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Rendez-vous dans

Il y avait Élisabeth, Étienne, Maeva, Michel, Édith, Franceska, François, Manuhau et Vaea (deux tahitiens dont j’avais bien gardé le nom en mémoire)… nous étions un 31 décembre, on avait vu une soucoupe volante descendre à l’horizon des tropiques d’une plage proche de la baie d’Opunau de l’île de Moorea, c’était il y a… et ce soir nous y avons rendez-vous…serment d’adolescent…j’y pensais depuis des années en souriant… mois empilés par douzaines… que de choses oubliées, de promesses non tenues, de rêves non réalisés, d’actes manqués, de réalisations boiteuses…quelle folie de vivre avec ce rendez-vous dans la tête… quelle folie… je me suis rendu compte que j’avais vécu en pensant régulièrement à ce rendez-vous et que j’avais fait foirer certains projets pour me croire disponible ce soir-là… combien vont venir ? Ce serment revenait souvent sans crier gare…au détour d’une phrase, d’une odeur, d’un crépitement, d’une étreinte, d’un mot… et voilà… nous y sommes… ou plutôt j’y suis…

Pour que cette rencontre ait lieu il faut d’abord s’en souvenir… mais il faut surtout avoir pris au sérieux ce serment…étais-je le seul à avoir pris au sérieux ce rendez-vous si lointain ?

Je me rappelle ce 31 décembre : on plaisantait sur tout quand tout à coup la lycéenne dont je tenais idolâtrement la main a dit avec un sérieux anachronique et en me repoussant distraitement: « -ce soir nous sommes sur la plage à moitié nus, grisés par les premières Inhano, on soupire aux effleurements des premières amours… d’après vous que serons-nous à cette date ?… suggestion pour une révision de philo en vue du bac ? Quelle chute dans nos rêveries de nos rives adolescentes !… mais chacun, après un silence, est parti à décrire sa vie future… celle rêvée surtout… sous les éclats de rire du reste du groupe… je ne sais pas pourquoi mais c’est moi qui ai proposé ce serment de rendez-vous à tant de distance… et on l’a prêté… d’une manière solennelle autour d’un feu de niau en sautant chacun à notre tour par-dessus les flammes et en récitant des incantations en tahitien…elles rappellent nos regards de garçon matant les beaux seins se balancer fermement quand les filles de la classe s’élançaient… puis on est allé se baigner dans le lagon comme chaque nuit… on déchiquetait les reflets de lune, on allumait des gerbes d’étincelles phosphorescentes en plongeant pour caresser en catimini nos amies… il y avait des rires des cris d’indignation feinte… ce soir-là, je suis allé me glisser dans les bras de l’une d’entre elles mais voilà, des esquisses de gestes trop ciblées ont tordu mes espérances de jeune puceau et je me suis retrouvé à errer tout le reste de la nuit entre pas sur le sable et nage parmi les champignons atomiques figés des coraux bulbeux…

Depuis, je me suis toujours demandé si ce bain n’avait pas noyé ce serment… je l’avais bu comme une tasse,  mais plus personne ne l’a évoqué par la suite…l’année scolaire s’est achevée avec le bac en poche… ou presque… on s’est séparé… on s’est écrit… on s’est perdu…

Depuis trois jours je ne suis plus dans mon assiette… mon amie s’inquiète… et je n’arrive pas à lui en donner clairement les raisons… elle connaît ce rendez-vous et s’en amuse… ces ados qui doivent tourner la page de leur enfance… et ne peuvent pas et ne veulent pas se défaire d’un serment.

je l’ai embrassée à l’aéroport, le tapis roulant me transporte dans des tubes et je me penche pour la voir jusqu’au dernier moment… le tapis m’emporte…boyau transparent qui me digère… ma vie part se raccrocher à l’adolescence et je sais en la voyant disparaître que je ne reviendrais jamais… sans une larme…rien comme si la vie c’était l’avenir, comme si la vie c’était ce serment et que ce tas d’années n’était qu’un interlude à contourner pour patienter… et c’est vrai… puis-je dire que j’ai été heureux durant ces années ?

Qui viendra sur cette même plage?

5479 jours… deux francs d’économie chaque jour…franc après franc j’ai rêvé ce rendez-vous…billet payé en pièces de monnaie… les papiers peuvent brûler… les pièces lourdes à porter avant de les empiler sur le comptoir de l’agence de voyage…

Un bateau m’emporte mollement vers Moorea… je ne sens rien, pas même ce parfum capiteux des tiare s’engouffrant dans l’avion dès l’ouverture des portes de la carlingue ; je ne sais pas pourquoi mais j’ai un peu froid…dans quelques heures je serai sur la piste… de corail pilé comme autrefois ou une route ?… l’appelait-on soupe de corail ? Peut-être sous la mousson ?

Tant d’ans…j’ai jeté un coup d’œil dans le rétroviseur du truck multicolore…je me vois…

-Arrête-toi là… c’est ici… l’arbre là, le mape dans la lumière de ce fare.

Je l’ai inventé… il y a longtemps que la famille l’a abandonné pour en construire un autre un peu plus loin sans doute…

Comme si rien n’avait vraiment changé ! quelle belle feinte je faisais aux souvenirs !

Détruisant mentalement tout ce qui n’existait pas à l’époque reconstituant un environnement qui s’était fixé en mémoire…et pourtant dans ces contrées tropicales…tout change sans changer, tout meurt et renaît et repousse à une vitesse féerique ! Mais la mémoire avait sélectionné tantôt une odeur tantôt une topographie qui faisait danser le truck, tantôt un paysage conservait la beauté immuable abstraite d’une vieille coulée de laves d’une pente reconnaissable à son profil dessinant un visage…

Le chauffeur me regarde en souriant… il lui manque quelques dents de devant…

-Rappelle-moi ton nom, paï ! J’ai l’impression qu’on se connaît ? Ça alors !

Il rit en entendant mon nom et se retourne vers les quelques vahine alignées avec cabas entre mollets, assises face à face contre les parois vitrées au-dessus des tôles bariolées :

– Il a fini par arriver… vous le voyez ce tupapau ! Ça fait combien de marées qu’elle t’attend ta vahine… aviti paï !

Le truck klaxonne à tue-tête… complètement taravana !

Je descends en titubant… je vomis en sentant mon sang tournoyer en tornade… la plage est vide.

Il y a un feu de niau et de bois d’épaves…le lagon clapote… j’attends… dans le crépuscule rouge…

on traverse la route…me regarde… sourit… un tiare épanoui sur l’oreille gauche, et la pluie noire de cheveux, bouquet éparpillé sur des épaules… cœur pris… elle sourit.

5607 jours ce n’est rien au regard de l’éternité qui m’apparaît à peine cachée derrière ce pareo noué sur sa nuque ! C’est son sourire, elle s’arrête se pieds nus dans le sable, un vent chaud souffle et relève son pareoia orana… elle m’a répondu en souriant : ua here au ia oe…

J’avais oublié ce que ça signifiait… et j’ai dû tout réapprendre mais j’avais le temps, vraiment tout le temps.

À Tahiti, contre une nuit autour du feu, le jour est éternel !