La Conséquence
Ce fut un tollé général ! une protestation unanime de tous les propriétaires de chiens quand la municipalité de la Ville ‑le maire en tête, avec sa tête de bouledogue‑ arrêta le port obligatoire de la muselière. Oui ma petite dame, il était bien notifié : muselière pour tous les chiens. Même le chien à pedigree qui tire sa laisse tandis que vous lisez ‑de si près‑ le placard de l’affiche municipal. Votre chihuahua aphone, votre rebelle lévrier afghan, votre si câlin mâtin issu d’une très longue lignée de parties de cul et de galipettes de bâtards, votre vieil édenté et votre jeune loup. Qu’ils aboient lof lof, ou wouaf wouaf… c’est tout comme !
Vous êtes en arrêt devant cet arrêté… le bras coudé avec le sac à main… et vous en bavez devant la bêtise humaine… l’arrêt frappait toute la gente canine.
Ces pauvres bêtes n’avaient pourtant fait de mal à personne et ne demandaient qu’à vivre en bonne intelligence avec leur maître stupide, à traîner en laisse leurs soucis. Ces chères bêtes achetées au chenil de Baltard pour lesquelles la municipalité avaient réservé des emplacements spéciaux entre les parcmètres (ah ! oui j’avais oublié qu’on avait poussé la bêtise à consacrer deux conseils municipaux à régler cette grosse action protectrice des animaux !) pour qu’ils ne souillent plus comme naguère les trottoirs où glissaient les vieilles, se vautrant dans les déjections canines… car les crottes de chiens, les merdes en somme prenaient du galon en arrivant dans les conseils municipaux… là elles avaient rangs de déjections ! Quel progrès !
Et puis ce qui était inadmissible pour la démocratie (un d minuscule suffit) : il n’y avait pas eu consultation de la partie mis en cause. Ces enquêtes de commodo et incommodo (en langue barbare pour nos citadins) que personne n’ose lire de peur d’attraper une maladie latine malgré lui…
Pas de séminaires, encore moins de commission… rien et aucun signe avant-coureur. Un décret, ou plutôt un arrêté, unique, brutal, froid, voulant rivaliser avec la loi la plus belle et la plus laconique du droit français, celle qui se suffit à elle-même par son seul primat, laconique et définitif comme un couperet : je veux parler de la loi sur l’abrogation de la peine de mort… et là sur le placard, dans une casse bien grasse presque agressive et noire :
Arrêté du 3 Novembre 199.
Conseil municipal de V.
« Port obligatoire de la muselière pour tous les chiens. »
Madame de la Mufflière était au bord de l’hystérie, en tout cas bouledogueversée… en regardant son bracelet-montre à afficheur de date : on était le 4 novembre et elle était en infraction. Elle vacilla et un factionnaire à l’entrée du commissariat de la rue Miron l’a reçue dans ses bras… elle gémissait, il criait commissaire commissaire… les sels les sels ! Effectivement il la retenait par l’aisselle, l’autre stressée avait auréolé la robe de ce très tardif été indien… elle se lamentait… oh pauvre Zzzoteck, une muselière… quelle inélégance… c’est de la censure ! c’est întôlérâbleuu… elle t’empêchera…
il y a quelqu’un qui pourrait venir m’aider tempêta l’agent qui commençait à en avoir plein les bras, mais il dû traîner la victime, oui certes une victime collatérale mais néanmoins une victime ! jusqu’à un banc du square, vu qu’il n’avait pas envie de se taper un rapport en l’introduisant dans le commissariat, il y avait suffisamment de mains courantes sans avoir à se farcir ces bourgeoises qui tombaient dans leurs bras ! Moi ce n’est pas les chiens que je n’aime pas mais leur propriétaire urbain… qu’on ne me dise pas qu’ils aiment les bêtes… je viens de Châteauroux et je sais comme c’est beau de les voir s’ébrouer dans l’herbe couverte de rosée un matin de septembre…
Oh ! Cette muselière t’empêchera de bailler quand on croisera Madame Furet qui s’exclamera : -Oh ! qu’il est mignon ! Elle, croisant les doigts tournant le talon vers l’intérieur du pied en gloussant : -Sa petite barrette rouge relevant la mèche entre les yeux c’est chou !… L’une gonflée d’orgueil à faire craquer le chemisier, l’autre admirative nasalisant tous les adjectifs, toutes deux cambrées, hissant haut leurs soutiens-gorge à armature de chez Damart.
Pendant plusieurs jours, on put lire des gros titres puis des pages de une puis des entrefilets sur cette affaire. Des pétitions étaient parvenues à la mairie, l’une s’intitulait : « des propriétaires aux abois » une autre « la SPA muselée » ; un certain Arnaud de Saint-Hubert s’était fendu d’un pamphlet qui avait le mérite d’être niais… néanmoins cet arrêté avait également relégué les frasques du président de la République… et ça ne pouvait que le faire remonter dans les sondages… pendant ce temps-là les charognards et les chiens de garde me lâcheront les baskets (des Nike comme tout le monde avait pu le traduire…)
Or quelques temps après, on apprit lors d’une émission scientifique populaire « à fort taux d’écoute » (autrement dit sur une chaîne privée marchant à l’auditmat) que des chercheurs avaient fabriqué –oui fabriqué, n’ayons pas peur des mots- une Dolly mais de race canine, une chienne sans gueule. Cher lecteur, vous lisez bien. Un docteur du Laboratoire NCG (Nanocynogénique) installé à proximité de la très vieille et très vénérable école vétérinaire de Lyon, expliquait l’origine des recherches et l’apparente coïncidence avec ce que tout le monde avait encore en mémoire, puisque l’arrêté de la Ville avait été comme une traînée de poudre dans plus de trente-cinq mille communes de France et d’outre-mer. Le docteur en blouse blanche passa rapidement sur les divers échecs « toujours stimulants, n’est-ce pas, dans le monde de la recherche ». Derrière lui, des plateaux carrelés bas avec des écorchés d’équidés de bovins avachis éventrés en cours de dissection ; des rigoles drainaient des fluides verdâtres et en arrière-plan, allez savoir pourquoi, des étudiants mouchoirs sur le nez d’une main, fusain de l’autre, dessinaient ces natures mortes.
Un fondu enchaîné montra ensuite un autre laboratoire et ce qu’on pourrait appeler le prototype. Le docteur d’une baguette montrait et nommait les différentes parties du monstre encore sous anesthésie. Ce que leurs manipulations génétiques avait engendré in vitro était là, peu poilu, immobile, la cage thoracique exprimant une respiration lente égale et longue… mais ce que la caméra nous dévoila en remontant lentement vers le cou de l’animal a dû laisser plus d’un téléspectateur pour le moins pantois. Ce que le vétérinaire appelait chien, n’avait pas de gueule : un orifice en faisait office : un orifice en faisait office. Un trou minuscule avec une valvule au bout d’un museau effilé aux narines quasiment invisibles, deux yeux rapprochés encadrés par deux oreilles filiformes et raides.
Le commentaire, en voix off, fut un grand moment de foutage de gueule… comme la télé sait en faire, une force d’auto-conviction assez risible… les chercheurs ont réussi à produire une enzyme particulière (laquelle ?) qui accélérait la mutation génétique et par bombardement intensif à séquence programmée de certains rayons bêta (on se demandait alors quels étaient les bêta du moment… moi en l’occurrence, effondré par la pseudo-technicité du vocabulaire) dont ils gardaient (pour des raisons de brevets, comprenez-vous) le secret et qui orientait la mutation des appareils buccaux du mammifère devenu agnathe… tout un galimatias qui ne retirait rien à la tête ébouriffé du thaumaturge fou, ressemblant à cet archétype en blouse blanche vantant des pâtes dentifrices… des animations détaillaient la bouche tubulaire, la langue spiroïdale, les mâchoires édentées.
Et il y avait quelque chose de comique d’absurde et de particulièrement déplacé d’avoir prénommé cette femelle : Adam ! Deux autres spécimens (appelons-les ainsi) devaient prochainement naître dans le laboratoire. Le reportage se terminait par une autre animation sur leur façon de s’alimenter et un fond au blanc sur le mot : FIN.
Gavé d’images, je fermais la télé, un peu désorienté, réveillait ma compagne qui ronflonnait depuis une demi-heure. De plus j’avais mal aux dents. Étais-je le seul à faire, cette nuit-là, des rêves monstrueux, me réveillant plusieurs fois, me serrant contre ma chair amie, lui mordillant délicatement l’oreille et regardais dans la nuit urbaine orangée, les deux billes luisantes de mon chat Takda. Il semblait inquiet.
La nuit horrible et comble de malchance il faisait un vrai temps de chien !