Devenue Venus
Lisa marchait joyeuse sur la départementale. Amoureuse… totalement amoureuse… d’un dernier baiser elle avait écarté celui qui rêvait de tout son corps devenir… son amant… son amour… son mari peut‑être… elle l’avait laissé s’en retourner le cœur sûrement court-bouillonnant… elle aura un autre rendez-vous bientôt à ce même lavoir en contrebas de la route… on y entend encore le gargouillis d’eau s’échappant par un trou de pierre… bientôt elle verra la lumière gicler à l’intérieur…
La nuit fraîche s’infiltrait derrière son grand châle et durcissait la chair de ses seins…elle allait glissant sous les nuages, embarquée parfois par un pan de lumière blanche… des phares lointain fouinaient dans les virages… et elle ne voyait rien.
Bertrand venait de signer un gros contrat, et les ultimes négociations l’avaient vidé… pianotant sur les touches, il entra le code de lecture aléatoire sur l’ensemble des disques… une quinzaine d’heures de musique… il aimait ce jeu… l’enfance… le hasard… avec ces paris stupides… si je gagne je mets cinq malabars dans la bouche et je fais une bulle grosse comme… comme une montgolfière… si je gagne deux fois… ciao les copains je m’envole de la cour de récréation et même les bogues n’exploseront pas l’aéronef rose…
Il vit une forme blanche ou pâle et freina brutalement… adulte brusquement redevenu, il sentit la pression de la ceinture de sécurité et sa tête projetée et rebondissant contre l’appui-tête…
La noctambule resta pétrifiée avant que son visage eût pu transcrire l’effroi de cette voiture semblant surgir de nulle part et qui allait la renverser.
La voiture dérapa légèrement se redressa et s’arrêta tout contre la robe tremblant dans cette brusque brise artificielle… la jeune fille souriait, ses bras légèrement écartés, les mains ouvertes dans un geste d’offrande.
En ouvrant la porte, la musique de Schubert s’échappa en quatuor… il s’approcha, un ruissellement froid sur les tempes… il souffla longuement en sentant son cœur battre la retraite de l’adrénaline… l’acidité du poison remontait à ses narines…
-Ça va ? Oh ! Ça va ?
il voulut la secouer mais n’osa pas effleurer cette statue… il fallait pourtant l’écarter du beau milieu de la route, de l’étau de lumière des phares… mais elle ne bougea pas… un sourire de Joconde… elle était debout immobile et réellement pétrifiée…
il contourna alors la jeune femme sans comprendre, avec une crainte sans nom… la nuit se gonflait obscure et creuse… même la lumière des phares se laissait grignoter par des particules noires… il ouvrit la porte de la place du mort, fit basculer le dossier à l’horizontal… dit pardon et se décida un peu gauchement à faire basculer ce corps raide et à le tirer avec une précaution inquiète… une statue de pierre fragile et lisse comme du verre à la légèreté d’une ponce ou quelque chose de ce genre pour rester dans le domaine du minéral… les talons des chaussures traînèrent sur le gravier du bord de route en laissant deux ornières. Il contourna la porte et déposa le corps avec précaution. Il souffla en remontant ses lunettes sur le nez :
-Qu’est-ce que je vais en faire ? Qu’expliquer à la gendarmerie ? C’est insensé cette histoire ? On dirait un mannequin posé sur la route… avec un réalisme et une fraîcheur extraordinaire ? L’ai-je vu marcher sur le bord de la route ? Était-ce un être vivant il y a quelques instants ? Qui l’a posée là ? Une farce ?
Bertrand était quelqu’un qui prenait vite les décisions, son esprit bruissait littéralement… les idées se faisaient se transformaient s’échafaudaient comme autant d’images dans un kaléidoscope mental… une jubilation de créateur en quelque sorte… il abandonna l’idée de la gendarmerie après quelques kilomètres…
lors d’une réunion extraordinaire des trois actionnaires principaux du groupe, il proposa de transformer radicalement l’image de la femme dans les campagnes de publicité en prenant cette femme pétrifiée pour modèle. La technologie informatique créerait une femme virtuelle mise en situation bucolique… simultanément on remplacerait tous les mannequins des magasins de la marque de prêt-à-porter de la chaîne par un seul modèle : un moulage réaliste de cette femme. Positionnement de la marque, investissement, retombée… il avait tout analysé calculé planifié… et ce fut un succès total… il prit soin après la prise d’empreinte de faire livrer chez lui la femme pétrifiée… l’original. Elle était dans l’entrée immense de son appartement du Trocadéro et par la fenêtre elle aurait pu voir soir après soir le compte à rebours scintillant sur la Tour Eiffel… et un passant en bas la verrait comme l’égérie d’un sculpteur…
Quand il rentrait, il y avait ce parfum de jasmin et de cannelle flottant dans l’appartement, devinait ce sourire imperceptible figé, et se demandait parfois si en passant près d’elle elle ne tournait pas ses yeux pour le suivre du regard… une fois par semaine il demandait à Blanche, sa femme de ménage de la déshabiller pour laver les vêtements blancs. Et chaque fois elle lui disait qu’elle n’aimait pas faire ça… j’ai l’impression de toucher un mort-vivant… je crois que parfois des larmes ruissellent de ses yeux.
Léon, au sortir de l’usine d’équarrissage chaque vendredi, allait au lieu de rendez-vous mais Lisa n’y venait plus… il attendait sans se poser de question et sans comprendre… il devint taciturne et on se moqua de lui…
La jeune femme qu’il disait aimer et qu’il aurait rencontrée n’existait pas. Il avait beau la décrire au café du village… on lui riait au nez… personne dans le coin n’avait jamais vu une telle personne… les mois ont passé… le souvenir de Lisa ne s’était pas estompé… des anciens copains de régiment montèrent une blague pour le pousser dans les bras d’une brunette délurée… quelques semaines plus tard, les vieilles insistèrent pour une demande en mariage… à cause d’une mise en scène des anciens conscrits… il ne s’y passa rien bien sûr, mais la perspective, le moment avancé du crépuscule laissa des soupçons aux commères prévenues par l’un des compères… on lui fit comprendre qu’il s’était compromis… sa belle naïveté n’eut aucun argument à mettre en avant… il n’y opposa qu’un seul vœu… pour se venger… les épousailles se feront un samedi du mois de mai…
-Mais ça ne se fait pas… une jeune fille ne peut pas se marier en mai… rétorquèrent les vieilles des deux familles… et ce fut le dernier samedi de mai.
Les cloches dansaient dans le clocher, elle souriait derrière son tulle…
mais quand il lança un « non » cinglant comme un bref coup de canon… il y eu un long murmure bourdonnant dans la chapelle… il s’enfuit en courant… en criant… dans un désordre de têtes qui se retournaient sur son passage… des aimants déboussolés !
Bertrand a décidé de ramener ce mannequin envoûtant là où il l’avait trouvé… il erre dans ces confins de Berry et de Sologne… la nuit il voit parfois des ombres glisser sur les petites routes… il voit un toit de tuiles un reflet d’eau… une ombre glissant dans des taillis… Bertrand pleure sans trop savoir pourquoi… il prend le mannequin rigide dans ces bras… la fortune du groupe est venue de ce visage plein de grâce, de ce corps présent, généreux auquel les femmes voulurent s’identifier… il aurait pu être fier d’avoir ainsi fait preuve d’une si lucide analyse… un instant il se revoit le jour où il avait révélé la nouvelle stratégie en amenant au conseil d’administration la statue cachée sous un voile qu’il avait retiré avec le geste preste du toréador… il se souvenait à peine de la rapidité des bouleversements qui suivirent… il se souvint seulement qu’au moment où il retira le voile il eut un pincement au cœur… en reprenant le modèle, en l’ôtant au regard parfois lubrique des autres il ne retrouva pas la sérénité… il avait bien vu la manière dont certains manutentionnaires l’avaient transportée en se serrant de manière non équivoque contre ce corps si réel… ou ces décorateurs et étalagistes qui caressaient ces beaux seins et son pubis crissant… ce visage pudique immobile figée dans une sorte d’extase simple… comment retrouva-t-il cette route ? Il dira que tout était comme automatique… un remords lui faisait rebrousser chemin… il freina et machinalement il mit les warnings…
il la prit dans ces bras, momie revêtue de ces vêtements d’origine lavés et repassés de la veille, et descendit les marches jusqu’au bord du lavoir… la mettre debout au bord de la source ? Non il l’allongea sur la pierre inclinée et lisse…
il resta là à se demander ce qu’il pouvait faire de mieux… une prière d’enfance remonta à la surface de ses souvenirs… un je Vous salue Marie… intérieur lui ferma les yeux… le mannequin profita dirait-on de cette absence, pour glisser dans l’eau sans bruit sans éclaboussure, et s’écarta du bord… la robe flottait autour d’elle auréole blanche, nuage de lait brouillant la plaque d’eau… il ouvrit les yeux comme s’il avait sentit cet abandon discret et vit que cela faisait un beau cercueil… il remonta le fossé… se retourna et reprit le volant avec un sentiment de délivrance il abaissa le pare-soleil… il avait signé ce matin sa lettre de démission l’avait envoyée en recommandée… maintenant il pouvait prendre la route, n’importe laquelle, il roulera…
des taillis surgit un jeune homme en smoking lustré, un peu hirsute, un peu ébahi, incroyablement étonné inquiet… il s’avance vers le lavoir…devine quelque chose au milieu de l’eau… il est près de crier au secours… mais rien ne sort de sa gorge… il enjambe le rebord où les lavandières battaient le linge… il a de l’eau jusqu’aux genoux, avance avec lenteur… il ne voit rien… il s’approche et se penche. Un visage ! sa bouche s’ouvre et reste béante et muette… une seule personne peut apercevoir les larmes dans la source de ces yeux…
il n’ose la toucher… il attend sans bouger… priant… peut‑être, ils sont là à deux doigts l’un de l’autre… et quand la nuit les recouvre, il se penche l’embrasse… le corps pâle bascule légèrement, les pieds prennent appui sur le fond…
Il la prend dans ses bras… on voit des ondes légères s’écarter de leur centre… les ondes se rapprochent s’amplifient… un rayon de lune vient ourler une frange comme un croissant…
et Lisa sourit et Lisa rit… elle dit : -Ne parle pas… viens… et Léon tout à coup se moque du monde entier… il est là ils sont nus… les vêtements flottent partout autour d’eux pétales blancs et bleus foncés… ils se moquent du monde entier… leurs bras sont des ailes… où sont-ils ?… à tournoyer dans les nuits… celles épuisantes des rêves… celles assouvies des amours…
il lui prend la main…
il l’enlève dans ses bras… en gémissant, courbé il grimpe le talus et court avec son fardeau léger… léger…
il pleure, il court sur la route vers l’ouest encore noir; sa respiration hache ses cris… ses yeux appellent la nuit… épellent les étoiles s’estompant…
elle pleure dans ses bras… et se retourne par dessus son épaule pour scruter le levant, le deviner se déblanchir… elle voit comme un profond calice où butine un essaim de couleurs encore ternes dans un tourbillon de cloches carillonneuses… on va là-bas où le soleil se couche et dort dans la mer…