifier n’est-ce pas… par deux fois sur ces mots l’accent était très très prononcé.
Puis une salle : d’attente ou d’interrogatoire ou de consultation ou d’opération… à cause d’un tablier blanc aux manches un peu courtes qui laissaient déborder quatre galons. Je devinais qu’il me désignait à Quat’galons comme un cas clinique. Debout, épiant discrètement –feignant l’indifférence- je tentais d’être lucide mais ce réveil brutal cette arrestation, ce trajet sous la neige cinglante me rendaient amorphe tant les idées se percutaient… de quoi étais-je coupable… quelque chose m’échappait.
Le bureau aux cloisons vitrées sablées en partie basse donnait sur un couloir long blanc, barré de néons au droit de portes numérotées en rouge…
Je parle le français, alors aidez-moi. Expliquez-moi pourquoi vous n’avez pas votre propre passeport n’est-ce pas. Je ne comprends pas… mon passeport est en cours de validité, il a été visé dès la frontière française, regardez les tampons les dates… il est donc en règle…
Vraiment ? pourtant la photo, les photos devrais-je dire (il feuilletait les deux passeports agrafés) sont celles de personnes qui ne sont pas dans le train, nous avons vérifié, et qui nous en avons la preuve n’existent plus… n’est-ce pas ?
Mais c’est moi, regardez, regardez bien !
Deux passeports agrafés, qu’est-ce à dire (il les tenait entre deux doigts, maître d’école exhibant devant la classe une copie sale et mal présentée… mais là il n’y avait ni gloussements ni moqueries…Expliquez-vous n’est-ce pas ?
j’essayais d’être calme, je respirais profondément pour me lancer : voilà j’ai fait refaire un passeport prorogé et périmé, mais il contenait un visa américain valable à vie difficile à obtenir et qu’on ne délivre plus, alors j’ai demandé à l’administration française de rendre solidaire les deux documents… regardez… c’est simple. Comme deux fois deux font quatre photos !
Mais quand j’ai tendu la main il éloigna la sienne comme s’il eut craint que je veuille le lui arracher des mains. Un pestiféré aussi peut-être ?
Simple dites-vous ? cette photo ?
C’est moi ! Celle-là ? C’est moi ! Et celle-ci ? C’est moi !
C’est moi, c’est moi, c’est moi, vous n’avez plus que ce mot à la bouche… il faut choisir monsieur. Et maintenant est-ce « cémoua » qui est là en face de moua ? il faut choisir !
Vous savez on change avec le temps… c’est… c’est normal… c’est tout ! (étais-je trop cartésien à ses yeux ?)
Non monsieur, ce n’est pas normal, nous avons des ordres chez nous aussi, des ordres à exécuter. Il ramassa sur le bureau un document, quelque chose qui avait l’odeur d’un cachet d’officiel : armoiries devise nom de ministère cachet et trois paraphes… et sans lever les yeux me tendit une traduction sur une feuille pelure d’oignon double avec des traces de papier carbone… voyageur en transit sur le territoire de la RDA doit en tout point correspondre au signalement du titre de circulation officiel qu’il doit posséder… le contrevenant devra dans les centres prévus par le code de procédure d’identité… décret du… sans délai se soumettre à l’identification… le trajet d’extradition vers l’origine du voyage, étant à la charge du contrevenant selon tel article tel paragraphe, tel alinéa…
Il leva enfin le menton : voyez-vous, vous m’êtes plutôt sympathique, mais nous n’avons pas l’air de nous comprendre… pardon, vous voulez ajouter quelque chose n’est-ce pas ?
Eh bien oui effectivement, vous auriez pu prévenir les voyageurs avant qu’on franchisse la frontière. Ah ! Vous admettez donc que vous vous trouviez en situation irrégulière ? en infraction n’est-ce pas ?
Je n’ai pas dit cela.
Enfin soyez raisonnable, aidez-moi à trouver une solution… voyez-vous j’aurais pu vous faire emmener par des gardes vers le bureau… et d’un coup de menton il indiqua l’une des portes du couloir.
Je ne sais pas… vous… vous pourriez… oui… vous pourriez prendre une photo de moi maintenant et l’agrafer à mon passeport et le tour serait…
Il me coupa la parole souriant drôlement : le tour serait joué ! Ainsi qu’on dit chez vous ! Et avec votre idée « guéniale » nous falsifions un document officiel et étranger d’un pays ami avec lequel nous entretenons de bonnes relations diplomatiques ! Non monsieur !le tour n’est pas… joué (sourire carnassier et silencieux… juste ses dents blanches bien plantées) voilà on ne sait pas qui vous êtes et même on sait pas SI vous êtes… ach ! Da sein ! Trop compliqué pour vous… voyons… n’ayez pas peur, c’est déjà arrivé et nous avons y pensé… et tous se sont accommodés de nos solutions finalement… vous voyez les portes que je vous montrais à l’instant et bien dans chacune de ces salles un officier du gouvernement opère l’identification… autrement dit un docteur en médecine et plasturgie faciale… un esthéticien peut-être dites-vous ? Vous identifie à la photo de votre passeport à la perfection. Je m’étonne que vous, Français n’est-ce pas si pointilleux puissiez être aussi vague quand il s’agit de logique et de votre manière d’appréhender les événements…
Je ne vois pas où vous voulez en venir.
Il exhiba une nouvelle fois le passeport et pointa un stylo sur la photo :
Qu’est-ce ceci monsieur ?
Ma photo d’identité. Voilà, comme vous dites, où je voulais en venir : photo d’IDENTITÉ. Il y a peut-être une vague ressemblance entre cette photo et vous mais non IDENTITÉ.
Voilà pourquoi nous opérons ici-même l’identité avant que vous… pour… avant de poursuivre la traversée du territoire. Pour être en règle avec vous-même… mais voilà, monsieur vous êtes un cas… vous semblez étonné, oui, vous êtes un cas, un cas un peu spécial… pas une mais quatre photos sur vos passeports… c’est compliqué n’est-ce pas… l’officier ne peut pas choisir arbitrairement… vous, vous avez votre libre-arbitre … vous avez lu les Caves du Vatican ? réfléchissez… il pointa la pendule avec le stylo : le train reste trois heures en gare… il reste… deux ? oui deux heures quinze avant le départ. Je suppose que vous voulez partir et poursuivre votre voyage… les voyageurs en trouble d’identité réintègrent leur wagon après une petite intervention qui dure selon les cas entre quinze et vingt minutes… nos chirurgiens sont très habiles… même si nous n’y croyons pas on peut dire qu’ils font des miracles ! l’efficacité… n’oubliez pas… je vous accorde une sorte de faveur… vous avez votre libre arbitre… je vous laisse… une heure quarante-cinq pour me dire 30 25 ou 20 ans… il se leva, m’indiqua une salle vitrée… je croyais qu’il allait me serrer la main… mais il changea le stylo de main avec un drôle de sourire, sarcastique disons… j’ai retenu ma main. J’étais ridiculisé…
Vous avez de chance vous, de pouvoir choisir…
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Je tournais en rond. Cette histoire me semblait inextricable plus qu’absurde pire a-ber-rante. Je m’en voulais d’avoir été incapable d’argumenter de le contrer… de mettre en œuvre la dialectique, la rhétorique et tout ce qu’on avait cru m’enseigner en fac… preuve qu’un uniforme déforme tout… bon sang ! J’avais beau frapper du poing dans ma paume… il fallait trouver une solution… je ne voulais ni me soumettre à leur méthode… à leur dialectique… ni faire appel à l’ambassade… ça me semblait mesquin et aurait aggravé la preuve de mon désarroi… et en pleine nuit qui à l’ambassade aurait répondu ? Pour un petit ressortissant en transit !
J’aurais pu me lancer à évoquer de droit international … d’accords de Genève juste pour voir s’il connaissait aussi peu plus le droit que moi… inutile… les quarts d’heure se déshabillaient un à un… un beau strip-tease ! J’étais sur le point de me résigner sur 22 ans. Non. L’esthéticien de mes deux pseudo docteurs serait capable, la photo sous la loupe de me poinçonner d’acnés et de me faire enfiler un pull-over à col roulé en acrylique jaune canari. ÀLI DEN TIK… alors non… 17 ans. Non plus. Ça me rappellerait mes premiers émois amoureux, le souvenir de longs palots yeux fermés, les premières mains glissées sous le corsage descendant vers l’antre des cuisses… j’aurais trop peur de retomber de revivre les affres des premières passions… et puis il y avait les études en cours… les nuits blanches à bosser pour rattraper d’autres nuits blanches à fermer les yeux dans les bras d’une forcenée de sexe… 27 ans… presque la maturité, presque la sérénité… de savoir ce que l’on veut ce que l’on cherche… les idéologies d’étudiants balayées… on a enfin des convictions… ce qu’on imagine être le monde d’un mode de vie… même si de compromis en abdications on érode certains principes les écornant pour survivre à peu près en paix… croit-on… en pouvant se regarder sans honte sans amertume…
Mes réflexions furent interrompues par le Quatgalons parlant fort et haché avec semble-t-il un contrevenant de mon espèce… circulaire à la presse et à tous les corps diplomatiques… c’est à votre gouvernement qu’il faut s’en prendre n’est-ce pas… c’est lui qui cache des choses à son peuple… c’est à lui de faire circuler l’information… mais vous… pfuit… vous décidez de partir et hop vous achetez un billet, vous ramassez votre passeport au fond d’un tiroir… non… vous n’êtes pas mûr pour la liberté… vous avez oublié les devoirs de la Liberté… c’est dur… nous ici nous y travaillons… le grand soir de la Liberté n’est pas encore là… non monsieur, vous non plus n’êtes personne… un objet à peine… et on vous donne le droit de vote… c’est absurde…
Soudain je ne l’écoutais plus… un mot m’avait réveillé… j’ai souri au discours en dépit de ma fâcheuse situation… et j’eus en un éclair l’impression d’avoir en main le petit va-tout… minuscule pour combler une lacune d’identité. Vous êtes privilégié… regardez dans ce couloir, personne ne s’étonne, regardez‑les, ils sont heureux d’avoir retrouvé des références tangibles… au-delà des vitres et en me haussant sur la pointe des pieds j’ai vu un couple qui ressemblait à mes voisins du compartiment. Mais il n’avait pas de calvitie mais une belle chevelure châtain qu’il arrangeait, comme un vieux beau, du geste apprêté de sa main fine et bien manucurée… ce geste était-il l’avatar ou l’ectoplasme d’une caresse quand quelques mèches rebelles autrefois lui barraient le regard ? Une femme le suivait très droite, un peu rigide même, arborant un superbe sourire plein de dents blanches et bien plantées… je ne me souvenais que de la ruine de ce sourire quand elle s’était allongée… c’est aux regards que je sus avoir affaire au même couple… la pauvre Polonaise… un air de famille dirait-on si l’on ne dilatait pas le temps… d’autres voyageurs regagnaient le train, tous accompagnés d’un infirmier à la fois prévenant et autoritaire… soudain d’une salle jaillit un identificateur brandissant une canne à pommeau d’ivoire… madame, madame… vous oubliez votre canne… et la femme, altière se retournant, vous devez faire erreur, je suis désolée, elle n’est pas à moi… voix blanche avec un accent un peu juvénile mais déterminée n’autorisant aucune réplique…
Alors votre décision ? En sursautant, je me retournais le cœur à battre la chamade. Il était ponctuel… je ne l’avais pas entendu entrer… et moi j’avais comme franchi les vitres pour me sentir au plus près de ces voyageurs fraîchement opérés… ai-je été un peu arrogant ? Sans doute… ce que je venais de voir m’avait à la fois écœuré et remonté…
Monsieur, je vais peut-être vous étonner voir vous décevoir… mais je ne change pas… non seulement il ne fut pas surpris mais en souriant il m’invitait d’un hochement de tête à poursuivre… permettez que… brièvement je vous présente mon point de vue… je pourrais ajouter que c’est vous qui me l’avez offert… supposons que je choisisse… disons 17 ans… vous faites votre ménage… je réintègre mon wagon… mais les contrôleurs dès le premier arrêt m’enverront au poste, en garde-à -vue parce que je ne ressemble pas aux autres photos de mes passeports… il n’y aurait identité qu’avec l’une d’entre-elles seulement… comme ce passeport est personnel, les autres deviendraient… des visages grimés… et pourquoi pas falsifiés… vous imaginez l’effervescence du poste croyant avoir à faire à une sorte de Carlos aux multiples visages… on peut imaginer qu’ils aimeraient m’arracher le masque et me dépecer… ou m’arracher la peau pour me démasquer… comme vous voulez… on m’enverrait à nouveau dans vos services et vous seriez à nouveau bien embarrassé… je dis embarrassé… car je crois que vous l’êtes maintenant. (je crois que j’en faisais un peu trop… mais bon.) Pourquoi l’une et pas l’autre ? pour ceux qui n’ont qu’une photo… le problème pour vous -si l’on peut dire- ne se pose pas. Mais à moi, dans mon cas si… et pour vous aussi… on dit les Français cartésiens… mais vous Allemands… Kant Heidegger… ça vous pétrit une ontologie… tout à l’heure, vous aviez requis mon aide, permettez-moi de vous proposer quelque chose… une solution à… vos procédés… je serai bref… j’y arrive. Vous m’avez dit que je n’étais personne, alors considérez-moi comme une marchandise, comme un paquet… un objet… voilà le mot que j’ai entendu et qui a lancé une certaine germination… si si… il vous suffit de coller un papier de douane qui décrirait sommairement l’objet et embarquez-le dans le wagon de fret… et à la frontière juste avant le passage de la douane relais faites réintégrer le paquet dans le compartiment d’où il a été tiré… et vous me glissez mes papiers dans la poche de ma veste… j’allais finir mon exposé ; j’étais soulagé… lui avait eu des grimaces et toute une chorégraphie de visage telle que c’en était presque drôle… à mi-chemin entre Charlot et Grock. J’étais soulagé… il ne m’avait pas interrompu pendant mon exposé péripatéticien… hélas, en arpentant la salle, j’avais dû lui tourner le dos un instant, j’avais beau regarder partout dans la pièce d’une sobriété ‑d’une indigence‑ absolue, ma tête tournait, effrayé, il n’y avait personne. Personne. Avais-je parlé en délirant tout seul… et dans ce cas ils avaient dû m’observer et j’étais bon pour la camisole de force…
Les néons me brûlaient les yeux, je sentais mes veines se gonfler ma tête résonner… j’avais froid… des frissons montaient lentement de ma plante des pieds… j’étais glacé… des formes étranges dansaient dans mes yeux… j’avais dans les yeux une affiche des Who de Griffin…. en mouvement de bulles d’huile colorées dans un tube chauffé doucement… je ne vis plus rien, une sensation de dorm…
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Éclats-projecteurs, faisceaux, gare, miradors, titubant soutenu ballotté. Masse inerte jeté sur un avachissement de sacs. Hors champ. Tête lourde. Un vieux wagon. Suspensions pleurantes. Un vieux wagon de queue de convoi… il s’accroche aux montants de la portière de soufflet… des lambeaux de nuit floue… à cause de la vitesse… non on ne doit pas rouler à plus de cinquante à l’heure… à cause de ce qu’il a dû inhaler… ou ingurgiter… ou injecter ?… des bouleaux alignés tout bruissant semblent se relever d’une profonde révérence après le passage du train. Têtes baissées… il a juste le temps d’ouvrir la portière de recevoir une gifle… mais le froid n’a pas empêché le spasme… nausée, dégueulis, à l’aplomb des voies, ses sandwichs emportés comme flocons de paille… il regarde les rails, remonte le regard avec cette vision d’étron que le fourgon expulsait, interminable, fertilisant aussitôt en maigres touffes affolées le ballast entre les traverses. Aliéné. A-t-il erré dans le wagon dans le couloir libre entre les sacs ? il revient voir le paysage restreint défiler. Lanterne éteinte. Vers où était-il ? Éclats-projecteurs, faisceaux, gare, miradors, Zug, non, dans un vieux wagon vide en queue de train, nein, sifflet, on avait jeté schnell, un paquet mal ficelé. Zug, Zug, Zug. Paquet avec une étiquette de douane pendouillante :
« SPECIMEN »
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Ce n’était pas une secousse de train : un gros visage déformé si proche de moi détachait l’étiquette nouée autour du cou… sa moustache arrondie autour de sa lèvre remuait et me fit sursauter. Mes yeux bouffis. Une lourdeur derrière la nuque. Le douanier me secouait l’épaule. Je n’avais pourtant pas la sensation de dormir…
il vous rend votre passeport et le visa de transit et votre carnet de change… la sœur souriait, souriait toujours avec sa voix et son inflexion chantante. Soutenant ma tête, hagard, j’attendais. Je me retrouvais avec une petite liasse de zlotys posés sur mon passeport ouvert sur mes genoux. Sous la photo, une étiquette de douane agrafée. Le douanier avait déjà tiré la portière.
… sommes-nous ?
je n’étais pas sûr que le premier mot se fut évanoui dans ma gorge, et si même à l’instant de parler, ce mot avait-il été pensé ?
Je me raclais la gorge, où sommes-nous ? Görlitz pour eux, Zgorzelec est derrière nous ! Dans la Pologne bien sûr, Dieu soit loué ! Où auriez-vous voulu être mieux ? On a cru que vous étiez descendu chez eux ! N’est-ce pas ?
Dans un compartiment toujours encombré de bagages, une pièce d’identité à la main… pièce d’un puzzle sans doute à en croire les autorités…
un couchettiste avait déjà tout relevé… une odeur de thé flottait dans le couloir. Les deux Allemands originaires de Silésie avaient disparu. Deux inconnus assis en face me regardaient. Elle, souriait d’un sourire très blanc très pâle ; lui, passait lentement sa main fine dans une chevelure épaisse, châtain… je me levais pour me regarder dans le petit miroir entre les deux photos de paysages… je ne connaissais pas celui que j’y voyais… pâle comme un linge.
Dzień dobry me lancèrent-ils souriant tous en chœur.
23 août 1984
Entrecasteaux