le noyau dans la bouche

Je devais être obnubilé par ce fruit qui avait le prix de l’exotisme, ce fruit non pas défendu… mais…
-quoi !… je gêne ?
Une voiture klaxonnait, essayant de se frayer un passage dans une foule nonchalante de promeneurs… j’étais là, rocher que l’eau contourne… au volant, une moue morne, blasée, sous le regard d’inquiète incompréhension d’une jeune femme aux cheveux longs -semblait-il-… étrange couple… pour peu qu’on appelle couple deux individus (de sexes opposés traditionnellement… parfois encore) rapprochés dans l’espace… on se pose parfois des questions… qui passent si fugaces… à propos desquelles on n’aura jamais de réponse… elle dégustait avec grâce des cerises si luisantes qu’on aurait dit la couleur incarnat d’une belle laque de Chine… je remarquais la subtile harmonie de tons entre ses lèvres ses ongles nacarat et ces fruits les approchant avec délicatesse… si lentement qu’on aurait pu croire à un arrêt sur image au moment d’être croqués… le conducteur, par la vitre baissée, crachait les noyaux -avec agacement parfois… tout cela en quelques instants… je n’ai pas honte de dire que j’ai été durant un laps de temps fasciné par la grâce qu’occupait la place du mort ! perdant ainsi ce sens… j’y voyais plutôt un élan vital mais également une retenue… peut-être ai-je entendu dans le brouhaha un soupir… je m’écartais et souriais à l’indifférence des piétons peut-être enthousiasmés et ravis par cet indice de printemps habillant d’aiguilles de lumières les fruits et légumes des étals…

Il fallait faire vite ! me précipiter dans le supermarché, aller directement au rayon des primeurs, au bac des cerises de Colombie qui, pour être abritées, avaient pris dix francs le kg ! j’en choisis une très ronde… la posais sur la balance… touche 29, icône, cerises… ticket code barre : 0,01F… à la caisse me faufilant, en marmonnant pardon pardon… je la tiens par la queue, je la montre à cette caissière… la cerise ridicule avec son ticket énorme pansement collé sur sa petite joue bien rouge et bien rebondie.
-Ce n’est pas possible ! Je ne peux pas vous rendre la monnaie…  
-Qu’est ce que je fais ? Appelez la cheffe, la responsable, le gérant, le directeur… je ne sais pas !

(ce que je sais : il n’y a pas de sexisme dans les genres employés précédemment… c’est la réalité terne de ce supermarché !)
– Non allez-y ce n’est pas grave ! 
– Non, je veux l’acheter… 
– Non pour un centime… je m’en soucie comme d’une guigne !

Et là elle m’a fait sourire et je me suis demandé si elle n’était pas une de ces multiples étudiantes qui bossent pour payer des études à coup de lance-pierre…
-Ah bon ? Merci ! 
Vite dehors, les yeux dans la foule, fouillant la rue vers le feu rouge… la décapotable était toujours prise dans l’entonnoir grouillant de promeneurs qu’elle écartait avec lenteur… à la hauteur du poissonnier rouquin tendant une paire de rougets à bouts de bras.
-Tenez, celle-ci est spéciale… elle vaut de l’or ! 
Je lui tendis le fruit et au moment de passer dans ses doigts aux ongles délicatement vernis, la cerise se retourna et la jeune femme sourit en voyant une sorte de petit ballon rouge qu’elle tenait, flottant au bout d’un fil vert… au-dessus du pouce et de l’index il y avait un sourire… au-dessus il y avait un regard lumineux et plissé… et par-dessus les toits un ciel… un ciel…

Le conducteur descendit à cet instant en faisant couiner le cuir du siège… il éleva la voix avec des gestes… il dut y avoir une rixe… vraiment pour des queues de cerises !

Je reconnus à l’entrée du magasin un homme à l’allure… je ne sais plus… mais c’était celui qui était derrière moi à la caisse tout à l’heure… je n’en revenais pas ! Il tendait à une femme un sachet en polypropylène qui allait rejoindre la quarantaine qu’elle tenait déjà en énormes grappes dans chaque main… on devinait dans chaque sachet une et une seule cerise !

L’homme s’engouffra dans le magasin et se retourna un instant pour lancer un clin d’œil à son portefaix…

j’entendis une grosse voix : « -Il veut nous ruiner ! »…

Ah ! maintenant… en me réveillant… sortant d’une nuit très lente et tournant la tête vers le réveil…

je sais pourquoi j’ai un noyau de cerise dans la bouche… témoin transmis lors de l’accolade de notre long baiser.

04 mars 1997