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LE MONT ANALOGUE

Elle disait toujours à cette époque-ci de l’année :

-Je sens le grand ménage de printemps ! 

il y avait une sorte de jubilation dans son regard… une énergie la mettait en action, un remue-ménage envahissait soudain la maison du grenier à la cave et on n’entendait plus qu’indistinctement les cloches de Pâques. Ce branle-bas le combat subit était devenu une sorte de rituel loufoque d’une mère extravagante, alimentant bien des plaisanteries… regards coulés, rires retenus… cela ne pouvait-il donc pas attendre le lendemain, la fin des vacances ? Non.

Ces jours-là grand-père s’arrangeait toujours pour avoir une visite à faire, ses enfants préféraient s’enfermer à double tour dans leur chambre… sous-entendu : la tornade ne passera pas par-là…

Tous ses enfants étaient partis vivre leur vie… mais je crois que tous gardent en tête cette phrase pascalienne claironnée tant de fois le jour de cette fête quasiment éponyme… synonyme plus de poussière, de poubelles pleines que d’œufs multicolores et de chocolat…

Veuve, elle avait passé les dernières années de sa vie à accumuler des bricoles, des vieilleries disloquées, des livres pieux, des coupures de journaux, des coupons de tissus rangés dans des boites… une manie du classement… et nous, ses petits-enfants, aimions cette accumulation de boites à trésors d’où pouvaient surgir un déguisement de fête, une recette de gâteaux, un livre d’images de sa vieille Mittel Europa

Grand-mère nous fit faux bond à la mi-carême et mon père bizarrement a dit dès la sortie du cimetière : -Je sens le grand ménage de printemps…

Sa sœur le regarda à travers sa voilette, ses lunettes noires : – tu n’as pas honte de dire cette phrase dans ces circonstances ! et en plus tu en déformes le sens…

Lui d’emblée décréta qu’il ne voulait pas s’embarrasser à trier les vieilles choses, – qu’on en finisse vite… on appelle Emmaüs et puis voilà… mais sa sœur cadette, tout en larmes voulait remuer ces vieilles choses, en extraire des souvenirs… et mettre dignement en ordre la succession…

C’était les vacances, je suis resté avec ma tante et nous avons passé des journées entières à trier, à lire, à jeter…

les pièces dans la pénombre, la poussière des rayons de soleil en fines lames, la douceur dans le ciel… ma tante dans les papiers du premier, et moi dans les malles du grenier…

Des années ont passé… j’ai gardé de cette « liquidation » pour reprendre les termes de mon père quelques livres et une boite à chaussures avec des lettres… aujourd’hui nous sommes également un 30 mars… et c’est Pessa’h, les cloches battent à la volée, la phrase restée dans les annales de la famille me revient : – je sens le grand ménage de printemps ! 

Il y eut un déclic :

Je venais de terminer la lecture d’un roman inachevé « Le Mont Analogue » sous titré « roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques »… et en refermant le livre une impression bizarre était restée suspendue dans ma tête m’embrouillant l’esprit… pourquoi ?

À l’instant tout se relie :

je me revoyais relisant une lettre dans le grenier, il y a presque trente ans déjà…

Tout semble concorder… le roman… le texte n’était-il pas une ébauche d’un chapitre de ce roman ?… voulait-il le soumettre à la sagacité de son ami ?… mais ce que René ne voulait pas imaginer : Pierre Sogol (pseudonyme ou non du héros du roman) était bel et bien parti avec sept partenaires à la découverte du Mont-Analogue et Pierre Sogol n’était, alors, qu’un personnage de fiction…

Comment cette lettre avait-t-elle atterri dans une malle chez Grand-Mère ? Disons que les hasards des exils, des disparitions, des migrations avaient fait de cette maison une sorte de réceptacle pour legs, souvenirs, traces de notre famille… un lieu que chacun pensait depuis des générations être intouchable, immuable où l’histoire de nos familles pouvait ‑quoiqu’il arrive‑ trouver refuge… mais la maison n’a pas résisté au printemps 68… Grand’Mère (ainsi signait-elle) fut enterrée dans un petit cimetière juif et la maison vendue… ses grandes fenêtres regardent sans doute toujours les bords de la Vltava…

Je voudrais vous lire cette lettre (qui n’est peut-être qu’un brouillon) à l’attention de Véra avec la recommandation post-scriptale de l’envoyer à Mr Sogol… la lettre, datée du 30 mars 1944, un jeudi, était pliée et jointe à une enveloppe non timbrée avec un nom V. Milanova et une adresse en France en Haute-Garonne…

(feuillet 1)

Véra, Ma Belle Terre Promise,

J’aimerais te dire que je me sens mieux depuis mon retour à Paris, mais hélas ce voyage que je m’efforçais de croire provisoire pour te convaincre et te rassurer sera sans doute ma dernière halte. Je ne te parlerai donc pas de la vie d’ici… tout y est sombre comme rongé par un carbonate basique hydraté et j’ai bien fait de m’opposer catégoriquement à ta venue… je t’aime trop pour voir salir ta beauté, salir ton nom et mettre en péril ta famille et toi-même… ni de ces poumons qui m’oppressent chaque jour un peu plus… je n’arrive pas à joindre Sogol ; j’aimerais lui transmettre ces feuillets pour d’abord le remercier des informations pertinentes concernant son expédition au M.A.1et lui suggérer également l’idée suivante pour démontrer qu’il sera toujours impossible d’atteindre définitivement le sommet du M.A. J’attends néanmoins avec patience (tu vois comme je veux garder mon optimisme de montagnard) son argumentation pour réfuter ma thèse…

(feuillet 2)

Tenant à jour régulièrement le journal de notre expédition, je peux affirmer, sans contredire les observations de Sogol relatives à la courbure de l’espace, que nous abordons notre troisième année d’ascension… comme prévu, notre organisme s’adapte à l’altitude… les appareils respiratoires du docteur ne nous auraient servi que peu de temps… de toute manière ils nous auraient encombrés… de plus ils nous auraient détournés de cette adaptation au milieu qui est la principale découverte de cette ascension hors du commun… nous étions partis bardés de sacs, de sacoches… et finalement plus nous grimpons plus nous nous rendons compte du superficiel de nos charges… notre cordée de huit est si étendue qu’il doit y avoir plusieurs jours d’écart entre Pierre et notre petit groupe à la traîne… nous avons l’occasion le soir en grignotant notre ration quotidienne de sachets déshydratés de mettre à jour ‑si l’on peut dire‑ nos sensations qui nous délivrent d’une certaine pondération… nous sommes reliés aux hommes de tête par un ingénieux alphabet Morse en utilisant différentes tensions plus ou moins brèves de nos deux cordes ; messages montant dans la main droite, descendant dans la main gauche… le contact est ainsi maintenu…

un matin à la brume montante, j’ai vu mon reflet dans un bief naturel d’un torrent appelé l’Eau dans Haut.

Était-ce moi ?

Non seulement l’organisme s’adaptait, mais aussi le corps : ma tête a perdu ses cheveux et en me déshabillant je me suis aperçu n’avoir plus de poils ni sur le torse, ni sur le pubis, ni sur les jambes ; mes oreilles se sont collées contre les tempes, mes yeux s’étaient atrophiés et un œil unique avait germé dans des plis sur le dessus du front… quelques mois plus haut dans un lac, j’ai vu mes mains, sous les sangles de mon sac à dos, collées à mes épaules ; les avant-bras et les bras repliés se confondaient et s’incrustaient dans la poitrine ; le sac à dos avait disparu, mes membres inférieurs s’étaient comme usés avec des moignons de pieds reliés directement à l’aine… j’étais

(feuillet 3) nu ; malgré le froid et l’altitude je me sentais léger sans fatigue et habité pas une douce chaleur intérieure… j’avançais en me courbant de plus en plus à tel point qu’un soir je me sentis comme une boule roulant sur elle même… une étrange métamorphose que j’attribuais à cette ascension difficile vers un sommet inconnu invisible… pour nous encourager nous finissions lors de nos haltes du crépuscule par inventer des indices qui nous permettraient de le pressentir et chaque jour nous ne conservions que l’assurance de notre progression pour croire en ce but… j’ai fini par parler à Ivan qui fermait avec moi la cordée…

– Eh ! l’ami… que te prend-il ? C’est étrange ce que tu me racontes… tu n’as pas changé depuis notre départ ! justement je me faisais cette même réflexion il y a quelques mois en me regardant dans la glace où je voyais une mutation qui, loin de m’effrayer, m’avait tout de même secrètement intrigué quand je vous regardais au bivouac et scrutais le moindre de vos gestes…

-Tu dis que je n’ai pas changé ? es-tu sûr de ce que tu avances ? ce qui veut dire que les métamorphoses que j’ai subies, tu les as également eues et que nous ne les voyons que sur nous-mêmes et pas sur les autres !

J’ai regretté mon silence… nous aurions pu depuis longtemps nous voir comme nous étions réellement. »

Quelques mois plus tard, on entendit des voix derrière nous loin derrière… apparemment une autre cordée tentait l’ascension du M.A. Ivan avançait et depuis que nous avions parlé ensemble je le voyais voûté comme moi-même je l’étais ; nous n’étions plus que deux boules luisantes polies par les tours que nous faisions sur nous-même pour progresser… notre tête incrustée dans notre ventre, notre œil avait grossi démesurément et regardait l’intérieur de notre corps… le cœur avait pris lui aussi une place énorme, rose, nacré et s’adaptait bien à la raréfaction de l’oxygène de cette altitude incroyable… voilà deux ans et demi, quand je pouvais encore écrire, j’avais noté dans le journal : avons dépassé aujourd’hui les hauteurs ultimes de l’Himalaya… à quelle altitude étions-nous maintenant ?…

Nous avions abandonné altimètre, inclinomètre, baromètre, thermomètre, carnet de route… il n’était plus question d’expédition scientifique depuis si longtemps…

des glaciers craquaient, des avalanches emportaient des blocs de neiges dans un poudroiement de tonnerre infernal ; des cascades figées, voiles de mariée incrustés de larmes virginales scintillaient dans un soleil très blanc ; la neige, la glace ne brûlaient plus nos pieds, ‑et pour cause, ils avaient été rabotés par l’ascension‑, nous roulions emportés par le haut… sans jamais dévisser… tout était

(feuillet 4) blanc et on ne pouvait dire distinctement si c’était une chaleur ou un froid extrême qui avaient tout porté à blanc…

quelques mois plus tard j’ai perdu de vue Ivan mais rejoint Renée ma femme et nous avons avancé, unis par le même pas et le même souffle ; son teint avait une blancheur marbrée et je caressais le soir sa peau aux veinules bleues en roulant autour d’elle. Nous nous endormions non plus enlacés mais reliés par un point unique… nous pouvions alors entendre nos corps tangentiels battre à l’unisson… nous étions à la limite du monde…

dès l’aube nous reprenions rituellement notre ascension. Nous contournions de plus en plus fréquemment des blocs arrondis lustrés par les frottements l’usure… en les frôlant, j’entendais s’en échapper de longs battements réguliers, des voix sourdes… comme des murmures de mer avec des coquillages portés à l’oreille… et je compris alors soudain que jamais nous n’atteindrions définitivement le sommet : nous croisions de plus en plus de blocs ronds : s’amoncelant s’empilant se soudant parfois les uns aux autres et nous continuions notre ascension en roulant d’un bloc à l’autre, avec une légèreté qui me semblait naturelle… nous étions évadés d’une prison… je sentais un vent de liberté caresser la courbure infinie du cœur et de l’œil jumelés… la faim n’existait plus, je m’adaptais exactement à la nature environnante au point d’en faire partie… un jour peut-être dans une lumière éblouissante je découvrirais un espace courbe sous mes pieds, j’embrasserais un paysage inversé… quelques instants nous aurons la sensation d’être parvenus au sommet du M-A… mais ce ne sera qu’une éphémère plénitude… bientôt d’autres blocs polis et blancs viendront couvrir notre belle immobilité et continueront à construire cette montagne murmurante… à en élever le sommet.

(feuillet 5)

Mon Amour (suite et fin),

Je termine cette lettre en me demandant s’il ne m’a pas fallu cette brève vie toute entière pour écrire ces quelques lignes…

Véra, jusqu’à mon dernier souffle j’aurai ton nom sur mes lèvres, tu auras l’image de la douceur de l’amour dans nos yeux, nos étreintes imprimées sur nos corps… si loin, si proches on continue on survivra : René en toi.

Voilà…

Du fond de mon lit de cette maison qu’on nomme pudiquement « de repos », je me demande si Véra n’a pas préféré garder cette lettre comme le testament spirituel d’une vie qui ne pouvait être autrement qu’inachevée ?

René, déporté par la tuberculose, a quitté Véra le 21 Mai 1944.

Pelvoux le 30 mars 1997

Le Mont Analogue René DAUMAL (Gallimard 1952)

1 M A : Mont Analogue