NON-LIEU

L’Europe scindée en deux mondes :
« celui qui portait inscrit dans le regard le signe de la souffrance
et celui qui avait perdu le souvenir de l’absence d’humanité. »
Pablo RUMIZ

ROMAN

Ailleurs ! Tu es d’ailleurs ! Un coup de poing en pleine figure. Aïe ! Un mot qui commence en douleur ça fait mal. Eva, fin de nuit, fin décembre, fin de siècle, à des poussières de celui qu’on aura tant dit devoir être spirituel pour la survie… non… pas des poussières…

des cendres… oui des cendres surtout mais des cendres silencieuses noires gluantes sans aucun white‑spirit pour lui donner l’avenir radieux dont on avait déjà frelaté les espoirs. Moi, Eva B. ai décidé d’écrire en français car j’ai peur des langues de ma terre natale. Non lieu, sans nom, partagé, déchiré, démantelé, réduit à un puzzle sombre des sangs. Depuis, les mots les plus chers de là-bas déchirent mes nuits de cauchemars, d’autres plus secrets ou plus intimes sont inscrits dans le catalogue sordide d’un sourd no woman’s land. Le français me donne le courage de penser autrement la guerre fuie. Pas le courage plutôt une distance ; les mots filtrés par le tamis de la traduction n’ont plus la brutalité de l’instant que l’émotion, la peur, la haine parfois, travestissent si aisément à l’ouïe de l’autre… langue de mes études, je survis grâce à toi ; j’ai refaçonné un habit qui sied à mon âme… langue que j’ai apprise aussi en écoutant la rue, avec des trous énormes comblés à coup de dictionnaires… langue impure comme désémiotisée, épuisée de ses origines… langue au corps féminin, aux rimes souples, avec ta respiration aux à-coups d’émeutes et de rythmes révolutionnaires… mes premiers mots ne furent pas ceux qu’on offre à la naissance avec les comptines, mais d’autres emballés de profonds baisers… de cette langue tout aussi jubilatoire, tu m’en as glissé un que je garde avec une saveur particulière sur mes papilles et ce mot je l’épelle :

l i b r e

et j’ai inspiré entre chaque lettre… libre, je vous ai bues en cinq goulées mesurées, les yeux fermés et j’ai senti les sons dégringoler en moi. J’en palpais les cinq radicelles dans ma viande, se ramifiant jusqu’aux extrêmes de mes extrémités de mes humeurs. Elles me faisaient mal d’autant plus que je jouissais exaltée, non de cette douleur, mais de l’idée des fruits futurs de rameaux rêvés par nous tous :

Aile, Lit, Baie, Air, Eux.

Avec ce mot, que j’embrasse avec l’oreiller pour le garder, chaud, vivant, à apprivoiser, je m’assoupis comme chaque soir avec l’espoir que les tressauts des cauchemars harcelant mes nuits depuis le 9 juillet de cette année-là ne viendront pas scanner mon sommeil, le strier d’épisodes sanglants tragiques. Cette date de départ précipité et prémonitoire pour ma survie ne cesse de me hanter. Quel autre pourrait épeler ce mot mein Lieber ? Et j’en extirpe deux, liés aux tremblements de mon corps primitif en train de se craqueler :

Aile Air

Avec quelle puissante exaltation prenaient-ils corps pour leur envol par ma bouche bée ! Couvés par le violent silence de ma douleur tant enfouie.

Et loin du creuset de mon enfance je mourrai sûrement dans tes mots.

carnet 1 (pp 3040)

Le froid des jours courts vient tel un cri bref au coin du mois ; on craint le pire aux bouts des doigts ; un froid sec : un bout de lèpre, le gel vert sous le nez et le pas creux dans la boue aux mille traces figées. Elle craque, champ de labour vergeté et stérile.

Le froid prend la voix et la voix prend froid, luit et casse au fil des mots. Ils sont avec la même densité les voix rauques de tous ces exclus serrés sous les ponts gris. De l’ado taillant une pipe mécanique à un mec blafard en costard lustré. Va‑et‑vient de la braguette à fleur de bouche boursoufflée. Il n’a plus que ça à perdre. Ça sent les vomis, les spermes, les crasses, les urines de vins de bières, les foires informes. Sous les voûtes du pont résonne par dessus les ressacs de la péniche un pidgin interlope et la bise pique en quenouille dans les recoins de survie sordides sous les piles et emporte tout. Longer le fleuve, cette eau qui court et laisse ce qu’il reste de mon âme voyager vers le futur palpable de l’autre rive. J’y ai vu une fois un costaud sauter du parapet vert dans une eau d’été, ange parfait lent froissant à peine le maigre courant avant de fondre dans des reflets déchirés. On l’a vu remonter. Pas tout de suite. Quand au bout d’une minute les badauds virent leurs regards croiser les stupeurs différées, les froncements d’étonnement et d’inquiétude, les écarquillements avides de faits divers, les incrédulités sournoises… les saltimbanques ont vu se défaire leur cercle spectateur, les tables de la terrasse de la brasserie se vider pour scruter du parapet.

Trois pompiers sont arrivés en zodiac bouclant leur parade par un demi-tour en gerbes. Des index, des cris pointaient une zone verte. Les hommes-grenouilles ont basculé dans l’eau et fouillé en spirales excentriques, en tourbillons, en bulles, en claques de palmes noires. D’un nuage vaseux pétillant finit par sortir un corps inerte. Basculé à fond de zodiac, avec deux trous rouges pour les yeux. Des ombres combinant noir luisant et stries rouges, un bloc albâtre quasi nu. Un autre pompier émergeant brassant d’une main, remorquait à bout de bras vers un crochet quelque chose vaguement bleu.

Une carcasse de motobécane et le bruit a couru soudain, le gamin s’était empalé dans la fourche. Le corps à l’agonie du Christ du Bernin s’est fracassé. C’est con de clamser comme ça. Ça s’élance en motif de frime, en attente d’applaudissements et ça finit minable. Sans une larme. Juste de l’eau dégoulinante. Je ne ressentais rien ; la mort n’était pas plus qu’une séquence d’un tournage d’un film et j’étais la passante se figurant l’ange, juste l’ange dans son envol.

L’image passe vers un autre cours d’eau émietté de plaques gelées, îlots ténus d’un hiver réduit à cet instant en une harde fuyante, puis un autre vidéogramme glisse avec des cris nus de sternes jonchant le ciel bas avec la voix blanche du vent qui perd pied sous un autre pont pour s’affaler sur les bancs du square triangle. Plus loin, un corps luisant de givre sur la barge d’une brigade fluviale. Plus loin dans mon souvenir, une voix de poète grésillante genre Isidorin Artaucasse réglant son compte avec la folie d’un théâtre en mal d’horreur au reflet flétri.

L’île est bien amarrée aux berges… les ponts s’arc-boutent… des miettes piquent le gris clair du zinc abrupt des toits, des enfants emmitouflés jubilent dans la cour de la petite école du coin de la rue de l’autre île, lèvent des yeux, des bras, de petites mains bouffies nues aux doigts de brindilles écartées, rêvent attraper une perle un duvet de neige. Tristes en la voyant disparaître aux creux des paumes crevassées et ridées mais ils recommencent, ils courent crient, sautent, les moufles pendantes, la désirent au creux de leur petit nid de chaleur avec l’élan de tous les rêves à l’état de plâtre à modelage. Ils rêvent de demain où le toit sera opale au réveil. Je vois la neige, elle danse, elle fond mais elle glisse vers une histoire d’un deuil livide vers un autre maculé. Une offense pour une autre enfance.

C’est un chant, un glas brut, nu, un son sans onde, les pas lents de la maîtresse crissent et leurs immenses rêves montent dans un ciel laiteux, lisse où les vents des dieux les ont pris.

Ne marche pas au pas maîtresse !

Neige, arme blanche, au bout la mort crie… pour elle, la vie geint et saigne par tous les pores. Tant de blanc et tout s’efface d’un coup. L’île s’engonce s’étouffe. Bougîle mouchée. Une enfant reçoit une boule de neige en pleine figure. Un boulet. Ses yeux sous effroi. Elle chancelle s’écroule, explose la neige, tout lentement, comme si le temps voulait la voir, la tenir entre les crocs de ses secondes et se mettre à l’abri à l’intérieur de ce corps fluet sous les pulls sous les moufles sous le cache-nez, laissant les yeux seuls dissoudre la neige. Le temps pénètre à reculons. La maîtresse à l’abri des gifles de bises balaie son bout de nez, les autres enfants continuent à jouer, à rire transis. Elle pleure et saigne. Eva elle aussi l’aperçoit de sa fenêtre de toit. Du blanc du rouge coulent. Des larmes sans sel dans des yeux et du sang mort sur la peau presque transparente de sa joue. Coagulé en une géographie microscopique. À la loupe on verrait plissées des montagnes, creusées des vallées, sillonnées des coulées rougeâtres, ondoyées des plaines et c’est mon pays que je vois. Il n’y a pas de hameau pas de champ pas de route pas de ville. À la loupe on n’y voit rien puisqu’il n’y pas l’ombre du vivant. Elle ne se relève pas quand la sonnerie cingle, la cour se tait, les enfants entrent, la maîtresse compte ses élèves dans sa tête et scrute et accourt :

qu’est-ce qui t’arrive Eva?

rien… parce que vous n’avez rien vu…

et prend le petit corps pendouillant dans ses bras et la cour se referme sur le blanc souillé et l’épaisse mitraille blanche s’attaque à faire disparaître tous les réseaux des pas des glissades des feuilles retardataires qui ont dessiné le temps, le temps des jeux d’enfants et les balbutiements de la guerre.

Mon plus grand bonheur était d’être

enfant.

Mon monde, si pauvre soit-il, était idéal, un disque dont j’étais le centre. Les échos du monde de mon père se vivant dans la lutte clandestine qui s’est avérée, non pas être une fausse piste, mais dévoyée par l’action radicale de certains… et le monde jubilatoire franc ouvert goulu de ma mère tissant dans chaque jour un bonheur animé par la grâce de la moindre hirondelle lisant le braille d’un ciel pommelé. J’ai bu tout de l’un et de l’autre et tiraillée par leurs mondes si étrangers je ne sais plus par quel chemin de traverse j’en suis arrivée là. Mais j’ai gardé un éclat de mon enfance. Celui de leurs regards, et Eva veut les garder les couver. Sans savoir. En fermant les paupières, le dernier voile contre lequel explosent des kaléidoscopies éphémères aux tons de feu. Elle veut se souvenir des tunnels creusés dans leurs pupilles juvéniles jusqu’à l’ombre insondable qui grignote leur âme vierge. Elle tâtonne. Mes cils tournés vers l’intérieur époussettent mes souvenirs jusqu’à leurs sources.

Elle trébuchera, elle trébuchera encore.

Parfois je dis je, parfois je dit elle, parfois encore je dit Eva parfois encore je dit tu.

Seulement je ne sait pas toujours si je sera celle qui était, enfant, hier autrefois ou dans le bloc de l’instant. Y a-t-il une règle du jeu du je ?

Je est parfois au fond de moi, parfois à fleur de peau parfois encore planant au-dessus de moi, ombre blanche noircie par le monde qui m’entoure.

Une distance un écho une rémanence de mon corps dans l’espace traversé, une distorsion du temps qui me permet de me retourner et de me voir avancer de dormir de faire l’amour comme s’il s’agissait d’une autre moi-même.

Est-ce cela l’exil ?

Être en-deçà de soi quand on est à l’intérieur d’une autre langue?

Là-haut, tout là-haut sous les toits de sa chambre, ça fuit, ça goutte à goutte, bave en longs traits sur le mur blanc mat, des pleurs. Au milieu de la pièce, sur un rond moisi de vieille fuite, un broc prend l’eau au gré – semble-t-il – du tic-tac du gros réveil Slava… un bruit tonnant résonnant à ne pas pouvoir dormir et pourtant Eva dort. De la neige mousse aux coins de sa bouche. Eva croit qu’elle a chaud, si chaud que son corps est éparpillé dans tous les sens sous le drap lisse. Eva croit qu’elle pleure, Eva croit qu’elle dort. Son rêve est vide, des images inconçues en file d’attente qui se bousculeront se superposeront, s’entremêleront jusqu’à devenir galimatias de couleurs et de coulées informes. Eva croit qu’elle se baigne dans la mer. À cause du sel. Du sel des larmes. Rêve blanc, onde de l’aube de l’ange aux ailes de cygne. Eva flotte sur le lit, l’ange au creux de la hanche. De ses ailes lasses il couvre ses seins et ses reins. Eva dort sous l’ombre bleue du cœur. Il bat sous la nacre. Tout est blanc ; ciel draps ange rêves… rêves diaphanes enfin. Seule bruit l’eau qui flique-flaque au centre de la petite pièce. Son nid. L’ange somnole, se penche et baise la bouche, avec du sang et du venin. Le blanc de ses yeux a de minuscules fissures rouge sang… un long souffle et Eva enfle sous la chair côtelée. Un cri très fin dans un trop plein d’air fuit d’entre ses lèvres pâles. Il n’aura pas ma mort. Il faut la voir. Des larmes font les mêmes deux ronds gris que sur un lin d’enfance. Le jour s’agrippe et glisse le long du mur. Le jour ne retient rien. As-tu peur ? Puis la nuit, puis un autre jour à peine vêtu d’aube. Une autre nuit passe s’arrête, s’écarte quand une lumière surgit au-dessus de la fuite. Eva s’est traînée, elle est là et regarde cette neige liquide à mi-broc, immobile, lasse. D’un revers de main elle essuie ses lèvres… et voit le sang. Eva est prête à voir le monde. Elle voit l’eau tremblante en cercles… la terre frémit ? Un coup de tonnerre ? Des pétards de la saint Sylvestre ? Une rafale de mitraillette crible le silence pour fêter la nouvelle année, la guerre est manifeste, elle est remontée jusqu’ici. Un cri d’appel.

La dernière rame du métro n’apporte pourtant pas de si loin les tressaillements et les sourds grondements des guerres des contreforts de l’Europe. Non ! Elle hurle du fond de son cœur palpitant nacré, elle vomit toutes les couleurs de son âme. Eva ferme les yeux, retient sa respiration, joint les doigts, les serre, aussi fort qu’elle le fait avec ses paupières.

Une voix douce dit : Courage mon âme le temps est court. 

Cette voix refait surface, mais par quels méandres ?

C’était lors d’une visite à Dijon. Visite c’est beaucoup dire. Complice du vol de deux double-portes du XVIII° d’un monastère en cours de restauration… vendues la veille du vol, en Suisse le soir même, posées dès la fin du week-end suivant dans une grande propriété Rhénane près des falaises de Lorelei.

Eva s’attarde dans la clôture du monastère. Au-dessus des arcs cintrés du cloître, des linteaux des fenêtres, des portes, des croisées de couloirs, de l’entrée du réfectoire, des portes des cellules, au-dessus de tous ces lieux de transition et donc de rupture, et comme pour entretenir le Verbe de la foi, les religieuses avaient fait peindre une de ces phrases qui doivent édifier garder prévenir. Elle ne se rappelle pas pourquoi mais celle-là la retient longtemps dans la pénombre et le froid glacial dominical ; les yeux levés vers ce phylactère épuré au-dessus d’une porte, elle parcourt épelle lit à haute voix, comme si c’était un message en sous-titre. Elle résonne dans le silence vide des couloirs :

Courage mon âme, le temps est court.

Eva pousse la porte. Une cellule. Un univers de neuf mètres carrés. Un châlit étroit avec juste un vieux matelas à rayures grises, une croisée voit la pointe courbée d’un cyprès. Elle s’allonge. Regarde les entrelacs du fer forgé du garde-corps. Elle y décrypte les lettres A et M.

Ave MariaAve Maria a susurré l’ange venu couvrir mon pauvre corps et moi quand je vois ou entends ou dessine ave dans ma pauvre tête, ma pauvre tête met tout à l’envers et dit Eva.

AVE EVA

et tout est à recommencer. Revenir à l’origine du monde après l’éden pas seulement celui réduit du jardin du grand cloître avec son cyprès et son puits décentrés, ses parterres rabougris, ses allées gravillonnées au motif de croix de Saint-André, ni même le sésame ouvre-toi de Courbet, ni mon sourire vertical ébauché où je glisse le doigt… pour dire chut… mais la fente sourit, mon clitoris me chuchote des mots doux soyeux dans un froufrou qui remonte de mon index au creux de l’épaule où s’est posée mon oreille.

Eva se réveille en sursaut. Son regard arpente la cellule inconnue dans sa châsse de silence et se rendort en se vidant lentement de tout… du bout des doigts.

Endormie enfin, essoufflée par l’ange, mais elle n’est déjà plus dans l’âme d’une nonne, ni à Dijon, ni à Paris.

Je ne reconnais pas le lieu, entend-elle dans son sommeil et elle identifie cette voix-leurre autre que la sienne… une autre voix ‑l’intonation rauque de mon père‑ : si tu reviens tu ne reconnaîtras rien, tu ne reconnaîtras personne. Tu ne reconnaîtrais pas celui que tu appelais père, tu ferais ce retour en vain.

Le cygne va et vient sur son ventre. Son cou démesuré l’enlace. Il la pénètre avec son bec, une sensation de celle qu’on ne sait attribuer au rêve franc et qu’elle ne veut pas quitter et le cygne la chevauche et vogue sur son corps et crée la houle, les palmes en éventail sur ses seins et des vagues amples blanches duveteuses la remplit. Elle n’entend pas qu’elle déborde d’un gémissement, celui d’une terre qu’on laboure en craquellements d’alma mater.

Une moiteur l’imbibe, la comble et finit par exsuder de ses lèvres : les petites bulles de sa salive en bouquet fleuri. Eva est anéantie, Eva se réveille en sursaut, glacée, ruisselante, exhaussée.

En ressort, assise, prostrée fixant ce que cadre la fenêtre :

Le cyprès bercé par le vent peint le ciel en soir.

Eva sait alors ce que court veut dire.

Le monastère violé, la fenêtre de sa chambre refermée. La cour d’école repliée sur le silence rauque des marronniers nus.

La neige grouille dans le ciel, vermine mutante, cyanosée par le rai d’un pâle soleil et se nécrosant au contact du zinc.

carnet non numéroté (pp 11-18)

Eva sera partie. Bientôt.

Gare de l’est. Vienne. Puis B. puis B. puis B…B comme Budapest B comme Belgrade B comme B… la Bourgade des brins de souvenirs de vacances d’enfance.

Elle n’ira pas en cours. On posera sans doute des questions. Pas plus.

La boulangère avec sa grosse frange raide coupée alignée sur les sourcils façonnés s’étonnera-t-elle de ne pas la voir acheter sa demi-baguette ?

Sébastien appellera à la cabine publique du foyer et il attendra qu’une pensionnaire décroche et monte la prévenir. On frappera à la porte plusieurs fois de plus en plus fort. Il n’y aura pas de réponse, et elle dévalera les escaliers et elle dira, non il n’y a personne, et il raccrochera. Il tentera à nouveau… combien de fois avant de se lasser ? Elle sera oubliée, alors qu’elle aimerait supplier pour qu’on l’aime et la retienne, qu’on la retienne par la main, pas par le souvenir, pas comme on retient une leçon une partition une poésie… qu’on la tienne, la retienne… qu’on fasse sien, à âme perdue et à bras le corps, ses larmes et ses peines.

De sur l’armoire elle tire sa valise. Avec une épaisse pellicule grasse. Elle regarde. Elle humecte un doigt et prélève une petite lune grise.

C’est moi ici, pense Eva et elle porte le doigt à la langue, ferme les yeux et goûte la vie déposée ici. Aucune image… rien… Elle reste longtemps les yeux fermés, elle voudrait se pincer ! Qu’un beau souvenir explose et lui rappelle un instant. Un instant de magie de bonheur d’extase. Elle ferme très fort les yeux mais rien ne jaillit. Elle presse plus fort les paupières et des larmes en fuient et coulent en acidité d’un jus de citron. Pas celui qui rend le regard brillant avant d’aller au bal. Mais des perles d’un manque, non… un manquement. Une faute à corriger. Avec un goût de moisi.

C’est trouble qu’elle revoit la chambre et la valise en premier plan posée sur le lit et le couvre-lit en velours côtelé.

– photo ratée non facturée –

Et si justement cette vue était ce qu’elle recherchait? Une photo floue. Un flou qui dissipe les côtes du tissu brun et dessine des sillons de champs juste labourés, humides, collants. Photo surgie à cause d’un son sourd venant du quai.

– une péniche ? –

– une pétarade de moto ? –

rappelant le bruit rauque d’un tracteur et son soc étripant la terre en la versant dans sa tête, soulevant une nausée identique tandis que sa mère vidait une carpe d’un coup de lame. Elle revoit la pointe du couteau faisant gicler les boyaux dans une bouillie rouge-noire. Elle revoit le geste juste avant : la pointe plonger dans le minuscule trou ‑c’est par là que le poisson fait son caca‑ la voix de Mamuska, le petit coup de lame remonter jusqu’aux branchies avec une pelote de viscères et la petite vessie irisée ‑une sorte de bouée pour ne pas couler‑ ajoute-t-elle comme pour me défrayer.

Eva voit la valise comme une bouche d’un poisson mort et ne nettoie pas le couvercle. La valise complètement ouverte sur son lit. Un vide collé de tissu marron, écossais, fané. Eva fouille au fond du tiroir du bureau et ramène trois épaisses enveloppes. Des billets en Francs en Marks en Dollars. Elle en met une douzaine de chaque à part et avec des élastiques de couettes elle fait six rouleaux avec le gros tas restant.

Un laps sans bouger ; le temps pour un rayon d’extraire un bras de l’ombre. Puis Eva fait une belle moue : elle vient de convertir grosso modo ces liasses et avec les rouleaux tapisse le fond de la valise en décollant la doublure écossaise et gonfle avec le reste les bonnets de ses trois 95C de chez Tati,.

Des économies. Vous pouvez pas vous imaginer les tuyaux qui circulent entre gens de l’Est. Des bons plans aux trafics. C’est fou. Je dis gens de l’est parce que c’est mon cas, mais c’est pareil pour mes autres copines d’école des beaux-arts : Tee-Souk, Myriem, Ebba ou Fanta, avec la Corée, la Palestine, la Suède, le Mali.

Dans le premier soutif, c’est l’argent du baby-sitting de la petite-nièce de la marquise Bilbieśko qui sous-loue un pavillon vérolé d’humidité au fond d’un parc d’un hôtel particulier de la rue de Grenelle. Des billets bien gagnés en histoires d’ogres russes pour une petite peste rousse.

Eva pose les bonnets, gonflés outre, au fond de la valise.

Dans les deux autres, c’est le résultat de son trafic de faux tableaux. Faut bien vivre. Eva se souvient de ce jeu. Excitant :

Chez une vieille russe de la place des Vosges ; elle y fait quatre heures de conversation et de lecture par semaine et dans son ennui germe l’idée de copies des toiles du boudoir et du salon. Alors elle photographie avec son Lomo la vingtaine de tableaux. Des petits formats. Petites marines et scènes de plage avec cabines et parasols rayées, carrioles ramassant le varech, beaux ciels pommelés sous la brise gonflant les longues robes ourlant les vaguelettes. Je devine que ce n’est pas la peine d’en dire plus. Durant deux hivers, Eva les a reproduites dans sa chambre au plus près de la fenêtre. Eva est même allée plusieurs fois à diverses époques de l’année à Étretat à Honfleur à Cabourg pour y voler la lumière. Eva applique les ‑recettes de peinture‑ de son prof, un Juif épatant, sioniste sans doute, explorateur en gématrie peut-être, enjôleur d’étudiantes comme pas deux, avec un faible pour les orientales ! Vêtu de noir, chapeau à large plat-bord, canne noire à pommeau d’argent, veste et pantalon noirs velours côtelé lustré sur un gilet bedonnant et sa barbe en bataille de kabbaliste perdu dans ses chiffres. Eva le revoit se promener, lentement dans la cour de l’école, des paillettes de croûte de pain agrippées aux poils ou circulant lentement accompagné d’une élève dans une rue étroite avoisinant l’école.

Pour les collectionneurs Eva fait appel à Jolokof ‑un pseudo ?‑ qui lui fait rencontrer dans l’arrière-salle du Balto de la rue Mazarine un certain Aliocha, faussaire et trafiquant de tableaux, installé dans un hameau près de Meaux receleur aussi avec un carnet d’adresses d’amateurs d’art gros comme ça.

En le quittant, je ne pensais qu’à lui et je ne lui avais laissé aucune coordonnée ! C’est tout juste si Jolokof m’avait présentée par mon prénom. Merde ! pour une fois que je tombais sur un mec pas trop con. Je ne fais rien comme il faut. Ça ne se voyait donc pas qu’il me faisait de l’effet. J’en étais raide dingue, amoureuse quoi !

Heureusement, lui, fut efficace avec de la suite dans les idées ! Jolokof avait disparu dans la nature, ou plutôt dans d’autres bistros que je ne fréquentais pas. Même si Charlie m’a suggéré d’aller vers la Madeleine : Il est venu quelques fois ici et il parlait russe ou une langue de ce genre je crois, tu devrais aller voir là-bas.

j’ai compté sur la providence, non. Fini ces superstitions : La chance. J’étais dans une phase plus voyante tzigane que bonnes sœurs, plus tarots et pile ou face que prières ou mantras… et la chiromancie c’est mieux que manucure pour l’argent de poche. J’ai aussi pu comparer, le besoin d’argent ça taraude.

Je n’ai pas le temps de vous raconter comment Aliocha a retrouvé mon adresse, comment il s’était déguisé en fille dans le lavomatic du coin, comment il a pu pénétrer dans le foyer de jeunes filles sous le nez de la tourière, comment il a frappé à la porte, comment je ne l’ai pas reconnu, comment il a analysé scruté les premières copies sans rien dire, comment sa voix est devenue de plus en plus exubérante et pointue, comment il s’est retourné en cachant son visage avec la robe relevée, comment, à poil dessous, son sexe franchement bandé, comment il m’a estomaqué à tout rompre en dévoilant son visage et en retirant sa perruque, comment nous avons bordélisé la chambre toute la nuit en étouffant nos baisers et nos râles dans l’oreiller, comment fort tôt le matin, après avoir délacé nos corps en douceur, il prépara un nescafé avec la résistance en queue de cochon entartrée accrochée au bord d’un bol pyrex, comment après une bataille malicieuse de langues et de caresses matinales saupoudrées de mots en bouillie et de phrases réduites à des onomatopées claquantes, il sauta dans sa robe, me suppliant en minaudant de l’agrafer, comment il extirpa d’un sac à main une liasse qu’il laissa en éventail sur la table. Voilà un acompte me glissa-t-il en m’embrassant avant d’ouvrir la fenêtre. Voilà comment je le vis enjamber l’appui et glisser et disparaître.

Banco ! lui crie enfin Eva en se précipitant à la fenêtre. Aliocha sautait à l’instant de la gouttière. Je lui fais signe de la main. Ah ! Le malin il avait tout prévu ! Sa robe dégonflait. Il en relève les pans, tend un pied comme une ballerine de Degas ou de son Bolchoï. Une belle révérence vers les cintres d’où je peux le voir, ratatiné, écrasé par la vue plongeante. Eva se penche à chavirer et le voilà s’évanouissant côté jardin, il se retourne, son ombre bue par les berges nord de l’île. La dernière image du baiser est sa main ondulant émergeant d’une vague de brume. Elle est dans un décor. Elle est aux anges. Essorée.

Ce mec m’a rendu dingue. Eva refermant la fenêtre pour garder toute l’odeur de la nuit.

Voilà comment il m’a laissée éreintée et flottant sur un petit nuage immobile là, dans cette chambre de foyer avec plus de 200 000 F déployés sur le petit bureau en formica bleu, la fenêtre bien refermée sur une bise qui ne lui a pas fait froid aux yeux. Un acompte.

Quatre cents billets ! ça fait un bel éventail… et elle s’imagine señorita dans une arène excitée ! Eva compte… 200 500 Francs… recompte… recompte retourne les billets… un à un… et dans la liasse un faux billet, une photocopie d’un côté et de l’autre un message, un nom un prénom, un itinéraire, des étapes dont une soulignée, des consignes, des ordres et un ps souligné : à détruire, instructions locales suivront.

Eva ne s’étonne pas. C’est à la fois vague mais elle y retrouve des bribes de phrases écrites par son père. Une autre écriture certes. Aliocha est-il un simple correspondant, placé là en travers de son chemin par quelque nécessité ? Non Eva ne peut pas croire à un simulacre de tous leurs gestes de la nuit, leurs étreintes, sa minutieuse pénétration : une longue mascarade. Non. Eva a beau remuer et secouer tous les instants de la nuit, rien de faux. À moins que… mais non ! les copies c’est bon pour les tableaux et les cancres, la simulation et la feinte jouissance c’est pour nous, parfois, pour que ces connards nous foutent rapidement la paix et si possible sans coups. Eva secoue la tête, s’interroge sourcils froncés. Impossible, ils avaient bel et bien traversé la nuit et tant pis si quelque part cette rencontre fut manigancée. La première rencontre oui, mais pas son apparition théâtrale, pas ses jeux de nuit, pas son aubade ni sa disparition matinale à la deus ex machina. Eva s’allonge sur son lit, s’engonce dans les parfums blottis dans les plis, empreintes de leurs corps mélangés. Sublimes estampilles. Ne l’avait-elle pas entendu susurrer dans la nuit : je t’ai tant attendue. En français. Et tandis qu’elle lit et relit le billet, le cygne vient la couvrir et s’endort en l’enveloppant de ses bras-ailes… belles brailes. Le cygne a la même odeur musquée avec cette pointe de bergamote ces bribes de muguet, ces échos lointains de santal qui la portèrent aux nues les yeux plissés de râles. Quand elle allume une cigarette ‑ il est formellement interdit de fumer dans les chambres‑ elle revoit Aliocha, empli de lumière au fond des pupilles, son visage déformé ou non par la distance changeante qu’il imprime à son corps en me prenant nouant ses mains sur mes fesses me soulevant doucement. Il est beau, presque silencieux et ses yeux sourient en regardant mon visage ballotter, tanguer changer de profil, descendant en roue libre crescendo vers le plaisir. Aliocha Eva bientôt en rythme accordé unique. Imbriqués. Eva chavire encore en aspirant la fumée. Les images de la nuit dans les interlignes du message. Elle lit relit récite le message le récite enfin les yeux fermés comme elle l’avait fait autrefois pour une fable de Krylov. Elle peut le brûler maintenant, dans le minuscule lave-mains à côté de la tête de lit où elle le jette en flamme verdie par l’encre. Elle regarde le papier se recroqueviller et il suffit de petites chiquenaudes pour réduire en poudre le message, la belle écriture et d’un tour de robinet le siphon avale les débris.

carnet non numéroté (pages 35)

En quelques semaines, le tour fut joué et j’avoue qu’Abraham aurait été étonné du résultat.

Un jour les commissaires-priseurs des héritiers n’y verront que du faux… – pas sûr ! dit Eva avec un sourire en coin.

Eva s’est entraînée, après avoir vérifié le comment de la fixation des tableaux aux cadres. Trois minutes : décrocher le tableau, le poser sur la table basse, avec une pince, faire pivoter les clous à l’arrière du cadre, au scalpel si nécessaire, découper la bande de papier kraft, sortir la copie de la sacoche, échanger, coincer le vrai entre les lèvres en les retroussant pour ne pas le mouiller, recaler la marie-louise dans le cas des aquarelles, écouter une seconde sans bouger les bruits venant du fin fond de l’appartement, replacer les clous, insérer l’original dans un dossier de cours, raccrocher le tableau, glisser la chaise près du guéridon, regarder en vitesse la mise à niveau et l’effet, une chiquenaude si nécessaire, remettre le cœur au diapason en feuilletant FRAU : le temps pour la douairière (dixit Barbara la gouvernante ukrainienne qui menait la maison) bien ridée, excentrique, outrageusement maquillée d’aller boire deux ou trois vodka en catimini à l’office, chaque fois avec un prétexte farfelu. il suffisait de voir ses yeux, de sentir son haleine en heurtant une méridienne, en s’effondrant dans un sofa, un divan selon l’heure… avec un : c’est dur de gérer seule une si grande maison ! il faut tout expliquer aux Polonaises et aux Petites Russes ! elles ne comprennent rien ! Martelant le parquet Versailles à coups de canne sur chaque r roulé. Et moi, près de la fenêtre donnant sur la place ; ingénue genoux serrés sur une chaise ‑ici on est en jupe et pas en jean… quelle horreur !‑.

Avez-vous finalement réservé votre croisière pour l’Antarctique ?

bien sûr, ma petite Eva, ce n’est pas donné et on s’y ennuie souvent avec les vieux… avec les vieilles c’est pire encore. Dommage que vous ne puissiez pas m’accompagner.

C’est une question de visa !

Da da je sais, je n’ai rien pu y faire, c’est plus facile de faire circuler l’argent que les personnes !

et poursuivant son monologue en russe, elle insiste, da da, vous aurez votre enveloppe aussi pour le temps de mon absence.

carnet 1 (pp 43-49)

Eva aligne ses montagnes russes au fond de la valise. Par dessus, quelques vêtements chauds tous matelassés de billets de banque huilés de cade pour ne pas crisser, des carnets à dessins et d’aquarelles, des crayons, le Slava, le Lomo, un petit miroir. Eva hésite un laps très court, le reprend. Elle s’y regarde en le faisant pivoter.

– Qui ai-je vu ? Elle étouffe le miroir avec l’oreiller de ses pleurs, de leurs étreintes. Il fourmille encore d’odeurs. Elle le couve.

En rabattant le couvercle elle tasse tout, les fermoirs piquetés coincent un peu. Mon père aurait mis de l’huile et c’est ainsi qu’elle hésite devant les trois enveloppes maculées, froissées : Eva les connaît par cœur et les laisse sur le bureau. Quand le jour tombe, elle a fait le survol de ces années, et de sa dernière nuit, elle se rappelle si peu de choses, des instants qui passent ainsi qu’on consulte une collection de cartes postales dans une boite de bouquiniste, façon flipbook aussi. Pas de détail qui fait pincer les doigts pour en contempler une, une seule. Non.

Si, l’image qu’elle n’écarte pas n’est pas muette. L’instant d’entendre et de voir si près si près les lèvres d’Aliocha murmurer : notre nuit première. En français.

Ce n’est pas si dur finalement de jeter un dernier coup d’œil circulaire à sa chambre, en laissant des tas de bricoles, des épluchures d’années passées là, des rognures de nuits bricolées. Son regard s’attarde sur le lit étroit. Un deux trois soleil ! … elle se retourne, rien n’a bougé. Elle ferme la porte. C’est son lit qu’elle voit et regarde en dernier. Elle sait qu’elle en gardera le souvenir toute sa vie, quel que soit le lieu où elle posera ses bagages. Il est trop tôt mais elle ne peut pas attendre le lever du jour.

C’est juste avant l’heure du petit déjeuner et personne ne la voit descendre des étages, ni glisser dans le couloir derrière les vitres cathédrale du réfectoire, ni traverser le hall et ses panneaux d’affichage, ni passer devant la loge éteinte, ni franchir la grosse porte du foyer, ni tourner à gauche dans la rue encore sous les flaques de lumière des réverbères, ni longer les quais en remontant le fleuve, ni prendre le pont vers la station de métro… un jour, une amie lui avait prêté un roman de Modiano…

une quête d’innocence peut-être.

Eva se sent dans une ambiance mystérieuse similaire… un malaise pesant et muet dans une obscure et trouble situation interlope…

Elle n’a qu’un coup de fil à passer d’une cabine à 7h30.

Ce n’est pas la voix dans l’annonce du répondeur. Elle aurait tant aimer entendre ce timbre, cette empreinte qui colle encore sur le lobe de son oreille.

Elle ne raccroche pas. Son souffle saccadé, la voix serrée. Elle débite les mots convenus puis un silence… l’attente d’un combiné qu’on décroche, puis un

– alors ?

comme une plainte pour inviter Aliocha à combler ce vide oppressant. Écoute-t-il ? Se retient-il de soulever le combiné ? Eva lance : je voudrais rester pour toi.

Sa main crispée s’abandonne, le combiné tombe, heurte la vitre, se balance en frétillant et tandis que la porte de la cabine claque derrière elle, Eva n’entend qu’un grésillement, long très long, étranglé dans le câble, éructé par l’écouteur.

Ainsi, s’en va-t-elle traînant sa valise, son sac en bandoulière, un foulard bariolé sur ses cheveux, noué autour du cou. Elle fera un détour par ce bistrot où il a ses habitudes, un des rares déjà ouvert à sept heures. Elle lui laissera un mot, quelques mots, un itinéraire énigmatique tracé sur une vague Europe dessinée en prenant un café. Des points noirs, minuscules zéros, des initiales majuscules de villes qu’il saura déchiffrer. Ils avaient tant et tant discuté des soirs et des soirs autour d’une bière, d’un café, d’un kir, bien avant leur nuit. Leur français était mité d’idiomes en langues slaves des quatre coins de la vaste Mittel Europa déchiquetée et rafistolée.

carnet 2 (pp 1-14)

Köln. Première correspondance. Hier n’est déjà qu’une trace, un point de non-retour. Le train a enjambé le Rhin dans un bruit de ferrailles et c’est tout le souvenir de cette première étape. Du temps à rattraper, alors le mieux est d’en effacer des morceaux, d’en rendre élastiques d’autres… dodeskaden, dodeskaden … tacatac, tacatac… tic-tac du trajet ferroviaire, coagulant temps séquencé et espace étendu, scandé par le métronome déréglé des éclisses de rails et des poteaux de caténaires jusqu’à l’évanouissement brutal du dernier coup de frein.

Un panneau d’affichage cliquette : le train en correspondance est loin d’être affiché.

L’atmosphère de la gare gangrène mon rapport au monde. Le mal‑être de la méfiance. Le contrôleur m’avait pourtant rassurée une fois : VUT signifiait voie unique temporaire… j’avais inventé d’autres combinaisons et l’une me hantait : Vers l’Ultime Terminus, pour nous signifier : souvenez-vous !

Eva aurait voulu continuer à imaginer un vrai fil d’Ariane retournant à la lumière et non alimentant les gueules d’un tentaculaire Minotaure engloutissant d’infinis déportés.

Dans cette salle des pas perdus, résonne une cacophonie barbare.

Cette fonction d’irriguer les idées, d’exporter des maillons de révolutions, d’embrasser les désirs, de les faire filer en tous sens, toutes ces images immatures soudain s’effilochent s’effacent. La flèche jaune dans une nuit frôlant les fleuves-frontières s’est éteinte dans une explosion : ses yeux exorbités d’un seul coup embrouillés par des voies de transit, de garage, d’aiguillages vers des heurtoirs, des voies de triage se déramifiant jusqu’à l’ultime bifurcation d’une voie unique temporaire pour des convois de déportés. T : Tot. Quai de transfert de l’enfer de l’envers. Déchargement d’innocents exténués. Et je vois dans ce hall un spectre étrangler une âme sublime ; un cri déchire la nuit, une voix gémit à mon oreille :

Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?

Eva est pourtant seule, son père ne la serre pas dans ses bras. Elle a froid. Eva abandonne ses bagages dans un coin de la salle d’attente, titube, vertige, s’adosse à un poteau du hall, entre dans la nuit urbaine. Elle se redresse dans un spasme, les yeux en larmes. Elle voit en délire sa grand-mère, le ciel se froisse, Eva vacille, les étoiles s’effondrent. Fondent dans un tombereau de suie.

Comment survivre à la dernière prière pour un morceau à mâcher avant de tomber ? Combien de secondes ont duré le soulagement de la promesse de douche, l’effroi du mensonge et la délivrance vraie que la mort hurlait? As-tu pensé à Maman… à Papa. Tu avais vingt-cinq ans, presque comme moi.

Hagarde, Eva traverse la place, erre, reprend souffle enfin en s’appuyant sur un mur hideux. Si haut à donner à nouveau le vertige, plus épais que la nuit, en gothique déchiqueté.

Eva croit toucher la peau d’un lépreux. Peut-être à cause du ralenti mécanique des rares piétons que l’ombre ocelle d’écrouelles au passage des voitures au loin. La cathédrale en Golem pétrifié avec ses deux énormes cornes acérées et une mâchoire béante denturée. Le Minotaure ? Encore. Encore. Je suis folle, si, si, il veut me dévorer ! Quand, par derrière, on lui susurre à l’oreille un meine Liebe. Eva sursaute, se retourne, sauvée. Un édenté sourit ricane ; dans sa main une toute petite boule ébouriffée. Il regarde Eva dans les yeux, acculée. Yeux vitreux, rictus, des mains intouchables qu’elle ne veut plus voir mais qu’elle devine étrangler quelque chose.

Pik pik… pik… puis plus rien…

Si.

Eva ferme les yeux, reçoit en pleine figure une petite boule de plumes toute chaude. Les petits crocs s’agrippent à son châle. Pattes brindilles d’abord, oiselet ensuite… cou roux et bec fin, rouge-gorge enfin, oui un rouge-gorge dans le nid de ses paumes. L’oiseau quémande. Tous les deux en tremblements convulsifs, synchrones, à l’unisson. Autrefois, de derrière une fenêtre bien au chaud, Eva avait aimé les observer en hiver se balançant, agrippés à une grappe de lard dans l’acacia au moignon hirsute balafré menaçant. Une âme d’enfance et un oiseau d’hiver… Sa tête pendouille ; une douzaine de regards hirsutes aux sourires de pauvres diables fait cercle autour d’elle… tous identiques, ils sont là avec leurs trognes et leurs haillons avançant au pas cadencé. Ein Zwei. Très haut la jambe. Un leitmotiv. Elle a froid. Quand elle rouvre les yeux et écarte les mains devant son regard, elle est seule. Des traces de pas dans la mince pellicule de neige. Bien rectilignes rayonnant autour d’elle. Elle est au centre d’un lieu vide avec un oiseau moribond contre son sein. Elle regarde tout autour. Pourquoi ce sentiment de culpabilité de solitude d’abandon ? Elle ressemble à une Madone : le visage penché, les mains sur le sein, du sang coulant d’un bec en accent circonflexe à travers ses doigts entrelacés. Contre elle, une cathédrale démesurée, ogresse avec une grosse langue bifide dont l’ombre informe souille une neige nouvelle contournant le chevet en rafales cinglantes.

Les flocons en chapelets infernaux s’emmêlent s’abattent sur le parvis pour vite effacer jusqu’au souvenir les traces des pas. Eva n’ose pas salir ce blanc. Eva a froid. Un froid d’enfance. Elle se retourne, le visage dans les plis ondulants de son châle giflé ; penchée sur l’oiseau, elle avance poussée par le vent enneigé, elle retourne vers le congère de lumière pisseuse de l’immense hall des pas perdus et des perdus.

Un fantôme l’arpente, dévidant une chaîne invisible, jalonnant ses pauses de caresses sur des visages endormis. Entre les rangées de bancs, il déambule, face rougeaude au-dessus de son bustier tendu, obusier de première ligne.

La façon de son regard montre qu’il a perdu quelque chose ; ses yeux aux aguets pour retrouver ou se rappeler ? une boucle d’oreilles ou le souvenir qui s’y rattache ? Son regard presque absent ludionne dans l’ovale injecté. La dentelle de son corsage acrylique et ses longues tresses dessinent les mêmes torsades. Chaque nœud en boucle de soie vermillon semble avoir été disposé avec attention : Deux énormes aréoles. Il a un sourire arrêté et il semble glisser sur le marbre des travées et sa main parcourt les dossiers sous le gros œil de la pendule lumineuse. L’aiguille des secondes mouchetée d’un beau triangle rouge assène ses coups.

Aliocha ! dit un murmure perdu. Eva sursaute. La main qui effleurait le front d’un endormi se suspend. L’endormi a gémi dans son sommeil.

Eva s’approche doucement, caresse la main froide ; le spectre semble écarquiller les yeux et se fige.

Surpris, peut-être, il fixe Eva. La contemple. En silence. Leurs regards évident la salle. Leurs mains se crispent se nouent se serrent. Elle est réveillée, un sourire se met en branle et cette main prête à oindre le front achève sa caresse.

La femme sort du rêve de ce dormeur du hall. Il n’est pas difficile de l’imaginer perdu, désœuvré, exténué par cette permanence de relégation quotidienne, d’exode, de guerre, de désertion, d’errements. Il a sombré là, sans même pouvoir dire comment, par quelles douleurs solitaires. Seul, il dormait et ce désir de caresse rêvée vient soudain le raviver. Il sourit les yeux fermés, inspire profondément et se rendort en embrassant son sac calé sur ses genoux.

La femme dissout le fantôme, elle est à la fois lasse et juvénile. Ses gestes sont d’un autre temps, extraits d’un film de l’entre-deux-guerres, des gestes peu fluides, aux tons rabattus d’un sépia pisseux, striés par les rembobinages et les relectures. La lumière des néons les surexpose tant qu’ils s’estompent dans l’espace.

Elle entraîne Eva dans la grande salle d’attente poisseuse et puante. C’est elle qui se penche et contourne la banquette pour pousser deux places. Ça grogne s’agite se recroqueville. Pas de bagarre. Elle a du rouge partout : les lèvres, les joues, le bustier, tous les ongles, les bas résilles, des boules d’oreilles cliquetantes. Son visage a les traits slaves, tatares avec -cliché- ses yeux bleu délavé légèrement en amande, pommettes hautes, bouche en grandes parenthèses. À voix basse, les sons rauques vibrûlent au sortir de sa gorge, ses lèvres se rident se fissurent et Eva n’y comprend rien, mais le timbre est triste… puis le rythme, le phrasé se révèle et réveille la langue. Eva ne la parle pas mais elle la reconnaît malgré la voix un peu grave et le débit un peu trop rapide pour ne saisir qu’un mot par ci par là. Liubov, da en tapotant sa poitrine puis de l’index elle m’interroge. Eva lui sourit : Priviet Liubov

et hoche la tête la main sur son cœur : Eva. Liubov sourit et répète Eva Eva et pleure du noir, lui montre son cou avec une morsure, relève son corsage sur un ventre zébré de griffes verticales enfermant son torse dans une sorte de cage, fait gicler un sein pour montrer des ronds de brûlure. Du rouge, partout, partout, partout. Indélébile. Douleur montant des abîmes de ses pupilles, lave brûlante teignant tout dans son débordement. Elle parle, elle parle, souligne da ; Eva devine famille, da, pravda… encore Aliocha… Dans un bout de phrase entre deux respirations, Eva isole – Natalia Sedova – qu’elle a du mal à interpréter, puis l’index pointe l’entre-jambe et le pouce et l’index formant anneau avec les mots ‑Paris‑Léon‑ et après un silence Trotski da da, raccordent gestes et paroles ‑da rhorocho‑ et elles sourient ensemble. Mais ce jeu de pistes cosmopolites l’abrutit : connexions à brancher débrancher comme des fiches d’un standard téléphonique, ça grouille dans tous les sens, les phonèmes jouent à saute-frontières, la traduction simultanée ne fonctionne plus depuis vingt ans !

Eva n’a dû la convaincre que le temps du sourire et avec un ‑spassiba‑ lui transmet un sentiment de compassion. À l’évidence, des sévices. Chaque mot qu’elle bégaie parfois doit raviver des douleurs ; un embrouillamini confus de paroles et de mimes raconte sans doute ses errances, ses rencontres avec des tordus, des nuits à être tabassée, des simulacres de réconciliations… elle s’est asséchée la langue à vouloir faire comprendre… alors pour poursuivre, avec son index elle trace 1938 sur sa cuisse résillée et dit le nombre avec une tristesse enfoncée dans chaque syllabe.

Une dette une dote une date ? Plus tard je saurai : un deuil.

Liubov se lève d’un bloc. Un affairement soudain mécanique, comme si la scène était jouée, comme si les mots étaient épuisés. Elle part son bagage à la traîne. Porte, cloisons, fenêtres, sa silhouette passe s’efface passe s’efface dans la longue galerie, ses talons hauts caquettent encore sur le marbre quand une annonce grésillée par un haut-parleur agite la salle d’attente.

Eva se penche entre le guingois de la palissade de jambes. Où est l’oiseau ? Où l’ai-je posé ? Je n’entends plus la plainte ? Là-dessous :

des restes, des emballages, des mégots dont certains à virgules rouges.

Non il n’est pas là ! délire Eva, il y a trop de rouge par ici ? Elle regarde ses mains, la pendule, elle revoit cette ombre fatiguée disparue avec son histoire étrange. Où suis-je ? Eva ne sait même plus si elle a eu cette petite pelote de plumes blottie dans ses paumes. Quand ? Cette nuit, ou celle de son enfance ? Un autre de la même couvée ? Un seul et même ? Elle voit double, superposant passé et présent. Entendu vivant puis bercé mort peut-être, tout chaud encore ?

Les lieux flottent dans un temps indistinct et se conjuguent bizarrement, ses larmes lourdes bloquées au bord des yeux la déséquilibrent. Sa tête s’est effondrée sur ses genoux. Ce qu’elle entend vient-il du hall ou de la boite de son cerveau ?

Elle perçoit une plainte fondue dans les raclements et les ronflements. N’aperçoit rien.

Pik pik pik.

Il est là, perdu sous une banquette, juste à côté de la porte de la salle d’attente. Plainte ébouriffée effrayée perdue en claquements de bec et frissons de plumes. Au-dessus, des têtes lourdes de rêves de gare pendouillent sur des corps avachis. Parfois des gestes brutaux désarticulent certains sommeils, on dirait des automates disloqués.

Eva se lève et se perd dans le hall wassingué par trois femmes de ménage en ligne. Elle reconnaît le phrasé : turc. Une odeur de détergent saturé de citron l’écœure. Elle retrouve Liubov dans les toilettes femmes, dans le secteur des douches.

Elle chante en français. Eva est sidérée et n’écoute qu’à moitié le haut-parleur annoncer plusieurs trains en plusieurs langues. ‑car l’oiseau qui s’enfuit vient chercher l’oubli dans son nid‑… Eva en tombe sur un tabouret. Tout tourne. C’est presque une crise d’hystérie… Perdues en Allemagne, elles ne se sont même pas demandées dans quelle langue elles pouvaient échanger ! C’est fou ! C’est fou… et elle va tambouriner la porte…. Liubov…. Liubov ! C’est quoi cette histoire ! Tu parles français… elle ouvre la porte, ruisselante splendide souriante naturelle dans sa nudité balafrée… oui un peu mais j’ai oublié tellement ….. et terriblement confuse par accent. C’est pas grave, je vais retrouver. Eva voudrait parler, parler parler. Elle fait non de la tête, elle grimace. Réfléchir. Elle a déjà moins mal à la tête. Elle va pouvoir penser dans cette langue qui lui a servi quelques années.

Eva est rassurée, elle a le temps elle aussi. Liubov sèche ses nattes, se masse les pommettes avec ses poings fermés, extirpe des fringues de son sac, défroisse un chemisier, tirant sur les pans les manches et le col. Ça claque, ça fouette. Elle chantonne en russe et je suis sous la douche. Une pluie tombe sur mon visage, je ferme les yeux, laisse la voix de Liubov m’envahir… laisse les gouttes ruisseler sur mon corps. À chacune, une image, un son, une phrase ‑c’était pour ton bien‑, pour avoir du recul. Eva garde ses yeux écarquillés, attentifs aux signes minuscules d’un imperceptible débordement à la frange de l’existence bien plus loin que la voix rassurante de Liubov derrière la porte, Eva qui aime tant regarder, sentir les alentours de sa vie, ces petits riens, ces fractales adjectives qui élèvent en puissance infinie la moindre limite en vibrations, en plis et replis démultipliés ; je me regarde me laver doucement, faire mousser le savon… ‑Il est si doux, mon cher trésor, d’être un peu fou…; je ne veux pas que chaque petite bulle soit l’atome d’une énorme molécule boulimique qui m’enchaînerait. D’autres atomes peuvent-ils encore s’y accrocher. La légèreté, la stabilité, l’équilibre seront-ils conservés ? L’eau ruisselle toujours, je rince mes cheveux ; je m’abandonne à ce jeu de relativité absolue avec une sorte de jubilation qui ensemence mon imagination. J’enregistre tout avec une densité de détails tels qu’ils seront un jour une démonstration. Je ne veux plus passer à côté, plus frôler, plus effleurer ; je masse mes épaules ; je l’ai décidé un soir là-bas. J’ai mis du temps à relever la voilette, et maintenant, arrachée enfin, je reprends ma vie et ma route. L’exil était aussi rêver la nostalgie… et bien non ! il y a trop de confort dans l’exil ; j’astique mon cou, je sens la crasse rouler sous les doigts ; mon père avait distillé dans ses lettres le poison de la culpabilité de l’exil. Même si je l’avais transmuté en « études », je n’étais plus dupe ; je me gargarise et toujours la voix de Liubov avec un : non rien de rien, non je ne regrette rien…

cet éloignement : un exil camouflé. Pour ne pas me faire du mal. Pour ne pas faire souffrir mes proches ; ‑quand il me prend dans ses …  pour m’écarter de tous les champs de bataille, être soustraite à des représailles, me déculpabiliser, me contraindre à l’oubli, à me faire… Non ! Pas dispar-Être, oui . Par être.

Liubov enchaîne ‑brrrras‑, les gouttes rebondissent sur les paupières d’Eva ; elle n’osait s’avouer qu’une question d’amour-propre y était ancrée. Oui. Eva masse ses seins, son ventre en mouvements circulaires, respire, se sent bien. Les causes multiples se recoupent parfois ou passent par un point de tangence infléchissant l’histoire. Sans aucun doute, sans ce soir-là, elle ne serait pas partie. En tout cas pas avec cet unique prétexte d’études. Ses mains ouvertes descendent ‑car l’oiseau qui s’enfuit vient chercher l’oubli dans son nid‑, s’attardent lentement sur ses fesses, les bulles de savon s’accrochent sur l’échancrure, ‑toc, toc, excuse-moi, trésor, je viens faire visite‑, je me caresse, l’eau ruisselle, monte haut… oh… trésorgasme !

Eva comprend soudain qu’elle retourne là-bas car elle souffre trop, ‑ni le bien, qu’on m’a fait, ni le mal, tout ça m’est bien égal ! Je bave, je dégouline, être moi-même, j’ai choisi de revenir, je hurle ‑oui, je jouis‑. Silence de Liubov. Je glisse lentement le long du carrelage blanc et tout contre la porte : ça va Eva ?

Je dis tout bas en caressant la porte : Liubov, mon prénom comme une chaîne au nom qu’on m’a transmis, tu en fais quelque chose de plus beau.

Je ferme les paupières, je rince, j’habille mon corps tremblant, j’ai fini :

Chante, Liubov !

Mon pays avait été un laboratoire de tolérance il y a très longtemps :

Termine ta chanson.

Elle s’adosse au lavabo, une main posée sur la tablette, piano blanc de fortune… une plaie ouverte, et dame fortune, en m’étant offerte ne saura jamais calmer ma douleur. J’aimerai toujours le temps des cerises et le souvenir que je garde au… Eva danse seule et comme si elle connaissait par cœur le texte elle enlace Liubov et la presse contre ses seins. Liubov sourit l’embrasse, elles s’empoignent emmêlent leurs langues, une frénésie les prend d’assaut, les caresses enflent leurs corps, les doigts furètent partout. Les langues paissent les touffes d’aisselles, dessinent des arabesques sur les seins, les cous, les lobes. La porte de la cabine claque derrière elles d’un coup de talon. Râles et sussions s’alternent et s’épuisent brutalement dans un choc brutal contre la porte. L’eau coule, ruisselle les illumine de mille paillettes. Halètement d’une ultime étreinte, leurs mains en étau sur le visage de l’autre. Comme ça fait du bien, j’ai murmuré en russe, tu vois c’est un lieu magique pour nous deux !

Viens Liubov, tu chantes bien ! donne-moi ton sac, cette gare nous laissera un beau souvenir !

Elles s’en retournent légères : -moi aussi ça m’a fait du bien, j’ai eu l’impression d’aller très loin derrière.

Lumineuses elles retrouvent la salle cloaquemurée d’haleines et de sueurs sures. Rien n’avait bougé :

Liubov, on n’a pas besoin de se raconter le passé ! On n’y lira pas non plus l’avenir ! Et je vais déjà me contredire, mais on est à Köln dans une gare… alors… tu allais où ?

Liubov la regarde, ses phrases sectionnées de silences, sa main se pose sur le jean d’Eva, la regarde, la scrute délicatement. Est-elle surprise, songeuse, traduit-elle ses mots ?

À Paris, oui da Paris ! j’y suis allée longtemps déjà et quand je suis rentrée à la maison j’avais oublié quelque chose !… une fois, deux fois, encore j’y vais une fois. Pour trouver, Liubov sourit,… retrouver mon bon français et… Eva s’interroge… bon français ou beau Français ? … revoir une très très vieille cousine, j’apporte kasha comme à la maison.

Et toi Eva ? Je hausse les épaules alors je lui lance :

j’ai quitté Paris, par Franckfurt am Main, je retourne quelque part, comme à la maison, je vais à…. petite grimace de clown espiègle tirant de son chapeau pointu une lettre d’alphabet invisible dessinée du doigt dans l’espace :

Bravo ! B et la première étape est…sketch cisaillé par le télescopage de Bub… et le jingle d’annonces répercutées par tous les hauts‑parleurs…

– Budapest via Frankfurt am Main, Leipzig, Dresden, Praha, Brno, Bratislava

– Salzburg, via Mainz, Mannheim, Stuttgart, München

– Wien via Frankfurt am Main, Nürnberg, Passau, Linz

– Berlin via Essen, Dortmund, Hannover- Paris via Bruxelles

– Bern via

Cette fin de liste n’a pas d’importance. Liubov pousse Eva du coude ; cette litanie de noms l’a mise en alerte : Eh ! mon train est annoncé. Elle désomnole totalement.

J’ai envie de manger, Liubov, tu as envie aussi ? J’ai aussi envie de me sentir encore vivante à ton côté encore un peu. Dehors, j’ai rien vu dans le froid. Il y a sûrement un snack ouvert dans la gare.

Eva fouille son sac, tend son portefeuille : il y a des marks, vas-y, je garde les bagages, on a le temps de grignoter ensemble.

Liubov prend le porte-monnaie :

J’avais si faim, j’étais prête à sacrifier kasha, spassiba.

Eva suit le court travelling du cadre de fenêtre.

Des jambes des têtes ont repris eux aussi la motion du temps, des bouches baillent dans des cornets de bras qui s’étirent et réveillent un Pik, pik, pik, là sous sa place, blotti entre les sacs ; il s’écarte du visage rougi et la grosse bouche ouverte qui approche, il sautille, la tête affolée, s’enfuit, disparaît :

Où es-tu petit rouge-gorge ? Elle tire son sac, trifouille les emballages. Pik pik pik, disparu. Non, il est là, réfugié sur le bloc au-dessus de la porte avec son petit bonhomme vert qui court.

Pik pik pik vif comme un appel. C’est bientôt l’heure, elle arrache une grande feuille d’un carnet à spirale, griffonne : une adresse et un numéro de téléphone à Paris, son nom, son prénom, puis à la ligne

rappelle-toi notre douche,

et ajoute en majuscule le nom d’un village commençant par B. le nom d’une province d’un district d’un pays aussi, on ne sait jamais, il existera peut‑être encore…

Doucement elle ébarbe la feuille, pâquerette, oracle mystérieux dont le dernier pétale laisse tomber un beau présage ; lentement elle l’origamise en enveloppe. Écrit au bic : spassiba Liubov. Elle fait bailler un peu sa valise, salive, compte avec les doigts, retire une liasse de la doublure.

Pik pik pik.

C’est fait, enveloppé, dézipé, glissé dans la poche avec le passeport, rezipé.

Quand Liubov revient, elle a son sourire rouge aux lèvres et un sac kraft à la main. Elles rient pour un rien, un bout de salade qui reste accroché entre les dents, s’empiffrent de saucisses et de kartofel frites, rient encore quand elles sont aspergées par la mousse à l’ouverture des canettes de Pilsen, leurs lèvres luisantes, barbouillées de mousse et de graisse ; elles n’entendent même pas les talons qui raclent le sol au réveil des voyageurs de la salle d’attente. Un jingle a tout précipité, bouches essuyées d’un revers de manche, emballages froissés et jetés façon basket, bagages épaulés, empoignés, regards sur les panneaux, noms, lettres uniques grasses majuscules, icônes, signes… escalier, passage souterrain escalier, essoufflement rires embrassades…

Eva l’a bien vue monter dans le wagon, a bien entendu le coup de sifflet, a longtemps regardé la locomotive s’ébranler lentement jusqu’à la disparition du dernier wagon dans le fouillis des aiguillages et de la courbe. Eva est triste un peu, s’interroge lentement pour traduire Der Zug war pünktlich1 murmuré dans son dos par une voix un peu rauque de fumeur. Elle frissonne en voyant planer son ange-cygne et sourit une seconde à peine : mon ange me console, mais ne parle presque jamais.

Eva, en entendant l’annonce d’un autre train entrant en gare, se met à douter des raisons de son voyage ; la brusque solitude, le train pour Paris avait arraché Liubov pour l’emporter dans l’autre sens. Un instant, oh un si bref instant, elle hésite et retourne dans le hall, cherche un guichet ouvert, baragouine pour un départ prochain pour revenir en arrière et se complaire dans l’exil qu’elle s’était douillettement bricolée. Au moment de payer, un sourd battement d’ailes, une ombre blanche, Eva se défile, lève enfin les yeux vers le triangle de la verrière où l’ange-cygne se volatilise. Elle sait où il va.

Indirectement.

Une locomotive pointe à l’horizon enfle dans le brouillard et une fumée expire des interstices rougeoyantes des tôles. Les bielles tricotent sur les roues sous les cônes de lumière si maigres qu’ils n’éclairent même pas les dalles du ciment lézardé.

Les passagers, réfugiés d’encoignures, de salle d’attente et même des WC, emplissent la plate-forme. Dans la douzaine de wagons aux carcasses de tôles cabossées, l’éclairage des voitures diminue avec le ralentissement du train. À l’arrêt les fenêtres n’ont plus qu’une lueur agonisante et les wagons sont pris d’assaut par les entonnoirs de corps valises ballots sacs effervescents. Les hauts marchepieds rendent l’escalade tumultueuse nerveuse hargneuse. Un triple sifflet strident de la locomotive précipite tous ces adjectifs dans un paroxysme de débâcle. Des bras aspirent les bagages par les fenêtres, on tire on pousse on presse on s’entasse enfin comprimés jusque dans les soufflets ; un cheminot titubant dans cette soudaine solitude opprimante lance un long coup de sifflet, balance sa lanterne de cuivre lève un drapeau et le train soubresaute, fulmine, glisse enfin en ébrouant la neige d’entre les rails. Un autre cheminot agite un drapeau au rythme du train, comme si c’était lui la mécanique. Il s’arrêtera quand son mégot sera éteint, quand les deux globules rouges du dernier wagon auront disparu dans un entrelacs luisant d’aiguillages que longent les entrepôts aux sheds défoncés et des cheminées d’usines aux fumées horizontales suçant les nuages tuberculeux tendus de part en part d’un l’horizon indistinct.

Il retirera sa casquette et s’en retournera à sa guérite, à l’abri.

Sur le quai, il n’y a pas eu de mouchoirs blancs humides de pleurs, ni sales sentant le soufre et la caséine. Ici, il n’y a pas d’au revoir. Le froid a repris le dessus de cette fièvre panique. Dans ces lieux, depuis longtemps, les baisers et les adieux n’ont plus cours.

Plus qu’ailleurs cette gare s’éparpillant en voies de triage est un enchevêtrement dessinant l’avant-poste d’une frontière : de l’immobile et du motif, de la soumission et de l’espoir, du c’est déjà çà ! quand ce n’est pas sur une voie de garage qu’on se retrouve stationnés dans un effrayant no time’s land. Le soulagement ne vient que lorsque le train tressaute avance ne serait-ce que d’une longueur de rail. On contemple les morceaux d’instants que tricote le présent. Du dernier wagon tronqué par une petite plateforme, Eva aurait pu compter les traverses si elles étaient visibles mais à cause du froid la porte est bloquée, la vitre givrée laisse à peine deviner deux armées de bouleaux se relevant en frissonnant dans le sillage de la voie. Ça roule enfin.

Finalement, se rassure Eva, dans ce dernier wagon il y a moins de voyageurs que de bagages. Une majorité de mères très jeunes souvent ; les hommes se sont débinés en douce par l’autre porte pour disparaître dans la nature a cafardé une vieille ! Bon débarras qu’il aille en engrosser une autre claironne une autre ! De très jeunes enfants, emmitouflés, allongés en Z sur deux ou quatre cuisses dorment le sourire aux lèvres, la tête encapuchonnée de tissus bariolés, leurs petites bouilles crasseuses et luisantes de morve.

Pour allez là-bas, il faut vraiment une nécessité mal définie ! Malgré les douleurs de la survie, il faut parfois beaucoup de temps pour trouver où aller mourir quelque part.

Le wagon capitonné de bagages a même une allure de salon désuet avec son laiton, ses panneaux de contreplaqué roussâtre, son plafond un peu incurvé suifé, ses banquettes ridées, jadis rouges et dodues. Dans un coin, deux seaux de boulets de charbon et un poêle ; le contrôleur, casquette rabattue sur le visage, s’est affalé dès qu’il a fermé la portière après deux coups de sifflet et d’yeux vers l’avant et la queue du train. À gauche, deux wagons de marchandises. À droite son regard avait remonté jusqu’à la locomotive : un fourreau noir au-delà de neuf wagons, dans une ruade de fumée dispersée dès l’élan, engloutissant un cheminot gesticulant sur le quai en un sémaphore aux bras rayés.

La chaleur a enfin chassé les giclées de froid et tous les voyageurs, dans une sorte de longs conciliabules transis, se sont installés, utilisant les valises, les sacs, les ballots pour étendre un pied, reposer une tête, appuyer un coude. Un canevas d’idiomes jurent, se confient, s’interpellent dans tous les sens, pour une position, un sac coincé, une valise chancelante, un voisin avachi d’un coup sur une épaule, un coin plus confortable pour fermer les yeux, mais ruisselant d’humidité à cause d’une fenêtre qui fuit ; une femme, en accord avec le leitmotiv lancinant du wagon bringuebalant, murmure une berceuse les yeux ouverts, couvant l’enfant du regard, tandis qu’Eva, debout à la portière, regarde la nuit traverser la buée qu’elle n’efface pas. Elle trouve beau ce blanc, indécis et si puissant qu’il semble éclairer les bouleaux et les sapins pris de houle au passage du train. Eva y voit une procession faisant une longue et profonde révérence hachée menue par les rectangles de lumières des wagons, stroboscope bleuissant la neige et les écorces puzzleuses des troncs. Le poêle grésille. Enfin. Elle pense à Liubov et sourit à son reflet qui se superpose au grain de la nuit.

Eva se recroqueville sur un strapontin, ses yeux divaguent flous. Sa valise vacille entre ses mollets, la tête vacille se redresse et tombe sur ses bras croisés. L’ange-cygne vient la couvrir sans avoir entendu le battement des ailes. Comme s’il avait attendu son immobilité, il est affalé de tout son long et ses ailes enflent au rythme de sa respiration. Quand tout le monde dort, c’est lui qui tend le cou pour scruter la nuit, des champs ourlés de clôtures aux pieux coiffés de blanc, les villages éteints. Tout est vaste, au-delà des vitres et de la pellicule se déroulant sur les bas-côtés avec son ombre courbée. Dans son rêve Eva se demande comment un passager a pu monter en marche. Les rêves sucent dans le réel des semences d’images et des sons confus : des ondes plastiques et colorées imbibent les méandres de son cerveau où s’active un réseau de trajets aléatoires. Les pièces s’imbriquent ou se superposent sans peine presque subrepticement dans un contour sinueux, un nuage en inconstante mutation d’une paréidolie fantasmatique et pourtant effrayante. Ainsi ce trajet, en chemin de fer, avec cette locomotive à vapeur, ses voitures accrochant cinquante ans d’histoire ferroviaire en douze tableaux roulants, ses voyageurs sans plus d’orient, est-il encombré mutilé incarné par les images foisonnantes de récits de sa mère : lointains voyages de fuite, d’inconnues destinations, d’imprévues bifurcations, de correspondance pile-ou-face, d’une rumeur colportée à bord du train, de station soudaine sans motif en rase campagne. Ce trajet rebat aussi des souvenirs enfouis d’un premier voyage d’Eva avec ses coups de fouet de blancs montés en neige et des bulles opalescentes presqu’irisées explosant se ratatinant fusionnant implosant enfin brièvement dans un cirrus en tourbillon compact d’une brève unique image irréelle douloureuse et tentaculaire ; espèce d’espace mouvant oscillant palpitant entre l’illimité de sensations de vides étranges caverneux et le détail nodal d’une larme où s’engouffre la vie d’Eva dans un éboulis d’agrégats pulvérisés. Ces tesselles protéiformes énigmatiques la submergent. Leur densité est telle qu’elles lestent ses gestes vers un abandon désordonné et désaccordé du mouvement heurté du convoi.

La campagne ondule et l’horizon prend des pentes qui essoufflent la locomotive. À l’aube la ligne franchit un col. À l’aurore, le train se réveille. Les visages se déplient se déplissent s’agitent,  on se gratte la bataille de cheveux, on entrouvre un œil comme si chacun avait senti le ralentissement annonciateur de gare, tous éblouis par la neige rutilante orange sous l’aurore. Les wagons se vident sur le quai où des femmes tout en noir s’étaient postées avec des bidons de thé brûlant et des paniers de petits bretzels encore fumants. Par les fenêtres des mains tendent des gobelets,

des pièces, des billets. Le wagon se nettoie à grand air froid sec friable.

Eva, par la portière, cherche le nom de la gare. Pourquoi le train est-il passé si à l’est ? Le contrôleur n’en sait rien. Il fait une moue avec un haussement d’épaules, fait mine d’écrire sur un carnet comme pour dire que son travail se limite à noter l’arrivée d’un convoi, à vérifier la position du loquet des portes, à siffler le départ, à consigner l’heure du départ, à débiter soudain un nom de ville. Tant que le train est sur les rails ! Eva reconnaît ce nom : son père en avait parlé un jour évoquant un séjour qu’il y avait fait pendant la guerre et, sans savoir pourquoi, Eva ramasse ses affaires et saute du marchepied au moment du coup de sifflet et la portière claque dans son dos.

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Il est là, derrière une vitre ; un homme d’une quarantaine d’années avec une chapka rousse fait un léger signe de la main. Il ne sourit pas, ne pleure pas : Il regarde Eva. À part son bras, il ressemble à une statue couleur bronze. Eva lui fait signe, tout petit à la frontière de l’anodin. Il écrit sur la buée d’une vitre un mot de trois lettres. AVƎ. L’homme efface la buée d’un coup de manche, pour un bref sourire allumant un clin de lumière. Eva le lui renvoie et presse le pas ; il a déjà traversé la salle d’attente ; sur le parvis de la gare, il s’arrête près d’une Jigouli avachie sur ses amortisseurs. Eva, sac en bandoulière, valise à la main, les pensées en questions et craintes. Il se retourne, s’incline en retirant sa chapka lui baise la main et lui ouvre la portière en empoignant sa valise. Lentement il contourne l’auto, s’arrête pour essuyer une hypothétique tache d’un revers de manchette lui permettant de jeter un air circulaire faussement satisfait. Avant de démarrer il nettoie ses bottes à coup de talons contre le châssis et claque la portière. Ce n’est qu’une fois en route qu’il tourne la tête pour lui adresser une franche et volubile bienvenue.

Le rétroviseur croise les regards, interprète les silences, traduit les mimiques. Professeur mais surtout taxi, il fait un geste de doigts frottés qui doit bien signifier ‑argent‑ comme partout sans doute à travers le monde. Elle comprend qu’elle est tombée sur l’homme de la phrase deux du message. Elle lui fait signe de mettre en route le compteur, il refuse, elle insiste. Pour ce voyage il n’est pas question d’argent. Dans la tête d’Eva en revanche, il y a un cliquetis de rouages en branle avec des mots, des images, des ordres.

Les faubourgs gris puis la campagne étouffée de neige. La route longue déserte droite. La voiture bringuebale dans un champ de nids de poule qui éclaboussent les bas-côtés. Des rafales de gravillons mitraillent le châssis. Les panneaux rares ne signalent rien de connu, et ce n’est qu’à un carrefour qu’elle entend le conducteur parler en sous-titrant ses paroles de gestes, tapotant de l’index le cadran de la vitesse… deux heures de route, quatre-vingts km avant la ville de B.

Dans un village, il fait un détour dans une ruelle puis un chemin, stationne en laissant tourner le moteur et disparaît sans dire un mot. La vitre s’embue et Eva trésaille quand il rouvre la portière. C’est bon dit-il en souriant et il sort un paquet de cigarettes ; d’un petit coup sec il en fait jaillir deux de l’étui en ruolz tendu vers Eva. Mais dans quelle langue a-t-il parlé ? Ça l’effraie un peu d’avoir à réécouter sa voix avant d’être sûre. C’est plus l’accent qu’elle a retrouvé que la langue et elle se dit qu’elle est bien sur un chemin connu.

Ils fument en silence et parfois Eva lui lance un regard à ricochet dans le rétroviseur quand il se met à fredonner. L’auto croise quelques camions à ridelles, deux citernes et les rares voitures sont presque toutes noires cinglées de boue.

On devine bientôt une banlieue ; la route remonte la rivière serpentant jusqu’à l’Łobjo. Il lui montre une porte basse en plein quartier Juif et la dépose à un carrefour. D’un signe de la main et d’une phrase assez longue qu’elle reconnaît vouloir dire en partie au revoir, la Jigouli redémarre mais l’homme dans la fumée d’échappement n’a pas vu le sourire qu’elle lui avait adressé. La ville fourmille à cette heure matinale. La neige sur les bâtiments baroques délabrés, les fontaines aux gerbes gelées, les trams sonnaillant à tout bout de rue, des vélos et de rares autos, les rideaux des vitrines qu’on relève sur de maigres étals en auscultant le ciel plombé, des églises muettes, des réverbères aux bulbes ventrus en vague d’extinction.

Eva erre dans les rues, se reproche un bref instant de n’avoir pas laissé son gros bagage à la consigne de la gare. Mais y en avait-il une ? Dans une lointaine perspective, un palais baroque flanqué d’une aile massive du plus pur réalisme soviétique. Elle se dirige vers le marché du centre comme si elle en connaissait le chemin. La foule des rues étroites l’entraîne, et là c’est la cohue ; pour la seconde fois, depuis son arrivée dans la ville de P. , elle sourit. Le marché est le carrefour des langues de toute la Mittel Europa des Tatras aux Carpates de la Baltique à la Mer Noire, au centre, la vaste halle à verrières multicolores rafistolées, à poteaux de fonte, aux murs et contreforts en pierres à bossage imité du Palais Gondi. Autour ça grouille de partout, les petits maraîchers, les particuliers qui ont un jardinet, un potager, une plate-bande privée ont posé au sol une simple bâche de plastique, un journal déplié, une toile de jute avec des lots de légumes en chapelets, en modestes petites pyramides, des fleurs en maigres bouquets, des poignées de fruits tachetées. On se frotte les mains on souffle dessus, on marche sur place pour se réchauffer un peu. Une église carillonne enfin. C’est à peine si on entend sa plainte dans le tumulte et tout le monde est un peu sourd tant on est engoncé dans pléthore de chemises, de gros pulls tricotés, de manteaux, de châles, de cache-nez, de fichus, de bonnets de laine ou de fourrure acrylique, de moufles. Les nez pointent bien rouge, les yeux dilués de larmes brûlent. Des branches nues d’immobiles arbres pendent des sucres d’orge de glace que montre la main emmitouflée d’une fillette. Elle tire sur la manche de sa mère, montre le ciel là-haut au-delà de la forêt des grandes personnes et sa mère ne comprend pas et la gronde et la tire, elle tourne la tête, regarde ces arbres magiques alignés autour de la place où viennent par de surgissantes ruelles tortueuses se déverser toute une ville. Des arbres cadeaux. Sa mère ne voit rien ; et tousse et crie et fume et traîne la fillette en pleurs.

Eva emportée par le grouillement du marché, les narines pleines d’odeurs que le froid malgré tout a laissé monter des sous-sols se laisse gentiment bousculer, petit galet dévalant un torrent, titubant presque parfois. Elle aurait pu se perdre dans le dédale des ruelles tordues et elle a dû faire sans s’en rendre compte une grande boucle : à deux pas, elle reconnaît l’enseigne de tôle pendouillant au-dessus d’un petit porche massif. Tant mieux ! Au moment où elle se sent exténuée et affamée, l’adresse du taxi a surgi sans avoir à demander son chemin.

La voilà engloutie par le brouhaha d’une de ces cantines à plat unique, servi bistro – bistro où on se réchauffe à coup de pivo en mangeant serrés en sous-sol au milieu d’un bruit confiné et son relent à donner le tournis. Une serveuse à nattes, tablier à bavette blanc, faufile son popotin entre les travées, un plateau garni fumant haut au-dessus de son calot blanc à liséré rouge. Elle lui dégage un coin de table en demandant fort de se pousser pour la dame et voilà Eva qui mastique une tranche de saucisse, rumine une bouchée de choux, regarde les bulles faire l’ascension de la pivo dans le verre. Épuisée par le voyage, par la marche matinale, Eva sent ses jambes se libérer de la fatigue et elle se repose, même quand quelqu’un la dérange en se glissant entre les deux rangées de dos voûtés sur des assiettes fumantes et le boucan infernal. Elle entend pourtant quelque chose sonnant comme le nom d’un poète et elle sait, claquement d’une évidence, que ce nom ne peut pas ne pas lui être adressée. C’est pour toi Eva !

Ma fourchette reste suspendue juste devant ma bouche entr’ouverte. Mon cœur s’emballe :

Mais c’est un nom connu lui susurre une petite voix… mais oui.

Je balaie la salle étouffée de vapeur de fumée de vacarme avec un semblant d’indifférence, un pincement sous la poitrine ; au loin je croise des yeux mais le visage se détourne et la bouche articule quelque chose vers un autre visage moustachu. Eva sait avec certitude que ce nom a ricoché là.

L’homme se faufile et s’installe en s’excusant pour un bout de banc en face d’Eva. Il regarde la valise bondée et fixe Eva. Eva voit son regard. L’homme parle bas en français. Quand il prononce son nom, Eva tressaille car elle revoit l’argent étalé sur sa table de sa chambre du foyer : une carte de visite en première place de l’éventail de billets. L’adresse avait été barrée. Un nom, un prénom écrits au bic à la hâte, celui-là même qu’elle vient d’entendre. Au-dessous du nom, elle revoit une phrase. Ce n’est pas le vers qui lui revient en mémoire mais le nom du poète écrit entre parenthèses, celui-là même qu’elle a discerné dans le bruit. Comme si ce vers ne voulait rien dire pour elle !

Elle se souvient très bien de la voix de son père récitant ce poème devant une petite assemblée de militants clandestins réunis dans une arrière-salle de la maison familiale du centre de B. le soir d’un 9 mai 198…

Est-ce exprès qu’il avait choisi l’angle d’une table ? La serveuse était-elle de connivence ? Eva avait été si rapidement servie.

Ils ne sont pas obligés de se regarder pour parler. Rarement ils prennent l’initiative de se regarder dans les yeux. Mais là, Eva le fixe, comme sur une carte routière pour chercher le nom d’un lieu‑dit écrit en minuscule : était-il parmi ces jeunes militants ? Elle lui retire la moustache, gomme des ridules… mais rien… elle n’a pas souvenir de ce visage et son nom n’a pas d’autre écho que celui qu’elle avait lu sur le carton. J’avais combien ? Huit ans ? Dix ans plutôt ?

Ne me regardez pas si longuement, faites comme si nous étions de vieilles connaissances, sans effusion, on se croise un jour de marché et maintenant écoutez, je ne dirai que des banalités dans la langue d’ici et presque sans pause, il abandonne son bof ou beau français imbriquant avec malice la langue de Monsieur Jourdain et celle de Zazie pour le tchèque que j’attrape au rebond : la langue d’enfance de mon père reprend vie au quart de tour. De la poche intérieure de son manteau il sort d’un porte-feuille une photo un visage, juste une seconde. Notre vieil oncle ai-je compris ‑celui qui a mal tourné‑ viré des organigrammes et du mouvement. Pas des plans, en sursis maintenant. La photo disparue, il me demande si j’ai des cigarettes et je lui pousse du pied mon sac à bandoulière. Il fouine dans la grosse poche, peut-être découvrira-t-il en tâtant un rouleau de dollars. Non je ne les trouve pas et me glisse le sac sous ta table. Et moi de palper un chiffon graisseux et du métal froid. Je ne dis rien, je sais maintenant pourquoi je suis ici : Ah ! les voilà, cadeau du taxi. Ma main ne tremble pas, il allume ma cigarette puis la sienne, nous sommes dans la même fumée et il me parle de littérature et en particulier d’un poème de René Char écrit sur le vif et sur la mort pendant la guerre d’Espagne. Soudain : au revoir pour la sortie de six heures, dîtes bonjour à ma sœur, votre mère… ce qui me fait sourire… il se lève et sans me serrer la main, empoigne la valise. Eva retient sa main et lui murmure à l’oreille en français très vite : dans la valise prends le soutien-gorge rouge, seulement le rouge. Pour les rêves de mon père, mon soutif, bourré de coupures de cent. Il sourit en levant les yeux presque mutins et se glisse entre les clients pour disparaître dans le recoin de l’escalier. Une chaleur poisseuse. Désemparée, je frissonne comme s’il avait été mon confident et que je venais de perdre le reflet muet de mon âme. J’entends, dans le brouhaha diffus, le tic-tac tonitruant d’un compte à rebours… ou alors était-ce mon cœur en chamade ?

Eva regarde distraitement les tablées se clairsemer à cette heure. Elle pensait être partie de son plein gré. Elle secoue la tête comme pour dire non. Non elle ne comprend pas. Liberté ? Elle boit une gorgée tiédie et englobe le verre des deux mains en fermant les yeux ; par réflexe, elle serre les jambes. Il est là bien calé. Maintenant, elle n’espère qu’une chose, retrouver cette allure presque nonchalante qu’elle avait ce matin encore, ne pas être prise dans une rixe de poivrots, n’être mêlée à rien de suspect, ne pas être interpellée, ne pas être embarquée par une descente de police, ne pas être fouillée, être d’ici, mais témoin de rien ; mais est-ce possible de se fondre en une demi-journée ?

Eva réfléchis ! ce matin tu as arpenté ruelles, places, parvis, boustrophédonné le marché et rien ne t’a arrêtée ! Pas même la façade baroque de la chapelle, ni la fontaine à vasque en marbre. Tu n’étais qu’une pauvre fille quelconque dans la ville avec un sac et une valise… et personne ne s’est soucié de toi… considère ça comme un test réussi… maintenant tu n’as même plus de valise et tes vêtements ! Mais ! Regarde-toi ! Tu ne fais détourner personne… même louche !

Être aussi invisible que mon ange-cygne. Comment dois-je me sentir maintenant ? Je suis le script. Je pense au scénario. Est-ce pour une bonne cause ou une bonne raison ? Est-il nécessaire d’en passer par là ? Allez mange ton dernier bout de saucisse et de feuille de chou, recommande une pivo. Ton mystérieux ami a glissé un billet de 5000 couronnes sous le set de table en papier. Je ne dois plus reculer, tu ne peux plus abandonner !

Si ça tourne un peu dans ma tête ce n’est pas si grave. La journée a été longue et ici il fait chaud ; des anonymes ‑comme toi‑ n’ont attendu que cette heure pour se précipiter dans cette outre de chaleur ! Et toi tu as encore du temps à tenir en laisse. Tu attendras là et il ne se passera rien ! tu remonteras du sous-sol, tu verras le ciel, tu achèteras tes billets de tram au kiosque, à cinq heures trente, à la tombée du jour, tu prendras un tram, la ligne quatre, direction des quartiers ouest dans un vacarme de freins stridents, de caténaires crépitantes. Ton cœur battra la chamade. La voiture tournera, se garera. Il s’arrêtera dans un bref éclat du réverbère, n’aura même pas le temps de poser le deuxième pied sur le trottoir. C’est tout. Ce sera fini.

carnet 2 (pp 31-45)

À la frontière, des militaires ou plutôt des bandes armées se pressent vers les wagons de tête. Eva passe la tête par la fenêtre ; les gars la lorgnent avec des yeux qu’ils font doux. Un pistolet à la ceinture, une kalachnikov en bandoulière ça donne une facile assurance à n’importe qui. Machinalement elle passe sa main sous son nez. Ses doigts sentent encore le soufre, la poudre. Elle se dit qu’elle le sent parce que ce n’est pas une odeur à elle. Elle ne vit pas avec ça. Les militaires en sont si imprégnés qu’ils ne peuvent rien sentir. Elle l’espère, et en inspirant expirant elle va invisiblement tout dissoudre. Quelques paysannes, avec des poulets fauves aux pieds ficelés en grappes glapissantes, des paniers de légumes encore terreux, entassées sur les banquettes en bois ; une très jeune fille aux yeux verts, en haillons multicolores, deux brassées de roses rouges et blanches serrées contre elle, reste près de la porte donnant sur la voie. À quoi servent les fleurs à l’arrière des lignes de front ? Pour couronner qui ? Pourquoi cultiver des fleurs ? Pour les troquer contre des choux ? À quoi servent la beauté et le parfum des fleurs fraîchement coupées et toi beauté juvénile voilée par les tiges éclaboussées de pétales, attends-tu un amoureux ? Vas-tu sur la tombe de quelqu’un ? Veux-tu juste fleurir une table ? Les soldats seront-ils attendris par une gerbe de fleurs ?

Un enfant crâne rasé court, visage sale mais que des pleurs ont nettoyé en deux filets droits sur les joues mates, fait des soleils sur la buée de la vitre en face d’Eva. Soleils de minuit se dit-elle. Un drapeau vert s’agite, un sifflet, un long coup de corne et le train repart. Et le soir est tombé. Un officier passe dans les wagons et demande d’éteindre les lumières :

C’est pas la peine de servir de cibles aux rebelles…

Comme si on ne savait pas déjà qu’on était du bétail en route pour l’abattoir grommelle quelqu’un avec un coup de menton martial ! Un cheminot nourrit le poêle à pelletée de boulets, tisonne un peu et s’assoit en face d’Eva et marmonne tout seul. La papirossa ânonne entre ses lèvres, une lumière rougeâtre peine à dessiner des ombres sur le plancher au pied du poêle et le cheminot rallume sa cigarette à un tison. Son visage est un bref Rouault, vitrail lumineux cerné de suie se ternissant se confondant avec le bleu nuit. Ce point rouge en fait une présence religieuse réconfortante et ranime un peu ses traits quand il aspire. Les têtes s’affaissent, les rêves se juxtaposent, les corps se recroquevillent et un ronflement s’accorde au lent métronome tacatac des boggies au passage des éclisses. Dormir est une belle mort temporaire pour l’apprivoiser sans l’appréhension primitive. Une rumeur s’échappe des wagons de tête, des chants de marche, des chansons à boire, des chants de guerre, des gigues de débauches dont des bribes s’agrippent le long des wagons, s’infiltrent par les joints craquelés des fenêtres à guillotine et viennent t’ensorceler avec leurs fiers rots et relents de bière et de haine. La fatigue nous prend et nous ingurgitons par tous nos pores tous nos orifices la bestialité en germe dans les gorges des invisibles mâles débraillés en tête du train. Vautrés sans doute. Où vont-ils si ce n’est vers où le train va où je vais. Pourquoi vais-je là-bas dans un convoi plein de puanteurs barbares sous des cervelles casquées et des uniformes dépareillés? Encore une gare. Une poignée de gens se hissent. On se serre encore un peu. Le train hurle souffle hoquette, comme s’il avait du mal, rétif à la cargaison qu’il traîne. On entend hurler des ordres, des cheminots courir dans leurs gros godillots. Eva aperçoit leur lanterne s’agiter, mais le train ne démarre pas et tout le monde doit descendre. Et attendre dans le froid du quai. Des rafales font danser les réverbères et la lumière jaunâtre striée de pluie épaisse et oblique. Des voyageurs engoncés ont interrogé le chef de gare. Attendre. D’un geste, il indique une salle et devançant le groupe déverrouille une porte et abaisse un énorme interrupteur. Une sorte de jour. Les banquettes contre les murs écaillés, cloqueux avec sa peinture granuleuse, plaques d’eczéma que les ombres rendent plus sales encore. On se bouscule, s’engouffre, s’installe avec les bardas cabas sacs en plastique valises en carton boursouflées, défoncées. S’entasser, pousser, s’avachir, attendre. Sur le carrelage pour les derniers dont moi.

En face d’Eva, un vieux en costume du dimanche élimé un peu trop serré, ouvre un journal. Le plastron, la cravate, le visage remplacés par une photo sous un gros titre tout noir.

Journal au titre inconnu, langue vaguement déchiffrable : hongroise.

Mais elle reconnaît tout. Son cœur claque et c’est aussi en noir et blanc qu’elle revoit la scène de la photo. La rue étroite dont on voit la perspective avec trois réverbères, l’auto, la portière ouverte, le corps étendu dans une mare sombre. Quand ? Hier soir ? Il y a deux jours ? Le gros titre : Le nom d’un député ultra-nationaliste et dessous trois mots, un point d’interrogation. Une percutante. Elle entend le vacarme des rotatives. Tout s’était déroulé point par point : Sa valise escamotée dans la clientèle de la taverne, le trajet en tram tonitruant, celui lugubre de ruelles entortillées et mal éclairées, ses pas en échos inquiétants, l’auto stationnée dans la rue luisante, une ombre qui se faufile, Eva a peur d’être suivie, trébuche un peu, vise. Deux coups de feu, au moment où l’homme, tête baissée cigarette allumée au bec, s’extrayait lourdement de la voiture côté conducteur. La tempe. Gorgone de fleuves ruisseaux filets rouges entre marchepied, pavés et trottoir… l’ange-cygne survole une ombre, un bruit de pas fond à l’angle de la rue. Eva s’est vite relevée. Hagarde, tremblante, égratignée au genou : l’immeuble art déco décrépi, la porte déglinguée entr’ouverte, le loquet basculé derrière elle ; silence feutré, couloir mal éclairé par la lumière trouble d’une porte vitrée vitrail, arrière-cour au ciment constellé de flaques, l’immeuble en vis-à-vis, l’autre corridor sombre, calme à nouveau près de l’escalier et l’autre porte, à des milliers de battements de cœur du coup de feu. Photogrammes du plan qu’on lui a montré, tout est en séquences isolées, sans transition, une sorte de vérité brute non contradictoire. En nage. Souffle, d’un revers de manteau essuie-toi le visage, inspire, expire. Dans ta poche c’est chaud encore. C’est fini. La rue tangue, les immeubles dansent, les caténaires grésillent et s’emmêlent. Tu es dehors. Passe un tram et tu cours comme quiconque veut l’attraper et te voilà, le ticket poinçonné à la main, la monnaie serrée dans la sueur de ta paume, le sac à l’épaule, passagère secouée parmi les passagers pour les faubourgs, ton regard vague, fatigué, lointain. Tu entends des coups de klaxons, des grésillements électriques, des sonnettes de tram, des sirènes lointaines. Tu en sais la raison. Pas les autres. Il y a toujours quelque chose d’excitant quand on sent être la seule personne à connaître un événement que ni la radio ni le journal ni le commérage n’ont encore fait circuler. Au-delà du : j’y étais…

le : c’est moi.

Sous la torture tiendrais-je le coup ? Trop tard. Terminus. Tué. Tu jettes enfin le gros mouchoir gras derrière une palissade à côté de l’arrêt. Tu as un rictus en voyant des affiches déchirées lacérées. Le portrait d’un politicien badigeonné de slogans dégoulinants écrits à la hâte, celui-là mort.

Tu entends l’écho du coup de feu, pourquoi ai-je trébuché ! J’ai eu de la chance. Tu attrapes un autre tram au carrefour, desservant loin la banlieue et comme tant, tu descends à l’arrêt de la gare, où beaucoup s’éparpille, chacun sa direction, son chez-soi, son rendez-vous, son arrêt d’autocar… Toi tu vas vers le hall de gare, files vers la salle d’attente presque vide. Tu t’assieds dans un coin de la salle. Ta valise est là comme si tu n’avais pas quitté les lieux. Comme prévu. Tout est raccord et tu n’as eu aucun souci depuis le coup de feu et son écho. Tu fouilles ta valise et pochette de toilette en main tu vas dans le pavillon des sanitaires en bout de quai. Tu te souviens d’une sœur de la congrégation qui t’avait précisé : maquillage, n’est pas seulement poudrer, farder mais masquer un défaut d’un cheval pour tromper la vente. Pourquoi toutes ces diversions viennent-elles traverser ton esprit ? Eva s’étonne de se sentir si loin, si étrangère à cette journée. Elle est là, devant un lavabo et un miroir au tain abîmé. Comme toi. Ça pue. Elle se lave les mains, la manche gauche de la chemise. Une odeur de poudre ? Tu la renifles… oui peut‑être… tenace… un maigre filet d’eau… tu n’es pas là pour te transformer mais plutôt pour te nettoyer. Elle se regarde dans le miroir. Est-ce parce qu’il est vieux, grêlé de taches noires ? C’est mon père que je vois souriant derrière mon reflet. Eva décale la tête, mais il est toujours là suivant son mouvement, juste un peu plus clair que sa propre image, terriblement présent et elle ne sait finalement pas qui il est, tant il est loin dans un paysage bleuté estompé et craquelé. Elle délire, ses dents claquent. L’ai-je vu, une fois, embrasser ma mère ? non… jamais… alors comment suis-je là s’ils ne se sont jamais embrassés ? Tu retournes te pelotonner dans ton coin contre le mur. Est-ce ton père, est-ce ton ange-cygne qui vient déposer un baiser sur ton front ?

Ton père bien sûr ! l’ange-cygne -lui- est plus intime.

Tu n’es qu’à trois stations de la ville de B. Tu ne te sens pas bien. Il n’y a pas encore assez d’écart entre toi et l’homme dont tu as vu la photo noircir la première page. Et pourquoi le train a-t-il fait un si long détour pour rejoindre la gare avec tant d’arrêts imprévus le long de nulle part ? Il semblait s’engloutir ou se dilater dans des plis, la lumière plus franche tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt abrupte tantôt traçant de longues langues liquides.

Un train de remplacement est annoncé par haut-parleur à trois heures du matin. Est-ce normal ? Ai-je laissé des traces ? Ai-je été reconnue ? Pourquoi ne pas avoir changé de vêtements juste un pull, un fichu ? L’homme baisse le journal. Encore lui et ses yeux qui scrutent. Tu te sens mal à l’aise, tu bailles pour fermer les yeux. Démasquée ? A-t-il remarqué ton absence ? Il gronde quelque chose, sans doute pas à ton adresse. Commentaire sans doute. Tu fixes le mur pour suivre un insecte invisible qui vole vers la fenêtre. Ce n’est pas si facile d’avoir un regard qui ne dit rien, ou plutôt qui raconte une distraction, une fatigue de journée de bureau, un épuisement d’un huit d’usine, un souci de mère de famille, un souvenir de baiser d’adieu sur un quai. Saurais-tu feindre la lecture d’un ouvrage dans une langue inconnue, y verrait-on tes yeux absorbés glisser de ligne en ligne, ou bien rien qu’un piètre simulacre d’un regard fixe hébété au point d’oublier de tourner les pages à un rythme plausible ? L’homme regarde dehors ferme et rouvre son journal plusieurs fois. Le sport ? Et voilà à nouveau la une, le portrait, le gros titre. Tu croyais avoir tout oublié dès l’instant où tu t’étais débarrassée de l’arme enchiffonnée mais une tiédeur tenace poisse ta main.

Eva s’endort. Quand tu rouvres les yeux, l’homme d’en face n’est plus là. L’as-tu rêvé comme pour évacuer cette nuit ? Raccord sur images. Était-ce un passager pour un autre train ? ou qui d’autre ? Un indic, un policier en civil…parti pour dénoncer ?

Eva ! oublie ! oublie !

Et ne te repens pas de l’oubli ! À trois heures et demi, le train est enfin annoncé et on le sent ralentir un peu, mais en voyant la pluie poissée de neige personne ne se précipite. Les yeux pleins de lassitude, les gestes pris d’ankylose. Il faut du temps pour s’extraire des bribes de sommeil, reprendre corps avec soi après les rêves lacérés de cauchemars, réinstaller son corps étriqué dans cette petite gare frontalière peut-être. On enfonce un chapeau, un bonnet, on noue un foulard, on agrafe un châle, on enfile un chandail, on empoigne un bagage, on épaule un sac. Le train, deux tubes de lumière traversent la pluie cinglante, soufflant dans une vapeur de dragon, énorme convoyeur vers l’enfer. Eva sent la frontière. Encore une. Un léger affairement presque une précipitation de pelotons militaires aux casques dégoulinants faisant un bruit de ferblanterie sous le claquement des gouttes. Quelque chose ressemblant à un ordre en cours de formation ; d’autres uniformes moins guerriers se postent aux portières. Un cheminot a le visage d’un personnage de Stalker et comme par prémonition d’un étrange voyage, il y a moins d’entrain à se hisser. On tend son ticket cartonné à l’entrée du wagon, on pousse les bagages, on attrape la barre, on ahane avec bruits et jurons et bientôt les portes se déplient et claquent. Trempés, encombrés, le bout de carton coincé entre les dents, on avance, on scrute dans l’ombre une place libre sans trop s’attarder. Eva s’installe, pardon, merci en tchèque, pense pourvu que mon nom ne leur dise rien. Les compartiments sont des vases clos. Dans le confinement de la chaleur humide et poussiéreuse, Eva entend enfin des respirations égales et profondes. Le train a pris un rythme de croisière et écrase méthodiquement le devant de la nuit sur les éclisses. Bientôt la frontière. Elle regarde par la vitre griffée de pluie, elle revoit sa veille et jette ses images par la fenêtre. Elle avait traversé ces lambeaux de belle Europe en automate et elle retrouvait l’habit de son âme sans pouvoir dormir. Il reste tant de choses à évacuer, à laver et le train est bien ce lieu de toutes ces mémoires collectives amassées accrochées aux rails. Le train sillonne, remue, ravive, aère nos souvenirs. La largeur des voies ‑étalon d’État‑ n’y a rien fait… un pouce et demi arrête peut-être un wagon, pas une révolution, et la lancinante plainte cadencée d’un wagon fût-il de troisième classe berce les corps et transporte les rêveries, les peurs, les angoisses, les résignations muettes. Rabot Robot … comme c’est drôle ! On s’imprègne des formes plus ou moins circonflexes des toits, des clochers se métamorphosent au gré des vallées et sans crier gare, à un détour, on voit pointer dans un ciel lasuré un minaret parmi des terrasses et des toitures moins pentues, des tuiles moins ocre. On s’empayse peu à peu en frôlant des pâturages broutés par des vaches qui n’ont plus de tâches, des bocages aux vallons dodus, des patchworks de parcelles sans clôture ; les noms des gares, posent des énigmes mais aussi des indices, des analogies, des glissements phonétiques, des accents, des lettres latines lointaines ou cyrilliques et pourtant tous ces bâtiments inscrivent dans leur organisation, leurs aspects et tous leurs accessoires une typologie qu’on retrouverait sans doute à Vladivostok ; le chemin de fer exhibe à travers la Terre en lentes mues ou en sauvages mutilations le travail forcené des hommes.

Embarquée dans ces entrelacs d’aiguillages, Eva échappe aux images de la veille et ne comprend pas pour autant par quels chemins de traverses a surgi ce nom Čapek, celui-là même qui a inventé le mot robot dont elle croyait avoir jeté les breloques par la fenêtre ! C’est dans cette ville qu’il est mort et elle s’est assoupie avec l’image d’une tenture rouge avant d’avoir pu retrouver le premier brin de l’étrange écheveau qui avait tissé l’image de cette utopie de cocagne.

Il y avait quelque part une tâche plus claire dans les plis cachés de la géographie de cette Mittel Europa irriguée depuis des siècles par des milliers d’errants que la beauté des sites et la belle langueur du Danau avaient sédentarisés jusque dans ses lointains affluents. Quelque part où elle allait en fastidieux méandres, mais Eva maintenant dormait. Son visage ballotté, un peu penché, accompagnait la respiration du train.

carnet 2 (49-50)

Où est-on ? On ne sait pas… mais l’ordre est tombé. Terminus à la prochaine gare. Sans nom. Et la frontière ? Mais on l’a passée cette nuit. Vous ne vous rappelez pas le paquet de douaniers et de militaires avec leur chien-loup en laisse ! L’alignement contre le grillage de clôture sous la neige pendant l’inspection des wagons. Eva fronce les sourcils et se demande si on ne se moque pas d’elle, mais une femme approuve de la tête. Le quai défoncé défile lentement, semble s’effondrer un peu plus sous les vociférations hachées des hauts-parleurs. Terminus. Terminus et sifflements longs se superposent. Quand enfin Eva saute du haut marchepied, elle se retourne, perdue, s’interroge en voyant au loin la locomotive contre des heurtoirs. Terminus du train. Elle entend qu’il n’y a plus rien pour le diesel et de toute manière c’était prévu comme ça et pour ce que l’ONU fait pour nous ! on se débrouille par soi-même et avec les combines qu’on a avec les Russes et leurs kyrielles de républikstans !

Pourquoi ? se dit Eva. Il n’y a pas de correspondances ? Pour d’hypothétiques voyageurs. Il n’y a pas de voyageurs ici que des fuyards hurle un homme ! Et pas d’autres trains en gare. Des carcasses devant un éventail de garages, et sur des voies de triage des wagons en loques avec marchepied en bois perron rideaux volets tuyaux de cheminées, roulottes de bohémiens ou de cheminots immobilisées sur des tronçons de rails hachurés de neige et d’herbes mortes.

Eva toute déglinguée aussi. Un moustachu à casquette fait des signes de rassemblement et indique la sortie à toute cette troupe hétéroclite, si peu fraîche qu’on compterait les kilomètres de fatigue sur leurs rides. Sur le quai, une jeunette en blouse et fichu noirs propose des cornets dégoulinants de graisse mais ce n’est pas aujourd’hui qu’elle fera fortune, chacun un peu inquiet de ce trajet interrompu veut en savoir plus. Derrière la clôture en béton larmé de rouille, le long de la gare, un convoi de camions militaires débâchés, un autocar ventru gris tout droit sorti des pistes géorgiennes ou tchétchènes et une Mercedes affaissée, immatriculée en Hongrie. C’est en passant sous l’entrée qu’Eva découvre le nom de la gare et la pendule estropiée mais valide ! Où peut bien se situer cette ville de B. sans horizon, à part quelques cheminées éteintes et des zigzags de sheds éborgnés ? Dans quelles montagnes vidées de ses mines, dans quelle voïvodie décrétée improductive, dans quel pays démantelé. A-t-elle même encore un nom sur une carte ? Comme tant d’autres, rayée. Mais elle est là : Centre-ville sans configuration mis au ban. Il y a quelques décennies, devaient s’agiter un drapeau et un beau rêve porté au rang de cité, mais tout depuis semble avoir été abandonné. Toutes les espérances ne semblent que fantômes. Chaussées trottoirs murs fenêtres devantures. Tout est à bout de souffle. Jusqu’aux rares passants en lentes ombres grises avec de gros cabas vides. Eva est de plus en plus loin du terme de son voyage. Hier encore elle l’estimait le temps en heures, depuis c’est en jours et ce sera peut-être en paquet de sept ! et pourtant ici c’est un peu comme la fin minuscule du monde.

Je donne un billet de dix dollars au chauffeur de l’autocar. Est-ce pour mieux m’examiner qu’il remonte sa casquette sur le front et me lance un drôle de regard, mêlant étonnement, suspicion, aubaine aussi. Sur son tableau de bord, une mitraillette. D’un tour de moulinet de sa petite machine vert émaillé sort un billet jauni. Vous payez le trajet, mais de toute façon je ne peux pas aller jusque-là. Elle est rasée cette ville. Détruite. Je traduis : disparue, mais je ne dis rien. J’ai compris mais il rajoute Kaput pour bien faire comprendre à tous que je suis d’ailleurs.

Plus personne n’y va.

Je hoche seulement la tête au je‑ne‑rends‑pas‑la‑monnaie‑sur‑les‑devises‑étrangères ou une phrase du même genre. Faut comprendre. Je vous laisserai à un barrage. Je suis troublée d’avoir entendu le ferraillage du moulinet de la machine à ticket ; je l’avais totalement oublié. C’est le troisième minuscule témoin attachant ce voyage à mon passé. Eva ferme les yeux : Quoi donc fait appartenir à quelque part ?

On attend. Et ici attendre est une activité. On ne regarde pas sa montre ou la pendule du fronton de la gare pour évaluer le temps d’attente, puisqu’il n’y a pas de terme. On attend. Vivre ici c’est attendre. On attend tout et ce tout on ne sait même pas ce que c’est. Ce qu’on attend : on ne sait jamais, on verra bien, il y aura bien quelque chose. Quelques mots en leitmotiv. Pendant ce temps-là on ne se révolte pas, on attend ce quelque chose de rare, d’essentiel, de vital, d’improbable, on ne se lassera pas, on se laissera juste surprendre ou berner par un ersatz, une contrebande frelatée. Toute cette énergie prise en bloc dans le cours de la vie. On ne rêve pas, on fait juste des paris. On biffe les rêves impossibles, les occasions manquées, les fausses pistes et les mauvaises options ; les camions perdus, les charrettes pillées ou l’inverse. On restreint les désirs, on étrangle tout jusqu’à la survie. Parfois on déraille, on pensait saisir l’aubaine d’être là au moment fortuit où un pick-up a relevé sa bâche et on propose un pauvre bouquet de fleurs alors qu’on avait entendu parler d’un arrivage de papier-toilette. Attendre, c’est la vie grignotée et stérilisée. Il n’y a pas vraiment de projet, rien ne se fomente, rien ne fermente non plus et rien ne lève. Jachère de temps. Et toute la vie n’est qu’une attente de sa propre disparition sans avoir rien fait d’autre que l’attendre comme une assignation.

Soudain dans le vacarme d’une puanteur de gasoil, un gros tremblement, ça tremble, ça sursaute, ça hoquette… ça démarre le temps s’emporte et les lumières de la gare disparaissent… un ho ! s’élève dans les travées de l’autocar ! Quelqu’une applaudit, un autre siffle… enfin ! après trois heures d’attente ! L’autocar roule lentement, zigzague entre les nids de poule, les phares fouillent la route, les cônes se perdent dans les arbres et la route disparaît un instant.

Est-ce que je reconnaîtrai le faubourg, la campagne ? distinguerai-je l’un de l’autre ? Le silence des visages évite les vitres en sourdes interrogations et rêve l’au-delà des étendues recouvertes de neige… Le chauffeur s’arrête à chaque intersection et lance un deux trois noms en pointant du doigt des directions… À l’ouverture de la porte, une giclée de vent glacial engonce chacun dans son col et à chaque arrêt, le même rituel de paysans descendant le marchepied avec une infinie lenteur, une sorte de retenue. On dirait qu’ils craignent les retrouvailles avec leur terre ; ils ont peur ; les rides, des escarres de la fatigue et de l’espoir, ont enfoui les deux graines de lumière dans une triste hibernation et ce sont des traces de vie qu’ils cherchent sur le sol, l’interrogent en hochements de tête, les yeux perdus sur le bloc opaque de brume, tandis que le chauffeur extrait quelques paquets de la soute et les aligne sur la boue gelée du bas-côté, marquée d’empreintes vitreuses de pneus. Aucun geste d’au revoir, aucun mot, l’autocar se vide au gré de ses errements, de ses détours sur des routes à peine carrossables parfois si étroites qu’on ne sait pas comment le chauffeur négocierait un croisement… toujours loin des villages comme s’il ne fallait que les frôler… Pour les éviter ? l’autocar suit en hoquetant un trajet gris, luisant, sinueux dont personne ne connaît l’ultime destination… C’est pour vous! Enfin je sais : Bosniaque ! en lançant un regard dans ma direction via son rétroviseur de pare-brise. Un geste sur la droite… trente cinq kilomètres… un peu moins à travers champs… peut-être vous y serez… Inch… avec de la chance, demain… si tout va bien. Au pied de l’autocar, elle regarde. Si Allah le veut… sans doute cette expression s’est-elle disloquée dans sa gorge comme s’il avait dévoilé un secret ! … pour ce que les dieux avaient fait pour eux ! et tandis que son bonnet disparaît pour tirer sa valise de la soute, elle se dit qu’il faut bien s’inventer des causes divines pour s’entre-tuer… La crainte de l’invisible est éloquente pour assujettir la peur et absoudre la barbarie ! Alors elle ne lui dit ni inch’Allah ni adieu… aucune puissance supérieure… juste bonne toute.

Tout est blanc d’ici à l’horizon avec plus ou moins d’intensité : Étendues blanches ondulées aux reflets violacés, amas sur des haies côtelées, saupoudrage de bosquets grégaires, surlignement d’arbres hiératiques bordant au loin une route invisible, calottes sur les piquets des champs. Une odeur d’humus monte sous des coassements d’oiseaux noirs planant en scrutant la terre enfouie ou enfuie.

Aveuglement. Elle regarde la rasputitsa de la route. Des camions verdâtres flagellés de boue, capots vers l’est stoppés, cargaisons déchargées sur la chaussée… Des caisses en bois marquées d’inscriptions en russe, un entassement de sacs de riz : NO SALE RICE USA, en grosses lettres noires sur la toile en ersatz de chanvre, des spirales de barbelés entre des croix de bois et des croix de fer crèvent la perspective bouchée de la fin de route et il y a plein de jurons accrochés dans ce paysage où la voix des femmes et des poètes n’a plus cours.

Je ne sais pas si le soldat a vu mon rictus quand un douanier disparaît dans une cahute avec mon passeport. Il revient, ouvre mon sac, ma valise, fouille du bout d’un Famas mais ce sont pourtant mes seins aplatis sous mon châle mon manteau mon pull qui retiennent l’attention sans objet avec la conscience professionnelle d’un douanier suspicieux ou d’un maquereau maquignon. J’ai pensé : Je vous connais! comme si j’allais cacher quelque chose là! À part mes seins dont on ne peut qu’imaginer leur existence tapie sous les couches de laine, ils ne sont ni curieux, ni bavards… À cause du froid peut-être ? Ces gars-là aiment pourtant effrayer en criant hurlant ordonnant… Faire tenir en respect, éjaculer un ordre. On se tait, on est docile jusqu’à l’avilissement si nécessaire. Sous un casque on ne pense pas autrement que sous une forme binaire atrophiée, c’est un capot sur une minuscule zone rachidienne primaire dressée à presser une gâchette sur un occiput, à donner un coup de crosse sur une tempe, à bander, à violer une femme se débattant en cris en larmes en morsures… Tu seras un sous-homme mon fils… J’en mène pas large quand même… Mais vraiment à cet instant-là j’avais envie de les émasculer et de leur mettre leur bite dans la bouche et le canon de leur fumeux Famas dans le fion… Parfois on rêve d’humiliantes vengeances… pardon. On se demande comment ça passe par la tête et comment ça finit par germer dans un esprit aussi… mais heureusement au moment où je cherche un bel adjectif, une cavalcade tonitruante traverse les tempes de part en part, des éclairs embrasent tout et pfuit ces barbaries disparaissent sans laisser de traces. Les militaires les douaniers, peut-être les mêmes en fait, ont trouvé mieux à faire : une caravane de camions de tracteurs de carrioles de vieux pick-up japonais viennent d’être bloqués par un cheval de frise. Le droit de passage sera plus juteux que de reluquer mon corsage. De quelques barils cabossés monte une fumée grasse de bois de goudron et de pétrole. J’étends les bras au-dessus d’un des braseros.

La flamme est en train de mourir. Dans son ample et long manteau on devinerait une prêtresse en incantation. Immobile, concentrée, les yeux mis-clos, elle cherche ne serait-ce qu’une autre vraie raison de ce voyage. Elle a beau fouiller les paysages de sa mémoire, elle a beau ausculter les dessins de la fumée noirâtre. Aucune augure. Et quand enfin un garde lui tend ses papiers sans un mot, elle ne fait rien… si : elle ne sourit pas, empoigne sa valise en haussant l’épaule… pour caler la bandoulière (prétexte) et pousse de la poitrine le canon pour passer, lentement sans respirer… et ça passe et elle sent des yeux lui tripoter les fesses et avance respire doucement dans la guerre épaisse. Elle tremble un peu quand même maintenant dans ce faux silence, elle sent qu’elle laisse quelque chose derrière elle… un sentiment pesant étrécissant ses pas : La solitude toute entière sous ses pas.

2 feuilles volantes cornées

Sur la route, venant de par là et vers où je vais, une colonne de réfugiés passe le barrage au compte-gouttes… dans leur sens ça a l’air plus dur… il y a plus de raison de fuir que d’arriver… mais il y a aussi sans doute plus de bagages tentants… pour une sorte de tribut… de rançon… de garantie… de racket tout simplement. Je les regarde, sans espoir de croiser un regard connu.

On ne sait pas, répond-on quand elle interroge… même mon vrai nom de famille ne dit rien à personne. Inconnu oublié ou biffé ?

Le gradé ne m’a pas demandé d’où je venais, ni où j’allais. Tant mieux. Que leur aurais-je répondu ? Comment expliquer l’inexplicable ? Comment dire que je suis là par une sorte de nécessité de retrouver un lieu perdu ? Un quelque chose dont je ne saisis plus ni la forme, ni le contour, ni le nom… et je ne vais pas leur hurler que je suis juste de passage, ou en transit, non ! en fuite, ou mieux ! que je vais demander l’asile… et tiens pourquoi pas, rentrer au couvent ! Que j’ai fait l’amour avec une Russe ! Ou mieux encore ! que je viens d’assassiner un politicien véreux !

On me dit que le bourg est par là… J’avance, un peu déséquilibrée par les bagages, scrutant l’éventail de leur bras balayant un secteur d’horizon.

Au fil de la procession voûtée, je glane des informations, des bruits qui tricotent une sorte d’histoire effrayante et de ce qu’il reste d’une ville… laquelle ? Est-elle à l’image du village où je me rends ? Champs de ruines, de murs perforés, de charpentes disloquées, de routes défoncées… Il faut toute cette neige pour en camoufler toute l’horreur. On me répète en m’indiquant la direction qu’une ville un bourg est là… et j’ai beau écarquiller les yeux… au bout des doigts… il n’y a aucun lointain… juste un blanc cireux se perdant dans un ciel bas mat couleur canon de fusil. Les yeux m’interrogent et m’implorent, pourquoi, n’y allez pas, regardez-nous, on nous a effacés… une ville qui était là n’existe plus. Pendant des semaines on nous a dit de partir, un gars avec un haut-parleur dans une voiture… ils quadrillaient la ville.

Il y a longtemps que les pétarades de l’autocar sont tombées dans un gouffre de l’horizon, et les dernières familles ne sont plus que grains d’un chapelet noir suivant d’autres grains sur la route orniérée par cette interminable procession. Encore un père tirant une charrette à bras, un autre poussant une brouette à rallonge, un autre une bicyclette bâtée. Parfois une grosse Lada, une Mercedes doublent en fanfaronnant fort pour écarter le passage ; des enfants, en poussette, transis sur un matelas, reniflant, pleurant, hébétés, maigres, certains avec un joujou, une peluche pendouillant dans des mains bleuies… Tout comme autant de petites flammes flagellées rabattues par les bourrasques ; ils vont tête basse suivant la trace, aveuglés par la neige, par les souvenirs de bombardements, d’insultes, de coups dans les reins, de… Ils sont en haut de la côte vers une ligne presque lumineuse. Où vont-ils basculer ? car je suis sûre qu’ils ne savent pas où ils vont… ils fuient… sans savoir, ni ce qu’ils traverseront, ni s’ils y trouveront la paix ou au moins la pauvre quiétude d’une nouvelle halte trop éphémère un jour, une nuit, encore et encore… sans même espérer celle sans cauchemar sans cri qui déchirerait la nuit, sans la crampe de la faim qui tord l’estomac… l’effroi, la prostration, l’instinct de bêtes humaines humiliées qu’on a spoliées de tout, les poussent ailleurs… ils ne savent plus qu’à chaque pas un rêve les traverse et laisse une empreinte dont ils ne gardent aucune trace.

Eva marche. Au carrefour, c’est à gauche qu’on lui a dit de prendre et là il n’y a plus personne. Sa robe grelotte sous le vent. Son grand châle rouge fait une blessure sur sa tête, dégouline autour du cou, se coagule sur ses épaules et sa poitrine calfeutrées… son pas s’est affermi pourtant… Elle sent être dans la bonne direction.

L’air se désagrège dans une éclaircie comme éclats de mica, miettes de tain de miroir pour la happer, non dans l’envers du monde, mais dans le courant méandreux de sa mémoire. Eva a oublié le poids de son bagage battant le mollet, usant son gros collant de laine. Eva redevient enfant remonte dans sa mère en geignant,

s’accorde aux martèlements réguliers du cœur, jaillit de l’obscurité à travers l’orgasme de son père, ré-enfante sa mère dans un gémissement puis serpente dans l’insolente beauté de sa grand-mère et à chaque enjambée douloureuse elle creuse le passé qui, au delà de son arrière-grand-mère, n’a plus de prénom ; pourtant des visages, des regards arrivent et précèdent d’autres regards, une lignée de femmes remontent en silence des plis obscurs d’une mémoire qui n’est plus tout à fait la sienne. Eva ne voit plus le disque blanc du monde qu’elle déplace à chaque pas, chaque empreinte dans la boue est un petit cercueil où elle laisse les fruits secs d’un arbre généalogique bientôt imaginaire. En écho : des pleurs, des sanglots, des vagissements, des douleurs, des contractions, des déchirures sans visage et sans regard. Et parfois des rires.

Eva tombe. L’ange la relève, mais ses pas s’embrouillent et elle s’effondre au pied d’une colline nue. Trois squelettes d’arbres tendent leurs bras rachitiques dans un creux enseveli par la première ombre de la nuit. Eva ouvre les yeux, efface la neige des paupières et des lèvres et devine dans une brève béance de ciel un cliquetis d’étoiles. L’ange la transporte la berce. Elle dort à moitié dans les plumes à moitié dans les flocons de neige. L’ange-cygne la pose. Du bec, il rabat le foulard sur le bas de son visage.

Est-ce là ? Rien ne fait surgir un souvenir.

Trois nuits à se blottir dès le soir dans des bosquets en bordure de chemin, à grelotter, à s’assoupir, à se pelotonner en mâchant un gâteau, à s’effondrer, à se réveiller en sursaut traversée par l’humidité de l’aube, à repartir, à avancer lourdement dans la neige.

Elle est exténuée, elle ne voit encore rien.

Elle ne tremble plus, elle est à la porte d’une cabane sur le versant d’une colline et elle ne le voit pas disparaître derrière elle par-dessus le bois. Ses pieds lui font mal, ses collants usés par la valise, des ampoules aux mains, l’épaule raide brûlante. Il lui faudrait du courage pour descendre et un peu de force. Alors elle s’assoit, tire une gamelle du sac, mastique des gâteaux flasques et suce une stalactite qui pendouille du toit. Grimace en malaxant la pâte. En sentant le goulot, elle se rend compte que la gourde garde une drôle d’odeur. Elle scrute la plaine. En revenant ici, malgré les suppliques de son père, elle avait imaginé la ville… citadelle.

carnet 3 (pp 7-11)

Elle est là. Au fond. À flanc de coteau. Elle ne sait plus… Elle est juste là. Citadelle… illusion : petit bourg d’un district perdu, une županija comme on dit, je crois… peut-être.

Murailles éventrées, artères coagulées de boue, mares pestilentielles sous les fuites de canalisations rafistolées, ruelles anéanties aux étroites perspectives de ruines ; la poudre, des cris, le feu, le silence sordide de regards enterrés, barbares rafales muettes contaminantes. Toutes les douleurs semblent sourdre des décombres infects, comme si elles réveillaient quelque monstre infernal entretenu par une vermine grouillante nourrie de poux. L’exode a épuisé le village. Les quartiers avaient ourdi leur propre destruction. Mon père me l’avait laissé entendre dans les trois lettres qui m’étaient parvenues : … chacun se sent étranger dès la traversée de la rue de sa maison, la parole est morte, les regards insultent et la haine se taille une armure de despote. On se rend compte peu à peu que l’enfer nous contamine. Est-ce ainsi partout ?

Eva peut réciter ces lettres par cœur.

Le silence m’entaille et en dit lourd sur la folie rampante aliénant sans merci la population ; tapie comme des renégats, elle épie de derrière des soupiraux. Des pestiférés n’auraient pas fait tournoyer leurs crécelles. Les rumeurs, expressément alarmistes, avaient fini par avoir raison de leur résistance mais Eva sentait une présence clandestine : quelques-uns , invisibles, englués à leurs racines, se cachaient, le souffle suspendu.

Leur boulet porté comme une lune pleine. Combien, disséminés dans des caves ou derrière des pans vérolés de mitrailles, sous le bivouac de bâches rafistolées. Je n’ai rien vu. Je ne peux pas affirmer qu’on me scrutait, mais je sentais des yeux suivre mes pas dans la neige et des regards m’empaler.

carnet 3 (pp 15-37)

J’ai repris le chemin des hauteurs pour délier les images des souvenirs et, blottie dans la cabane deux longs jours, les images se sont décollées une à une d’un album à peine ouvert :

La maison de mes parents de mes aïeux éventrée. Des vracs de briques de pierre avaient vomi des fenêtres. Baies étroites sans croisées, sans doute arrachées pour faire survivre des poêles ; dans les décombres, des choses intransportables, inutiles. Des morceaux, des fragments, des éclats, des ectoplasmes, des ombres : de pelle, de miroir, de râtelier, d’écumoire, de tête de lit, de rideaux, de tapis, de rectangles de cadres décrochés. L’escalier montant et tenant on ne sait comment, les planchers affaissés laissant des cratères de lumière dans les pièces du bas avec des coins où s’était réfugiée la neige par plaques. Chambre : En décomposition, une petite commode écaillée de guingois, nappée de neige où j’avais tracé autrefois un nom familier qui n’y était plus. Une boite en métal avec une image abîmée, piquetée et sous le couvercle coincée de rouille des clous de girofle, des graines de sésame et de poivre rabougries. Au fond d’une bassine à l’émail lépreux, une petite vipère lovée en cœur pour son ultime spasme.

Un berceau de poupée en osier fabriqué par mon père. il manquait une roue et sous le petit matelas moustachu de paille pourrie une poupée manchote et unijambiste. Elle dormait d’un œil, l’autre révulsé vitreux, celui d’une carpe abandonnée. De l’étage, malgré tous mes efforts pour oublier, c’est l’avalanche. Eva pense aux fêtes de noël, mais ailleurs. Les longues disparitions de sa mère et les trois jours rituels de préparation pour farcir et accompagner une pauvre vieille carpe de dix livres. Et elle revoit dans un mirage son grand-père sucer les arêtes avec bruit pour ne rien perdre et ses yeux ronds de gourmandise avalant les globules d’albâtre gluants, des perles disait-il en plissant les yeux de plaisir.

Eva s’étonne encore de se revoir en train de prendre la poupée désarticulée et de la bercer. Une vraie palpitation saccadée crépite dans sa poitrine. Mon père m’aurait-il caché la vérité dans ses lettres ? On dirait qu’ils sont partis avec précipitation il y a longtemps, plus longtemps que le cours de cette guerre. Cette sensation la traverse quand elle prend un peigne avec des cheveux blonds pâles qui auraient pu être ceux de sa mère. Depuis des années, je n’étais allée guère plus loin qu’à la frontière de mon regard et là, j’étais entrée dans le tunnel effondré sous des images passées jaunies, parfois déchirées, de portraits décapités, de natures mortes sous la neige, d’arbres aux rameaux rabougris plaqués sur un tronc, on dirait des paumes fripées contre un creux noir d’une branche pourrie : béance muette d’un cri.

Pourquoi ce sentiment d’avoir été engloutie dans l’effacement m’a-t-il été révélé ? J’avais senti depuis les premières maisons des faubourgs l’envahissement d’une foule de morts omniprésents me regardant, m’obligeant à me retourner à me détourner à devenir transparente ou plutôt un reflet à l’envers du monde.

Ici et maintenant ? Non. Nulle part jamais.

Et des décombres une pulsation remonte des tréfonds de mon corps. Non seulement mes souvenirs mais aussi les souvenirs des souvenirs transmis par tous ceux qui, par bribes, m’ont fait téter la vie d’un bourg aux mêmes contours que celui-ci, dont l’histoire s’écrit comme os appartenant à un même squelette, parfois éparpillés mais qu’on peut non seulement rassembler mais aussi reconstituer et rhabiller de chair et de peau tendues de sentiments et enfin d’images que je croyais effacées.

Retendre le tambour et le refaire résonner.

Me remontaient, miracle de la mémoire, des bouts de poèmes de Rumi dont j’avais pu lire une traduction anglaise. Je pressais la poupée désarticulée contre mon sein dans ma chambre démembrée.

 « There is some kiss we want with our whole lives… I open the window and ask the moon to come and press its face against mine. Breathe into me. Close the language-door, and open the love-window. The moon won’t use the door, only the windows.»2

Avec le regret d’ignorer le farsi pour en scander la musicalité.

Est-ce par ses odes que je suis là ? Est-ce Rumi qui secrètement m’a tractée dans cette bourgade dont je n’ai pas encore senti la cheville qui l’articulait à mon corps ? Est-ce la voix de ma mère qui la première m’a récité ces odes en farsi ? J’en ai encore le rythme lancinant en frisson sur les bras à en avoir encore la tête désorientée. Est-ce elle qui m’appelait ?

Une atmosphère étrange y planait. La maison avait été fouillée retournée pour arracher quelque mystère. Non. La maison avait tout conservé. Elle avait juste été pillée et la lune entrant par brides ratissant la poussière m’invite à rester juste là pour ramasser un ersatz de calme et ce croissant d’un instant m’a souri.

Exténuée, j’ai passé une nuit dans ces miettes d’enfance, j’ai eu froid, j’ai grelotté, j’ai eu peur de ces murs et des rumeurs du vent, j’ai avalé sans les goûter des raisins de Corinthe oubliés dans une dînette. Pour revenir on me fera signe… en attendant je pleure et revois tout et un tourbillon de rêves m’a engloutie. Le lendemain, j’avais pris ma décision. C’est ici que tu dois habiter !

En souriant, soulagée, j’ai redescendu de la cabane sac et valise. L’ancienne cuisine, l’arrière-cour, la cave : ma nouvelle tanière, ma base.

Ordonner la maison en projet pour un long temps. Comme si en y posant le sac et la valise je validais et pérennisais une pause. Ce n’était pas le lieu qui prenait corps mais le temps que je suspendais au-dessus de ma tête sous un ciel bas laiteux. Une masse lourde, tout en m’entravant, mobilisait mon énergie en doses infimes ; je souriais soudain en voyant combien l’espace se tricotait maille après maille, rang après rang avec les seules aiguilles d’un temps borné de jours, bordé de nuits.

Hier, une voix m’a fait sursauter, étranglant la chanson que je murmurais pour me faire croire que je n’étais pas seule :

Je t’ai aperçue allant ça et là dans les ruines ! Nous, on est là pour garder la maison mais toi ?

Moi, comme tu vois pour regarder les ruines.

J’ai souri pour signifier qu’on avait le même destin dans ce présent figé par la guerre. Elle m’a souri, mais c’est plus tard que j’ai compris pourquoi. Elle m’a tendu la main :

Hava et toi c’est Eva. Et elle plaisante : moi ça va et toi aussi ça va.

Je n’ai pas senti l’inflexion d’une question et j’ai sursauté. C’est mon frère Itshak qui l’a su par Radovic.

Radovic ?

Tu verras, c’est un messager !

Alors, ainsi, moi qui avais cru arriver ici comme un fantôme venu hanter une ruine d’ancêtres, des habitants avaient déjà épié l’inconnue, méfiants sans doute et ce Radovic les aurait rassurés ? J’imaginais à cet instant que j’étais attendue, mais ça n’avait aucun sens. Aucune combinaison me traversant l’esprit durant quelques secondes n’avait de lien ni avec des lieux ni avec des événements ni avec des personnes. Aucune conjonction raisonnable ne fixait une réponse. Ce hasard était-il incongru, fortuit ou manipulé ? Mes quatre semaines d’errance dans cette Europe estropiée avaient-ils pulvérisé jusqu’aux motifs de quoi ? D’un voyage ? D’un exode ? D’un exil ? Détours embrouillés, trajets qui se confondent en innombrables aiguillages et rencontres de fortune. Hava me regardait un peu perplexe et prise par une impérieuse nécessité empoigna un balai tout crépu pour dégager des gravats vers l’arrière-cour. La poussière de plâtre rayait la fausse lumière du jour. On s’est mises à chantonner le même air et nous avons ri. Comme je poussais à la pelle des décombres vers un tas dans un coin de la cour, Hava se reposa, les deux mains sur le manche :

Tu es revenue pour quelque chose…Pourquoi ?

Elle avait un sourire plein de sous-entendus… Tu as perdu quelque chose ? Tu viens retrouver des souvenirs d’enfance ?

Hava fit une moue en dodelinant joliment la tête :

Il y a une lumière dans tes yeux qui vient de loin, de très loin, du plus profond de toi se hissant des entrailles de la terre.

Eva a laissé un long silence :

Je dessine les maisons du village et je découvre des choses qui me font du bien… qui viennent du passé…

Toutes les deux immobiles dans le soir aux aguets :

Alors, tu as de la chance et je t’envie et je suis heureuse pour toi

Je ne comprenais pas l’air de tristesse qui traversa son regard quand je l’ai quittée.

carnet 3 (pp 17-35)

À l’aube d’un surlendemain je suis redescendue dans le ventre estropiée de la ville et j’ai erré en suivant le long serpent noir de canalisations de fortune à la recherche de ce qui n’était plus, d’autres traces, des bribes pour reconstituer les phrases. Ces lieux avaient vu passer des après-midis d’enfance, maisons de tantes, de cousins, d’oncles, d’amis de ma famille. Je me suis surprise à sourire de cette foison de lieux encore gonflés de résidus d’atomes où j’avais dû passer enfant. Je n’ai encore croisé personne mais je sens qu’on me regarde. De loin, de dessous, de derrière. On ne me guette pas pour m’épier, je fais le vœu qu’on m’observe pour m’apprivoiser.

Et j’étais là. Depuis quelques jours à peine. Ce lieu infuse dans mon corps entier tout un vitrail de souvenirs. Était-ce cela que j’étais venue retrouver ? La mission n’était-elle qu’un prétexte pour me rapprocher de mon enfance ? Avais-je vu ces ruines en filigrane, depuis longtemps, au fil des lettres de mon père. Mon retour semblait faire vibrer ces reliques de maisons dont je pouvais reconstituer la vie dans les moindres détails.

J’avais plongé dans des gouffres et ces pièces étaient des vides pleins, bouillonnants d’explosions de râles de rires de sentences de récits de pleurs. Mais surtout, il y a la voix de mon père et je dois faire un effort pour retrouver l’au-delà de sa voix, l’au-delà de son timbre de son rythme de sa couleur, pour entendre son phrasé et ses mots comme autant de notes liées avec un sens : Entendre sa vie. J’ai mis de côté celle tamisée, montant de la cave aux soupiraux calfeutrés, forte dans ses mots posés avec conviction, secrète. Des réunions et conciliabules, je n’en imaginais rien. Seul l’index de ma mère sur la bouche et fermant les yeux me donnaient l’ampleur de ma mission. Je me souviens des regards de mes deux frères, regards dissous dans le silence qui eux parfois avaient l’autorisation de descendre.

Un jour d’été dans la ville de B., il faisait très chaud. On apprit que mon grand frère, Oleg avait été tué dans une rixe avec notre cousin paternel dont je n’ai pas oublié le prénom.

Je n’ai jamais compris la discorde des jours suivant son décès ni après la cérémonie où il y eut du monde. Plus tard j’ai su. Oleg détenait un secret qu’il avait rapporté à Maman. La mort d’Oleg était une vengeance. J’ai été abasourdie par cette disparition et me culpabilisais : à cause de moi, avais-je fini par comprendre dans l’enchevêtrement des non‑dits ! La disparition d’Oleg me rongeait, me faisait trembler de honte et de dégoût et je sais maintenant pourquoi j’ai gardé mes pleurs pour plus tard. Funeste secret. Funérailles (je ne préciserai pas synagogue, temple, église, mosquée, salle municipale car j’ai oublié ce souvenir ; je me rappelle juste une odeur de cire et d’un cortège tout en habit noir), touffeur de l’air, silences étouffés. Je me sentais concernée, à cause des apartés. Bien sûr j’étais jeune mais il y avait des confidences, des conciliabules qui en disaient long sur des hochements de tête et de visages enlarmés. J’avais le sentiment d’être perdue parmi les grandes personnes. J’étais plutôt comme extérieure aux événements. Spectatrice, visage fermé. Je respirais mal quand des regards furtifs volaient sur moi. Le regard sombre de mon père et son mutisme soudain pétrifiait la scène qui se déroulait au loin de moi. Je n’avais rien à pleurer et heureusement personne ne m’avait poussée en me glissant vas-y c’est à toi, tu peux sangloter, suis le cortège. De derrière la grille du portail, je voyais des étrangers à mon histoire.

À l’époque j’aurais aimé comprendre pourquoi j’avais été si éloignée de ces frères et je ne crois pas que ce fût une façon d’éducation. Je ne veux plus me souvenir de cette cérémonie. J’y étais comme absente et pour moi il était lui aussi absent puisqu’il n’était pas là pour me consoler en serrant mes épaules contre lui, Oleg, mon grand frère qui avait pensé n’avoir pas su me protéger. Sa mort n’avait rien à faire avec sa vie, mais avec la mienne. Cette cérémonie et ce cortège m’avaient anéantie à cause des faisceaux de ces regards obliques criblés de pleurs qui semblaient me fusiller.

C’est peut-être pour cela que je n’ai pas pleuré. J’épiais et évitais ces processions d’yeux, de peur qu’on comptabilise ma peine avec le simulacre de certains. Il y eut de la ferveur aussi c’est vrai et je l’ai sentie et elle seule m’a suffi pour survivre. j’ai découvert à l’occasion que les liens familiaux ne crée aucun idéal commun.

Pour preuve ? Le cousin s’est suicidé deux jours plus tard en prison. Mon père ne nous l’apprit que plus tard en ajoutant juste : je ne suis pas allé à l’enterrement.

J’ai enfin pu pleurer comme si je me lavais.

La morale l’éthique les valeurs courent-elles plus dans les veines irriguées par le même sang ou les souffles mêlés d’une même lutte ? J’ai une opinion tranchée mais émoussée, car si je suis là, moi Eva, c’est bien grâce au souffle que m’a transmis mon père. Je ne saurais pourtant jamais si mon père fut autre chose qu’un théoricien un utopiste ou un activiste. Ses convictions passaient-elles par l’action aussi ? Je ne cesse de me demander ‑sans me déculpabiliser‑ si sa voix a mené à armer ma main. Non. Je reste responsable de mes gestes.

Et le dernier en date me désole : avoir été poussée à retourner dans cette ruine. Je ne regrette pas cette nuit et ce qu’elle a défait ou reprisé. J’ai vu toutes ces convictions contradictoires comme clouées aux murs dans des rectangles vides et pourtant lourds à regarder en face. Et me voici, avec la ferme intention de ne plus me laisser envahir par des portraits qui avaient été retirés il y a plus longtemps que je croyais. La cave était la seule pièce qui tenait partout debout : j’y ai posé ma valise.

Je deviens comme les autres par désespoir des choses : effondrée, atterrée, enterrée.

Au cours d’une sortie pour me familiariser avec les alentours et me faire des repères à partir de la maison, un détail m’a intrigué : Par quel tour de passe-passe des filets d’eau et d’électricité fuyant par des interstices dérivent-ils parfois pour aller irriguer quelques robinets publics et un ou deux lampadaires ?

Intriguée, naïve aussi, je suis descendue le soir suivant : Un lampadaire venait de s’allumer faiblement, en grésillant, des spasmes de lumière orangeâtre. Une lueur, à la limite de la ville, en bord de rue près d’un abri de bus ou une guérite peut-être.

carnet 3 (pp 37-41)

Un croisement de routes, ou ce qu’il en restait, propice aux rafales, aux sifflements dans les trous, à des zigzags entre les éboulis… propice aussi au guet-apens :

Tête de mort.

Surgi de derrière l’abri, sous la neige dansant une dernière fois dans l’orbe pâle du réverbère, des orbites sombres, boulets de charbon enrobés de poils : barbe chapkalashnikov. Une gueule de loup. Présent soudain coagulé, mes gestes figés ma gorge étranglée.

J’essaie de penser à la neige, à sa brève virginité sous le cône du réverbère, mais s’interpose le gros plan de ses yeux, si proches, non plus inertes mais injectés de sang, sa langue glissant entre les lames effilées de ses lèvres. Sangsue violâtre. Encore et encore. Il avait dû me guetter. Il m’a barré le chemin, plaquée contre le réverbère. Sentinelle. Sans pouvoir reculer dans la boue. Tout est au ralenti, chacun de ses gestes se sculpte un a un dans ma mémoire : chaque mouvement un coup de burin un éclat une trace une blessure une plaie :

Sa main gauche. Sous le pan de manteau. Robe retroussée. Déchirée. Culotte. Il farfouille. Le long de ma jambe. Quelque chose de froid glisse monte. Très froid. Lentement. derrière le genou. Tout en haut de la cuisse.

Je m’oblige à nommer les parties de mon corps. Je les écris dans ma tête avec des pointes de clous, avec une application de scribe. Pour dissoudre ses gestes, noyer son regard qui me chasse. Immobile, prostrée, immolée. Lui, à l’affût de l’infime grimace qui déblanchirait mon visage.

Puis tout mon présent s’est aveuglé, un flash une déflagration emportant tout jusqu’à ma sensation d’existence. C’est plus tard que tout a paru comme des feuilles de papier photo trempées trop longtemps dans un révélateur pour une épiphanie d’images floues pincées à des sons confus compactés rabattus sans profondeur.

Elles pendouillaient, dégoulinantes mal fixées à une corde.

Elles ne sécheront jamais, elles resteront accrochées devant moi dans une lumière rouge… j’aurais beau tenter d’allumer un néon blanc, il n’y aurait aucune densité, rien ne transmettrait dans la durée l’innommable du viol. Toutes les images des mots ne seront-elles à chaque fois que réminiscence de cette blessure ?

carnet 3 (pp 43-63)

Ses yeux biais si proches menaçaient toujours. Soufflait son haleine. Un sourire tordu. Il a glissé son truc entre mes jambes. Il dit qu’il me connaît, il m’appelle même par mon prénom ‑qui le lui a dit ?‑ et il ne comprend pas pourquoi mon corps ne grésille pas sous les grignotements puants de sa main, sale bête montant sous mon pull. Je la sens grasse poisseuse, devenue folle ; son truc m’écarte les cuisses. J’ai peur, il n’y a personne pour qui crier. Sourde au secours ? Personne ne sortirait. Il y a eu tant de cris. Résignée… lasse ? Hallucination auditive réitérant le massacre d’il y a quelque temps ? Je vous pardonne à tous. À quelle vitesse vont ces raisonnements en travers de ma tête. Pourquoi je pense soudain à la ruelle où j’habitais encore… il y a quoi ? Trois quatre mois peut-être ? À peine ? Déjà ? C’est si loin dans l’espace et dans le temps, enseveli par tant et tant d’événements. Tueur à gages. Pourquoi ce genre d’association d’idée ? Suis-je malade au point de laisser des motifs de corrélation prendre pied dans ma tête, alors qu’il était là tout contre ton corps ? Est-ce un mercenaire ? On m’a retrouvée ? Je vois l’échangeur de Bagnolet une nuit. Entrelacs de rouge et de jaune, une mitraille, un cortège qui danse avec des torches : Règlement de compte. J’ai peur, je ne résisterai pas. Je ferme les yeux ; c’est froid, huileux, avec quelque chose qui me gêne et qui m’abîme. Je sens son haleine, puis sa bouche broyant mes lèvres. Tabac, sueur, poudre, décomposition, charogne. Son engin fouine fouille m’éventre et finit par entrer, long, long. Me fait mal. Très loin. Je veux crier. Oppressée, je ne peux pas. Mes genoux fléchissent et j’ai encore plus mal. Immobile figée dans ma douleur. Mes yeux levés fixent l’ampoule enflée du réverbère ; des animalcules blancs crépitent dans la lumière. Des larmes avortées ne secrètent que du sel. Ça pique. Je ne peux pas fuir. J’imagine mes pas trébucher dans la neige, des traces désordonnées perdues dans le noir, mon ombre rattrapée par un souffle rauque de bête fauve. Je me projetais dans cette fuite impossible juste pour ne pas sentir mon vagin torturé et les échos qui reviennent frapper :

-je vais te tirer maintenant.

-non. non… J’ai gémi sans lâcher d’autres mots qui ne sont même pas arrivés dans ma tête.

Je n’ai plus de sel, épuisée, mon corps a capitulé, non, non, je secoue encore un peu mon visage pour échapper à sa bouche. Je n’ai plus de force. Lui, croit sans doute que je cède. Connard. Dans ma tête. Je me fige, la bouche grande ouverte. Il m’a vidée de son truc. Je tombe et devant mon visage, suffoquant de douleur, des yeux pleins de haine contre mon vide. Canon de l’arme glissant sous mon nez et sur mes lèvres :

-lèche, suce… tu vois… tu ne fais aucune différence.

Le cœur, le souffle à la limite de l’explosion. Le vent balaye la voix, le réverbère pisse un cône de neige affolée. Moi aussi je me vide. Ma culotte mon bassin mes cuisses tièdes. Il n’y a plus de silence. Mon souffle me coffre dans un masque. Humiliée, je me suis sentie soudain vivante, au staccato de mon cœur, aux à-coups dans mes veines, à la chaleur de ma pisse m’inondant. Et j’ai une moue soudaine qui se veut du dédain :

-si c’était froid.

Au ras de l’oreille, la détonation m’écroule ; puis un grésillement, un sifflement, une puanteur de duvet de poulet grillé. Le canon contre mes tempes. Pan. Encore une fois. Sourde emplie d’acouphènes stridents. Le canon brûle ma joue et remonte jusqu’à son rictus, jusqu’au bruit de succion de sa langue. Je vois un tronçon de serpent désarticulé frétillant encore. Écroulée à ses bottes, d’une main il tire sur mon foulard, mes cheveux, me contraint à me relever en m’étranglant. Sa main passe par derrière s’enfouit dans ma culotte et son majeur essaie de… Il grimace. C’est souillé, mouillé… je ricane au fond de moi. Les doigts pleins de merde. Plaquée, pressée entre lui et le poteau, je sens sa bite contenue, arc-boutée sous son treillis. L’arme tiède remonte contre ma cuisse. Derrière ses aboiements éraillés et puant, apparaît la voix. En off. Je vais te tirer… tu comprends salope… espèce de chienne… te tirer… putain de ta mère et tes copains de larbins me font vomir… ces enculés de démocrates. On les descendra jusqu’au dernier.

Que se passe-t-il ? Quelques instants ont duré un cycle interminable à attendre un autre coup de feu. Ma tête est comme catapultée réduite en lambeaux : La ville a des tressaillements et c’est loin d’être l’aube. Je vibrûle. Je ne sais pas pourquoi, je me sens pleine de cette ville… pétrifiée et en éclats. Faut-il quelqu’un pour souffrir et pouvoir un jour partager les douleurs d’une ville avilie souillée mutilée déchirée insultée torturée violée massacrée. Et pourquoi… ? Il faut survivre à la bestialité.

-dépêche-toi, sors-la… vite… ou je tire…

Mes mains ne tremblent pas, je défais la braguette, elle jaillit en ressort, il tire mes cheveux en arrière pour que je le regarde… dans les yeux, sans ciller, où je vois danser du sang follet. Ça gicla. Ça coula sur un pan de manteau. Il s’était vidé, tout seul et j’ai eu envie de rire, et finalement j’ai ri… j’ai ri… nerveusement… jusqu’au coup de tête ; ma lèvre éclate, je sens du sang, j’avale… un coup de feu confondu avec un hoquet… il barbouille mon visage avec ma merde et me laisse m’écrouler, les jambes écartées, adossée au réverbère… je vois ma cuisse avec du sang… et je ris… je ris… la fin de l’enfer j’espère… j’ai mal… une douleur dispersée… la neige piétinée… son plaisir de peep-show éjaculé… et des traces enfoncées dans la nuit sur des étendues en jachère sous du blanc… j’aurais voulu être encore sourde… ne plus me souvenir de la voix de son haleine, ne plus entendre le froissement de ma robe, la déchirure du corsage… et j’aurais aussi voulu avoir mille oreilles pour entendre le fracas d’une mitraillette, le pilonnage lointain d’obus couvrir les gémissements de ma douleur… et confusément je voulais entendre mon cœur ma voix crier à tue-tête… crier ; je ne veux pas mourir…

Autour de moi, plus rien, des pans de murs criblés, des toits effondrées, des caves emmurées, des arbres renversés, et moi… vivante… je pense… je serai mutilée… encore et encore mais je survivrai… j’en aurai le courage… et je voulais que de mon regard jaillisse une ardeur douloureuse qui se souviendra de ces instants-là… j’y avais tracé des signes de la haine… je n’en suis pas fière… Mais pour mon envie de survivre, j’étais prête à m’anéantir quitte à en souffrir en déchirements en silences tout le restant de mes jours… À cet instant précis je voulais vivre longtemps… malgré tout… renaître vivante.

Il a disparu et j’ai rêvé sa mort dans une rafale… il m’avait fait mal à vie.

La lave de la nuit débordant de toute part nettoyait jusqu’aux pores de la terre. La neige avait tout imprégné jusqu’à immaculer ma robe et mon ange-cygne en planant vint me ceindre de ses ailes.

Les zébrures d’images qui griffaient encore mes yeux ont fondu et je ne grelottais plus ; la boule coincée dans ma gorge avait dégonflé et je respirais enfin régulièrement et j’ai caressé aussi mon ventre en murmurant pardon pardon pardon.

Eva s’est écroulée sur son lit de fortune de la cave, l’entaille du jour commençait à rosir alors qu’elle ressentait encore l’instant où ses doigts baissaient ses paupières.

L’eau avait dû commencer à frémir dans la marmite ; le clapotement et le couvercle tressautant ne l’avaient pas fait sursauter.

Eva ne se rappelle pas s’être relevée, s’être lavée en gestes lents avec de l’eau tiède puisée au creux des mains, s’être battue à frotter son manteau, à avoir la nausée en voyant les coulures de sperme. Eau mêlée de pleurs, à nettoyer son visage avec ses doigts méticuleux.

Eva verra sa robe, sa culotte sur une corde dans l’arrière-cour. Pas d’images non plus de les avoir laissé tremper de les avoir frottées avec rage.

Son ange-cygne, Hadrien, lui a tout vu, m’a tout raconté à sa manière : la rage, l’acharnement à nettoyer, l’épuisement avec lequel je suis remontée avec le baquet, l’eau souillée se répandre en long filet dans la cour, creusant des trous dans la neige, mon pauvre corps s’effondrer sur la paillasse et ma voix rauque un peu, murmurer :

dans ce futur qui semblait à bout de regard

je ne me sentais plus seule et ne voyais rien

juste l’ourlet blanc d’une l’aube à l’horizon

corps à nu dans l’âme des ailes d’Hadrien

sous nos sourds baisers à la chaleur de tisons

et nos rêves couverts d’un présent goguenard

et j’ai pleuré deux jours durant, alimentant dans la cour un brasero pour sécher mes larmes dès la source de mes yeux. Du baril de pétrole, je regardais hagarde la fumée épaisse monter et je lisais les volutes plongée dans une transe chamanique ; mon ange-cygne tournoyait lentement en une lente ascension à la limite des lueurs des flammèches. J’ai vu sa blancheur absorbée par la nuit, m’abandonnant. Et j’inventais dans les méandres furtifs envoûtants des signes sur lesquels je décalquais des conjurations et des motifs pour tout effacer de ma mémoire et purifier mon corps. Ainsi le tumultueux silence de ces deux jours s’accordait au grésillement des braises pour déshabiter mon vagin de l’intrus. Douleur infirme tonitruante en quête de catharsis. J’avais froid, les pétales de neige se fanaient en pleurant ; j’étais sourde à toutes les palpitations se glissant hors des ruines. Moi aussi soudain, me suis sentie ruinée ; les heures s’amoncelaient sur mon pauvre corps recroquevillé, un tas de briques bardées de plâtre qui voulait m’étouffer… et de sous cet amas j’essaie de voir ton visage : un paysage désolé enduit de neige, des ruines muettes, des échos de voix, mais je ne te vois plus. Pourquoi ton regard a-t-il disparu de mes souvenirs ? Tout ton être s’est-il incrusté en moi à tel point que tu fais partie de moi et lorsque je jette un regard sur le miroir brisé trouvé dans le petit berceau redécouvert à l’étage, je n’aperçois ni mon reflet ni la buée qui devrait me faire exister. Je n’aperçois qu’une neige arrêtée en minuscules piqûres noires. Elles sont là transies par une rafale d’un vent boréal, figées depuis une flopée de jours que je ne saurais décompter. Où es-tu donc toi qui ne caresses plus mes rêves les plus fantasques ? Où suis-je, moi qui ai posé ma valise ici dans ces confins sertis de froid, sous un couvercle écrasant les bruits, sans rien qui court pas même cette minuscule rivière dolente aux tons d’acier bleui qu’alimentent des champs gorgés de neige.

Quand vers cinq heures la lumière trébuche sur les montagnes, une bise continue dévale les pentes et lisse la campagne tandis qu’à l’est se pulvérise la vague de nuit ; elle descend en lente avalanche, comble chaque creux, chaque fossé, chaque fissure, chaque lézarde de mur. Nous sommes ensevelis soir après soir en perpétuelle reprise et si je vois une lumière cligner dans le ciel, je sais que c’est un leurre, hallucination d’un désir de me laisser absorber par la profondeur chatoyante d’un ciel nocturne que je me plais à imaginer être crevé par mon ange-cygne avant l’aube du lendemain.

carnet 4 (pp 3-11)

Ce retour m’a déglinguée.

Mais dois-je l’appeler retour ? J’ai mis du temps à reprendre le crayon pour mes notes.

J’ai adopté les coutumes locales : fichu sur la tête, ample blouse jusqu’à mi-mollets, ceinture de toile bigarrée, bottes un peu trop grandes et j’ai pris les chemins de survie quand le ciel est d’un blanc lumineux et qu’il ne neige pas : glaner dans les jachères, les talus, fouiller les bas-côtés des chemins.

Une routine trois ou quatre fois par semaine.

Il y aussi des cadeaux discrets : des poissons pêchés près du moulin déposés devant ma porte, morceaux de lapin, caille, faisan, en ragoût sous le couvercle d’une casserole. Par qui ? Radovic a suggéré Hava.

J’ai même recueilli dans le bois une perdrix blessée. Elle a piqué du bec dans le coude de mon bras et a perdu sa tiédeur. Je l’ai faite bouillir jusqu’à ce que toute la viande s’émiette en salmigondis avec des épluchures dans une marmite. J’ai gardé les plumes et le duvet. J’en ferai un petit oreiller. Un jour je cuis une galette quand j’ai glané des épis, blé, seigle, orge je ne sais pas, je mastique des baies fripées un peu acides, un peu fermentées qui me font tourner la tête comme aux étourneaux.

Un jour, Eva ronge jusqu’à l’os une cuisse de lapin que le facteur a pris au collet… ça vous fera du bien un peu de viande… comment cela ? ai-je les joues creuses ? Un jour elle retourne des mottes dans les champs… des racines, des tubercules parfois… Un jour des pommes de terre minuscules comme des billes et parfois d’énormes verruqueuses… des quasimodo qui ont dû grossir en contournant des silex… Ici, ‑même si on dit cultiver la terre‑, elle est maigre et rare, comme si les cailloux s’étaient régénérés pendant ces années d’abandon… ou, comme s’ils s’étaient arrachés des entrailles des profondeurs … expulsés par les contractions sismiques, comme on le raconte encore ici ; ces bulles compactes et difformes du magma placentaire des abysses abandonnées à fleur de sillons non pour humer l’air mais pour rappeler aux hommes la parcimonie qu’ils devaient accorder à chacune de leurs actions.

Et puis je suis là… depuis un temps qui me semble n’avoir jamais eu de début ; et ce que je croyais devoir advenir n’est pas apparu.

Durant tout le voyage j’avais cru que la vue du bourg de B. allait fleurir mes souvenirs ainsi qu’une gerbe provoquée par un caillou jeté dans l’eau d’un bain d’enfance et qu’allaient remonter en surface tous ces gestes, ces mots, ces expressions, ces métaphores qui truffaient le parler d’ici… une poésie qui habillait tous les rituels de communication… mais rien… je suis là et mes gestes semblent venus d’ailleurs… ce que je croyais être imprimé dans ma chair, mes gestes, les rituels d’usage décalqués sur ceux de ma mère, et cette façon de penser l’usage du monde… rien ne rejaillissait… la manière dont on me salue me semble étrangère… mon regard même a changé comme si j’avais été opérée, une sorte de mutante.

Mes mots viennent d’ailleurs… et ils sont une sorte de pidgin… j’ai pioché des attitudes des idiomes, les ai singés… mais il y manquait un petit rien de quelque chose… j’avais perdu une partie singulière de mes origines, je m’en éloignais un peu à la dérive et je me sens un peu altérée. J’étais autre, étrangère jusqu’à moi-même.

Mes père mère grand-mère tantes oncle voisins amis instituteur y verraient une trahison.

L’identité est-elle dans ces rituels infimes et imperceptibles transmis sans le savoir, dans une tournure de penser et d’organiser le monde, de le transcrire en histoire consignée par tous nos sens et pour nous seuls… et dont le glossaire est une succession d’hapax rendant notre vie mystérieuse et énigmatique aux yeux des autres ? Suffit-il d’un regard, d’un geste, d’une phrase dont chaque parcelle a appartenu à un ancêtre et qu’il nous a transmis sans apprentissage pour nous transfigurer ?

Je suis revenue, Eva est revenue… mais pourquoi… je me sens estropiée depuis le viol… Où vais-je trouver la vraie raison de mon retour ? Dans ses lettres, que voulait me dire mon père ? avait-il peur ? ou des craintes… ou des espoirs… et j’ai soudain eu cet éclair… je ne suis pas un fragment d’une minorité, plus que ça… plus qu’un rameau de mon père et de ma mère. Une graine emportée par le vent, se transformant quand elle se pose quelque part.

Et cette enclave était-elle ce quelque part ? Je refusais de croire que notre disparition des cartes aurait été préméditée. Ils n’ont même pas besoin de nous assiéger pour nous faire mourir à petit feu, nous sommes là, jouets dans un simulacre de cité pour nous faire tomber dans le même piège qu’aurait produit la violence… et on s’effondre sur soi-même, misérable, dans un délabrement singulier anonyme.

carnet 4 (pp 15-45)

Hier, en allant glaner, un sniper avec un mortier sur les genoux, balayant aux jumelles le village ; je me suis tapie effrayée à tenter de me confondre au rocher … était-ce mon assassin ? Je n’avais qu’un vague et affreux souvenir d’une estafilade qui lui barrait toute la joue des tempes au menton. Pourquoi avais-je eu besoin de pousser mes pas si loin hors de la ville… Pourquoi cette pulsion de se rassasier à épier ? Une nécessité presque morbide à vouloir se confronter à sa propre impuissance ? J’ai un vide, tout s’effrite.

Heure d’appel à la prière, de l’angélus du soir, des chants paniques des oiseaux au crépuscule, réduits au silence par deux tirs d’obus. Nos deux tours sans rivalité s’étaient effondrées droites sur leur base… et l’homme avait disparu.

Le clocher, le minaret volatilisés.

Des charognards tournoyaient déjà au-dessus des décombres quand Ljubomir et Itshak les ont retrouvés, vivants sous des éboulis, dans un triste état : Le bedeau garrotté dans sa corde, le muezzin asphyxié dans un nuage de poussière de chaux. Hava, la sœur d’Itshak les a soignés.

Il ne me reste que l’écho des explosions, des ruines et deux aquarelles faites hier montrant ces deux index pointer le ciel. Pourvu que ce ne soit pas un mauvais présage.

Moi qui aurais voulu que mes dessins aient le pouvoir de prévenir toute destruction…

malgré ce désarroi et la crainte irraisonnée d’autres attaques, pendant plusieurs semaines, sans relâche, je me suis remise à la tâche… avec l’urgence du brancardier sur un champ de bataille, scrutant l’horizon pour déceler le moindre mouvement dans le paysage j’ai d’abord fait deux aquarelles de la mosquée et de l’église abîmées et ce travail m’a aidé. Au fil des heures la peur est partie. Le lendemain ­‑une fois encore‑ il y eut des retrouvailles avec les oiseaux… le passé se redressait sous mes coups de crayons… rien n’était irrémédiablement effacé… les contours des maisons éventrées, les arbres abattus, les murs écroulés, les toits effondrés, les jardins en jachère… tout reprenait vie dans le souvenir des détails retrouvés et dessinés ; les couleurs des toits, des murets de clôtures sont venues naturellement scander l’espace de ma feuille. Je nommais les matériaux : briques, tuffeau, galets, tuiles, pierres équarries, parpaings, torchis, bardeaux, moellons, branches, feuilles, planches, verre, fonte, tôle ondulée… mais c’est du dessin des fenêtres et des portes que venait la vie du puzzle de la ville. Soudain le dessin perçait la surface ; ce n’était plus des parois mais la face externe de pièces où devaient souffler des gestes quotidiens. Les fenêtres étaient les yeux ouverts, et derrière les pupilles noires se profilaient des corps animés, je réinventais des visages d’autrefois et j’y installais des familles avec les traits que j’avais, dans une autre existence peut-être, connues et aimées… en oubliant les âges, les époques, comme si l’histoire en faisait fi. Je rehaussais mes bleus pastel et de guède, mes ocres de brou de noix, par de la garance, concoctés par le facteur et je faisais jouer et courir et rire les enfants, des groupes palabraient sur un cercle de chaises du grand square, des voitures en passant escamotaient un laps d’histoire… et ce n’était pas grave… on savait raccorder les mots. Non seulement je reconstruisais la ville, la vie des quartiers, les étreintes des alcôves, mais à chaque trait je rayais l’étouffement de la guerre. Chaque jour j’arpentais ‑pas un secteur comme aurait dit un milicien‑ mais un îlot à la recherche non du motif mais d’un angle ou plutôt de l’angle, celui qui saura rendre une notion d’unité à l’humanité qui avait vécu en complicité ici… l’humble quotidien avec un événement racontant une anecdote de celui qui avait vécu là et qui n’était plus… ceux qui vaquaient à des corvées plus figurants que spectateurs… alors je me postais là comme face à un tableau effacé où avaient été imaginés, construits, vécus une fenêtre, un pas de porte, un enclos, un muret, une borne, un troupeau de chèvres, l’arc de lignes électriques, portée de notes pour hirondelles en pause d’émigration.

Je m’installais comme si j’avais été la fillette curieuse ou la commère de la maison… espiègle aussi, alternant l’encre de chine, le fusain, le charbon de bois, la mine de plomb, la suie d’un bougeoir, plongeant sans me rendre compte dans le temps ancien d’avant l’image photographique.

Comment avais-je pressenti la rue, les lignes brisées des maisons d’en face ? Je réussissais à décliner la typologie, les modénatures, les détails imparfaits et donc beaux…

Une combinaison d’épure, de dessins à l’encre rehaussés d’aquarelle ?

Une application studieuse et minutieuse ; j’espère en tout cas qu’ils diront en voyant mes dessins, il y a un peu de ça… creuser l’histoire pour en faire remonter la vie des profondes béances jusqu’au pouls à fleur de papier.

Retrouver la palpitation usuelle de la ville.

Sur un pliant de pêcheur à la ligne dégoté par l’instituteur… me voici avec mes gobelets plein d’eau trouble, ma boite d’aquarelles aux iris plus ou moins creusées d’avoir trop fixé les paysages, des flacons d’encres à portée de main sur une caisse à munitions et un grand carton à dessin vert moucheté contre une carcasse de moto tchèque ; des feuilles au pourtour un peu jaunies attendent patiemment leur tour pour figurer un extrait du monde.

Je ne sais pas pourquoi mais je commence toujours mes dessins par le bord gauche de mon papier. Mon regard traverse l’espace toujours de gauche à droite et mon crayon fait de même comme s’il voulait restituer un souvenir de regard en le poursuivant…

peut-être est-ce une habitude d’écriture… quelque chose d’ancrer… sans doute… une manière occidentale d’aborder un document… un rituel qui doit venir du geste de la main de ma mère quand elle me lisait le soir une histoire dans un livre en suivant les mots de son index peint d’un vermillon écaillé… moi assise sur ses genoux, elle embrassant mon petit cou, tenant le livre déployé, effleurant de l’autre main la page, longeant avec le doigt les signes en noir jusqu’à la fin de la ligne. Des petites fourmis besogneuses attirées par ce doigt magique, cette voix qui avait le pouvoir de créer des images et de les animer.

Et le doigt se levait et se reposait sur les premiers signes rassemblés de la ligne suivante et la page était tournée, coincée par le pouce et j’étais un peu plus serrée au corps de maman, pressée par son bras.

J’ai ce souvenir du murmure de sa voix et du glissement de son index… non pas des mots mais du rituel… les chapelets noirs des mots ; il y avait quelque chose de mystérieux… les grains alignés devenaient des sons, des mots, des images, des frissons, des sentiments… je frémissais au rythme de sa respiration dans mon cou, écho des mots, de son intonation… assises en tailleur sur le tapis j’étais comme imbriquée entre ses cuisses et nos quatre yeux n’avaient qu’une seule direction : les lignes du livre aux feuilles épaisses, illustrées parfois, comme pour reprendre souffle, instaurer une pause de description des images, même lorsqu’elles étaient des pochoirs imprécis ‑ce que je ne distinguais pas à l’époque‑ me tourmentaient, plus que le texte… car jamais elles ne correspondaient à la scène que je m’en étais faite à l’écoute de l’épisode avant de tourner la page… elles étaient là me sautant aux yeux ! Qu’avaient-elles de commun avec ce que ma mère avait décrit en lisant ? Et c’est souvent à cause des illustrations que j’interrompais ma mère ; je l’interrogeais sur l’incohérence entre textes et dessins comme si elle inventait une histoire sans rapport avec les images et cela me troublait… quel sens et quelles relations y avait-il entre les signes qu’elle suivait du doigt et ces figures qui ne correspondaient à rien de ce j’avais dessiné tout au fond de mon oreille ? pourquoi il a un chapeau ? pourquoi l’oiseau il vole ? pourquoi on voit pas la cheminée ? Pourquoi… quelle déception ! Quel mensonge. Pourquoi ?

Et je n’avais que des explications bredouillées rassurantes ; j’écoutais, dubitative, sans conviction… elle devait avoir raison… et elle continuait en reprenant inflexion et intonation comme si de rien n’était… me laissant m’interroger sur ces distorsions… me plongeant dans une méditation où je finissais par ne plus entendre sa voix…

décrochant de l’histoire… les cils de son œil droit frôlant des boucles de mes cheveux me faisaient un guili-guili, une minuscule vibration… la plus infime caresse qu’on puisse sentir…

Et moi là, bien des années plus tard, je sens mes cils balayer les paysages de mon âme d’enfant et je frissonne à l’effleurement de l’aile de mon cygne blanc.

Entre temps, j’ai appris à dessiner ce que je ressens par ce que je vois et observe ; et c’est dans le dessin des lieux des hommes que je prends le plus de plaisir… avec méthode, comme un relevé d’architecte, je dissèque pour détricoter le fil de l’histoire, pour comprendre le regard que je porte aux choses. Je les laisse m’envahir me prendre m’étouffer… je rumine avant d’expulser à travers un trait un concentré épuré… j’imprime mon regard sur la feuille…

Je nomme les choses avec le plus de précision possible… je passe du voir au regarder… et de mon crayon surgissent des lignes comme une photo apparaît dans son bain de révélateur… mais l’exaltant est bien la jubilation de voir surgir sous ses yeux les traits tels que je les sentais abandonner mon corps pour réapparaître en bourgeonnant du plus profond du blanc… une épiphanie.

Les pigments animaient la feuille, la sortaient de sa léthargie blanche.

Errant dans les ruines pour fouiner, enjambant un cadre de porte, un châssis, collectant çà et là dans un fatras d’objets orphelins abandonnés dont la somme finissait par peser plus que le souvenir auquel ces bricoles étaient attachées.

La résignation. Les habitants étaient partis à la va-vite avec juste peut-être, comme un adieu, un dernier regard sur ces petits témoins de leur quotidien. En donnant un tour de clef, tous ne gardaient pas un espoir de retour proche. Simplement crédules aux horreurs des hommes. En effleurant les objets aux modestes usages domestiques, j’imaginais les sauvegarder les conserver pour entretenir un lien de filiation. Je les caressais, chuchotais pour les réconforter, empoignais une casserole rétamée, manipulais une cuiller en ruolz, portais à mes lèvres un bol raccommodé avec de petites agrafes en laiton ou en cuivre, m’essuyais le visage à un torchon effiloché, m’enfonçais dans un sommier gondolé, goûtais le gros sel oublié dans un petit creux de l’âtre.

Pardonnez-moi ‑vous que j’ai peut-être croisés dans votre exode‑ j’ai des scrupules à avoir peut‑être effacé votre dernier visage en me regardant ici et là dans un petit miroir oublié. Celui-là en particulier : miroir aux angles arrondis qu’on pose comme un cadre sur une tablette, pour se lisser le visage. Et j’ai pleuré parce que je ne reconnaissais pas celle que j’y voyais.

En essuyant la trace du reflet emprisonné dans le tain du miroir j’ai soudain imaginé que j’étais ici uniquement comme capteur pour gratter, découvrir, recueillir, transcrire, transmettre un état des lieux, fut-il réduit à cette bourgade encerclée de champs couronnés de petites montagnes. Le reflet est-il au regard ce que l’écho est à l’ouïe ? Et tant pis si on me reproche un jour d’avoir été un témoin qui aurait confondu l’objet et le sujet réitérant la métamorphose dramatique menant à la confusion d’un aller-retour altéré et fatal de la perception du monde. Ma main sera l’écho de mon regard. Ma main droite, celle qui coiffe me lave et qui prend l’initiative de la première caresse porte mon nom Eva. Et ma main gauche, celle qui dessine peint écrit, je te nommerai Palina.

J’avais commencé par des croquis du quartier où j’avais passé de courtes vacances il y a très longtemps, puis d’autres près du marché, d’autres encore près de la mosquée utilisant mon pas comme mesure. Le premier carnet, une chronique de détective relevant des indices illustrés de mots, de croquis, de nombres, de taches de couleurs, d’échantillons de matières, d’empreinte de textures, d’évocation d’odeur… de ces petits îlots-puzzle j’ai tracé peu à peu la forme d’une ville avec ses creux, ses bordures, ses limites : des décombres qui vibraient en corps agonisants dans leur précarité de l’instant et il me faudra aller dans l’intime des lieux, plus loin, plus profond, plus haut encore.

Eva se souvient de son appréhension quand elle a senti être arrivée là : à destination ; et ce mot prend un sens troublant quand Eva le dissèque. Destin, elle n’en veut pas.

Aucune couleur ne s’était attachée au paysage… tout se confondait… la terre n’avait pas d’horizon et se perdait dans le ciel ; ma solitude et mon épuisement envahis par tout ce blanc. Depuis j’ai fini par déchiffrer la foison de signes qui l’enchantaient la creusaient. Ces nuances fractales jouaient d’émerveillement et de frissons entre l’immense et le minuscule. Desseins des dessins de chaque maison, chaque clôture, chaque étable, chaque boutique. La trace de la main, le geste du bras découlaient de l’idée primitive de manipulation et dissection des matériaux abîmés mais ourlés de vie.

En remontant la grand-rue, j’ai eu un pincement en apercevant une silhouette un peu raide. Je l’avais déjà entraperçue lors de mes incursions furtives avec mon carnet et mes crayons. Cette silhouette en errance, lourdement chargée cette fois-ci encore, m’effraya à nouveau. Je m’étais plaquée dans un renfoncement. Pas encore prête à user plus de ma voix que de mon regard. Mes dessins traçaient le contour de ce retour. Comme pour un oiseau les brindilles prémisses d’un nid.

C’était une casquette, une barbe d’une semaine, une veste à boutons jaunes, une sacoche pleine, un facteur. Pas un harnachement de munitions en bandoulière. Il allait d’un pas posé plein de précaution dans les rues défoncées, mimant des conversations avec des ombres sur les pas de portes, soulevant sa casquette avant de continuer sa tournée, enfouissant discrètement une enveloppe dans sa sacoche dodue, se baissant lentement pour en glisser une autre sous un pas de porte.

J’ai deviné un vrai visage au carrefour et j’ai ramassé une enveloppe avec une belle écriture. Le tampon rond sur le timbre avait bavé. J’ai même senti l’enveloppe et la colle du rabat, brune en transparence, une odeur passée du passé.

C’est dans l’instant que j’avais les yeux fermés, qu’il a dû se retourner, revenir sur ses pas sans bruit : Avez-vous perdu quelque chose ?

Qui n’aurait fait sursauter ? Sans cri, juste ma bouche grande ouverte. Stupéfaite par cette réapparition qui n’avait plus le contour d’une silhouette irréelle. Ses yeux allumés par les étincelles des mots prononcés doucement, le sourire débroussaillant la moustache, la silhouette avait pris corps.

Mon ventre, épicentre d’un tremblement. Un chaos indescriptible monta et effondra tout dans ma tête. Le temps se figea dans un espace réduit à mon corps.

En une fraction de seconde Eva mourut et ressuscita dans l’instant où elle titubait sans connaissance tandis qu’une main la retenait et l’accompagnait pour l’asseoir sur un muret : l’espace se dilata explosa dans un éclair blanc, augmenté par une présence, une voix, un sourire, un regard paisible.

Il y eut comme une excitation de phrases inachevées, interrompues, coupées parfois, suspendues souvent par de longs silences comme si cette rencontre fortuite, ‑mais l’était-elle ?‑ renversait deux sacs mêlant un bazar hétéroclite.

Ils restèrent des heures assis sur le muret, il partagea son casse-croûte, le goulot de sa gourde, elle le remercia des morceaux de viande déposés discrètement sur le pas de porte, lui montra et commenta son carnet, il l’avait vue arriver et l’épiait depuis en s’inventant des racontars, elle avouait ses maraudes nocturnes pressentant des regards suspicieux l’examinant des décombres et des caves… et les musiques. C’est ça ! Oui les airs entendus m’avaient encouragée pour errer dans les ruines. J’attendais un signe. Et lui tout sourire : J’ai eu l’idée de la musique. Mais c’est surtout l’instituteur qui a tout pris en main ! Je vous présenterai. On est dans les cent cinquante. Je ne dis pas rescapés. Enracinés ! En trappant du poing dans sa paume.

Au fait ! J’avais oublié mon nom, on m’appelle Radovic.

Et sans attendre elle répondit :

mes parents m’ont appelé Eva. Elle tendit la main, mais lui dans un élan, se leva conservant sa main et l’entoura de ses bras en tapotant chaleureusement son dos. Elle sentit dans cette étreinte que le cœur du monde l’accueillait. Vous savez, on m’avait parlé d’un facteur, on m’avait parlé d’un Radovic ! Ça me fait vraiment plaisir de raccorder les images !

Il s’éloignait déjà ; d’un coup d’épaule, il cala sa sacoche dans le dos et quand il se retourna avec un large geste d’au revoir, une bouffée de vapeur blanche s’échappa : Et allez voir Zvonko l’instituteur dans son école. Il a déjà entendu parlé de vous lui aussi ! Et vous, vous y aurez aussi un nom ! Je suis un messager et lui un raconteur d’espoir !

Eh ! Radovic attendez ! j’ai une question : c’est quoi ce filet que vous avez autour du cou ? Et avec un sourire un brin malicieux sous sa moustache : demandez à l’instituteur ! Et il disparut en levant la casquette à bout de bras sans se retourner. C’était le premier homme chaleureux ! Et je l’avais appelé par son prénom. J’en ai eu chaud au cœur pour le reste du jour.

J’ai continué à dessiner mais ma main gauche, Palina, avait perdu de son entrain. Une confusion tonitruante m’assourdissait tant que j’ai frotté un chiffon sur un congère pour le serrer en bandeau sur mes tempes. C’est en titubant encore que j’ai rejoint ma tanière. Adossée près de la porte, emmitouflée jusqu’au ras des yeux plissés, envahie par un sentiment nouveau couvert par un bruit inhabituel : Un bruissement confus d’une fanfare s’échappait de la masse aux nuances profondes des maisons meurtries et serrées les unes contre les autres. De mes gants montait une douce tiédeur : Radovic avait glissé dans ma poche de manteau un flacon thermos.

J’ai souri : je respirais du thé…

carnet 5 (pp 3-13)

À moi aussi il m’a écrit.

Ce matin-là on aurait deviné l’existence d’un soleil au-delà du brouillard et ses nuances orange pâle de particules en suspension. C’est bon signe avait lancé Radovic en regardant le ciel et sans plus qu’un geste de la main il avait disparu en clamant : de l’instituteur !

Contre l’embrasure de la porte, assise sur la pierre du seuil, enveloppée d’une tiédeur minuscule, j’ai lu la lettre.

Ma première lettre. D’aussi loin que je rappelle le passé, ce courrier m’a plus bouleversée que les trois reçus par mon père. Un jour je comprendrai pourquoi. Peut-être. Il l’avait confiée au facteur qui était passé rafistoler la porte de la maison, discrètement, un jour que j’étais en train de dessiner ou de fureter dans les ruines à récolter des machins pour la maison. Comme l’instituteur imagine toutes nos vies, il confie à chacun une chandelle d’espérance. Il invente des vies rêvées ! Dans ces phrases je devine autre chose qu’une simple relation épistolaire du quotidien.

Le premier mot : mi. Une émotion qui n’émanait ni de l’écriture, ni de l’expéditeur, ni du lieu, mais de l’intérieur des mots. Je voyais des formes oniriques kaléidoscopiques mutantes qui comblaient jusqu’aux silences des espaces blancs et des interlignes. Les phrases tenaient d’une respiration, d’un souffle, portaient une pulsation de chant à la fois simple et épique mais épique sans héros personnifié, un chant choral.

– mi – à voix haute, mais du slovène Eva avait traduit – nous – qui mua vers un autre mot murmuré : noos en imitant la voix fluette du professeur de fac, introduction à la philosophie. Et un foisonnant pêle-mêle d’émotions m’avait troublée en articulant les mots en boucle : mi – nous – noos dont les phonèmes passaient dans une sorte de mixeur de langues. Un enchevêtrement magique de sons désarticulant les sens, les percutant, les repoussant, les manipulant dans des zones combinant des forces antagonistes et surréalistes.

‑Mi‑ et j’ai vu, dans l’explosion exultante du son, un petit caillou tombant dans l’eau, expulsant d’une gangue primitive des cercles irradiant le monde. Un  ‑mi‑ ancré en nous dans le nimbe du ‑noos‑. Signé :

Zvonko

carnet 5 (pp 17-21)

Nous, le village était un corps, une entité survivante et nous en étions des surjets. Zvonko (enfin j’y arrivais) égrainait les projets collectés au gré de rencontres… c’est normal… un instituteur n’est-il pas celui qui sait fédérer l’attention, initier la soif d’apprendre, guider dans l’inconnu, et nous transmet comment fourbir les plus belles armes pour affronter la vie ?

Bien sûr, j’étais émue puisqu’il m’avait écrit dans une langue qui m’avait nourrie dans mes langes mais ses mots trouvaient à travers l’écriture un éclat particulier… et à haute voix, une sonorité qui a rappelé des repas en famille.

Et j’ai enfermé la lettre dans ma valise transformée en petit autel votif que j’ouvre parfois le soir. Deux photophores font une lumière moirée.

Ça fait chouette quand même ; avec deux boites de sardines vides trouvées je ne sais plus où, du fil de coton tressé tiré d’une écharpe, de l’huile de moteur… j’ai même gardé le couvercle, façon ressort, pour éteindre.

Et toute la journée, Eva a continué à dégager un passage dans les décombres vers le jardin de derrière, à racler les dalles du cellier, à curer un lavoir en ciment, à se lamenter de la pompe du puits qui ne fonctionnait pas, à consolider un pied d’une table en formica, à la déplacer près d’une fenêtre, à secouer le tapis mité élimé. Eva pensait en souriant : Qui aurait pu soupçonner qu’autrefois ce tapis masquait une trappe vers une cave ? Rien de la rue ne laissait deviner l’existence d’une cave. Les deux soupiraux sur la basse-cour avec son clapier contre un mur étaient encore cachés par deux cageots. La journée d’activité est contrainte par à peine huit heures de jour. Les crépuscules usés à tenir cahin-caha une sorte d’éphéméride.

carnet 5 (pp 27- 43)

La nuit dernière, je me rappelle soudain un alinéa du message d’Aliocha :

tous les dix jours, nuit tombante, en disperser vingt dans la rivière en amont du petit pont. Dernière livraison ajouter un morceau de tissu de sac -blanc-.

Blanche et raide comme un linge amidonné, un frisson m’a froissée jusqu’aux cheveux. J’avais oublié. Non ! Je n’avais pas compris le message. Et soudain, une vague de terreur : comment savait-il que dans ce bourg perdu du fin fond de l’Europe il y avait justement un petit pont. Que ne m’avait-il pas révélé ? J’ai peur soudain. Comme si c’était une BD, je revois des instants depuis mon départ :

Une case : la sensation d’être suivie dans le train, et puis cette autre case : tu te promènes près de la cathédrale de Köln, et puis encore celle-là : dans cette petite ulice où tu as tiré une fois deux fois tu doutes encore, et puis une autre case : le lecteur de journal et encore une autre : le train où braillaient des miliciens.

Souviens-toi : l’une de ces voix t’avait fait sursauter.

Non ce n’est pas possible. Tes déductions sont tout bonnement aberrantes, Eva, tu es ridicule ! s’entendit-elle dire à haute voix. Pourtant, pourtant, pourtant je suis un maillon de quelque chose et il faut que je me débarrasse de toutes ces liasses de billets. Ils ne me servent à rien en plus. Je suis prise d’un tremblement. J’ai commis un oubli, une faute. Il est trop tard, comment faire.

Je pense brusquement au facteur, Radovic. Que lui avais-je demandé ? Et me revient cette histoire de filet. Quand est-il passé ? La semaine dernière, un peu plus. Vite Eva réfléchis ! Calcule, décompte tes journées d’un événement particulier ! Débrouille-toi !

Et voilà Eva avec les yeux et le poing fermés.

Pendant quinze longues minutes peut-être j’ai levé un doigt puis deux. Puis trois, quatre et cinq, poing fermé, puis six sept huit et NEUF ! Crie-t-elle avec effroi d’abord en ouvrant les yeux, enfermant ses joues de ses deux paumes ouvertes. Eva se redresse : Elle est dans la cave, le jour barre encore les deux soupiraux et elle se précipite vers sa valise, retire vingt billets de 500 d’un premier rouleau.

Entre chien et loup, Eva sort ramasser du bois un sac sous le bras. Un bout par-ci, une branche par-là dans un bosquet et redescend par un chemin entre champs, cueillant quelques pommes tardives, découvrant un pain de sel qu’elle a pris pour un congère et juste en amont du petit pont et d’un bief elle s’accroupit sur une grosse pierre plate qui avait dû servir de petit ponton. Pas fatiguée mais attentive au bruit. Juste des bourdonnements et des claquements lointains. Des échauffourées sans doute derrière les hautes collines. L’eau s’écoulait tout doucement dans les méandres et Eva dépose un à un les billets qu’elle regarde longtemps flotter avant de disparaître. Eva reste accroupie pour rêver pour essayer de comprendre le but de tout ça. Pourquoi ? Elle sourit en imaginant toutes ses réflexions aller elles aussi à vau-l’eau à la remorque des billets.

Pour qui ? Sans réponse je suis rentrée… au chaud c’est beaucoup dire. Il ne devait pas faire plus de douze degrés dans ma cave. En touillant un thé brûlant avec un biscuit je me suis rappelée la nuit précédente et je crois savoir pourquoi :

Je m’étais faufilée dans les décombres, ma robe blanche auréolée de boue, la lune ourlée de nuages jouant avec les coups de ciseaux d’un vent glacial. Et là ma jambe avait refusé de se lever. Tout avait disparu. La lune aspirait tout : champs, arbres, ombres, ruines, bruits, mouvements. Je m’en étais retournée à travers un espace vidé.

Clic.

la lune s’était éteinte coupant l’énergie de mon pas.

De l’archet d’un violon est monté un son continu vibrant, un la immense plein ample.

Le tempo avait distendu le monde. Puis une confusion de notes glissant vers l’accord avait fait monter en neige un bruit de fond chaotique où je n’étais qu’une infirme particule primitive prisonnière. Cette pelote de sons était la preuve manifeste d’une vie discrète intestine dans le corps du village.

Et le monde avait giclé. La lumière se déroulait, les ombres inondèrent des organes entiers de paysage. Et j’étais là debout tous les sens aux aguets :

Un archet sculptait l’air glacé translucide, son azuré, parfum de biscuit sorti du four, sucs des transpirations mêlées.

Une longue plainte s’extirpait d’un soupirail… air yiddish, accents tziganes, instruments aux sonorités lointaines rauques, contre-point aux nuances moites d’une forêt d’hiver.

J’ai scruté à travers les barreaux, sans rien voir qu’un reflet de lueurs sur des briques flammées. J’ai appelé mais la musique ne m’entendait pas. Un craquement, un grésillement et plus rien.

J’ai couru, trébuchant, me retournant, m’arrêtant hors d’haleine, zigzaguant dans les ruelles, ricochant sur des nappes de musiques souterraines, un autre violon, une trompette, un saad lancinant, la voix pleurante d’une clarinette, un sheng cabossé, une zurna grincheuse, plus loin un oud crépitant répondant aux pleurs d’une cithare d’un tuba d’un accordéon d’un melodica, une autre clarinette. Danses effrénées, des plaintes démentes et dévorantes. J’ai cru voir l’éclat cuivré d’une fanfare jouer sur un tas d’ordures… plus loin encore des étincelles métalliques des petits marteaux sursautant sur les cordes d’un santur, dans un square l’ombre d’un quatuor… Étais-je envoûtée d’hallucinations ? Des tentacules de rythmes se tortillaient autour de ma tête et je tournoyais les bras écartés tenant les bouts du foulard. L’ourlet de la robe lestée de boue gonflait en corolle et s’imprimait de parcelles de lumière montant des décombres. Cette nuit-là je n’ai pas laissé à la neige le loisir de s’éterniser sur ma robe. Y avait-il des musiciens des danseurs ? Avais-je été leurrée par un simulacre de pantins mécaniques ? Tout pourtant semblait si spontané.

L’ange-cygne sentant mon désarroi s’est posé sur moi, a couvert mon pauvre corps ; ses ailes enveloppaient mes épaules, son col dans mon cou. Il couvait la musique que j’avais encore en écho au creux du ventre et c’est le désir d’espérance qui l’emporta enfin : on me montrait un premier signe d’apprivoisement et je me sentis protégée. On aura vu les figures improvisées fluides et enjouées, on aura entendu mes mains frapper en rythme. Des airs multiples divers montaient des soupiraux, de portes entrebâillées ou de guingois, et je découvrais en dansant maintenant à travers les rues défoncées d’autres airs aux accents parfois ténus de toutes les communautés ; le village habité, vivant, accordé aux pouls de mélodies ancestrales. Ses musiques étaient un appel, non de secours mais de connivence. La nuit les avait fait éclore… Je suis rentrée, épuisée par ces musiques fantomatiques peuplant les sous-sols et j’ai espéré qu’à l’avenir j’aurai un accompagnement invisible pour réaliser mes dessins. Chaque air initiateur de beauté et révélateur du passé pour mon travail prenait depuis un tour totalement nouveau. Eva voyait se dessiner le village d’avant, une moustache de transpiration picota sa lèvre qu’elle effaça d’un coup de langue. Y avait-il un lien entre la musique et ce que je déposais dans la petite rivière ?

carnet 6 (pp 1-7)

Un jour j’ai eu l’idée de retrouver la minoterie dont Hava m’avait parlé ; Radovic m’avait plus ou moins montré qu’elle était par là, en amont de la rivière, au delà du Petit Pont d’Homme comme il l’appelle : Fais attention ça peut être dangereux.

J’ai haussé les épaules. Il y avait peut-être du blé là-bas.

J’ai d’abord entendu des rires injectés d’alcool… j’ai aperçu une cabane et bien plus haut un campement de mercenaires sans doute à leur allure… je comprends un peu pourquoi les filières de contrebande n’arrivaient pas jusqu’à nous… tapie derrière un fourré je les écoutais et parmi ces cinq celui qui m’avait clouée à un poteau de douleurs… je n’avais plus de haine, plus de rage… mais une boule s’est mise à gonfler dans ma gorge… étranglait les mots : il devra y passer… et je le regardais ainsi qu’une image à décrypter… pour l’instant j’avais mieux à faire, alors, concentrée, je dessinais mentalement la topographie de la planque… la restituer à l’instituteur… les voilà enfin localisés… à plus de quatre kilomètres de l’école. À reculons j’ai redescendu le bord de la combe et par un chemin encaissé, bordé de murets millénaires sans doute, j’ai trouvé le vieux moulin à cheval sur un bief presque tari ; à proximité le grenier, étage en bois avec un toit de tuiles sur un soubassement de pierres sèches sans grande hauteur, une sorte d’étable couvert d’un fumier sec. Tendant l’oreille, immobile, je scrutais le silence. Mon instinct me disait qu’il n’y avait personne, qu’on ne m’épiait pas… seul mon cœur claquait à tout rompre… j’avais l’impression qu’il faisait un boucan de meute… se faire silence, se vider en fermant les paupières, déglutir, expirer lentement…

À l’intérieur on ne tenait que genoux fléchis et rien n’indiquait que l’étable fût occupée… je ne pensais pas aux bêtes mais aux snipers… c’est tout comme… tant mieux, ils avaient dû préférer le creux du pâturage là-haut… plus discret, moins humide peut-être aussi.

Eva accèda à l’étage par un escalier extérieur très raide en baissant la tête sous le linteau oblique. Des gonds mais plus de panneau, une poulie une potence mais plus de corde ni de crochet… par les panneaux de bois, une lumière fade peignait fin l’intérieur… au ras du plancher ajouré peu raboté, le losange aplati de la lueur terne de l’entrée… j’aurai bien aimé ne pas être seule à ce moment-là… j’aurais voulu trépigner de joie avec quelqu’un en apercevant trois sacs dodus appuyés dans un angle… j’aurais voulu qu’on me tapota l’épaule pour modérer mon cœur en chamade… ils étaient peut-être pourris, grouillants de vermines, gonflés de cadavres de rats goinfrés… j’en savais rien… je m’imaginais, dénouant les grosses ficelles, découvrant comme de l’or… mais je suis restée là… comme un bloc… puis à reculons à la fois paniquée et au ralenti… comme si je comprenais subitement qu’on pouvait y avoir planqué une grenade dégoupillée… allant même jusqu’à soulager mes pas pour ne pas faire trembler les planches… soudain j’ai pris peur… j’étais devenue comme les autres… je sentais la guerre partout.

carnet 6 (pp 11-21)

La panique quand j’ai quitté le moulin, bifurquant vers la forêt, avançant à hautes enjambées à perdre haleine dans la neige, me faufilant derrière des haies, glissant trébuchant poussant enfin la porte de la salle de classe où un homme aveugle un bras en charpie écoutait l’instituteur.

Il lisait à haute voix une poésie et me lança un sourire qui avait la chaleur du partage et se leva. Il ne paraissait pas étonné de ma brutale apparition :

Bonsoir ! pardon… de vous interrompre… j’ai trouvé… du blé.

L’instituteur a ri :

parler de nourritures terrestres alors que nous on s’enivre de poésie !

Il posa son livre :

On vous écoute l’essoufflée ! Appelez-moi Zvonko, Eva voici Milos ! Voilà comme ça les présentations sont faites.

J’ai hoché la tête.

J’aime sa façon laconique de parler, ces gestes amples, son regard plein et intense, sa démarche posée sans nonchalance mais sans autorité supérieure…

Et je raconte ma découverte mais pas la cause de ma panique me poussant à m’enfuir à reculons… Peut-être est-elle encore visible dans ma façon hachée de parler et de regarder… mais cela pouvait être interprété aussi par l’essoufflement ! je ne voulais pas non plus lui avouer quel était le souvenir toujours abject qui avait déclenché cette réaction absurde presque démente… je ne parlais pas non plus de cette contamination qui m’avait gagnée. J’ai fait une pause… peut-être l’ont-ils prise pour autre chose qu’un effet de surprise… j’ai ajouté enfin avec une voix neutre et calme : j’ai aussi découvert une planque de snipers. CINQ en écartant bien les doigts. Quel silence soudain.

Et là, Zvonko me fixa avec un regard absent. Une sorte de réflexion intérieure le rendait lointain presque abstrait. Son regard s’était retourné comme un gant. Quelle étrange sensation d’apercevoir ce phénomène de brève commutation entre deux univers puis cette voix presqu’explosive enfin réelle :

Voilà une bonne nouvelle ! N’est-ce pas Milos ?

Milos hocha la tête en silence. Le grain de l’atmosphère changea tout à coup. Ce brin de phrase embraya dans nos cerveaux des rouages… pour ma part je voyais la mort de ces snipers… en tout cas de l’un d’eux. C’est Milos qui fracassa le silence. Un sourire malgré ses yeux vides et ses oreilles qui, disait-il, sifflaient encore sans relâche, et derrière ses lèvres gercées on devinait une bouche en partie édentée. Sa voix faible un peu fêlée, ses mots entrecoupés de respirations rauques :

La bonne nouvelle c’est le blé… il faudrait aller voir s’il n’est pas empoisonné… ça je m’y connais… et si vous voulez je peux me charger d’en ramener un peu pour…

Il fit signe de la tête dans ma direction… la jeune femme…

appelez-moi Eva… J’essayais d’avoir la même attention que celle de l’instituteur et je m’adressai à Milos avec un sourire et j’espérais qu’il pouvait le voir à mon intonation.

Je demanderai au violon de me guider… je n’ai pas perdu mon nez.

L’instituteur lissa sa moustache d’un geste qu’on aurait pu prendre pour une façon de réfléchir ou alors de cacher l’esquisse d’un sourire :

De la musique, de la poésie… et maintenant du pain…

Milos nous quitta avec un geste de sa main abîmée contre sa poitrine. On l’embrassa. On entendit s’éloigner le bruit de sa canne cognant les obstacles :

Ah ! non non ! Eva, revenez, il ne veut aucune aide… et il est de moins en moins perdu dans la rue. Il est hébergé chez Zaya, pas loin de chez vous. Celle qui a un bébé qui pleure souvent… pauvre orphelin.

L’instituteur et Eva en silence, immobiles comme deux statues de part et d’autre d’un pupitre. Allez, on s’offre un semblant de café pour faire connaissance, même si je pense en savoir un peu plus sur vous que ce que vous croyez !

De la cuisine il poursuivit : Les gens sont taiseux et bavards !

Il revint avec précaution, deux tasses fumantes remplies à ras bord sur un plateau.

Eva dit : merci…

pour votre lettre. Elle m’a fait vraiment plaisir. Par timidité j’ai baissé les yeux.

Zvonko parla longuement de la maison qu’Eva avait retrouvée. Il semblait vraiment content de causer avec cette nouvelle arrivante ! Il lui fit la généalogie des habitants avec des gestes d’appréciation de la main : ces signes précisés par des mimiques envoyaient les habitants dans trois ou quatre catégories de fiabilité. À son arrière-grand-oncle elle a eu droit à un sourire et à un pouce levé !

Avant de le quitter, Eva a dessiné un plan avec la cabane, le campement des snipers en le commentant :

Le moulin, un tracé en nuages marquait un bois, elle dessina des lignes de niveau en plissant les yeux, en reculant pour se concentrer, mordilla le crayon à papier avant d’ajouter la cabane, les trois tentes et les rochers. Elle termina par une rose des vents approximative :

Voilà pour commencer, en lui tendant la feuille.

Eva encore plus seule au monde avec cette obsédante et puante image de son violeur :

Il faudrait monter une incursion là‑haut.

Merci Eva, de toute manière, ce groupuscule a perdu d’avance… depuis longtemps…depuis le début j’espère… grinça Zvonko.

Mon violeur savait-il qu’il vivait une vie de condamné en sursis ? Le village semblait résister mais le groupe de snipers restait encore une dernière entrave à l’enclave…

J’ai pris la phrase de l’instituteur comme une légende laconique de photo : ce groupuscule a perdu d’avance.

Zvonko regardait encore le croquis, semblait méditer en se passant la main dans les cheveux quand je passais la porte avec un au revoir à peine murmuré et un prétexte : j’ai des petits rangements à faire.

J’étais tant intimidée par ce colosse aux gestes posés et sa voix grave.

Pourtant, en marchant je ressentais un réel soulagement et mon pas était léger.

feuille à dessin non numérotée

À l’abri derrière la maison, un souvenir récent m’est revenu : Radovic était passé un jour, pour la causette, pour rafistoler la pompe, pour me déposer une gamelle avec du lapin ou des morceaux de faisans, je ne sais plus :

Un jeune ‑Ibrahim‑ avait voulu relever un blessé en râle… Le blessé avait gémi non non non, grimaçant de douleurs, suffoquant derrière ses larmes… l’autre ne comprenait pas ses signes qui disaient : ne me touche pas. Une grenade était amorcée dans son dos, elle a explosé quand il a commencé à le redresser… et j’ai fait le lien avec ma panique dans le moulin.

C’est pour cette atrocité que le bedeau a couru te chercher ! On ne t’avait rien raconté du drame, ce n’était pas la peine de te montrer les horreurs de la guerre. Mais on se disait que tu devais être un peu infirmière et Hava n’était pas chez elle. On avait, tout simplement, besoin d’une présence féminine dans cette grange… peut-être pour se sentir moins guerriers… avait-il terminé d’une voix presqu’inaudible.

J’entends encore Zvonko, hurlant putain putain putain, tenant un avant-bras et la main broyée… me montrant un visage aux orbites vidés. Corps blessé, corps déchiqueté soudés dans le sang d’une atroce étreinte sous le râle d’Ibrahim. Mais je ne voyais rien parce que mes yeux, mes yeux à moi qui pouvaient encore pleurer, pleuraient. J’ai poussé un hurlement au bord de la crise de nerf…tremblante avec un sentiment de totale impuissance, un cri si strident que Zvonko l’a étouffé de sa paume… Il a sangloté en silence, balançant la tête, les deux mains sur les yeux.

Un silence dans lequel j’entendais bouillir une désespérante violence, silence déchiré par Ibrahim :

c’est ma faute, c’est ma faute.

Ce furent ces derniers mots.

Le lendemain, avec le bedeau on a enterré les deux corps dans le cimetière avant la tombée de la nuit. J’ai écrit les noms, les dates sur deux planches. Zvonko, le visage fermé, les a plantées à coup de plat de pioche avec une violence indescriptible. Bien plus tard, j’ai vu qu’un croissant de lune avait été gravé sur l’une des planches, sur l’autre une étoile de David à la peinture bleue.

Le village avait perdu un maraîcher et le locataire d’un petit bazar… leur famille avait fui depuis longtemps… Pour éviter d’affoler le village, nous étions les seuls au cimetière.

Comment en étions-nous arrivés là ? comment pouvions-nous survivre ? comment faisions-nous pour survivre un peu sans désespérance?

carnet de croquis 6 (p 11)

M’atteler au dessin méthodique de la ville pour éloigner un peu mes idées dévastatrices : par morceaux, des traces parcellaires, sommaires, laconiques presque toujours muettes. Peu de plaques de rue, pas de panneaux de direction, de rares numéros au linteau de portes, peu de noms sur les boites aux lettres. Ces pans de façades, ces éboulements, ces murs délabrés, ces béances fixaient les limites infranchissables de zones interdites. Pénétrer dans ces pâtés de ruines relevait d’une profanation.

Tenaillée par ce sentiment sacrilège qui entravait la légèreté de mon trait, je le fus aussi par le froid, l’humidité, la faim, l’eau de neige ruisselant des pans de toit. Une urgence de survie précaire et sauvage rongeait chaque heure du jour.

Le soir, recroquevillée dans l’humidité de mes vêtements, dans l’obscurité de cette maison délabrée, j’avais des descentes de désespoir : je parlais à voix haute, implorais mon ange-cygne, insultais mon bonnet trop froid trop chaud trop grattant, engueulais un chien ou un mortier fracturant le silence de notre horizon étriqué.

Parfois Eva se surprenait à ne lâcher que des onomatopées entrecoupées de cinglées de jurons et plus ses inventions étaient ordurières et plus elle riait d’un rire de folle.

Ses nuits hachées gonflaient et piquaient ses yeux. La fumée mais aussi la peur de ceux qu’elle ne voyait pas et ne voulait pas voir alors qu’elle se sentait épiée de toutes parts. Elle se persuadait pourtant qu’il y avait aussi de la méfiance suscitée par sa saleté encrassée, la vermine, les poux dans le fouillis de sa tignasse… ses maraudes pour arracher des épis épars, des pommes vérolées encore suspendues. La faim lui broyait parfois le ventre, mais était-ce seulement la faim ?

J’ai fini par m’y résoudre : depuis plusieurs lunes, j’étais déréglée et dans mes nuits je n’avais qu’une obsession : ma dernière nuit avec Aliocha. Je fermais les yeux pour essayer de décompter, en vain. Trop de temps sans repères, sans calendriers et mes doigts n’étaient pas assez nombreux, je m’embrouillais.

carnet de croquis 6 (pp 11-17)

J’ai montré à Zvonko les dessins déjà réalisés.

Quel fastidieux travail ! Vous allez en avoir pour des mois si vous voulez poursuivre la reconstitution ?

L’instituteur disparut et revint en me tendant plusieurs cahiers à dessin. En feuilletant les pages un peu passées sur les bords, j’ai découvert un dessin, une maison avec ses deux fenêtres, sa porte centrée, son toit de tuiles romaines sur trois rangs de génoise ; derrière il y a le profil d’un dôme et d’un minaret et puis il y a un arbre, long effilé, un cyprès masquant un croissant de soleil… une légende où l’on devinait le délié d’une calligraphie bien maîtrisée : ma maison. Signature : Avram.

Qui est-ce ?

Zvonko accrochait un filet de pêche dégoulinant à un porte-manteau dans l’angle de la classe.

Ce dessin, vous le connaissiez ?

Oui, d’un ancien élève, prometteur, comme vous voyez. Ses parents ont pensé que la grande ville serait mieux pour ses études. Ils ont eu mille fois raison. Ils sont partis il y a deux étés. Il m’avait donné ce dessin avant de partir… pour me remercier ! Gardez-le, je vous l’offre. Si ; si.

Le lendemain, j’ai recherché cette maison… reconnu la façade… il n’y avait plus grand chose derrière : le cyprès étendu déchiré par un obus de mortier et le profil d’arrière-plan saccagé.

Cette maison identifiée a initié une spirale panoramique de croquis : J’imaginais une iule géante lovée sur elle-même qui allait inventorier croquis après croquis, parcelle après parcelle, les anneaux de la ville.

Alors que le jour descendait, le dessin de la maison d’Avram et celui de la maison qui lui fait face, habitée par Orhan, formaient le premier anneau… mon projet tenait par un bout et il aura du chemin et des dizaines et des dizaines de dessins avant d’atteindre ‑la tête ou la queue de la iule ?‑ le faubourg où Itshak, Hava et moi habitions.

carnet de croquis 7 (pp 7-15)

J’essaie de redessiner,

à partir de la maison fixée avec les yeux exilés perdus d’Avram, îlot par îlot, les bâtiments abîmés en déplaçant ma chaise-caisse le long de cette spirale. Longeant l’axe de la rue principale, puis ses rues adjacentes, puis les ruelles, les venelles, les cours invisibles, les étables, les porches, les basses-cours, les potagers, les enclos, les clapiers, les granges, les boutiques, le garage, ce qu’il reste des édifices publics et religieux déshabillés de leurs emblèmes… lentement une spirale de Fibonacci m’éloigne vers les zones centrifuges de notre bourgade. Essayer de remonter à la genèse des lieux à partir des ruines… un jeu… mais le dessin d’un arbre, du tronc jusqu’au bout des plus fins rameaux, était-il moins fastidieux que celui où il fallait fouiller la mémoire, non pas la mienne mais celle que l’artisan avait transmise à la brique, au fer forgé, à la margelle, à un linteau de porte ? Extraire le geste premier en explorant les lieux excisés… scruter des trous noirs, déblayer du regard les décombres, redresser les pans de murs, échafauder les tours, les dômes, les clochers… j’ai loin d’avoir fini… un soir je leur montrerai des bribes de notre ville presque aussi belle que dans leurs passés, lente reconstitution aliénée à notre mémoire. Panser la ville les yeux ouverts. En taillant les crayons, je respire profondément… paupières serrées plissées pour mieux faire entrer l’obscure odeur du bois… je sais à ce moment-là pourquoi j’ai quitté ma chambre du foyer de la rue le Poulletier, mes cours aux Beaux-Arts… je ne sais toujours pas comment est venue cette force qui m’a, non pas poussée mais, tirée. Une force irrésistible, irraisonnée…

Je suis là pour faire resurgir la ville des décombres par ses apocopes de murs, ses ellipses de toits, extraire les bribes de souvenirs dans des fragments, des fissures, des béances. Des plans enfouis, des couleurs délavées, des perspectives confondues, de cris d’enfants agenouillés couverts de poussière autour du trou jouant aux billes en terre peintes écaillées et se chamaillant, des placards d’élection en noir et rouge déchirés, des visages puissants et volontaires d’apparatchiks locaux en lambeaux, des moucharabiehs bavards, des appels à l’insurrection à la résistance, des odeurs de tannerie, de poulets plumés qu’on débarrasse des derniers duvets sur une flamme, des miaulements, des couinements de freins de charrettes à bras, des gémissements de veuves, des cancâneries de mégères, des ‑tu te souviens il y avait là un‑… de vieillardes sans âge, d’une cloche orpheline, d’un muezzin affamé avec sa voix minérale, d’un halluciné et ses ragots livrant un sachet de seigle, d’un poète braillard débitant ses rimes à la terrasse du grand café de la place, de rideaux en dentelles soulevés par une main en mitaine, d’un corbillard surgi d’une ruelle, du croissant de lune d’une stèle blanche désorientée, du parfum du pain cuit montant d’un four dans une arrière-cour… de tout ce qui fait le dessein d’une ville… cette beauté qui naît de l’involontaire, de l’interprétation d’un règlement obscur, de l’ordonné spontané, du savoir-faire et du tour de main d’un artisan mutin ; cet instinct populaire qui fond beau et utile, désordre et équilibre avec la délectation imprimée à un pan de mur biais, un oriel en bois sculpté, un coude de rue marqué par un mur courbe que frôle adroitement carrioles et voitures.

C’est ainsi partout à travers le monde, les villes sont belles dès qu’elles sont rebelles et échappent à l’ordonnancement autoritaire. Les règlements rédigés avec le scrupule obtus du pointilleux fonctionnaire sont détournés avec jubilation. Y-aurait-il cinq-cents articles de prescriptions… on aura construit contre le cinq-cent unième manquant.

Eva se souvient de ses errements dans les villages les bourgs les villes de l’Europe entière. Elle avait traqué tout ce qui fait la vraie beauté d’une agglomération jusqu’aux masures des faubourgs. Ce n’étaient pas les palais, les perspectives, les bâtiments édifiants ordonnés planifiés tracés, sentinelles d’un pouvoir inscrit dans le marbre, mais la ville infiltrée, incrustée, possédée, investie, celle de l’instable beauté du vivant du transitoire de l’éphémère du provisoire consolidé, du fragile pérennisé, d’un présent patiné par le temps.

Et j’inscrivais une date inventée et tous les dix jours j’en entourais une en vert, me rappelant ainsi que le soir même je devais aller au petit pont. Bientôt il y aura un petit bateau en papier ou un chiffon blanc pour signifier mon dernier largage : point blanc final de ma mission.

cahier d’écolier 8 (pp 1-15)

Ce matin, j’ai posé ma caisse et mon regard a contemplé la campagne couvée par un ciel absorbant tout jusqu’aux montagnes lointaines. Reposer mes yeux avant de reprendre mes crayons.

Vers le sud un nuage sombre vaguait au-dessus de la ville.

Quelque chose en plus, quelque chose dans le blanc du ciel fabriquait un mouvement, s’effilait et se gonflait, un halo, la vibration d’une nuée d’ailes minuscules brassaient l’air et ces ondes couvraient ma peau de minuscules bulles et explosaient. Un bref moment d’absence, une prostration extatique m’a projetée hors de mon corps. Un bouleversement. Une nuée d’oiseaux avaient les pulsations d’un cœur gigantesque obscurcissant le ciel.

D’abord effrayée, je fus illuminée par la révélation des tracés des vols d’oiseaux bruissants ; ils paraissaient avoir des vols déréglés, des coups d’ailes brusques, des plongeons étrangement fortuits… une cacographie bruyante laissait des traces de mine de plomb par-dessus la ville… Les oiseaux perturbés par quelques prédateurs invisibles scribouillaient-ils furieusement le ciel ? Dessin qu’on aurait pu montrer comme le paradigme graphologique de la folie… Incohérence d’errance d’oiseaux clabaudeurs fous. Mais non. Un dessin surgissait sous le ciel. Dans leur temple les oiseaux signaient les augures. Eva en sourit encore. Des générations d’oiseaux n’avaient pas oublié le paysage de la ville et ceux-là, d’une plume vive et déliée, s’étaient attelés à la tâche : contourner les toits, les clochers, les minarets, les dômes, la halle du souk, les platanes d’un square, la gare routière, la station service, le préau de l’école, les gradins du stade, le balcon d’une courtisane, la terrasse avec son réservoir…

leurs vols dessinaient le profil de la ville perdue.

Cette nuée flottait ainsi qu’un voile de tulle sombre sous la brise, amples ondulations croisées en densités et tonalités insaisissables. Avaient-ils voulu combler mes oublis, me signaler mes erreurs en survolant et surveillant mes dessins ? Ils sont depuis mes précepteurs qui guident ma main ; ils révèlent ce que ma mémoire avait égaré, ce que mes yeux n’avaient pas vu, ce que ma main était malhabile à transcrire, ce que la guerre avait brutalement effacé.

Ils stationnaient là où ils avaient édifié leurs nids et d’un coup d’aile s’échappaient comme inquiets de l’absence… mais ils continuaient inlassablement à tracer plus que les contours de la ville… Il aura fallu vingt-huit jours encore d’une scrupuleuse observation de cette bourgade confinée dans des souvenirs épars, fragmentés, parfois même oubliés pour soudain me rendre compte que j’avais là-haut des alliés ailés infaillibles. Des hirondelles plongeaient à hauteur d’œil frôlaient mes cheveux et j’imaginais qu’elles comparaient vérifiaient mes dessins et que leurs trissements mettaient des notes.

Pour elles je remerciais le ciel de cette stridante nuée! Les hirondelles, les merles, les corneilles, les pigeons, les moineaux, les étourneaux, les pies, les bergeronnettes et même des sternes, des mouettes égarées et une nichée de traquets kurdes m’ont permis avec leurs plumes de redessiner la ville dont ils couvaient la mémoire.

Ces oiseaux avaient aussi réussi une diversion salutaire : Depuis des jours des rumeurs circulaient et avaient atteint le cercle-même de ceux qui les redoutaient le moins, passés experts pour décortiquer une information et débusquer les entrelacs d’indices qui assènent l’incontestable. L’instituteur, l’imam, le facteur, le bedeau, tous avaient tenté tant bien que mal de contrer les ragots. Nous qui étions coupés du monde, sans journaux, sans téléphone, sans télé… mais quand le rabbin avait complété en disant sans radio, il y avait eu un long silence, des regards croisés, des sourcils froncés. Un secret ?

Tout le monde avait vu ces nuées d’oiseaux dans le ciel et chacun avait son opinion. J’en avais même senti certains dans leur brèves promenades s’attarder dans mon dos.

Ce n’était pas des ragots. J’ai interprété les vols pour redessiner le contour des constructions de la ville, des arbres-même d’où les oiseaux avaient épié les alentours tout en couvant.

Je suis passée à l’école, un peu le centre du monde grâce à l’instituteur :

Ça alors ! Laissez-en deux ou trois, celui-là par exemple ça va calmer l’ancien conseiller municipal, Konstantin, un grincheux ! Et celui-là c’est la maison du vieux Aldin, un cadi autrefois, c’est un enragé, et celui-là aussi, la maison-atelier de Semezdin que garde son fils Nour… vos dessins vont les convaincre et ça fera traînée de poudre et stoppera tous les racontars de ces devins de foire ! si, si, signez-les aussi.

Mes dessins l’avaient soudain rendu volubile !

J’ai fabriqué des enveloppes avec des feuilles de journaux et Zvonko a calligraphié les noms en gros en travers des colonnes :

Voilà ! Je les donnerai demain à Radovic pour une distribution spéciale !

Un beau sourire sous des yeux brillants d’espoir.

Pari gagné semble-t-il car personne n’a contesté la précision évocatrice des dessins grâce aux indices des oiseaux. J’ai même reçu à l’école des petits mots dont deux me furent traduits par Zvonko. Avec une petite amertume car les remerciements arrivaient à l’école et non à la maison que j’habite. J’aurais tant aimé recevoir ce carton ondulé avec le dessin de sa maison, annoté de façon touchante par une flèche : ma chambre, signé Asrar : une enfant sans doute. Je l’ai punaisé sur un mur de la cuisine à côté de celui d’Avram. Depuis, chaque fois que je l’aperçois c’est un sourire et ma journée est éclairée.

Ces oiseaux avaient acéré mon regard, aiguisé mon crayon, effilé mon pinceau et avaient tant révélé au-delà des détails une sorte d’essence de ces lieux intimes si forts que chacun les avaient reçus en caresse d’éveil. Mais d’où venait cette nuée d’oiseaux ? Fuyaient-ils quelqu’autre contrée ravagée ? Signalaient-ils quelque beaux présages ?

Les rumeurs alimentent les veillées me confie l’instituteur et on en raconte des histoires le soir ! On entend surtout : revenante en parlant de vous ! Et il n’y a ni fantasmagorie ni superstition dans leur propos et encore moins de sorcellerie ! D’autres aimeraient avoir le dessin de leur maison telle que vous l’avez relevée des décombres. Ici, dans chaque habitation il y a des petits lieux sacrés traditionnels, une tablette votive, un coin de buffet dans la salle à manger ou la cuisine près du poêle ou la cheminée ; des photos d’ancêtres, d’enfants en beaux habits dans des cadres, des lumignons parfois en permanence, des images pieuses aussi, un livre saint dont on lit quelques versets le soir emmitouflés près du poêle… et bien, de leur maison si modeste soit-elle, vous en avez fait une icône qu’ils aimeraient faire trôner sur leur petit laraire domestique. C’est un talisman pour une quiétude proche qu’ils caressent du bout des doigts. Eva, vous avez su produire l’image restaurée qui resserre les liens. La résurgence muette de souvenirs éparpillés dans chacun des membres de ces familles… Les images de chacun, reviennent, rassemblées en une seule ravivée ! voilà en quoi tu es une revenante et un jour, bientôt j’espère, les autres maisons vont revivre avec leurs revenants.

Zvonko avait remis de l’ardeur à ma fastidieuse entreprise… mais pas avec sa petite démonstration, non !…

Il m’avait tutoyée. J’étais unique.

cahier d’écolier 8 (pp 17-21)

Ils en parlaient depuis plusieurs jours… un soi-disant projecteur de DCA. On aurait vu dans le faisceau une croix d’avion, un nid de poule aurait été rebouché à l’asphalte. Des avions avaient survolé en rase-mottes notre bourg… fait des signes avec leurs ailes… on nous a vus ! on va nous larguer des sacs de ravitaillement ! On va nous exterminer, il n’y aura pas de survivant ! Tout devenait présage.

Eva avait aussi entendu des bruits… un ronronnement de moteurs d’avion à hélices rasant les arbres… d’autres à très haute altitude et elle a eu beau scruter les horizons… croyant qu’un système d’écho troublait aussi son regard… mais rien… non rien ; pas d’avion, pas d’ombre reniflant le sol, broutant les vallons, pas d’ailes étendues creusant un nuage et jouant à saute-mouton avec les arbres et les collines… pas de parachutes, en graines de pissenlit flottant se balançant dans le ciel… comme si du ciel nous n’avions ni rien à attendre ni rien à craindre.

Eva contemple les oiseaux, ombres des anges peut-être mais pas d’avions meurtriers qui les auraient fait prendre la fuite.

Comme le ressassait Zvonko : De toute manière je ne suis pas sûr qu’on nous retrouvera un jour… même en scrutant les cartes… ce sont des cartes d’état-major. Elles sont approximatives, elles datent. Combien de mises à jour depuis celles des topographes attachés à un escadron de hussards à la fin du XIX° siècle ? Cartes dessinées avec des frontières tarabiscotées, des toponymies glissant entre dialectes, le tracé d’une hydre bleue si belle qu’elle change cinq fois de nom en courant de la forêt Noire jusqu’au delta en mer Noire ! Quelle triste destinée pour ce cordon ombilical de l’Europe : Donau, Duna, Dunaj, Dunărea, Dunav… dérivées moins abstraites du Danube comme ils le nomment en France… Alors ! pour ce qui est de se fier à la carte mitée des Balkans… déchirement soudain de villages paisibles, d’affrontements fratricides pour un dieu qui vaque de-ci de-là en changeant de nom.

Eva n’a pas tout compris de cette litanie laissée en suspens dans un soupir et un grand geste de main en signe de fatalisme.

Il ne faut pas compter sur des renforts pour s’aventurer là… des troupes font maintenir une paix volatile dans leur champ visuel clôturé… Les alliances sont des ronds dans l’eau et les indications glanées ça et là chez des paysans en exode sont-elles fiables ?

Dis-moi Eva? pourquoi iraient-ils donner des informations à des gens qui ne sont pas d’ici ? Ces pauvres bougres n’allaient quand même pas leur remettre les clefs de leurs maisons et de leurs champs ! Ils avaient fui dans la confusion des bulletins alarmistes. Un ramassis de mensonges à longueur d’ondes par la voix martiale de speakers à la botte d’une autorité factice autoproclamée… on y distillait alternativement peur et espoir avec des mots ronflants, de la musique classique, des danses folkloriques, des marches militaires… les villageois avaient fini par conjuguer prostration et silence et avaient, à bout d’espérance et de questions sans réponses, fui le foyer de leur terre. La terreur crucifie toute raison.

cahier d’écolier 8 (pp 27-37)

À l’entrée de la ville, sur la route venant de M., j’ai aperçu ce matin un paysan hébété titubant le corps tordu secoué de spasmes. Quand j’ai accouru il s’est presque effondré dans mes bras et j’ai eu toutes les peines pour passer son bras sur mon épaule et le traîner chez le bedeau qui loge non loin… Il puait la mort et la merde. les nouvelles allaient vite. Qui avait averti l’instituteur, accourant du petit cimetière accolé à l’église ? M’aidant à soutenir l’homme exténué qui raclait le sol, Zvonko poussa la porte du pied et on a traîné l’homme jusqu’à un divan défoncé. Zvonko a crié et le bedeau s’est précipité… me faisant signe de faire réchauffer une gamelle posée sur la table, tandis qu’il épongeait le visage du vagabond : deux casseroles, deux, lança-t-il, de l’eau chaude et celle avec la soupe.

Son nom hongrois ‑Szabolcs- ne nous disait rien.

Il a parlé d’abord d’une fosse puis il s’est repris… c’était comme une décharge… il faisait des gestes ‑grand comme un wagon‑, il pinçait le nez, faisait des grimaces, ouvrait grands les yeux, soudain la voix pâteuse, de la salive moussait aux commissures des lèvres. La puanteur malgré le froid et les oiseaux… mais pleine de cadavres… des barbares… non c’étaient des hommes qui faisaient ça… des gardes se passaient des rasades d’alcool, ils titubaient, des prisonniers peut-être… des hommes aussi… j’aurais pas pu les reconnaître… les corps basculés à bout de bottes, à coup de fourches : des femmes de tous les âges avaient eu… vous voyez… fendu jusque là, baïonnette, les hommes émasculés, leur machin dans la bouche, les enfants mutilés en bouillie… tous achevés par balle, beaucoup, une seule… les sangs partout… puis les soldats sont partis ivres en rigolant… avec quelques rafales… comme si on ne pouvait pas voir qu’on était déjà tous morts… J’étais un peu couvert de terre… et j’ai… il s’essouffle… des rafales, suis tombé… la peur.

Chaque bout de phrase soulignée d’un geste explicite et de grimaces ; le bedeau et Zvonko par bribes faisaient une traduction et essayaient des questions.

De longs silence pour rassembler les souvenirs et il parlait lentement peut-être aussi pour aider à comprendre et à traduire.

Le bedeau m’envoya chercher des vêtements dans un coffre :

c’est pas grave ils seront un peu grands, et prenez les torchons qui sèchent, ramenez aussi la bouteille de slivovice et les baklavas… dans le buffet !

L’homme bégayait moins, peut-être parce qu’il évoquait sa propre survie… C’est la peur qui m’a fait tomber… j’aurais dû être mort maintenant… j’ai attendu longtemps et puis me dégager des cadavres et me sortir du trou… escalader des corps.

Il reniflait, la morve essuyée d’un revers de manche. Il boit à même la casserole la soupe que j’avais touillée sur le poêle pour m’occuper les mains. Tout tourbillonnait autour de moi en l’écoutant :

Je m’étais chié et pissé dessus et je ne le sentais même pas ! Plus qu’un jour je suis resté là. Sursautant, me cachant au moindre bruit. Même les paquets de neige qui tombaient des sapins me faisaient sursauter… Malgré le froid, un nuage de mouches vertes du feu de dieu… c’est elles qui m’ont réveillé… et la puanteur aussi et la faim. Avec les oreilles pleines du bruit des rafales… encore maintenant… plus de gémissement… j’ai eu peur, oui … et j’ai volé des biscuits dans la poche d’un gamin, j’ai bu comme un chien l’eau d’un fossé, j’ai gratté la neige pour brouter comme une vache… et même des écorces…

Il fait non de la tête, se frotte le cou comme si un nœud l’étranglait. Ses yeux exorbités, sa langue pâteuse quand il parle. Zvonko a retiré les bottes en tirant fort ; collées, elles ont vomi une boue de mort gluante. Ses grosses mains s’écartent et retombent le long du corps… il boit encore en grosses gorgées bruyantes…

Eva a peur de le regarder, de croiser dans son regard le reflet des atrocités. Il tousse vomit liquide. Je n’ai aucun mot… Je suis au bord de la nausée, mes yeux me piquent. Le bedeau lui tapote le dos et lui tend un torchon.

Survivant…

oui, miraculé, le console le bedeau.

Il était anéanti, pleurait à flot continu. Goran m’a encore envoyée dans la cuisine :

Reviens dans un moment, on va le changer.

Quand Goran me rappelle j’ai eu un sursaut : rasé, vêtements amples sans plus, chaussures en cuir synthétique, l’homme restait triste, prostré.

Goran haussa les épaules ! Je n’avais plus que ça dit-il en souriant !

J’ai pleuré car j’avais honte, son aspect m’avait répugnée et là, je l’ai pris dans mes bras et j’ai senti les auréoles chaudes de ses larmes et sa respiration irrégulière, une palpitation de vivant :

Pour qui suis-je vivant… pourquoi ? On lui traduit on me traduit… je lui ai murmuré : pour raconter, pour survivre, pour que personne n’oublie…

Il ne sait même plus quand c’était. Avant la neige ?

Non de la tête.

C’était loin comme si j’étais plus jeune qu’aujourd’hui et j’étais mort.

J’ai marché sept jours avant de trouver votre village… de son geste, par là, n’évoquait aucun nom, ni à Zvonko ni à Goran avec un haussement d’épaules et une moue dubitative :

Faudra voir ! En attendant, Szabolcs restera ici. On trouvera de la place, nous lance-t-il.

Il lui tapota l’épaule en souriant et me demanda de verser la slivovice dans les godets.

À petite lampée en fermant les yeux on sirotait et on baissait la tête, le verre serré entre nos mains, murés dans un silence éprouvant.

Soudain Szabolcs : ma maman m’avait dit que la guerre rendait fou, je ne comprenais pas ce que cela voulait dire.

Nous l’avons laissé boire jusqu’à l’ivresse, puis Goran l’allongea doucement sur le canapé et le couvrit d’un grand manteau de laine.

cahier d’écolier 8 (pp 39-50)

Bien tard, raccompagnant Zvonko à l’école, j’avais besoin de parler :

Vous savez quoi, Zvonko ?

Je n’ai pas attendu sa réponse, je voulais juste accrocher son regard pour partager les images atroces que lui aussi avaient sans doute encore en tête. Il me regarda tristement. Je devais trouver un embranchement pour échapper à ces visions macabres et je ne savais pas trop où me poser pour avouer ce qui m’agitait et qui pouvait paraître frivole. Pourtant j’avais l’impression que ma découverte pouvait donner un sens à toutes ces forces discrètes fortuites peut-être, canalisées par quelques sétons invisibles et vitales qui reliaient nature, hommes et vitalité sensible sensuelle même de ce bourg… on marchait dans un silence froissé par nos pas dans la neige nos haleines rythmées et j’avais peur de tout abîmer.

J’hésitais, le regardais à la dérobée, l’appelant muettement au secours car ce que je voulais dire semblait tellement dérisoire après cette journée… Mais comment tourner mes phrases pour figurer ce nouvel élan qui avait transfiguré ma perception et modifié tous mes dessins depuis… Notre bourg n’était pas réduit à ce qu’on voyait à cause de la guerre, mes dessins étaient muets, tant j’étais terrifiée par la désolation, or m’avait échappé le bruissement des musiques montant des soupiraux, s’évadant des fenêtres disloquées.

Je me suis lancée alors que nous approchions du portail de la cour d’école :

Zvonko, ce que je nommais catalogue de la ville n’en était pas un. Je me suis égarée, c’est plutôt une biographie de la communauté du village. Il y eut les oiseaux qui m’ont guidée, mais en réfléchissant, je n’aurais jamais été si persévérante pour redresser le village par mes dessins, s’il n’y avait eu les musiciens qui jouaient dans les caves, derrière des murs à moitié effondrés. Voilà ma découverte… qui m’a terrassée ! C’est atroce, mais c’est ce que j’ai ressenti… les musiques laissaient des traces dans mes dessins. Dans l’ombre et le secrets de leurs refuges, ils m’ont guidée ; ils ont insufflé quelque chose d’invisible pour les yeux mais qui a encré ma plume : la mémoire polymorphe de leurs cultures, langues, musiques, airs, rythmes, bien plus que leurs costumes, les formes et décors architecturaux. Tout est enchevêtré et inextricable. Les musiques m’ont révélé la mystérieuse complexité de leur monde, quelque chose d’unique d’inimitable de vrai de profondément humain que j’aimerais croire inaltérable. Une impulsion intense voulait que mes dessins saisissent tout en même temps. Cette découverte fut une révélation et au même instant, j’ai croisé cet homme, Szabolcs qui sortait de l’enfer…

Eva fait une pause en regardant Zvonko hochant pensivement la tête tandis qu’il poussait la porte de l’école et m’invitait à entrer.

Ma tête tournait, j’avais parlé comme jamais depuis des mois. Il fallait que je reprenne mon souffle, il fallait que Zvonko allume des bougies, il fallait de la lumière pour voir son visage et me convaincre que je n’avais pas monologué seule dans la nuit. Je me suis assise exténuée, mais à moitié vidée de ce que mon esprit avait insidieusement trituré malaxé.

Il me tendit une tasse de thé : continue, Eva, ça fait du bien à tous les deux.

Je tremblais en tournant la cuillère qui tintait à chaque tour contre la porcelaine, me réchauffais les doigts autour de la tasse, sirotais enfin en plissant les yeux. Le thé glissait dans ma gorge, petite anguille brûlante coulissant dans l’estomac.

Oh ! Merci Zvonko, le thé aussi ça fait du bien…

On a souri un peu tristement.

Tu vois, ils m’ont tout donné, mon crayon ma plume étaient un sismographe. Je devenais invisible, seule ma main gauche allait, courant courant sur le papier, tout se révélait se réveillait d’un long sommeil, mes yeux voyaient se dresser alors façades, toits, clocher, clôtures, minaret, appentis, tourelles, pigeonniers, arbres, mousses, herbes folles, pavés, panneaux d’affichage. J’en ai presque tremblé. Quelque chose m’échappait. Même ma main, devenue stylet, retranscrivait en ressuscitant le village en ruines. Ce n’était plus les croquis de l’état d’aujourd’hui mais le village tel qu’il avait été juste avant le premier bombardement ! Une sorte d’épiphanie aurait dit un de mes professeurs. Zvonko, tu peux imaginer, c’était au-delà de moi, pas intérieur, c’était épuisant. Parfois je ne comprenais pas. Alors imagine, les oiseaux puis la musique, ce fut une tornade dans ma tête… et un supplice pour ma main. Chaque soir je suis épuisée. Des vers de Hristo Botnev avec la voix de ma mère venaient me consoler et m’apaiser. Combien de dizaines de feuilles sont-elles tombées de ma planche encadrant un point de vue qui n’existait plus ? Je devais me convaincre : je dessinais ce qui n’était plus. J’étais emportée dans un tourbillon d’espace sans temps… voilà cette bio-graphie du village loin d’être terminée, mais la iule se réveille déjà… voilà ma découverte, minuscule, fragile…

et vivante ! suggéra Zvonko en me tapotant la main gauche ; à moins que ce fut une caresse.

C’est l’autre face de la pièce, ajouta-t-il, c’est ce que raconte cette journée. Pourrait-il y avoir de feu sans ombre ? Le grand dilemme de la condition humaine… l’homme possédé par l’un ou par l’autre est perdu et néfaste… mais certains pourtant jouent à fondre l’un dans l’autre pour un gris totalitaire sans conscience et sans projet d’une sublime aspiration commune.

Je l’ai interrompu un peu brusquement avec un sourire un peu malicieux :

L’homme possédé, j’espère que tu n’y mets pas de H majuscule !

Parce que nous, sommes femmes possédées -sous votre pouvoir, votre puissance‑ l’autre drame lié au feu et à l’ombre : engrossées, violées, battues, voilées, vendues, excisées, exploitées, tripotées, reluquées, marchandées, exhibées, objétisées. Et notre sororité ‑comme on commence à l’entendre discrètement dans des réunions‑ est un surgissement essentiel à la survie d’un monde équitable… Ouvrez vos yeux ! Sans nous abuser pour ne pas engendrer des monstres prédateurs ! Que de crimes ! L’instinct bestial de la toute puissance mâle ne pourrait-il être condamné ? cette virilité dévoyée n’est hélas pas stérile ! Le monde ne tourne pas rond s’il tourne autour de votre aliénation maladive pour notre TROU ! 

C’était sorti d’un coup…

Cette fin de journée explosait et je ne savais plus comment regarder un Zvonko effrayé qui s’est reculé sur sa chaise.

J’ai levé ma tasse de thé avec une grimace qui confondait l’à-peine tiédeur du thé et mon désarroi.

Je ne voulais pas d’arguties, j’attendais une réponse. Silence lent pesant massif. Si Zvonko bouillonnait au fond de lui, je n’en voyais rien. J’attendais et rien ne venait. Il fallait qu’il dise quelque chose avant de m’en aller, mais j’étais effrayée de le voir si absent de sa salle de classe, tant et si absent, prostré dans une si douloureuse solitude insondable que je suis sortie doucement à reculons, automate en mouvements raides bancals inachevés.

J’ai entendu la porte s’ouvrir, j’ai imaginé un contour noir sur le seuil dans un clair-obscur de lumières vacillantes alors que je franchissais le portail ; je ne me suis pas retournée, je ne voulais quémander ni supplique, ni excuse, pas même un appel au secours ; il a dû voir une ombre désarticulée fondre dans la neige de la nuit.

cahier d’écolier 9 (pp 3-21)

J’ai passé la nuit, la tête dans les mains, à imaginer la réponse que j’aurais voulu entendre de sa bouche, la seule idée incomplète passant régulièrement façon navette sur un métier à tisser :

Être comme si l’autre était soi-même.

Au petit jour, je suis allée récupérer mes affaires laissées en plan. Par chance, il ne neigeait plus : une femme, avec un foulard noué derrière la tête regardait distraitement deux dessins pincés sur ma planche. Gondolés, l’encre avait pleuré. On s’est souri, j’ai haussé les épaules. Fataliste. Bonjour, Eva : en la saluant de la tête de façon prononcée, respectueusement. Peut-être pour montrer une sorte de révérence ; elle était à peine plus âgée que moi, mais surtout elle était d’ici. J’ai entendu parlé de vous par mon mari qui sort plus souvent. Elle me tendit la main : Dženita. On habite par là derrière la place du marché, mon mari, Bradimir est charpentier.

Je rangeais mon petit matériel dans la boite. J’essuyais un pinceau à un bout de torchon passé à la ceinture quand j’ai eu un tressaillement, oh ! Imperceptible sans doute ; Dženita m’a regardée avec étonnement. Oh ! ça n’a duré qu’une fraction de seconde… le temps d’un petit rictus, l’instant de ma main caressant ma robe… et nos regards se sont croisés une autre fois…

Un sourire et Eva se rend compte de ce geste… Ce geste précisément, celui machinal et chargé d’une maternité de sens : C’était si évident que ça !

Un geste banal d’une main circulant sur l’orbe imperceptible d’un ventre, celui de toutes les palpitations infimes d’une autre présence vivante…banal ?

Cette maternité toute entière, Dženita l’a sentie, avec son nez, avec son corps, avec son regard sur cette brutale et insoutenable légèreté d’être deux en un !

Dženita voyait l’intérieur du corps d’Eva… et Eva voit que Dženita suit du regard le cordon, contourne d’un invisible index le fœtus paisible recroquevillé flottant… non… oui… Suis-je tout à fait comme vous maintenant ? Peut-être. L’enclave m’a emprisonnée mais elle m’a aussi transformée ! Est-ce qu’on me voit comme une mutante ?

Zvonko avait-il oublié la terrible journée d’hier ? À ses regards furtifs, et peut-être aussi parce que nous n’étions pas en tête-à-tête, je le sentis mal à l’aise, tournant autour du pot :

D’après lui, on sera bientôt délivrés, même si pour lui, il est clair que personne ne sait vraiment que cette bourgade existait en vrai… et les quelques soldats isolés stationnant dans les parages ne représentaient plus aucune autorité… on va s’en sortir… seuls… survivre est une évidence gravée sur les ruines… nous en sommes à chaque instant la preuve… il y a des signes qui ne trompent pas.

Eva, demande à Itshak, il en sait quelque chose !

L’homme qui regardait par la porte se retourne pour approuver de la tête ; lui aussi semble impressionné par cette voix… voix posée où s’imbriquent son interprétation des événements et ses réflexions mesurées.

Malgré l’absence du tableau noir, la salle de classe résonne comme une salle de classe, un lieu d’études où une voix magistrale conserve sa puissance. Et Eva imagine facilement la fascination qu’elle devait produire sur ses élèves. Dans un coin, sous le filet de pêche, Eva voit Itshak s’asseoir et cligner des yeux pour regarder tour à tour Zvonko et Eva, avec une attention mêlée de gravité. Il semble tenter d’accorder ce qu’il voit à ce qu’on lui aurait dit d’Eva.

Eva ne sait plus trop où elle en est. En tout cas plus question de rester écartée des autres ! Les réponses à tous ses doutes, ses paradoxes, ses interrogations ressassées ne pourront venir que de Zvonko… pas une vérité détenue, mais son discernement et son intuition. Il sait extraire l’essentiel quitte à ce que cela soit dur à entendre et j’essaie par mon attitude de lui faire comprendre que le silence de la veille n’a pas affecté mon estime… dans certaines situations, on a raison d’être taiseuse.

Zvonko et Itshak se regardent parfois en silence… tendus… comme si ces deux hommes me sondaient. Ils me font un peu peur. Sommes-nous dans le même camp ? Connaissent-ils mon passé, ce que j’ai fait dans la ville de P. ? Essaient-ils de me tester en douce ?

Eva a envie de savoir… et ça a giclé comme ça : à faire trembler les murs avec une sorte d’incohérence, de violente confusion, d’inquiétude abstraite accumulée… dans son intonation mêlée de pleurs alternent reproche, amertume, angoisse, révolte…

Mais délivrés par qui ? par quelle armée ? des mercenaires soudoyés par ceux qui veulent vous faire disparaître ? d’une armée régulière que les rumeurs disent moribonde ? Des régiments qui ont suivi l’ordre de désobéissance du général Br. dont on vous parlait il y a longtemps et dont vous n’avez pas vu l’ombre d’un seul casque ? ou encore d’un corps d’une coalition internationale qui aurait du mal à s’entendre pour se former ? Vous ne croyez pas qu’en l’espace de ces longs mois, l’armée du général Br. est devenue aussi sale que n’importe quelle autre… pourquoi venir mourir ici le sourire au fusil ? Qui va nous sauver ? Y a-t-il des raisons pour nous sauver ? Coupables de nous être laissés abuser par des mots ? Par notre silence… parce que nous ne savons pas parler… parce qu’il faut du temps pour dire les choses… quand d’autres n’ont que slogans infamants… dites-moi de quels crimes sommes-nous coupables ? de mensonges dont nous aurions été nous-mêmes les instigateurs ? Si les hommes sont coupables d’être des soldats, les femmes le sont-elles d’avoir caché des presque conscrits, d’avoir enfanté des assassins en puissance ?… Dieu m’en garde (et je me rappelle avoir esquissé un maigre sourire à l’évocation machinal d’un dieu auquel je crois moins qu’aux hommes et pourtant… ce serait plus simple), coupables d’être des survivants ; confinés dans ce bout d’Europe aux pieds des montagnes, dans des vallées recroquevillées entre des contreforts qui vont se vomir dans une mer confisquée. Mais ce sont les rades les ports qui les intéressent le plus… hein ! pour eux nous sommes moins juteux que ces jeunes filles à qui on a fait miroiter une vie occidentale pleine de dollars… les sacs de riz valent moins que les caisses anonymes bourrées de munitions Tchèques et de Kalachnikovs et de mortiers qui ont transité par la Géorgie ou la Turquie… les mêmes vrais dollars russes, les mêmes pseudo-agences gouvernementales amies qui s’arrangent de tout, la guerre ‑elle-même‑ sous-traitée à des officines privées… puisque l’argent passe, on rançonne, on formate la terreur, on paie les silences et cette frange interlope saura monnayer ses exactions en portant main-forte à l’orateur le plus convainquant. C’est du déjà-vu !

Eva est essoufflée… mais elle se sent soulagée… elle est épuisée… elle titube, Itshak se précipite, elle murmure entre ses dents en tombant sur un banc :

Ne vous inquiétez pas… ça va mieux…

Eva reprend son souffle. Elle a passé sa main dans les cheveux, faisant mine de se recoiffer ; Quelle est cette colère explosive ? Elle se sent faible, soudain bancale et à la lisière d’une confusion de sentiments :

Zvonko, je ne suis pas une Rozalia Luksemburg, je n’ai pas les reins assez solides…

Eva cherche par quelle frange l’entrée de sa vie… Elle se sent être à la lisière, en marge… grise informe pour certains… Elle fronce les sourcils :

N’est-on pas l’Europe toute entière ?… son essence peut-être… n’est-on pas la preuve que nous pouvons exister puisque nous avons appris à coexister…

Il y avait de la rage, du dépit aussi dans une voix qui s’est éteinte en murmure :

J’ai fait le sacrifice…

Et chassant d’un revers de main ce qu’elle allait ajouter, elle renonce et laisse au silence le reste de ses aveux… Eva n’attend ni réponse, ni ordre, ni soutien, ni compassion.

Itshak lui prend les deux mains et les baise… elle aurait voulu les retirer… mais non cela lui fait chaud… elle en a besoin…

Zvonko s’approche et me caresse la tête, comme s’il avait voulu mettre de l’ordre dans mes idées :

Si nous sommes ici, n’est-ce pas pour sauver quelque principe plus grand que notre ville ? une Europe qui n’a pas jusque-là tenu toutes ses promesses car le sens profond originel de certains mots a été dévoyé par l’idéologie à grand renfort de compromission mercantile… ce mot est : intérêt… pacte avec intérêt réciproque… le plus dur à inventer. Pour preuve : on le fait ici très modestement… ouvre les yeux… Eva, nous étions plus de quinze cents… nous sommes à peine plus que quinze petites douzaines depuis de longs mois déjà… Où sont allés ceux qui ne sont pas disparus ? Contaminés par des nationalistes, des billets sans odeurs, des bonimenteurs d’avenir, des révolutionnaires radieux ?…. Pour grossir quelles sordides banlieues, pour raviver quelle haine, quelle méfiance ? Pour oublier et rafistoler un bout de vie ? Non. Ils se sont perdus en fuyant. Rester est Résister. S’ils reviennent devrons-nous les juger, les bannir ?

Il fait non de la tête et écarte les bras :

Ici tout aurait dû nous séparer, mais nous y sommes… sept cents ou cent-vingt…

Ce n’est pas tant le nombre… regarde… la ville nous réunit ; nos destins nous ont jetés ici… quant à ceux qui ont fui… n’ont-ils pas été trompés ? La terreur manipule tout l’intérieur des hommes. Il faudra être à la hauteur pour les accueillir…

Et sans autre argument, il se tut en souriant.

Zvonko me réconforte en me tapotant l’épaule. Il me communique sa foi en l’avenir en prenant mes mains dans les siennes… il essaye de changer de sujets, de parler d’anecdotes, mais Eva ressasse et finit toujours par revenir à cette ville, à ceux dans leurs trous, désespérés derrière les grilles des soupiraux..

Il ne s’agit plus de débattre mais de se battre et je ne peux pas leur avouer qu’un visage incarne cet état de siège… celui du sniper… sans lui, sans eux, on peut imaginer la ville s’étendre au-delà des collines, clôtures barbelées de l’horizon :

On peut la penser autrement qu’une enclave étranglée ? Des occupants nous tiennent à leur merci… mais qu’attendent-ils ? pourquoi ces harcèlements aussi sporadiques que brutaux ; ces incursions sournoises montrent bien qu’ils ne sont ni nombreux ni organisés… sinon nous aurions été depuis longtemps exterminés un à un comme des pipes de fête foraine ! On ne peut plus attendre… non ?

Zvonko lâche les mains d’Eva pour lever les bras au ciel :

Pour l’amour du ciel des hommes je peux te rassurer sur un point… on sait qu’ils sont cinq grâce à toi… Itshak a vérifié deux fois, ils ne sont pas plus…et on sait où les débusquer…

et Itshak montre enfin ce pour quoi il est venu rencontrer Zvonko à l’école… le croquis qu’il a complété selon ma description et un plan plutôt bien fait du coin avec bois massifs cours d’eau, petits rectangles noirs d’étables de bâtiments agricoles de bergeries… Ainsi j’apprends que Zvonko et Itshak se connaissent et partagent certains projets. J’ai juste dit rapidement en les regardant chacun en plissant les yeux avec une rage contenue dans la voix :

il faut faire vite.

Quand je les ai quittés, j’ai senti leur regard dans mon dos. Je me suis arrêtée dans la cour pour regarder le ciel, bâche blanche, froide, polie, tendue juste par-dessus les arbres nus. J’y ai vu des prisonniers les bras en l’air les doigts écartés, silhouettes figées, stoïques, leurs pas figés par la glace : Zvonko m’avait-il donné la réponse que j’avais espéré entendre la veille ?

Nuits morcelées.

Lancinants maux de tête qui empoisonnent mes nuits. La maison est trop vaste et mes cauchemars trop violents. Tout résonne au moindre de mes mouvements, au moindre grincement du sommier, au moindre courant d’air glissant à travers une porte branlante ou une fenêtre sans vitre.

Au matin, j’ai les yeux bouffis : deux pavés rouges.

J’ai entendu des bruits, des grouillements… j’ai entendu les morts hurler… milliers de morts décomposés, recomposés en un monstre aux milliers de têtes, aux milliers de membres tentaculaires estropiés, corps de louve aux méandres d’intestins visqueux… en un infini double rangs de mamelles pantelantes qui fuient… un monstre aux myriades de bouches d’où pleure une plainte unique et vomissant du sang… cela finira-t-il un jour ? Je l’ai vu, s’extraire des murs, la terre se fendille… grondant, le souffle court de bête à l’agonie et encore terrifiante… il rampait, glissait sur moi… toute la ville est envahie couverte… je m’accrochais un instant aux mamelles flasques… sortant des soupiraux, repoussant des plaques d’égout, le monstre démesuré enflait et finissait par obscurcir ce que je voyais de ciel… serpentait jusque dans un champ… j’ai tenté de fuir, des dizaines de mines explosèrent, certaines sourdement d’autres comme des pétards soulevant une charpie de chair d’os de viscères de sang, retombant – au ralenti – en pluie gluante sur la ville… un rouge foncé chargé de filaments noirâtres… je m’étais décrochée de son ventre, des yeux creusés sont crevés, mais m’observaient, de fins rayons de lumière giclaient de partout… dans ma cave, je voyais par le soupirail des particules puantes restées en suspension au-dessus des ruines… dans mes cauchemars de nuits charcutées, assise en tailleur, je taillais des béquilles et prothèses dans des ceps de vignes, des branches et je brûlais les copeaux pour me chauffer… cauchemars désarticulés en boucles… et puis dans un autre bout de nuit, voyant ces jambes de bois suspendus, j’ai commencé une à une à les brûler… je revoyais la carte postale punaisée sur la porte du réfectoire du foyer ‑souvenir de Lourdes‑, je mettais le feu à mon lit…

Je me réveillais en sursaut, encore et encore, à chaque fois couverte de sueur… nuits de délires. Combien de nuits avec ces visions abominables ? Mes tempes ruissellent ma gorge pâteuse s’assèche. Il y a quelque chose qui s’inverse qui ne tourne pas rond, comme s’il fallait que les liquides de mon corps s’épuisent par quelque tamis, mes pores en mille résurgences… de ma paillasse imbibée monte l’âcre odeur de fougères de buis et de paille humide… j’ai mal au ventre… je reste dans le noir et mes yeux démultipliés sont des spores aveugles.

Ce sel qui suinte de mon corps mêlé à toutes les larmes des opprimés stérilisent nos terres… et je vois le double signes de la manne biblique : la rosée providentielle qui lave l’âme du sel des marécages couverts de roseaux et de papyrus d’Égypte, mais également celui gemme des terres d’exil et des eaux mortes.

Pourquoi mon cœur bat-il si bas dans mon ventre? j’ai entendu des sœurs dire dans leurs prières: entrailles… « fruit de ses entrailles »… j’aimais ce mot plein de mystères… était-ce à cause de sa sonorité qui finissait comme une blessure et une douleur… depuis, je l’avais trouvé dans un dictionnaire et l’ai posé dans mon ventre…fruit qui s’est défendu pour ne pas naître… fruit de quel arbre…

Qui expliquera pourquoi je suis revenue, pourquoi j’ai ouvert mes bras mes cuisses mon vagin… n’aura rien compris. Je me suis prostituée dira-t-il… l’éclair d’un désir charnel m’aurait aveuglée… non pas du tout… nous avions atteint le vrai… mon corps avait effleuré le tout qu’il recherchait au contact d’un autre corps transitoire. Orgasme que je n’ai jamais appelé bonheur dans l’instant : mes râles de jouissance anéantissaient juste le vacarme du temps, j’étais absente du monde et de mon corps.

carnet d’écolier 9 (pp 25-41)

À l’aube je n’avais que des bribes de sommeil et autant de rêves déchiquetés et horribles qui martelaient mes tempes.

La seule anecdote réjouissante : la poule offerte par Lujka, qu’on m’avait dit être une de mes invisibles voisines, a fièrement pondu un œuf ! Son caquètement m’a détourné vers l’arrière des ruines et entre deux cageots elle m’a laissé entrevoir l’œuf tandis qu’elle picorait. Le soleil absent depuis des mois n’avait pas daigné se manifester et la nuit s’est évaporée par tous les trous de la terre.

Ce matin le facteur me laissa une enveloppe et partit avec un au revoir à sa façon, casquette tendue à bout de bras sans se retourner. Ce jour là, il avait le filet en travers de sa sacoche de facteur.

La lettre de Zvonko m’annonce qu’une réunion avait eu lieu la veille à l’école. Il ne fallait pas que tu y soies. À l’unanimité. On a décidé que tu devais être de l’opération. Sois prête. Trois heures de l’après-midi du jour du dépôt du courrier. Lettre à brûler.

De quoi s’agissait-il ? Eva ne comprend rien. Qu’est-ce que je n’aurais pas dû entendre ?

Le cours de la journée a été tout chamboulé… dans ma tête les questions, les craintes, se bousculaient à courte intermittence tant que je n’ai pas pu dessiner correctement et j’ai déchiré mon dessin de dépit. Papier pourtant si précieux, réduit à huit morceaux. Stupide. Je regardais le ciel bas comme tous les jours : Pas un seul oiseau dans le ciel pour m’aider à dessiner le bourg. Me faisaient-ils passer un message ?

Sans montre, le temps s’écoule mais la durée prend des tours selon les activités ; rétrospectivement, le temps avait avancé par saccades, par brusques sauts, par lents épanchements. Élastiques, tendues, comprimées, les heures avaient joué avec la lumière, s’étaient compressées pour mes activités domestiques (nettoyer, aller chercher du bois, faire du feu, consulter mes dessins, brûler le message après l’avoir relu et trituré chaque mot, manger des restes de ragoût, chauffer de l’eau pour la toilette et laver la gamelle), si bien que Zvonko me surprit et tout s’arrêta net. Il était donc trois heures.

Il avait un air grave que je ne lui connaissais pas tandis que je comparais deux dessins : Une maison son muret son appentis tels qu’on pouvait les voir et l’autre, le même lieu le même point de vue, restitué relevé à partir des indices des ruines.

Il était penché au-dessus le moi accroupie :

Il est beau ton travail, Eva.

Il réussit à barrer mon visage d’un bref sourire alors que la contemplation des dessins m’avait versée dans une mélancolie étrange, mêlant vagues souvenirs d’ici et images plus précises d’Aliocha surgissant dans ma chambre du foyer. Y-avait-il si longtemps ?

Il y en a beaucoup déjà, un peu grâce à toi… pour le papier. Ils sont tous là dans les cartons. J’espère qu’ils ne s’abîmeront pas trop dans l’humidité d’ici à mon départ.

Zvonko changea immédiatement de visage et mit quelques secondes avant de se remettre de ce que j’imagine être un avenir impossible.

Eh ! Zvonko, pas de précipitation ! Je n’ai pas terminé mon travail ici ! Et j’aurai loin de l’avoir accompli ce soir !

Je crois avoir fait exprès pour l’aider à me dévoiler ses projets. En tout cas, son expression changea aussitôt et me sourit rassuré :

On s’est réuni à cinq hier pour ajuster l’opération d’aujourd’hui. Tu vois, on n’a pas trop tardé !

Eva fit mine de ne pas relever l’allusion. Elle écoutait et sursauta quand Zvonko lui tendit le fusil.

Dire que j’ai ressenti un tonnerre d’explosion est d’une banalité. Je m’étais raidie, j’ai lâché le dessin et me suis redressée en titubant et m’accrochais à Zvonko :

Pardon, c’est à cause des fourmis dans les jambes.

Le fusil était lourd. Zvonko manipula l’arme la soupesa, nommant ses parties. Il n’était plus instituteur mais instructeur. Ses explications accompagnaient des gestes simples. Il plia le fusil, s’attarda sur la culasse, le chargement des cartouches. Il montra la gâchette de détente protégée par un pontet ‑comme pour un pistolet‑. Mon cœur s’est pincé : Était-ce une allusion discrète, une connivence ? Il s’autorisa un sourire, considérant ‑je le pense avec certitude‑ mon application à l’écouter comme celle d’une élève attentive et consciencieuse.

Voilà ! Là-haut, ils ont des rituels quotidiens, bien répartis et basiques crois-moi ! Depuis quelques temps il n’y a plus d’incursion dans les zones habitées. À cinq heures de l’après midi, ils fourbissent leurs armes, boivent, fument, blaguent salace… la routine. Vos plans topographiques, encore vérifiés, il n’y a rien à redire. On monte dans la cour pour te montrer comment viser ? Celle de derrière.

En murmure : tu feras attention, la poule de Lujka a pondu !

Ah ! Cette vieille sorcière t’aurait-elle pris en affection ! C’est une bonne chose ! Bon, allonge-toi, écarte un peu les jambes, les pieds sur les côtés à-plat, mets le fusil contre l’épaule. Ah ! Tu es gauchère !

J’ai sursauté comme si le secret de mes dessins main gauche avait été trahi ! Eva attrape le fusil, se met à genoux et s’allonge, se cale, se met en position de tir les coudes un peu obliques, vise.

Tu peux appuyer sur la détente, il n’y a pas encore les cartouches. Inspire, souffle doucement… vas-y ! clac.

Recommence plusieurs fois comme je te l’ai montré même si ça ne sera pas nécessaire là-haut, mêmes enchaînements de gestes, même concentration. Tu prendras un foulard. Pour l’œil qui ne vise pas si c’est plus pratique pour toi mais d’abord pour la bouche et le nez.

Je me suis redressée comme si enfin j’étais sous ses ordres, j’ai frotté ma jupe, mis le fusil en bandoulière avec un semblant de garde-à-vous.

Pourquoi la bouche, Zvonko ?

Parce qu’il fait froid et la vapeur peut nous faire repérer. Il regarda sa montre. Bon va enfiler un pantalon, c’est plus pratique, et on y va. Je t’attends ici. Passe-moi ton fusil.

Zvonko finissait de manipuler l’arme :

C’est bon, c’est prêt, il n’y aura plus qu’à viser et appuyer. On en a pour deux heures tout compris.

Ce ‑tout compris‑ me fait tressaillir brusquement tandis je passe la bandoulière à l’épaule et qu’on sort par l’arrière-cour pour un chemin un peu encaissé et bordé de ronces entre champs à peine visibles. Dans le sous-bois attendent, adossés à des arbres, trois hommes aux teints hâlés, des rides précoces sur des visages non rasés barrés d’une grosse moustache bien drue dont celle de Radovic qui me fait un clin d’œil complice.

Ils n’étaient que trois, la Kalachnikov en travers du torse, le doigt sur la détente. Mais ce sont les regards qui marquèrent le plus Eva quand elle les salua levant un peu la main tenant le fusil.

Mon pouls s’est accéléré, ça se chamaillait féroce à l’intérieur… arrête, inspire, souffle lentement encore encore plus encore un peu plus, vide tes poumons, retiens-toi, détourne la tête, cache ta peur, inspire… pourquoi m’a-t-il dit que nous serions six ? Que se passe-t-il ? Eva distraite un instant tandis qu’elle se tourne vers le haut des arbres pour inspirer à pleine poitrine. Elle devine son ange-cygne plus blanc que la petite trouée de ciel au-dessus d’elle. Elle inspire, ferme les yeux, Eva a oublié ses craintes. Elle est enfin calme.

Zvonko présente rapidement à voix basse Latife, Balàzs, Radovic, qui lèvent légèrement leur arme à leur nom. Un bref sourire s’efface soudain sur un léger bruit de froissement de feuilles. Trois armes pointées vite vers un fourré.

C’est moi, Itshak, chuchotant en surgissant, un béret de travers se confondant aux cheveux noirs bouclés, un pistolet-mitrailleur tourné vers le sol. Ils sont tranquilles là-haut. On peut y aller. Et Zvonko ajouta en me présentant : voici Eva. Le projet vient d’elle. La voix était ferme. Je n’avais rien à dire.

Ils n’étaient qu’à trente mètres à peine, adossés à la cabane. Cinq silhouettes contre un mur blanchi, les pieds bottés dans une neige sale, fumant, astiquant leurs armes, buvant au goulot, rigolant. Des quilles alignées pour un jeu de massacre. Les torses nus malgré le froid, des tatouages comme autant de totems sur les cous, les bras, les poitrines. Eva, la joue plaquée contre la crosse. Il a un tatouage sur le cou, une croix renversée…et une balafre. J’ai reposé le fusil qui tremblait dans mes mains :

Je ne peux pas.

Vas-y, tu le dois pour ce qu’il vous a fait subir grinça Itshak. J’ai sursauté. Ce n’était pas la voix de Zvonko à mes côtés. Pourquoi ? Nous n’étions que cinq.

Je ne peux plus… pitié… j’aurais voulu continuer à parler mais rien n’a pu sortir de ma gorge. Seul le regard d’Itshak soutenu et interrogateur. Il chuchote mais sa voix en impose :

Mais, ce ne sont pas des soldats, Eva, c’est une sale bande de mercenaires nationalistes qui parlent russe, pas un quintet de jazz et puis nous aussi nous sommes cinq grâce à toi.

Je recale le fusil, oui je peux appuyer sur la détente, je l’ai déjà fait et là encore je peux le faire. Itshak essaie d’aller plus loin pour me convaincre en me murmurant très vite à l’oreille :

Lequel là-haut ?

Je sursaute : comment est-il au courant ? Itshak chuchote toujours :

Svetlana est cachée dans une cave, enceinte. Sa mère Agnija raconte qu’elle pleure sans cesse. Pourquoi d’après toi ?

Itshak jette un regard à la cabane où ils sont toujours à discuter à fumer, me regarde encore, le regard à la fois dur et suppliant :

Alors se venger, rendre justice, participer à la liberté… il faut choisir pour quoi tuer… et ne pas choisir c’est déjà être mort. Moi, je le fais aussi pour ma sœur.

Eva fait non de la tête en regardant Itshak dans les yeux, elle fait encore non de la tête, elle ne veut pas pleurer, il faut que ses yeux soient secs, elle détourne son regard vers le mur de la cabane, elle voit très haut dans le ciel bas son ange-cygne planer et disparaître ; elle ajuste d’un geste bref son foulard sur la bouche et son nez : inspirer, souffler, caler les coudes, balayer le groupe dans le viseur, s’immobiliser sur la poitrine du troisième, retenir son souffle, ne pas ciller, l’index se recourbant lentement sur la détente. Tout est près, tout est prêt. Pourquoi pense-t-elle, là maintenant, à son père qui appelait la détente : petite virgule du souffle de la liberté ? Elle serre les dents : pour toi Oleg. Eva a le regard clair dans le viseur. Trois deux un feu chuinta Itshak.

Son déclic est couvert par quatre rafales. Eva s’effondre sur son fusil.

5 feuilles à lignes assemblées par un trombone (1)

Dans la cabane des snipers ! Pas sur une paillasse ! hurle une voix, tant pis ! sur le sol ! … C’est mieux pour elle.

Consciente, allongée, grelottante aussi. C’est la voix d’Itshak qui me sort de mon trou noir. Itshak se penche, sa main hésite et me caresse avec douceur la joue. C’est fini, Eva.

Comment comprendre ce sentiment étrange entre abattement et soulagement, cette plénitude et ce vide qui me secouent à l’intérieur, ces yeux qui me picotent, cet effritement dans mes muscles, ce corps tremblant que traverse un flux et reflux désordonné, cette odeur de poudre qui m’imprègne encore une fois. J’ai encore tué. Eva murmure :

Plus, s’il vous plaît, jamais plus.

Itshak essuie ses larmes avec son écharpe noire mais Eva ne comprend pas pourquoi il semble sourire. Son visage est-il déformé par son regard flouté de larmes ? Eva sent alors son corps vidé de toute pulsation, les yeux écarquillés vers un rectangle de ciel vide, elle délire : des corps étendus sans visage sur des plaques de boue dans un champ de neige. Quelles grimaces ont-ils sous le masque de leur mort ? comme tout le monde sans doute… Les corneilles les déchiquetteront avec délectation… Autant qu’ils n’aient pas de sépulture… ingurgités… digérés… chiés… et tant pis s’ils leurs excréments parsèment la terre ; le mal stérilisé, la terre fertilisée réenchantera-t-elle le monde ?

Non pas ça ! Crie Eva en s’asseyant brusquement la bouche ouverte, en tremblant.

Eva entend des bruits lui martelant la tête : des bêches qui creusent pour enterrer les morts ?

Elle ferme les yeux, imagine les corps tirés basculés ensevelis sous une purée de terre poisseuse et de neige.

Quand je sors, épaulée par Itshak, titubant encore, la lumière blanche m’aveugle à brûler mes yeux : cinq pierres fichées en terre signent les sépultures.

Radovic, Balàzs, Latife se séparent pour rejoindre le bourg. Ils emportent armes et munitions.

Eva, un peu hagarde, les regarde descendre en se dispersant.

Itshak bourre dans un sac des pièces d’identité, deux téléphones satellitaires, des papiers traînant sur une étagère, un poste de radio. Il tient à me raccompagner :

Ce sont les ordres, murmure-t-il.

Il a son arme, mon fusil en bandoulière d’un côté et un sac de l’autre et on longe la forêt ; en chemin, ce sont des montagnes qui ont des noms, c’est une nouvelle branche de la généalogie du bourg qu’il fait surgir ; on s’arrête, me montrant au loin une maison à demi détruite, celle de ses aïeux, la sienne depuis… depuis très longtemps dit-il à Eva.

Eva le regarde vraiment, le fixe presque pour écouter ses explications, peut-être parce qu’ils ne sont qu’eux deux. Peut-être parce qu’il n’y a pas la tierce personne : Zvonko qui instaure des relations un peu troubles à cause de l’ascendant qu’il avait sur chacun de nous.

Une voix grave que ne présageaient ni son âge, ni son visage, ni sa carrure. Vingt-cinq ans peut-être sûrement moins de trente, et il vivait là seul avec sa sœur Hava, les parents, deux tantes étaient partis :

On reste pour garder la maison.

Eva sentait une résignation contredite par un geste d’espérance, un index dressé vers le ciel :

Mais toi, tu as été très courageuse. Ce n’est pas facile à accepter ce qu’on fait pour être libre, ici ! Et toi tu viens de loin, m’a dit Zvonko ; tu nous as aidés. Je dirais que tu nous as donné de ta force ! Hava sera fière d’entendre ce que tu as fait pour nous tous au village.

J’aimerais bien la voir plus souvent… j’aime bien ta sœur… propose Eva… Autrefois ma famille passaient souvent ici une partie d’été, mais elle n’avait pas de nombreuses attaches, leurs racines n’étaient pas très anciennes. Maintenant, c’est différent, la guerre resserre les liens je suppose.

Je n’ai pas osé ajouter : Parfois, j’ai l’impression qu’Hava et moi sommes sœurs… et je me rappelais les fois où nous nous étions croisées ; à chaque fois, rires chansons et rêves que nous partagions…

Tiens voilà la maison, celle qui ne fume pas.

Bien sûr ! Il y avait un vieil homme, un peu triste, Josip. Il vivait là seul à l’époque de mon grand-père.

Le regard d’Eva s’éclaircit soudain en se retournant vers Itshak :

C’est vrai ! C’est le frère de ma grand-mère maternelle qui y habitait.

Itshak m’adresse un au revoir joyeux en ajoutant :

J’aurai au moins quelque chose d’intéressant à écrire dans mon journal d’aujourd’hui ! et je vais te faire un secret : toi et moi, on a des prénoms avec des voyelles comme initiales, on a un lien avec nos autres compagnons de tout à l’heure.

Bien sûr ! ce n’est pas un secret ! c’est une remarque ! lui ai-je répondu en souriant enfin pour de vrai.

Il disparut en faisant un geste de la main qui pouvait dire non oui.

Le jour descend. Je répète : Quelque chose d’intéressant ? L’événement de la journée intéressante était l’existence d’un grand-oncle dans cette maison et non l’exécution de cinq snipers ? Je me sens foudroyée ! On a liquidé cinq personnes et ÇA prend moins d’importance pour lui que la nouvelle d’avoir un grand-père qui avait connu un certain Josip !

Je me suis laissée rouler dans cette pente, cette maison commence à avoir une histoire. Je glisse insensiblement vers ce passé pas si lointain, j’ai le tournis en parcourant les pans de murs où pendent des bouts de vieux papiers-peints, un crochet portant un rectangle pâli ça et là et sans doute aussi dans les débris de pièces à l’étage. Mon attention aux murs, au bric-à-brac repoussé dans les coins prend un tour aussi poignant que lorsque j’avais découvert le lit de poupée la première fois que j’avais osé affronter l’escalier de guingois pour fureter dans les pièces éventrées. Et c’est ainsi qu’au soir, je ne pense qu’à une seule chose en revoyant le dessin déchiré.

Ma mission : ma commission mystérieuse… excitante. J’ai recompté une autre vingtaine de billets de 500. Dehors il avait commencé à neiger. Tant mieux, nos traces sont effacées : Le plan de Zvonko avait pris la météo en compte… C’est évident ! Ma remarque est stupide. Tout au long du chemin vers la rivière je n’ai pensé qu’à son absence là-haut. Pourquoi avait-il disparu ? Il n’y avait qu’une seule raison qui tenait encore la route : il ne pouvait pas. Mais pour quelle raison ? Le motif manquait… Quel motif ? Motif. Motif, et tout en avançant, le soir tombait, comblant une à une toutes les anfractuosités du paysage avec mes hypothèses.

La rivière en pâle tracé sinueux.

Le petit pont à contourner, le ponton dans l’ombre : une pierre plate blanchâtre y était posée en évidence. Un torrent de sueur froide dégringole de la racine des cheveux. Ma tête fait le tour de l’horizon.

Eva s’immobilise. Elle respire en silence. Seule. C’est bon, le largage a réussi. Ils ont récupéré. Eva déplace la pierre dans la vase contre la berge, se rend compte qu’elle a parlé à voix haute pas très fort mais suffisamment pour communiquer la nouvelle à quelqu’invisible compagnon. Non ! plaisante Eva, c’est pour mon ange-cygne.

Dans les deux cas sa tête est au bord d’un épuisement mental, et tout en glissant sur le maigre courant les billets déposés un par un, en compte à rebours à voix basse, elle voit défiler des images du matin : les cinq corps basculent et s’effondrent, elle voit un petit garçon faire glisser des bateaux de papier dans un caniveau. Oleg ? Le visage d’Oleg mais qu’elle n’a pas pu connaître… elle n’était pas née quand il pouvait s’inventer de tels voyages. Alors qui, de quelle enfance ?

Elle trébuche quand elle dit : Un

en lâchant le dernier billet, perd l’équilibre, tombe en pivotant dans l’eau. Et elle crie, elle crie, elle sait déjà qu’elle ne craint rien, il n’y aura pas de sniper pour la faire taire, l’eau n’est pourtant pas profonde, elle crie en grelottant en claquant des dents. Il n’y aura personne pour l’aider. Elle sent le froid escalader, le cœur bat en tambour forcené, ses doigts accrochent la rive, elle est lourde, très lourde, elle patauge, la vase envahit sa robe -elle pense : pourquoi ai-je remis ma robe ?‑ elle se hisse un peu, bascule pour coincer une botte sur la pierre, la figure dans la terre pour reprendre appui et soudain dans un dernier effort, elle entend s’écouler l’eau, ses vêtements régurgitent, rotent, se dégonflent, collent en carapace, l’entravent et l’allègent à peine, lentement … et enfin à plat ventre sur le ponton cinq longues minutes où toute la nuit tremble autour d’elle.

Eva, maintenant allongée sur le pont, les bras en croix, essoufflée, en salves frissonnantes, les yeux ouverts.

3 feuilles à lignes assemblées par une épingle à cheveux (2)

En reprenant mes crayons, le lendemain, je me sens terriblement seule.… comme si j’avais, une fois encore effacé la veille, ou plutôt les sentiments qui ont ravagé ma nuit jusqu’à mon réveil ce matin. J’ai été dans l’impossibilité de poser un trait.

Pour me guérir, je plonge dans l’instant, dans l’immédiateté, j’essaie d’accorder mon corps au monde microscopique qui m’entoure : le brasero cliquette et clignote, la poule caquette et picore, l’hirondelle en Ψ trisse et plane dans le rectangle blanc au-dessus de la cour bordée d’appentis et de clapiers vides, la farine et le son sassent bêtement entre mes doigts, la casserole tinte au choc de la cuillère… je déplie et dissèque ces instants pour les sentir avec des yeux intérieurs… vides.

Dans l’après-midi, j’ai repris le chemin pour mes dessins avec ma boite à crayons, mais je n’avais pas envie de dessiner, je voulais me changer les idées : et si je visitais les musiciens et à chacun leur proposer de leur faire un pain ? Ce serait pour la bonne cause ! Les bribes de musique avaient donné un nouvel élan et de la profondeur à mes dessins ! Je n’ai plus de doute ! Au-delà du plaisir immédiat des airs circulant au-dessus des ruines… ma main avait capté une intensité de minuscules détails.

Petit Poucet, j’ai suivi une à une les lignes des partitions sonores. La musique me donnait de l’allant :

Ah ! si tu trouves des graines de sésame je veux bien, c’est gentil de ta part, tu sais faire ?

Moi je veux bien quelques grains de raisins séchés, merci ma petite.

Moi bien cuit avec de la farine de châtaigne, ou un pain azyme ! Avec un sourire plein d’or.

J’ai eu beau leur rétorquer que je ferai avec ce je trouverai, chacun me regarda en silence avec une sorte d’incrédulité puis de malice en souriant. Mais l’un me rapporta une poignée de marrons, un autre une paume de sel. Ah ! leurs sourires !… je me les rappellerai toute ma vie… et quand j’en quittais un, je pariais que sa musique allait reprendre en changeant de tempo ! Et je gagnais…

Pour partager ce projet, je suis passée voir l’instituteur : quelle bonne idée ! Fais ce que tu peux… cinq c’est déjà beaucoup ! merci… et grâce à toi… je passerai plus de temps pour le courrier… et il m’envoya un petit clin d’œil de complicité.

Je n’ai pas osé lui parler de là-haut, de la cabane, de son absence. J’ai juste évoqué Itshak. Formidable a-t-il juste répondu à sa façon laconique quand il s’agissait de parler de la guerre.

J’ai entendu là-haut le facteur lui lancer en riant bien fort ‑schlemiel !‑ quand on s’est relevé de notre cachette pour se lancer vers la cabane ?

Zvonko sourit :

Ah ! Une moquerie, un schlemiel, un raté, un malchanceux quelque chose de ce genre. C’est entre nous, mais je peux te garantir que c’est un tireur d’élite. Il aurait pu accomplir seul la mission. On est tous schlemiel un jour ou l’autre… Pour là-haut j’en avais décidé autrement. Cinq pas six.

Eva comprend qu’il avait clos la conversation sur tout ce qui concernait là-haut. Quoique :

Tenez, Eva. Prenez cette radio, elle vient de là-haut… avec des piles neuves en attendant le courant ! Pour de la musique !

Et je suis rentrée, la boite à dessin, le carton sous le bras, la radio dans la poche de mon long manteau, le foulard serré autour du cou, les doigts glacés. Il neigeait.

Mon cerveau était tant occupé à tourner des boutons pour trouver une station avec de la musique que je n’avais pas senti l’odeur d’un ragoût qui flottait dans la pièce quand j’ai ouvert la porte !

Une casserole et son couvercle sur le poêle et son régulier clapotement.

Je reconnaissais la casserole : Radovic ou Yasmina avait pensé à moi. Radovic avait dû passer et mis quelques morceaux de charbon dans le poêle.

J’ai fait chauffer l’eau, j’ai trouvé une station sans trop de parlote, j’ai réutilisé un sachet de thé : Quelle soirée emmitouflée dans une couverture ! Une symphonie de Brahms à la maison, c’est pas mal aussi.

cahier d’écolier 7

Ce soir, j’ai osé : par un petit détour, je suis passée devant la maison d’Itshak et sa sœur Hava. La maison avait dû être belle et comme elle était un peu excentrée, je n’en avais fait qu’une esquisse, et me promettais déjà de passer à l’autre dessin qui la ranimerait, elle en avait vraiment besoin : il ne restait qu’un tiers de toit et l’étage à ciel ouvert n’avait plus de plancher. Les décombres entassés sur le côté, un passage à la pelle avait été tracé vers une porte de distribution toute noire avec de grosses moulures. Une cheminée fumait et une petite chose comme ça fait du bien ; une fumée dolente qu’aucun vent ne troublait. Quelle sensation étrange m’envahit alors : depuis combien de temps n’avais-je pas frappé à une porte ? Je suis restée le geste suspendu : j’avais oublié l’attitude à avoir et jusqu’aux mots qu’on dit.

C’est Hava qui m’a ouvert, un peu essoufflée : je t’ai vue par le soupirail passer, ça ne pouvait être que toi, Itshak ne marche pas comme ça !

Une vraie maison, raccourcie mais il y avait un poêle et un samovar qui chuintait, un gros buffet contre un mur, des marches à demi-cachées par un gros rideau, un chandelier à sept branches posé en bout de table avec sa nappe cirée à gros motifs de pivoines stylisés. Deux bougies rouges éteintes un peu de guingois. Une lampe à contre-poids pendait d’une poutre entre deux fauteuils massifs et une table basse presqu’insolite avec sa plaque en verre fumé.

Nos vies, nos enfances, nos amours (contrariées), nos études, nos quotidiens, nos routines, nos corvées tout y est passé autour de deux tasses de thé et de gâteaux secs qu’Itshak avait faits : Mon frère est un gourmand ! Il n’y avait jamais de silence dans notre conversation et il me semblait que cela lui faisait du bien à elle aussi. En moins de temps qu’il ne le faut pour l’écrire, j’avais l’impression que je retrouvais une amie éloignée depuis longtemps par la force des choses, la guerre en l’occurrence. Nous avions le même âge à quelques jours près. Elle avait pourtant un regard parfois un peu triste et elle s’est levée soudain pour allumer les deux bougies. Quand elle souffla l’allumette j’ai cru voir des larmes couler et je me suis précipitée pour la prendre dans les bras.

Ce n’est rien me dit-elle.

Non ce n’est pas possible, ça ne peut pas être rien ! c’est forcément une énorme douleur qui a craqué ! Dit non seulement avec douceur mais avec une sincère sérénité.

Elle s’écarta de moi les bras tendus, ses mains agrippaient mes épaules, pour me regarder d’un peu plus loin ; elle retenait sa respiration et ses mains sont descendues lentement sur ma silhouette pour s’attarder sur mes hanches.

J’ai compris, à l’instant de la crispation de ses doigts, quelle était cette douleur.

Hava vacilla et j’ai précipitamment approché son fauteuil.

Silence et gestes pour essuyer les larmes, pour renifler un peu sur un pan de tablier tandis que la pénombre envahissait un côté de son visage.

Et là, j’ai murmuré : est-ce à cause de moi ?

Hava releva le visage et hocha la tête plusieurs fois en me regardant fixement comme si elle m’avouait une désolante faute.

Je ne voyais plus les chaises poussées sous la table. La pièce n’était plus éclairée par la fenêtre donnant sur le jardin potager à l’arrière. La fenêtre sur rue n’existait plus, un double-rideau de velours gris embrassait les volets tirés et barricadés.

C’est à cause de ça ? Tu t’en es aperçue ? Tu l’as deviné ?

J’ai pressenti. Dès qu’Itshak est rentré la fois où il t’a raccompagnée de je ne sais trop où, il m’a raconté plein de choses sur toi et je ne sais si c’est son exaltation, l’évocation de Josip, ton grand-oncle… en tout cas, j’ai été convaincue. Et là je te vois, même sans bougie, tu irradies quelque chose comme me l’avait dit ma grand-mère alors que j’étais à peine enceinte. Ton retour a une raison profonde, impérieuse même. Je ne savais pas laquelle et quand je t’ai vue devant la porte j’ai tout de suite compris.

Et là, je suis restée abasourdie ! Hava remettait en cause à sa façon tous les motifs de mon périple et me renvoyait dans une soi-disant histoire de filiation que je trouvais complètement farfelue. Je n’avais vraiment aucune envie de sourire à sa démonstration extravagante. Tant d’événements depuis ces derniers mois semblaient parfois m’échapper, alors un de moins ou un de plus… Pourquoi pas ! dans cette Mittel Europa ,l y a tant de légendes colportées par les babouchka et j’avais perdu les miennes avant de connaître toutes leurs histoires vraies.

Mes pensées et sa voix se superposaient et ses mots ont changé d’inflexion avec un phrasé plus lent :

J’ai perdu l’enfant et son père à quelques jours d’écart. Itshak a été lui aussi très affecté. Ioksim est mort à la guerre il y a un an et je n’arrive pas à dissocier sa mort de la perte précoce de mon enfant alors qu’il n’avait que quelques jours. Il pleurait tout le temps, se tordait de douleur, toussait… c’était affreux. On n’a jamais su ce qui l’a vraiment emporté. Alors je supplie le ciel qu’il ne vous arrive rien jusqu’à la naissance et … Hava s’interrompt mais je sens qu’elle est enfin soulagée d’avoir partagé son chagrin ; ses yeux ne sont plus aussi mobiles et elle se lève pour approcher le fauteuil et me tenir la main. Ne t’inquiète-pas, je suis passée par là, je t’aiderai, j’ai une trousse à pharmacie !

Ses yeux encore tout brillants, Hava me sourit :

Je serai à tes côtés. Tu vois, ces deux bougies allumées, c’est Ioksim et Meriam, c’est Itshak et moi, là maintenant à cet instant c’est toi et moi… c’est aussi toi et l’enfant..

et comme tu n’as pas de ventre, l’enfant est une fille !

Encore une histoire de Babouchka ! et je ne raconte pas toutes les élucubrations qu’elle en avait déduites : régimes pour inverser le genre, astrologie, numérologie !

Nous avons ri de toutes les superstitions qu’on trimballait chacune si bien qu’il faisait totalement noir au-delà du chandelier quand nous nous sommes embrassées.

Passe me voir dans la maison de Josip ! Le portail est un peu coincé par la rouille mais c’est ouvert, . Je suis sûre que ça te fera du bien, à toi aussi et je te donnerai le premier dessin de votre maison.

Dans un ciel bas, un halo, spectre d’une pleine lune, a surgi de montagnes invisibles.

Ce matin, un filet jeté sur l’épaule, Radovic est passé pour me donner cinq pommes et un pot de viande bouillie. Savait-il qu’indirectement il m’envoyait un signal ? J’ai préparé ma liasse de billets. La pierre blanche indiquait que la réception précédente s’était bien déroulée. Le rituel s’est bien déroulé, j’ai vu dans l’obscurité naissante le dernier convoi disparaître sous le petit pont et je laisse glisser sur l’eau le chiffon blanc que j’avais tenu serré dans la main et le devine… il flotte glisse s’enfonce et s’accroche à un bouquet d’iris. Eva expire : mission accomplie.

J’ai mis de côté mes crayons pour tenir ma promesse.

Je consacre plusieurs demi-journées à faire du pain. Tantôt dans l’arrière-cour, tantôt chez Zvonko qui m’a montré un petit four à pain dans un bâtiment abandonné accolé à l’école. Ils sont partis quand il n’y a plus eu de livraison de farine.

C’était dit abruptement.

Le blé ça peut pousser tout seul, on peut l’aider aussi, il y a moins de rendement c’est sûr, c’est plus long, les champs sont moins beaux, l’hiver semble tourner toute l’année, mais vaille que vaille en se restreignant dans le village on s’accommode… La plupart des musiciens vivent seuls. Pourquoi ? La solitude crée-t-elle la musique ou l’inverse, je ne sais pas. On dit solitude, moi je préfère vie intérieure.

Son débit lent, posé, une bribe de nostalgie et de résignation dans son timbre, j’en apprenais ainsi encore sur le village mais surtout sur la fonction ou plutôt la mission de l’instituteur : un créateur de liens.

Zvonko suggéra d’alimenter lui-même le four pour fournir un nouveau lieu de rencontre au moins trois jours par semaine : autant qu’il serve à d’autres, Eva… il sourit : extension de notre capacité à fédérer le bourg !

J’avoue que j’ai gloussé intérieurement : je verrai Zvonko plus souvent…

Dans la cuisine enfumée de Zvonko, près du poêle, j’ai réussi à faire une levure avec une pomme de terre et trois morceaux de sucre. Trouvés où ? Mystère. Zvonko posa juste les morceaux de sucre sur la table : ce sera utile, je pense. Il glissa un sourire.

Les nuages rasent les maisons décapitées, des rayons piquent par instant les rues et au loin dans la campagne les champs sont encore étouffés de brume… avec ce que j’ai trié dans un sac abandonné dans un poulailler, je fais plusieurs miches pétries comme je peux. Quand reviendront les semailles, les moissons ? Et glaner ? Depuis mon retour, je n’ai jamais aperçu qu’une vieille fouiller la neige, retourner les mottes ou froisser les épis secs des franges des champs… Était-ce Lujka, celle que Zvonko appelait vieille sorcière ?

Je fredonne un air connu cueilli au vol, une berceuse qui a quitté sur la pointe des pieds la ruelle d’en face.

Mes journées prennent ce tour : le temps consacré à mélanger eau et farine, à pétrir, à voir lever, à cuire alterne avec celui du dessin… autrefois, on accompagnait ses besognes de prières ânonnées par cœur et pendant qu’on avait le dos courbé on ne pensait à rien… comme si le sang montant à la tête noyait la racine de nos pensées jusqu’aux plus secrètes. On chantonnait aussi, allègres pour s’encourager.

J’ai donc ce rituel d’invocations et fredonne d’intimes vœux… et des chansons me remontent en mémoire,vade-mecum de survie. Des vers que je réajuste au fur et à mesure si ma mémoire défaille pour réenchanter un monde qui justement s’enfuit sous des champs minés… mais j’ai l’espoir du jardinier qui verrait sa voix, pollen, s’envoler pour fertiliser les âmes éparpillées.

Je me suis mise à rire : heureusement que je n’ai que cinq musiciens à gâter ! et pas un orchestre symphonique ! Je ne savais pas encore doser le temps de chacune de mes activités quotidiennes et ignorais encore que le bourg comptait bien plus de musiciens.

Je ne sais pas ce qui m’a pris mais un matin, j’ai demandé à l’instituteur :

et si on réunissait quelques musiciens un de ces soirs pour préparer un bal ou quelque chose de ce genre… si tu trouves que c’est une bonne idée ?

Et soudain je me rends compte que je viens de le tutoyer… c’est sorti comme ça… l’instituteur a immédiatement réagi en souriant. Il s’est levé pour contourner le pupitre… moi j’étais tétanisée par cette familiarité… je me disais que c’était un désir secret qui avait fusé et qu’il exprimait quelque chose… comme si je me dévoilais… vous voyez ces trucs de l’inconscient… j’ai un petit rictus pour me mordiller la lèvre et il s’est immobilisé net… j’avais le visage un peu gauche et mal à l’aise… lui debout, sa main large et velue hésite avant de la poser à plat sur le couvercle du pupitre. Il balaie des poussières, pour esquiver les non-dits, les sous-entendus possibles, mon regard un brin contrit. Je suis prête à implorer pardon j’ai dit une bêtise, je suis allée trop loin, il y a trop de silence ! Et enfin Zvonko  :

Ça c’est une bonne idée… une excellente initiative… ça irait si je faisais comme d’habitude, dresser un courrier aux heureux conviés ?

Toute ma tension est retombée d’un bloc, j’ai failli m’effondrer, j’aurais bien aimé à cet instant-là qu’il le sente et me prenne dans ses bras et m’embrasse et en même temps j’étais désespérée car je ne comprenais pas pourquoi il s’était arrangé pour une tournure de phrase qui refusait ou évitait le mode familier…

Tandis que je suis là tristement déçue à analyser son regard, sa voix, à triturer sa question dans tous les sens :

Bon, bien sûr cela prendra quelque temps… le temps d’écrire de distribuer de lire de prendre une décision… je leur demanderai même que leur décision soit écrite, histoire de donner un peu de solennité à la création de ce petit orchestre et d’organiser de discrètes répétitions… de garder le secret, mais surtout pour qu’ils réinventent la vraie mission du facteur, notre noueur de liens.

Eva sourit à noueur… encore un bourgeon du Nous… le mot allume une étincelle de complicité, enflamme sa poitrine, bloque sa respiration, elle veut clamer qu’elle existe, le forcer à casser sa carapace, à parler, elle veut entendre encore et encore sa voix, oui sa voix, pas celle du maître mais celle inconnue plus intime, celle qui engage une décision et qui s’adresse à elle ! Alors elle ajoute comme ça comme un détail presqu’un murmure :

Un petit orchestre auquel je pourrais vous apporter ma voix…

Il a souri, l’a regardée en frôlant son regard, répondu en regardant ses lèvres :

Pourquoi pas, je l’espérais…

Il m’a répondu ! Je ne voulais pas qu’il croit à un enfantillage, j’ai débité :

J’ai pris des cours de chant et j’ai même un peu chanté dans une chorale d’étudiantes… souvent par plaisir au foyer où j’étais hébergée… mais aussi pour gagner un peu d’argent au début de mes études… avec trois copines on a fait la manche devant les musées dans le métro et dans les halls de gares… ça c’était avant que je sache tenir un crayon correctement !

Eva ne sait pas pourquoi elle a besoin de parler de parler, de l’implorer du regard, de se justifier pour escamoter son envie d’être avec ces musiciens, de vouloir partager ces instants de musiques, ces moments qui augmentent l’intensité des instants… dire n’importe quoi même distillé dans l’anodin pour ne pas crier prends-moi dans tes bras serre-moi embrasse-moi prends-moi là… ici aussi, il y a plein de petites rues tordues… ça brille dans les trous sous la pluie… je pourrais chanter… c’est une bonne idée… il sourit, hoche la tête… c’est bien… c’était ça qui nous manquait… faire revivre l’intérieur, effacer les tumultes de la guerre par la musique… et pas de la musique militaire… et il se met à rire, un rire flambant neuf ! Oui pas de la musique militaire… et il faudrait que tu lui trouves un nom à cet orchestre… non ? Allez ! Je reviens, il faut fêter ça.

Zvonko, comme un prestidigitateur et le doigt sur la bouche revient et sort de sous son gilet un flacon coiffé de deux godets. Ce n’est pas moi qui l’ai fabriquée… c’est le cadeau d’un vieux muezzin ‑un sacré loustic celui-là‑ ! Il fallait le voir quand il m’a tendu le flacon ! jurant, crachant par terre que cette eau‑de‑vie était un cadeau qu’on lui avait fait… un cadeau empoisonné ! une tentation pour voir si j’allais moi y succomber !

Allez ! à notre orchestre ! On trinque… on sirote et Zvonko : un soir, il y a deux hivers, j’avais invité un mollah et lui avais montré ce flacon.

Je vois que la guerre n’a pas tout foutu en l’air… me dit-il d’un air entendu !

Je l’ai regardé avec un air à la fois provocateur et naïf… allait-il décliner l’offre et se lever en se parant de colère divine ? Non ! il a tendu son verre ! Je lui remplis son verre et il lève un doigt sentencieux : Mohamed a dit que dans le vin il y a la goutte du diable, celle de l’ivresse ! Et il me fixe avec un sourire mutin, trempe son index dans le verre, me montre son doigt luisant : Tu vois, regarde-la bien cette goutte… et bien celle-là… oui, c’est bien celle-là, je la reconnais… elle est verdâtre, c’est la goutte du diable ! Zvonko mime la scène, imite le mollah ébrouant sa main poilue comme si un serpent l’avait mordue et l’essuyant sur la nappe il s’esclaffe de rire. Et là Eva, je te jure que c’est vrai !

Zvonko s’interrompt comme pour préparer son effet, lève le flacon, remplit les deux godets. On trinque, on vide d’un trait. Je grimace à peine et Zvonko :

Le mollah avait avalé son verre cul sec… comme nous, là, à l’instant et moi j’étais là en statue stupide d’un Lénine ahuri… on n’avait pas trinqué ! Tu imagines ! et lui apercevant ma main tendue avec mon verre dans l’attente du petit gling, il reste bouche bée… et s’esclaffe tant que j’en ai vue sa glotte ! Il frappe du poing sur la table… ah ! vieux frère, Mohamed m’est témoin, pardonne-moi ! resserre-moi un verre ! trinquons et buvons… buvons encore… avec à chaque fois le rituel de l’index mouillé. Ça ne l’a pas empêché de me quitter jovial et titubant ; mais on s’est revu, comme quoi…

Zvonko et moi on a encore trinqué en riant aux larmes pour cette histoire de goutte du diable. Quand je suis enfin partie, la tête me tournait et je ne suis pas sûre que seul le diable y fût pour quelque chose… Zvonko m’avait caressé les cheveux en me souhaitant bonne nuit et j’ai entendu s’électriser l’extrémité de ses doigts.

Sur le chemin de la maison, j’ai un petit pincement quand même. Depuis combien de temps suis-je ici ? Combien de mois… un cycle de saisons… sans printemps, sans été… je n’ai rien d’autre pour compter, rien que le froid la neige un vent sec balayant tout, chassant à peine les puanteurs délétères, en étalement ininterrompu. Comme si on nous avait également volé la clepsydre des saisons… pour nous rendre encore plus lentement fous… nous camisoler dans tous nos gestes du quotidien en nous retirant cette sculpture du temps…

En tout cas cette nuit-là j’ai bien dormi. J’ai rêvé de lendemain et de surlendemain. Quand arriveront des jours moins courts et plus clairs. Quand on pourra dormir dans la touffeur des premières nuits écourtées. Sous les étoiles, sous les figuiers, il y aurait un air de fête… on verra poindre le nez d’un été élastique… on se sentira moins rats de cave recroquevillés par la peur… on aura la sensation que la vie renaît ici aussi… affleurant la surface, germe d’un rameau, puis s’évaporera de la terre l’exhalaison d’un nouvel humus.

D’autres images, comme celle de l’instituteur et moi un peu ensemble par distraction peut-être, ont balayé toutes ces foutaises de futur radieux. Nous, vivants tandis qu’un oud virevoltait au loin… et plus loin, plus tard, plus proche de l’aube, l’image trouble de Zvonko et moi encapsulés en soubresauts m’a réveillée. J’étais trempée et j’ai tressailli à un étrange borborygme dans mon ventre.

grande enveloppe kraft

Pour les courriers d’invitation, l’instituteur rumina ses lettres quelques jours.

Il oublia tout… jusqu’aux échos des bombardements lointains, les jurons de ceux qui longeaient les ruines en scrutant l’horizon vide, les cris sporadiques de femmes portant des fagots, les accords des instruments… plusieurs fois il se surprit à regarder son oud posé sur sa housse et son santur sur un pupitre… se reprenant à regarder son crayon, sa feuille, tout absorbé aux mots qui ne venaient pas… pour convaincre les musiciens… des nuits passées pour trier les mots, en laissant passer le temps pour ne garder que les grains des instants… Il fallait les séduire, les extirper de leur claustration, leur avouer que leurs instruments avaient déjà réussi l’évasion des caves et des maisons où ils étaient cloîtrés ! Il fallait changer les tempi pour muer de la mélancolie au débordement de joie partagée ! pour cueillir l’anecdote qui révoquerait le révolu, pour faire sentir le rayonnant plaisir déshabillé de toute douleur… ou bien… quelque infime et intense pulsation communicatrice sans aucune empreinte dans les souvenirs… et fermer les yeux pour mieux s’y confondre et rêver d’avenir.

Il entend un musicien fredonner un air. Non, c’est dans ma tête, m’a-t-il confié un soir. Un écho de ce qui palpite entre ses tempes, beau languissant et funèbre… une façon de tristesse et de mélancolie… non pas de mélancolie… les longues notes d’une clarinette, plutôt un chagrin mal contenu… et il n’y a pas que cinq musiciens dans le village, pour l’instant on vise le grappillon d’un misket, un bon cépage de par chez nous ! Mais on aura une belle grappe quand le temps sera venu et que nous aurons semé nos petits pieds de vigne ! J’en suis sûr !

Il ajoute : cet air… comment dire… un ami, mon vieil Iliya, mort depuis, l’avait fredonné il y a longtemps… un air appris dans un camp… un camp de travail suite à une rafle… où un compositeur était prisonnier aussi… parce que homosexualité, plus musique dégénérée, plus résistance, plus amours tziganes, plus sionisme… enfin tu vois ! la quintessence de l’horreur !… ce compositeur rassemblait à lui tout seul l’âme damnée de la terre entière ! Un type unique qui affolait ceux qui fonctionnaient aux tampons dans des cases… un vrai spécimen ! Dans sa chambrée, il n’avait pas de papier… Il s’appelait Ullmann… je crois me souvenir… oui c’est ça, c’est de lui dont m’a parlé Iliya… grand, maigre avec des yeux bleus couverts d’une taie de tristesse sans fond qu’il a traînée depuis l’affreux silence de sa délivrance… Ullmann écrivait sa musique au charbon sur les planches de la table… Il en fredonnait les airs avec des mots qu’il allait chercher loin très loin des barbelés… et le soir après le bagne de la journée malgré d’épuisement, les fièvres, la faim, les poux, la gale, les foires gastriques… grelottant sans cesse la chambrée faisait une sorte de chorale… lugubre éraillée mais c’était une potion pour être ailleurs et ils reprenaient les airs… et ces airs aimés puissants à leur faire oublier quelques instants leur servitude, passaient les planches du baraquement, les miradors et les enclos barbelés… quelle évasion ! Non ? Si bien que mêmes les sentinelles les attrapaient au passage pour les fredonner ! Ils en étaient entêtés et elles s’évadaient du camp à l’occasion de beuveries ! Quelle revanche ! Pour leurs prières murmurées.

Il prédisait ‑car il savait qu’ils allaient quasiment tous mourir dès qu’ils seraient considérés comme des outils inutiles‑ que les survivants répandraient eux‑aussi ces chansons… contrairement aux mots, les mélodies n’ont pas d’ennemis, même si elles pouvaient en être prisonnières. Toutes sortes d’Allemands ont pu fredonner des airs de Kurt Weill.

Ignorant que ce fut peut-être par la voix de bourreaux et de geôliers que ces notes noircies sur les veines des tables comme de sinueuses portées colporteraient vers l’éternité de sublimes musiques de condamnés par leur naissance… qu’on les entendrait des décennies après refaire surface dans les campagnes les plus reculées… avec un relent d’éternel regain… et une tenace désir de survie… mon ami Iliya avait survécu et c’est avec l’une de ces mélodies dans la tête que je traque des mots ou plutôt des sons en mordillant mon crayon.

Les destinataires n’ont pas tous le même âge et ils ne font pas la même musique, me dit-il à midi le lendemain comme je lui apportais une grosse brique de pain :

Celui qui souffle dans un trombone sent sa musique venir de l’air prisonnier des tripes, celui qui joue du santur pense son instrument excroissance de ses doigts… et un peu comme un baromètre sonore transcrivant les effleurements sur sa peau, l’archet du violoniste et ses doigts creusent et arrosent les abîmes pour en faire éclore l’âme… c’est pareil avec mon oud… vous voyez on est si différents… nous donnons essor à un souffle sublimé expulsé d’un corps trop plein… chacun, avec ses marteaux, ses ongles, ses cordes, son souffle, ses baguettes, ses archets est un des brins moirés de nos espoirs… et toi, Eva, quand tu chanteras, ton corps ne deviendra-t-il pas une sorte d’onde unissant cette transfiguration collective que seule la musique sait engendrer?

Eva n’en était pas encore là, ses matinées passaient à la fabrication des galettes, des pains… elle essayait d’être utile, et de son côté, elle n’avait pas encore évoqué ce projet à aucun des musiciens, se contentant de distraire un peu leur solitude avec sa petite tournée de commis en leur offrant du pain… Eva regarde l’instituteur avec perplexité ; il donnait tant de profondeur vital à cet orchestre encore fantôme. Il s’était jeté dans ce projet avec une telle fébrilité qu’il semblait porter le fardeau d’un désir contenu trop longtemps : son visage en était pourtant radieux. Dans le silence on entendait encore son enthousiasme !

Quand j’arrivais chez l’un d’eux, il arrêtait de jouer pour me remercier me serrer la main ou me serrer dans ses bras. Je ne me rendais pas compte que cette interruption soudaine était une déchirure dans l’enveloppe sonore habillant le bourg… je rompais une sorte d’harmonie entre ses airs disparates, épars, un archipel de polyphonies sur des rythmes divers…

Je provoquais un manque, un vide brutal dans le paysage… une crevaison déséquilibrant tout. L’air modulé avait fui de la baudruche où nous étions prisonniers.

Serkan racontait que l’arrêt d’un instrument quelque part dans la ville lui faisait comme une dépression dans les oreilles… un sifflement à l’intérieur de la tête barrait le chemin à la plupart des notes qu’il sentait… quelque chose ne passait plus… ce quelque chose… il ne savait pas l’expliquer… le sifflement engloutissait tout dans une caisse noire.

Eva attend qu’il ait terminé de déplier son idée. Elle le regarde avec attention, la question à l’affût aux bords des lèvres :

Qui est Serkan ?

Zvonko la regarde, redescend sur terre pour prendre la question en silence. Il hoche la tête : Serkan, ah ! Serkan, un solitaire celui-là, asocial et irascible. Un diable du violon, Paganini ne l’aurait pas renié ! Tiens, puisque je suis dans ma veine réaliste, je voulais te dire que parfois je suis un peu effrayé à la vue de tes dessins. tu sais pourquoi ?

Eva fait une grimace avant de hocher la tête : Son visage s’est métamorphosé mais il lui semble que Zvonko ne le voit pas :

Tes dessins, c’est comme si tu fouillais très profond dans leurs histoires et que tu en extirpais l’expression de leur misérable banalité et parfois de leur crasse médiocrité. C’est parfois une gifle, un autoportrait transposé saisissant de ressemblance…

Eva est sans voix. Eva pense : de quelle médiocrité avait-elle révélé l’évidence ? Elle suggère : Tu penses à leur maison qui figure une petitesse mais aussi dévoile comme… comme un ressentiment envers les autres ? J’avais dessiné jusque là avec un élan ingénu. Le village me susurrait des messages alambiqués et de cet écheveau, chaque maison était un motif d’un même tricot. C’est vrai, à travers mes dessins j’essaye d’arracher aux maisons abîmées les regards meurtris qu’elles masquaient : des soupiraux remontaient parfois des musiques sublimes, c’est vrai et c’était exaltant, mais aussi des cris de disputes, de pleurs, des tombereaux de haine, d’insultes… c’était désolant ; toute cette boue m’éclaboussait et j’en pleurais tant de déception que je rangeais mon matériel et m’enterrais moi-même comme si je devais me protéger de toute contamination qui aurait altéré ce que ressentait ma main. Parfois la vision qui précédait le trait était balayée par une soudaine rafale d’un vent glacial emportant tout, cris et amas de neiges fraîches. J’étais éprouvée par cette vérité nue. Je regardais mes dessins avec recul en voyant gicler soudain avec quelle violence intérieure j’avais entrepris ce long travail de mémoire.

Au début j’avais l’innocence brouillée de l’étrangère. Le dessin comme des blancs montés en neige, je découvrais un trésor, maintenant je sais que je peux en dessinant la maison d’avant, profaner aussi l’enfoui sous ses décombres. Et depuis je suffoque en dessinant, ma main gauche grave plus qu’elle dessine et les regards hostiles me blessent. Je ne savais pas que ma main gauche avait ce pouvoir de percer à cœur, mais je ne me vois ni en exorciste ni en moraliste. J’ai juste mes yeux à fleur de peau.

Zvonko lève les bras, le regard à la fois brûlant et combatif et finit par sourire :

En voilà un plaidoyer ! Tu n’as pas à te justifier, laisse la critique et continue ta chronique d’état

des lieux telle qu’elle t’apparaît. L’avenir jugera sur pièces. Tu rampes dans des ruines, tu es accablée, rappelle-toi Otto Dix… Tu disais que tu avais plus l’impression de graver que de dessiner. Continue. Et je le dis franchement, poursuis ce travail minuscule à tes yeux, c’est une belle tâche pour notre bourgade. Et Zvonko fit un clin d’œil. Tu vois moi-aussi, j’ai fait des études en français, mais c’était à Grenoble et j’ai rapporté aussi le plaisir de me frotter à cette langue !

Une quinzaine de jours plus tard, Eva sursaute quand elle entend la voix de l’instituteur… ce n’est pas la première fois qu’il vient lui rendre visite à l’improviste et elle ne l’a pas entendu descendre l’escalier de cave… la trappe béant en permanence pour la lumière et pour l’air. Il semble content, se frottant les mains, pas du tout gêné par son intrusion, pas même curieux de découvrir comment Eva avait aménagé un chez-soi presque chaleureux en sous-sol avec l’aide de Hava :

C’est le bon moment… je crois qu’ils sont prêts… Tu n’as pas été étonnée d’entendre un peu plus de vivacité et d’allégresse dans la musique depuis quelques temps ?

Son regard, soudain un peu facétieux, m’interrogeait-il alors que je me relevais du baquet où je m’escrimais sur une lessive plus que rudimentaire?

Tu ne t’es pas posée la question ? ces rengaines… ces refrains…

Il se met à fredonner tata tatata ta ta tatata ta ta taaaa… Tu comprends maintenant…

Non Eva ne comprenait pas.

Il y a eu paraît-il plusieurs fiançailles… discrètes selon Zvonko, qui ajouta avec sa malice :

Des échanges de marchandises et de victuailles derrière la minuscule synagogue montraient une discrète effervescence festive. Toutes ces minuscules altérations de la routine ne trompent pas !

Un séisme traversa en zigzag mon corps… L’extrémité de chaque poil avait été réveillée… Des millions de minuscules secousses électriques avec des millions de minuscules étincelles ont fait comme un bruissement…

Avait-il deviné ? Les commérages avaient-ils fait leurs œuvres jusqu’à ses oreilles ?

Avais-je à cet instant l’allure d’un ectoplasme dans le contre-jour de ma cave ? Puis une réplique de l’onde à cette nouvelle… les yeux dans le vague et une nausée à me faire chanceler ont précédé un silence de ceux qu’ont entend grésiller en se penchant sur une fosse en attente d’un cercueil dans un cimetière… C’était donc cela… La raison qui m’avait poussé à faire une lessive au fond de la cave plutôt que dans la courette. J’avais mis ça sur le dos du froid… mais non ! Quelque chose commençait à se fracturer et j’avais pris peur inconsciemment… je vivais dans un malaise omniprésent et je n’avais rien vu rien entendu… la vie, même dans les obscurs ventres des ruines, avait la puissance et la ressource de germer…

Depuis ton arrivée, quelle femme, jeune fille avais-tu vue ? Une, deux, trois peut-être, sûrement les mêmes sous leur foulard, les plus hardies, on les connaît et on les admire, elles sont un peu le soleil qu’on ne voit pas depuis tant de semaines si ce n’est qu’en halo derrière notre ciel écrasé de nuages à longueur de jour et de nuit !

Pas même leur ombre voilée dans les rues du soir… des chants, des berceuses, des cris oui ! Et certaines complaintes t’avaient rendue triste avec un certain malaise… et tu n’avais rien compris ? non ce n’est pas vrai… j’étais enfermée…

Non, tu avais été aveuglée. La ville mais sans sa vraie épaisseur, sans son souffle inépuisé et sous laquelle tu aurais pu sentir autant de pulsations de survie et de regards éperdus que de confidences honteuses, de folles rages, de sordides manigances.

Zvonko semble débordé d’excitation. Eva ébahie :

Zvonko ! Quelle déclaration te retiens-tu de faire ? La guerre a-t-elle fini par te contaminer toi aussi ? un de plus… et merde…

Quel chambardement dans ma tête : alors, sans lui, plus d’orchestre, plus de lettres, plus de poèmes placardés sur les poteaux télégraphiques qui servaient, selon ses vœux, à transmettre de l’espérance pour ceux qui osaient se déterrer pour se faufiler dans les ruelles ?

Eva voit soudain un nouveau pan de mur s’écrouler et se retient de lui crier : Tu délires, tu te trompes, des femmes, j’en ai croisées beaucoup dans les rues, j’ai discuté avec certaines…

Lui persiste avec un débit de voix qui donnait le tournis :

Tu n’as vu aucune jeune fille parce qu’on les cachait et elles trimaient en silence… bon sang ! certains sont même allés jusqu’à les bâillonner avec leur voile, les attacher dans les caves ou à un anneau d’étable par peur qu’on les leur enlève… des bêtes… peu à peu nous perdions tout… certaines ne sont pas revenues du lavoir et l’une a été violée et toi… (Eva sursaute) tu es arrivée Eva… tu as tout bouleversé de notre vie étriquée enterrée… Et au fil du temps, la tresse que tu avais allumée sans le savoir avançait grésillait jusque dans les plus secrets recoins… l’étincelle se faufilait attisait des regards, ravivait les battements de cœurs ! Ta mine de plomb, tes couleurs, tes pinceaux, tes dessins furent un baril de poudre pour nos pauvres têtes !

Zvonko, essoufflé de tout son débit enflammé, se met à me secouer comme s’il voulait me réveiller me faire sortir d’un état de prostration… Tu es là Eva ! et tu te promènes dans les rues bordées de gravats, tu vas dans les champs, tu chantes dans ta cave… tu n’as pas pu rester inaperçue… des bruits ont couru, il y eut des disputes entre les murs encore debout… tu étais libre, elles le veulent aussi… quand tu dessines la ville, sais-tu que tu ressuscites aussi ses habitants… ils sont encore cachés… mais ils commencent à respirer, à pointer leur nez aux soupiraux pour humer l’air… Eva ? Eva ! il la secoue encore pour qu’elle revienne là dans l’instant de parole… oh ! oh ! crie-t-il, son visage pris de panique… oh ! Reviens réveille-toi ! En redessinant la ville, en redressant les ruines, en repeignant les croisées et les portes à la gouache à l’aquarelle sur tes grands carnets, comme si tu avais scruté les écailles de peintures et ravivé les teintes flétries par le temps de la guerre, tu arraches les barreaux des soupiraux, ne dis pas que tu oublies de les représenter… qu’imaginais-tu faire ?… de l’art ? je les ai feuilletés tes carnets qui traînent sur la table ! Vous dites comment à l’université ? Palimpseste, non ? Allez, t’en fais pas je te donnerais d’autres cahiers !

Elle le voit enfin avec un bref sourire et un air qui en dit long… il semblait exténué :

Ouvre donc les yeux… et Eva ouvre les yeux.

Je suis tombée de haut, sans doute pas pour les mêmes raisons… est-ce colère, force libératrice, incantation… sa voix puissante… prière, exhortation, débordement. Elle semblait venir d’un lointain que tourments, silences, résignations avaient ensevelie… et cette voix s’effusait… j’aurais été aveuglée tant de mois ?… je croyais ne faire partie que de la poignée pressentie ici et là dans les décombres… moi, seule, tirant un sac, courbée dans un fossé, m’épuisant en abattant une houe dans un champ en jachère, à glaner tout et n’importe quoi qui pourrait être utile à une maigre survie ?

Je ne vais pas dire que je comprends maintenant, mais tout semble moins obscur… des caves, non seulement montaient des musiques lancinantes, profondes ou enjouées dessinant les replis de l’âme, mais il y avait aussi des regards qui se hissaient vers le ciel, des oreilles caressant ces musiques, des bras s’enlaçant, des espoirs en gestation frôlant les étoiles quand leurs regards s’échappaient des soupiraux pour suivre cette étrangère un peu folle se pavanant dehors : une sombre traînée.

Ma voix devait être étranglée et ma question sanglotait… combien sommes-nous alors… à mon dernier recensement il y a quatre mois, on était trois cent cinquante-six… nous compris… cent-vingt-six hommes dont de nombreux vieillards comme tu peux l’imaginer et des femmes et quelques jeunes pour garder une maison ou s’occuper d’une babouchka, des enfants aussi.

Il y en a onze, j’ai murmuré en l’interrompant… C’est Radovic qui me l’a dit… sept de moins de cinq ans, quatre de moins de deux. Et tu t’es un peu trompé. J’ai croisé parfois, pas souvent c’est vrai, quelques femmes, peut-être une trentaine en tout, qui allaient dans les rues, avec un cabas vide souvent, un fagot, une brouette parfois, une botte de poireaux sous le bras… la survie comme pour nous toutes.

Il est resté immobile à me regarder l’air stupéfait. Sa bouche ouverte étouffant un cri de sa paume ouverte.

Il s’est assis complètement désorienté. Tu savais ? Qu’ils étaient presque tous partis dès le début… avec les mères… certains hommes voulaient garder les ruines, les protéger contre les pillards… les quelques enfants restés, certains n’ont pas survécu au premier hiver très rude avec des moins quinze des jours durant… on dit même… et il fit un geste… Et Eva tu es arrivée plus tard… bien plus tard… les autres femmes, tu les as vues sans doute sur les routes… si épuisées qu’on ne peut pas dire fuir… le froid, la lassitude, la résignation, l’humiliation les traînaient, les avaient détachées de notre petit monde… mais… on ne les oubliait pas bien sûr… mais celles qui restaient avaient peur jusqu’à… sans terminer sa phrase…

Non Zvonko… je savais juste qu’il y avait moins d’une douzaine d’enfants… un nourrisson au moins qui pleure beaucoup, en face de chez moi dans la ruelle. Hava l’avait aidée à enfanter, m’a-t-telle raconté.

J’observais son désarroi, essayais de formuler ce que je devinais à travers ses gestes, son regard pleurant l’impuissance de ses combats et l’insoumission à se laisser abattre par l’adversité :

Zvonko a fait non de la tête, non à cette vision de l’exode qui lui barrait le regard. Il resta longtemps silencieux, comme pour digérer tout son discours et retenir les obscures pensées qui le tourmentaient.

À un sourire soudain, je compris qu’il ne reprochait rien à personne et qu’il chassait d’un geste de la main tout ce qu’il venait de dire, tout ce qui s’était bousculé dans sa tête. Et pour confirmer qu’il avait balayé ses déchirements intérieurs il respira profondément et releva la tête :

Alors ce serait une raison majeure pour former l’orchestre au plus vite… c’est vrai, il faut fêter cette belle nouvelle…

il y a longtemps que les lettres sont envoyées ?

La semaine dernière… mais notre joueur de santur a eu besoin d’un coup de main… s’il a l’oreille musicale, il ne sait pas bien lire… et je peux te dire que j’ai vu ses yeux briller comme s’il attendait cette invitation depuis la première vague d’exode… comme si nous n’avions pas su lire entre les notes de ses longues odes que martelait divinement son santur… savoir lire… moi aussi il faut que j’apprenne à lire les regards et les silences… en tout cas j’ai déjà une réponse… puisqu’il a tenu à ce que j’écrive un mot sous sa dictée et qu’il a lui-même signé ce qu’on appellera notre pacte…

Il y eut enfin dans son regard une lueur qui disait on va gagner…

Et il est parti, grimpant l’escalier quatre à quatre en sifflotant, sans me dire au revoir, il remontait vers la lumière… hésitant même un instant à se retourner.

La pression s’effondrait et je me demandais comment organiser mes jours pour tout faire… en tout cas je pouvais faire de la pâte à pain et des vocalises… je passais ainsi mes après-midis à retrouver des airs entendus de ma mère mais surtout de ma grand-mère et de ma tante et je mettais les mots sur papier en m’aidant des airs… et le nombre de mots biffés pour retrouver les bonnes rimes était ahurissant ! j’en avais retranscrit une dizaine quand, un jour que je m’attelais à une nouvelle ballade, j’entendis la voix de Zvonko appeler de la rue : y a quelqu’un…

Remontant de la cave, Eva un peu essoufflée… j’en ai dix…

dix quoi ?

dix chansons bien sûr… et lui sous sa moustache s’élevant sur ses joues comme un envol d’oiseau…

et moi j’en ai quatre ! en déployant dans sa main quatre réponses… façon éventail :

Le facteur a attrapé froid en allant jeter ses filets dans la rivière, alors je fais une tournée de garde-champêtre pour convoquer notre sextuor ce soir… ce soir ? oui ce soir ! dans la salle de classe… à cinq heures… il ne neige pas… il fera encore un peu jour… tu viendras… et je ne suis pas sûre qu’il y avait un ton interrogatif dans ses mots.

Et dès qu’il a disparu au coin de la ruelle, la main levée deux doigts en V, Eva s’est mise à chanter… et là dans l’encadrement de la porte, sa voix monte s’envole légère fluide vagabonde. Sur sa robe longue elle fait de la main des spirales concentriques, la tête vers le ciel, les yeux clos.

cahier d’écolier 7 (pp 3-9)

Cinq heures moins le quart sur ma pendulette Slava ; j’ai grimpé jusqu’au niveau du grenier ; tout est éventré et seule cette colonne vertébrale de marches un peu bancales tourne vers un bout de palier et montre une toiture béante. Comme d’une hune je domine un bout de village encadré par deux pannes et je vois les musiciens. Convergeant des quatre coins du bourg vers l’école ; chacun fier avec leurs instruments à bout de bras ou serrés contre la poitrine… dans un premier temps j’avais pensé arriver en avance… mais je crois que c’est à l’instituteur de les accueillir… pas à moi, et je suis heureuse de les voir converger vers l’école… s’ignorant les uns les autres et j’imagine leur regard lorsqu’ils déboucheront sur la place que borde la cour de récréation…

Seul qui connaît les venelles et les rues par cœur, seul qui a le tempo dans les veines, peut être aussi ponctuel ! les voilà dans une sorte de routine ! à cinq heures, chacun s’engage sur la place… ils tombent dans les bras, les uns des autres… ébahis par ce hasard secrètement organisé, s’embrassant, se tapotant l’épaule, éberlués par cette coïncidence… je ne vois que les contours essentiels de leurs gestes… et je devine plus de soulagement que d’excitation… pourquoi ce soir seulement se retrouvaient-ils ?
Pourtant comme moi ils avaient entendu des musiques sourdre des caves, pourquoi ne s’étaient-ils pas réunis plus tôt ? La guerre avait-elle gagné là aussi une bataille et l’instituteur avait-il réussi la seconde ? L’invisible et oppressant occupant qui n’avait même plus besoin d’être là pour nous soumettre avait gangrené jusqu’à l’âme des artistes… grâce à Zvonko, le village allait regagner non seulement son orchestre mais aussi une histoire en actes… mon cœur battait la chamade à faire trembler un peu plus le plancher branlant.

carnet d’écolier 7 (pp 13-17)

Oh ! ça a été vite, j’ai dévalé mon observatoire pour les retrouver dans la salle de classe… le souffle saccadé.

L’ont-ils fait spontanément ? l’instituteur leur avait-il passé le mot ?… toujours est-il, qu’ils se sont levés pour m’applaudir. Deux, le bonnet contre la poitrine, m’ont fait un baise-main, à l’ancienne façon slave…

Eva est rouge… mais elle peut leur faire entendre que c’est à cause de sa cavalcade… et non de cette révérence désuète que mon grand-père avait fini par abandonner.

J’ai prétexté l’essoufflement pour leur laisser le temps d’accorder leurs instruments et l’instituteur a proposé, aussitôt les cordes retendues par le la du hautbois partagé, un premier air des plaines de la B.

Un air populaire que tout le monde connaît par ici mais dont les paroles varient selon les vallées et les voïvodes même lointaines ne serait-ce que par le prénom de l’aimée qui change mais qui rime toujours plus ou moins avec amour… une musique… vive… entraînante…L’instituteur avait vraiment des dons, car cette chanson et ce rythme allaient faire l’unanimité… pour le troisième morceau, l’instituteur m’a encouragée… il fallait que j’y aille… un rythme lent, un thème archi connu, celui du soldat mobilisé, la lettre sans date sans lieu, sassée par la censure… l’attente, le désespoir de la fiancée, le tremblement de retrouvailles ajournées devenues improbables, l’étreinte abandonnée dans les pleurs… j’étais émue… c’était l’une des chansons recopiées, mais l’ensemble des instruments avait créé justement ce que l’instituteur avait décrit… tout vibrait dans mon corps et ma voix avait une inflexion grave et lente… un prélude joué au oud, puis le santur et le violon ont répondu… tous les sentiments passaient dans les sons déchirés et soudain le trombone emportait tout l’orchestre dans une danse presque frénétique… une sorte de tournis nous a pris puis les sanglots longs de la clarinette ont épuisé la complainte amoureuse.

Une énergie nous emportait à nous faire écumer… quand j’ouvrais les yeux entre deux mesures, je voyais les fronts perlés d’étincelles… une vibration enflait la salle et le trombone s’est déchaîné en tournoyant autour du visage en une sorte d’auréole…

en deux accords on enfourchait un nouvel air… instruments changés en un clin d’œil.

On s’est quitté tard dans la soirée, sirotant un verre de thé trop fort d’avoir été oublié sur le poêle. Dans peu on sera parfait, s’exclama Zvonko ! Il faut enrichir notre répertoire, il faudra que ça pète, que ça dure toute la nuit !

On hochait la tête, emperlée de sueur, on souriait, épuisés, les bras ballants.

carnet d’écolier 7 (pp 21-50)

Depuis quinze jours, le silence a fui,

Depuis quinze jours la maison est mon seul repaire,

Depuis quinze jours l’école n’entend plus ma voix,

Depuis quinze jours les maisons du village ne sont plus l’objet de mon regard,

Depuis quinze jours je n’ai pas fait de pain et mes outils de dessins sont dans leurs boites,

Depuis quinze jours je n’ai pas entendu les musiciens qui habitent tout près d’ici,

Depuis quinze jours, Hava s’est installée ici et nous dormons ensemble dans la cave,

Depuis quinze jours, je faisais non de la tête quand elle était gaie,

Hava me souriait et me sentais un peu lointaine de tout ce qui m’arrivait. Ça n’allait pas du tout…

Depuis quinze jours Itshak et Radovic ont pris en main la réparation de l’escalier, rafistolé la béance du toit avec une grande bâche translucide, tendue clouée aux pannes. Ça rend le ciel encore plus blanc et plus brillant.

La maison sera moins humide.

Ils ont remplacé les vitres cassées par des panneaux de polystyrène et -vague souvenir d’enfance- j’en ai entendu un siffler en travaillant. Il y avait quelque chose de joyeux qui montait et m’échappait : un nimbe inondait la grande pièce du bas avec ses fenêtres réparées, un linceul blanc déployé. Où avaient-ils pu récupérer tous ces matériaux acheminés à la brouette et chariot tiré par un âne que je n’avais jamais vu ?… j’avais une sensation d’oppression et d’ensevelissement.

Tout ce chambardement n’agitait pas le locataire de mon ventre, je n’avais aucun enthousiasme à voir la maison s’habiller sous mes yeux, mais le sentiment de disparaître malgré leurs attentions. Tant de précautions dans leur travaux : une lampe à suspension au milieu du séjour même si elle était inutile faute d’électricité, un buffet débarrassé de sa couche de moisi, la souche de cheminée reconstruite en toiture, la porte de l’escalier qui m’avait servi de plateau de table avait été reposée et il n’y avait plus ce courant d’air glacé dévalant l’étage, le plancher effondré réparé avec de nouvelles solives et des planches à peine rabotées. Protégée. Non. emmurée. Itshak avait retrouvé des clés dans une boite à l’étage ; l’une d’elle fermait la serrure de la porte : Regarde Itshak, il y a un clou sur le chambranle, accroche-la, je ne sais pas pourquoi, mais je ne me sentirai pas moins en sécurité en la laissant au clou… et j’ai ajouté presque pour moi-même, de toute façon, je ne me sens que de passage ici… Itshak me regarda tristement sans répondre.

Est-ce moi qui ai balayé toute la grande pièce ? Je ne me rappelle pas. Hava avec plusieurs baquets d’eau a redonné presque un éclat au carrelage en damier. Itshak et Radovic ont eu du mal à déplacer le fourneau pour le rebrancher à son conduit près de la porte donnant sur la cour où la poule indifférente à tout ce remue-ménage, picorait et caquetait.

Surprise : Itshak était descendu de l’étage encadré par une structure en bois. Avec des chevrons récupérés en toiture il avait fabriqué un châssis avec deux X cloués face à face. Radovic, avec un sourire façon prestidigitateur sortit de sa besace le filet arrangé avec deux tiges en bois et de la ficelle de chanvre.

Eh voilà ! un berceau ! Il balançait doucement le filet façon hamac en faisant une révérence d’artiste et il m’a arraché un sourire avec un sous-entendu complice : Au moins, maintenant le filet va être vraiment utile, n’est-ce pas Itshak ?

Itshak qui avait glissé le berceau pour l’installer près de la cheminée me regarda de façon étrange. Il y avait du sérieux et une certaine mélancolie dans son regard et une muette interrogation que je ne suis pas arrivée à définir. Il semblait absent. Il s’était réfugié à l’étage pour construire ce berceau et je ne l’avais entendu ni chantonner ni siffler, alors que de la cave ou du jardin de devant les bruits de scie et de marteau avaient scandé les chansons de Radovic. Je les ai embrassés tous les deux. Merci. Mais un merci désenchanté.

Hava est remontée en courant de la cave et toute ébahie m’a serrée dans ses bras. Bravo, Itshak, bravo Radovic ! Frérot, rapporte-nous les draps qui sont dans l’armoire de ma chambre… s’il te plaît. Sur les trois derniers mots, une voix un peu câline qui devint triste soudain pour ajouter en murmurant : tu sais, ceux qui ont à peine servi. Elle essuya rapidement une larme et cacha son visage dans mon cou pour me dire à l’oreille. Ne t’inquiète pas Eva, c’est normal, je suis quand même heureuse… tu me rends heureuse.

J’étais toute chamboulée par cette transformation radicale de mon petit coin de vie. À la fois rassurée par leur prévenance à préparer une installation, mais leur enthousiasme me contrariait aussi : j’avais le sentiment qu’ils essayaient de me sédentariser, alors que jusqu’à ce jour, je bénissais le hasard qui m’avait abandonné dans ce village perdu dans une situation d’impermanence réconfortante. Oui réconfortante. Ici, n’était autre qu’une halte d’un voyage et non une destination où je m’abandonnerais. Mon séjour ici, dans cette saison sans fin, de neige, de froid, d’horizon bu par les nuages bas avait dépassé depuis longtemps la somme des quelques vacances saupoudrées ici autrefois. Autant j’avais recueilli avec une amère nostalgie des bribes de souvenirs en retrouvant ces lieux, autant depuis plusieurs semaines j’imaginais un épilogue qui me ferait partir bien qu’il ne fût pas encore écrit. Et pourtant si…

Quitter la cave et remonter à la surface du monde me fait mal au ventre. Ils m’installaient, surtout Radovic et Hava qui mettaient tant d’entrain à ces transformations.

Oh ! Là là ! Mais qu’est-ce qu’il se passe par ici ? On déménage ?

Je crois qu’on a tous sursauté à la grosse voix de Zvonko enjambant la fenêtre que Radovic avait fini de réparer. Il sourit en ajoutant : j’arrive trop tôt ou trop tard !

J’ai croisé Skender : il y a du tintamarre chez la fille seule ! Si, si c’est ce qu’il m’a dit en se bouchant les oreilles… j’aurais parié qu’il était un peu sourd notre maréchal-ferrant ! En tout cas, il a tort ! Eva est loin d’être seule ! Tout le monde s’est mis à rire en regardant mon ventre plat ! J’ai rougi sous tous ces regards tournés vers moi et sentais mes traits crispés.

Je propose une pause ! Et Zvonko égrena : une miche de pain que j’ai faite en m’appliquant aussi bien que notre hôtesse d’aujourd’hui, un poulet de Lujka, des sachets de thé de ma petite réserve, et enfin ! des pommes de terre du jardin échangées contre … une slivovice maison de Permarim … posant avec fracas sur la toile cirée la bouteille à côté de tout ce qu’il avait déballé de sa sacoche. Zvonko était un peu excité et je l’ai soupçonné d’avoir partagé un verre avec Skender… Itshak partit chercher des assiettes des verres et des couverts… Itshak, n’oublie pas ce que je t’ai demandé lui lança-t-elle en courant vers la porte qu’il allait refermer.

Zvonko, on va inaugurer le poêle pour l’eau du thé, Itshak a emmanché le tuyau tout à l’heure… et ça je peux encore le faire ! Sourire d’Eva en regardant Zvonko !

C’est quoi ce cahier sur la table ?

Et Zvonko a souri en prenant le cahier et en tapotant la couverture noire d’un revers de main : Ça ! En tout cas, c’est encore trop tôt ! C’est le registre des naissances et j’espère que ce sera avec toi que sera inaugurée une nouvelle page ! Une grosse étiquette et le titre écrit en trois langues en haut de la couverture cartonnée. En tout cas dans le village il n’y a pas d’autres candidates, enfin selon les cancans ! Et le prochain numéro d’enregistrement est… est

-Zvonko ouvrit le registre, feuilleta deux pages et lut dans la colonne de gauche : 56 ! – et comme je suis conseiller municipal, j’officialiserai l’acte.

Itshak revint à ce moment-là les bras chargés : sur des draps tout blanc repassés pliés, les assiettes verres et couverts. Radovic en profita pour tirer de sa sacoche, une terrine et un gros canif.

Et si on disait qu’on pend la crémaillère ? En attendant… suggéra Itshak qui se mordit la langue. On s’attabla tout en discutant de la neige, du froid et de la guerre qui nous enclavait en silence.

Hava avait posé une bouilloire et une grosse marmite emplie d’eau sur le fourneau ronronnant déjà. Hava se levait de temps à autre soulevait le couvercle et estimait la température de l’eau à la quantité de buée qui s’échappait.

J’avais du chagrin pour Itshak, taiseux et n’arrivais pas à traduire les pensées fulgurant dans son regard un peu taciturne. Comment cela se peut-il ? Il me semblait y voir un formidable tumulte dans son esprit, et ma tête s’est mise à tourner ; Hava s’est précipitée quand elle m’a vu chanceler sur la chaise. Silence. D’un coup de pied elle fit glisser le fauteuil où je me suis écroulée avec des tremblements mais surtout une fulgurante froideur cinglant mon visage. Ça va, ça va, vous pouvez continuer à discuter plaisanta Eva.

La pièce s’infusait de thé, le pain et le couteau circulèrent, la miche réduisait, la terrine fondait, les verres de slivovice et de thé se vidaient à petites lampées, la table enveloppée d’un bruit de succion, de mastication, de phrases interrompues par une bouchée était devenue le centre du monde du village où les nouvelles rumeurs laissaient passer divers signaux sur les visages.

Eva prit la main de Hava et la crispa à devenir blanche…

Bon ! Les hommes, nous voilà obligées de vous demander de partir !

Les chaises raclèrent bruyamment, Hava ordonna à Zvonko et Radovic de monter le lit de la cave ainsi que la table de chevet et le réveil. Itshak traîna un peu pour débarrasser et faire la vaisselle. Eh ! Bougre d’idiot ! Cria Hava en se précipitant vers le fourneau. Pas cette eau, c’est pour nous. La pompe est réparée dehors, va en chercher avec ce broc ! Et vous, mettez le lit contre le mur près de la cheminée. Ce serait bien si vous pouviez fabriquer un baldaquin avec des rideaux. Quoi ! Ne faites pas cette tête là ! C’est pour conserver la chaleur à l’intérieur.

Ils disparurent en discutant de cette nouvelle corvée.

Eva était affalée dans le fauteuil, et elles ont attendu un peu pour lever les yeux au ciel… tous les mêmes on dirait !

Je ne peux pas rire ! arrête Hava, ça me fait mal… ça ne va pas comme il faut et il fait nuit noire.

J’ai fait un rêve : Hava consulte la pendulette. Un tic-tac assourdissant. Tout est prêt : une marmite d’eau chuinte, linges bouillis, paire de ciseaux, Hava découpe un jupon en lanières, oreiller avec un goût de tilleul. Hava me traîne et m’allonge. Je vois une fente enfler. Une affreuse grimace. C’est ma vulve menstrueuse.

Tout le reste du jour avait tourné dans l’attente, allongée temps scandé par un métronome de douleurs et le tic-tac du Slava. Et voilà qu’au bord du soir, elle a un vertige d’effroi, un grondement lointain et les contractions courtes giclent… Hava l’installe, rapproche la marmite du lit. L’eau fume et se balance contre les bords.

Puis plus rien.

Elle ne sent plus rien. La douleur a dépassé le seuil en larmes de délivrance… silence… non il y a un sifflement strident dans ses oreilles comme si la poussée titanesque avait compressé non seulement les tympans mais tout le corps en cercles concentrés sur le bassin… et soudain éparpillée flottante fragmentée… l’étincelle d’une explosion sans déflagration entre les cuisses.

Eva pleure, une autre eau salée colle sur les joues. Elle se redresse ne respire plus par saccades. C’est la rage, la répugnante violence d’une délivrance.

Ses seins lui font mal. Une demi-heure d’éternité en instants segmentés.

Elle ne se souvient plus ensuite, comme si les gestes avaient été faits par quelqu’un d’autre. Elle n’a aucun souvenir précis. Eva ne voit pas…

La petite chose indifférente au monde encore, emmaillotée par Hava après une minuscule toilette à la fois délicate experte et énergique…

Elle reste allongée, épuisée, ne pense à rien. Elles sont seules au monde… toutes deux s’endorment. Eva n’a pas d’autres envies que d’être là près de la piètre chaleur des braises, contre la petite chair flétrie immobile sereine un instant d’éternité. Eva voit comme des filaments de rêves chassés d’un autre monde flottant. Eva rêve au rythme de l’enfant… et fredonne des berceuses. Elle lui offre le sein au moindre gémissement et sourit sur cette petite bouche goulue qui s’y endort lentement d’épuisement.

Voilà comment j’avais imaginé cet avènement et le seuil du bouleversement de ma vie.

Mais rien ne s’est passé ainsi.

Il y a plus d’une semaine maintenant :

Le cordon tout entortillé autour du cou d’un mort d’à peine six mois avec une esquisse de visage grimaçant devant l’éternité, à peine entrevu. Je ne me souviens que de cette vision horrible… j’ai perdu connaissance.

Hava s’est battue pour aller le chercher, l’a arraché de mon corps dégoulinant, Hava pleurant avec la rage de l’impuissance, hurlant de cette abominable défaite ; et cette chose incomplète effrayante déposée dans une bassine… C’était un infernal chaos dans ma tête… J’étais obnubilée par tout ce sang, une vraie curée… sur les draps et une traînée noirâtre jusqu’à la cheminée. Tu étais lourde, une chose inerte un pantin détruit, je ne voulais pas que tu vois ça et je n’arrivais pas à tirer les draps… Je n’avais plus aucune force et j’ai vu un chien… qui allait et venait autour de moi. Comment s’était-il glissé ici ? Il me reniflait les mollets. Je le chassais à coup de pied, il couinait, revenait, et enfin il a disparu. Je t’épongeais le front, je pressais pétrissait malaxait ton bassin pour évacuer le placenta, la poche… ça faisait le bruit sale d’une éponge qu’on essore, je faisais comme je pouvais à mains nues pour tout faire glisser dans la bassine, j’en avais la nausée et pleurais… je n’arrêtais pas de te regarder, tu étais toujours dans un état comateux tu délirais mais ne semblais pas souffrir. Pourvu qu’elle ne meure pas c’était la crainte que je me répétais… J’étais révoltée, écœurée j’ai crié, non, non, pas ça ! Soudain au bord d’une crise de rage… Toi Eva tu étais anéantie, tu ne voyais rien, envolée du monde ! Oh ! Tant mieux ! C’était affreux, il fallait que tout ce cauchemar disparaisse de la pièce mais pas comme ça… pourvu qu’elle ne voie pas ça… et je ne sais pas pourquoi je te le raconte… le chien fouillait la bassine et je n’ai pas compris… j’étais dans un état second et j’ai vomi j’ai hurlé mais trop tard… le sang le placenta avait disparu, il dévorait le fœtus… devenue folle… J’ai cherché, dans une furie fébrile, quelque chose pour l’éloigner mais il avait déjà disparu, la bassine était vide et j’ai entendu un bâillement… ça a été plus fort que moi… Eva ! ma rage ! une rage indescriptible… J’ai encore vomi, j’ai avalé trois verres de slivovice coup sur coup pour me donner du courage et je l’ai retrouvé… ce charognard repu tout contre le feu et je l’ai massacré à coup de brique : j’ai frappé frappé frappé, fracassé et encore fracassé cette tête immonde… une certaine jouissance à entendre les os se briser… je voulais le disloquer, le broyer, je voulais l’étriper, lui arracher l’estomac… reprendre ce fœtus… il n’avait pas droit à ça… épuisée, mon âme démantelée, le corps effondré… ne restait que cette rage de devoir anéantir ce monstre, ce diable… j’ai craqué ma pauvre Eva… j’ai poussé à coup de pied ce tas inerte éclaboussé de sang dans la cheminée, j’étais hagarde… je l’ai arrosé avec tout le reste raki et le feu s’est raniméa crépité, puant ! Pour purifier… c’est ça, je voulais… c’est ça je voulais purifier cet enfant imparfait qui n’avait pas de nom mais qui était une fille… je regardais les flammes monter et j’ai prié.

Son récit m’avait annihilée, étranglée par la bestialité de cette disparition… j’ai vomi tout ce qui n’avait pas été charrié par l’avalanche de chair et de sang : un goût de bile, amère me purgeait.

J’avais les yeux hagards et mon cerveau n’entendait qu’une voix haletante qui débordait de ses lèvres, je ne comprenais pas… sauf ses derniers mots ont eu un sens qui m’a percuté ; c’est sorti d’un bloc, éjecté en tressautant de ce qui restait de mon corps : FILLE ?

Je redescendais sur terre, Hava m’allongeait sur le matelas, j’ai senti les draps s’imprégner de ma chaleur puis mon corps tout entier courbatu et vivant ; dans un murmure à peine audible : Fille ? Merci Hava, oh ! Merci… dans mes moments de tristesse je l’appellerai… et son nom sera…

J’ai fermé les yeux à la fois exténuée et pour me concentrer, il y avait un nom que j’avais rangé quelque part dans ma mémoire…

c’était deux nuits plus tard… j’ai murmuré Nuriel, sursautant au rêve qui me le dévoilait ; Hava à mes côtés a gémi.

Et je me suis abandonnée, les yeux écarquillés, envahie par chaque indice de lumière :

le regard de Hava soudain scintillant,

la gueule rougeoyante du poêle,

la flamme de la chandelle sur la table de chevet,

les braises dans la cheminée,

les paillettes fluorescentes du réveil,

le reflet du feu sur l’ampoule sans vie et des vitres.

Ma tête tournait pour tout embrasser, tout prendre, tout aspirer par mes pupilles, tout embraser. Il me fallait survivre non dans l’épais cloaque de ce soir-là mais, à travers ces lueurs fragiles presque fluides, allumer d’autres lumières : Nuriel.

Je me suis assise sur mon lit, me suis agrippée à Hava pour me lever et la serrer dans mes bras.

Ça fait neuf jours que tu es restée clouée au lit. Tu ressemblais à un fantôme que j’ai fait manger à la cuillère trois fois par jour.

Sourire de Hava, gratitude d’Eva qui l’étreint très fort : Une enfant qui serrerait sa peluche.

Tu m’as sauvée… et tu leur as dit ?

Viens t’asseoir, j’ai préparé du thé. Je suis sûre que tu as faim et Itshak a fait des gâteaux secs… très durs, à tremper dans le thé :

Il a fallu que je le rassure, il pensait que tu allais mourir aussi ; Il était tout retourné. Fais tout pour la sauver… a-t-il ajouté, alors tu imagines qu’il sera heureux quand je lui dirai que tu as avalé ses petits gâteaux azymes ! Il est passé tous les jours. Zvonko, lui, est passé deux jours après … ‑Hava hésita‑ notre repas. Il était vraiment triste et désolé et il a repris le registre. Il le serrait contre lui douloureusement. Il a ajouté dans un filet de voix rauque méconnaissable : il faut la sauver et je suis certain qu’elle se relèvera, elle est forte ! Et se réunir pour préparer notre bal lui sera peut-être un réconfort ! Il s’est même inquiété d’un chien errant qu’il avait trouvé, il l’avait nommé Zooligan… il a disparu… tu imagines comment j’ai réagi ! Zvonko a suggéré qu’il avait sans doute fini à la broche ! Tiens regarde Eva, il a laissé des antibiotiques tu en as pris tous les jours, achetés au marché noir avec de l’argent tombé du ciel ! Non pardon, ce n’est pas ça, il a dit précisément pêché miraculeusement… en ajoutant : cet argent il faut savoir le distribuer, bref, il a aussi apporté une bouteille de raki…

J’ai esquissé un maigre sourire en pariant intiment que c’était sûrement avec les mêmes poissons… Eva, rassure-toi, je n’ai rien dit pour le chien, mais pour la bouteille vide, je lui ai dit c’est nous qui nous nous étions saoulées à mort ! Et il a souri avant de partir !

Hava me regarde avec une moue triste de connivence : c’est notre secret à nous ! Et profite du silence pour glisser de l’autre bout de la toile cirée deux enveloppes : deux lettres, distribuées par Radovic quand il est passé avant-hier prendre le cadre du berceau… pour l’agrandir et adapter le hamac à ta taille avec le filet. C’est Zvonko qui l’avait mis au courant de toute ta détresse. Et Radovic lui a demandé si c’était une bonne idée. Zvonko n’a su quoi lui répondre… moi non plus !

Eva a pensé : ça doit être confortable de dormir dans un hamac, loin des souris.

Elle prit les enveloppes, les tourne les retourne, secoue la tête :

Sur l’une, je reconnais l’écriture de Zvonko. Je ne connais par l’autre écriture plutôt ample.

C’est l’écriture d’Itshak, murmure Hava.

Eva lira plus tard quand elle sera seule.

Hava apporta un soir un baigneur en celluloïd, persuadée qu’il aurait une fonction cathartique autant pour moi que pour elle. Ce baigneur de celluloïd passait toutes ses nuits chez Itshak et Hava : Tu dois te reposer.

Je passais chez eux pour un semblant de tétée.

N’étant plus ces grosses tirelires, mes soutiens-gorges avaient retrouvé leur poste et je n’ai jamais vu Itshak détourner les yeux ni sortir de la pièce. Au tout début, Hava a même eu une montée de lait ! Et nous alternions ce jeu de rôle. Comme nous avons ri, d’un rire dément et sauvage ; s’ensuivaient pour moi des pleurs qu’Hava consolait en me câlinant des heures. J’étais son bébé. Nous étions folles traînant une lancinante mélancolie. Un soir, Itshak m’a lancé un regard, je ne dirais pas de connivence mais de pieuse gratitude : sa sœur par delà la confusion de nos sorts avait repris goût à la vie en se faufilant à travers ce jeu du baigneur. Et c’est ainsi que nous avons vécu ensemble ce qu’on n’osait appeler : deuil.

Le seul sentiment qui m’a lamentablement surpris alors que je remballais mon sein et qu’elle me regardait avec, m’a-t-il semblé, un honteux attendrissement :

Je n’avais plus peur qu’elle s’attachât outre mesure à l’enfant si elle était venue vivante au monde.

La perte brutale, incompréhensible qui nous avait catapultées dans l’effondrement, chacune isolée dans son propre douleur, se distillait dans ces instants qu’on partageait comme une potion douceâtre pour nous guérir. Pour Hava, je pense que mon épreuve l’a à petit pas ramenée vers une vision plus lumineuse de la vie.

Ce simulacre a duré quelques jours et soudain il m’a semblé ridicule et nocif.

Le sentiment lancinant de la disparition s’est dilué surtout quand je me suis efforcée à reprendre mes crayons, mes dessins et à consolider ma voix pour les répétitions.

Mes yeux, mes doigts, ma voix y travaillaient par bribes salvatrices. Hélas, quand je suis seule, tout le trop-plein des petits gestes du quotidien qui n’avaient été se déversait en avalanche jusqu’à m’étouffer de spasmes.

Marcher, dessiner, chanter me ranimaient, même si j’ai encore besoin d’un certain temps avant de retrouver la maison avec sa représentation mentale d’avant…

Et quand mes nuits se dérouleront-elles, sereines étales en un seul lé jusqu’à l’aube ?

cahier d’écolier 8 (pp 3-21)

Le temps me lava et me délava : Restait indélébile le sentiment d’impermanence du cycle de la nature, sa faillite… ses mystères aussi qui rendent fragiles nos actes et insoupçonnables leurs conséquences.

La vie me reprenait lentement, je me bousculais pour faire tomber les idées pourries qui restaient encore accrochées à mon corps. Des semaines passèrent en dessinant anneau après anneau le corps de cette iule. Le village retrouvait son ampleur et ravivait sa biographie meurtrie.

Trois jours avant le jour J pour lequel Zvonko n’avait pas voulu d’affiche que je lui avais proposé de dessiner ‑il comptait sur le bouche à oreille‑, notre répétition battait son plein et notre frénésie a dû s’échapper de la cour, sauter le mur pour se couler dans tout le voisinage car on fut surpris par d’invisibles applaudissements, puis des couples et des petits groupes se sont pressés à la grille de la cour…

On sentait le bourg gonfler la cour de récréation… vases communicants… on se pressait de partout… deux garçons ont fait irruption et tout en jouant ils nous ont poussés dehors… la nuit allait tomber… et allez savoir comment, mais presque tout le bourg était là, qui à tournoyer qui à applaudir et il ne fallait pas qu’on cesse de jouer… l’instituteur a levé la main… mais il savait déjà que ses projets avaient pris un autre tour…

Il ne s’agissait plus de répétition mais de fête. Il lança d’une voix très forte : vous nous prenez presque au dépourvu, -il s’esclaffa- on faisait juste des exercices ! Il leva l’archet et le violon. Sortez l’estrade, mais par pitié ! accordez-nous quelques couacs. Allez chercher vos instruments, mettez vos plus beaux habits ! Et revenez avec les petits. On bercera les couffins suspendus aux branches des platanes ! Et vous pourrez nous accompagner sur l’estrade avec une danse, un quadrille ! Allez, allez ! Chantons, dansons, déchaînons-nous ! vivons enfin ! La fête est lancée pour un tour de cadran !

Sifflets, cris, trépignements, applaudissements… quelque chose de magique exclosait sous nos yeux. Il n’y avait rien, il y a tout. Quatre-vingts peut-être, hébétés, dépenaillés ; la plupart disparurent, revinrent par grappes, endimanchés, peignés, coiffées, fardées, les bras chargés de bouteilles, de flacons, de godets, de paniers pleins, de torchons, de tréteaux, de planches, de bougies ; des gars ont allumé des torches aux quatre coins de la cour, d’autres s’enfumaient en touillant des braises dans des barils percés d’yeux bientôt rougis, d’autres avaient transbahuté l’estrade et l’installaient en la calant entre les deux platanes, d’autres s’interpellaient en riant fort pour les pavoiser. Avec leurs rires en bandoulière, des mères des sœurs ont accroché des fanions, suspendu couffins, grandes écharpes nouées dodues, berceaux improvisés, guirlandes de soupirs et de caresses, tétées, baisers, berceuses quémandées. Nourrissons, prêts eux aussi à emplir leurs langes et leurs rêves des rythmes de danses. Hava était avec ces jeunes mères. J’ai sauté de l’estrade pour lui demander : Où est Itshak ?

Il avait été envoyé en mission par Zvonko… et tout le dérèglement de cette nuit viendra de cette absence…

S’installait la nuit du bal pour déverser dans cette cour toutes les musiques, tous les scintillements célestes et Zvonko qui l’avait tant rêvé était éberlué par l’étendue de cette nuit à venir telle un champ prêt à faire fleurir les espérances.

Ils avaient mis leurs habits les plus colorés et sont sortis de la salle de classe, attaquant une danse endiablée et grimpèrent me rejoindre sur l’estrade.

Le bal s’est ouvert dans un déferlement de cris, youyoulements, sifflets, applaudissements.

Que s’est-il passé ?

Il fallait tenir toute la nuit. On se concertait d’un regard pour les enchaînements avec des parties solo, un geste d’archet de l’instituteur pour déclencher un instrument ou ma voix.

Des couples se formèrent, dansèrent, une ronde les encercla, formant des motifs de pas, se resserrait en levant les bras. Le rythme gonflait les robes, à la reprise d’un thème, la ronde changeait de sens, on voyait les cœurs palpiter, les chemises devenir moites, les cheveux coller aux tempes, les foulards glisser sur les épaules, d’autres tournoyer à bout de bras, d’autres former un lien entre des mains… une sorte d’exaltation, de lâcher-prise.

Interminable longue nuit de lente transfiguration.

Des musiciens se hissaient sur l’estrade, des femmes aux robes bariolées étaient portées pour une deux trois chansons, envoyaient des baisers sous les applaudissements, tombaient dans des bras au pied de l’estrade, s’évanouissaient dans l’assistance, leur visage en sueur.

Quatre fois, j’ai regardé le ciel percé d’étoiles, les figures de constellations inconnues avaient basculé et pâlissaient un peu plus à chaque fois.

Quatre fois je me suis éclipsée pour me reposer dans une annexe retapée où avaient été hébergés autrefois quelques officiels de passage.

Dans une grande pièce où se faufilait la musique en sourdine.

Quatre fois, chanteuse et chanteurs prirent le relai.

Quatre fois, la porte couina et me réveilla.

Quatre fois j’ai reconnu le musicien, à sa taille, à son allure, à son gabarit, à son musc.

Quatre fois j’ai souri les bras tendus et il me rejoignait pour un déduit vorace débordant jusqu’au fracas de la solitude.

Ljubomir, Ismet , Bajram Romik… dans leur solitude au monde.

Et j’ai goûté le rituel de chacun, immuable, nouveau, unique. À chaque fois, couple concentré vers l’unique objet, ce présent ultime qu’il faut découvrir, inventer, révéler… tant il est enveloppé, éperdu dans la confusion des sens.

Qui retire une chemise ? qui déboucle un ceinturon ? qui ôte un pantalon ? qui baisse un caleçon ? qui enlève une robe ? qui déboutonne un chemisier ? qui dégrafe un corsage ? qui fait glisser une culotte ? Qui désire ? Qui apprend à l’autre ? Qui invite ? Qui découvre le code ? Qui guide ? Qui parle ? Qui murmure ? Qui crie ? Qui silence ? Qui écarte les cuisses ? Qui couvre avec des mots de désir ? Qui agrippe ou rampe sur sous un corps moite ? Qui regarde et finit par sangloter, à tenter d’enfouir en râle précoce un sexe démantibulé ?

Nous, nous, nous, nous qui résonnions de musique, qui nous épuisions en spirales et coups de reins, qui nous nous abandonnions peu à peu sous la décadence ?

Et soudain, arqués, tendus.

Plus rien n’existait. Un, deux, trois : Soleil.

Immobilité du temps dilaté suspendu cohabité écumant étréci.

Et l’après. Effondrement d’un corps sur un autre corps enchâssant deux cœurs, des doigts se délaçant et rompant une fugace et fugitive éternité.

Un visage gémissant et basculant sur le côté pour laisser ruisseler mes pleurs, la lèvre pincée pour couver le plaisir qui s’éparpillait doucement dans un corps :

Le mien retrouvé encore fragile, des émotions sans totale plénitude mais avec le désir un peu puéril de combler une solitude dans la folie de la guerre.

Des yeux que je léchais pour éteindre des larmes, ou les miens que je tenais écarquillés pour garder l’éclair d’un épuisement, fut-il inachevé.

Découplement, étendus dans des silences suspendus par l’essoufflement de nos yeux plissés. Bruit d’eau versée d’un broc. Aboiement lointain. Musique ruisselante sur nos corps.

Redescente des corps, marionnettes désarticulées, vers la musique de l’estrade en saluant l’assistance, nous raccrochions le rythme en cours, nous encore un peu absents jusqu’à l’oubli ; mais les airs nous ravivaient et ils s’enchaînaient sans pause ; on sentait que l’émotion du souvenir des étreintes affolées des désirs brutaux avait écorné les partitions ; des airs de plus en plus languissants nous menaient tristement jusqu’au bout de l’étirement de la nuit… il y avait des couacs, des fausses notes, des arrangements hasardeux… mais c’était parfait, c’était vrai car la musique ressemblait à nos désirs et s’accordait à notre isolement.

Jusqu’au fond de la cour, des couples se faisaient se délovaient, Eva étonnée de décompter autant de femmes. Certains secrets farouchement gardés ; des hommes, des pères hochaient la tête en souriant à l’oreille de leur épouse.

Juste avant le premier trait de l’aube, Zvonko s’est retiré doucement à petits pas à reculons… et j’ai chanté deux chansons d’amour pour les couples encore vaillants ; soudain un nom scandé : Shayna. Shayna, Shayna… Une adolescente portée par quatre jeunes fut hissée sur l’estrade, fit une révérence entourée de nouveaux musiciens avec accordéon, bombarde, violon, clarinette, tambours et, d’une voix sublime profonde elle fit monter lentement, du plus profond de sa poitrine, les paupières plissées concentrant un souvenir, un air de mariage yiddish rappelant un air klezmer d’enfance, très vieux et allègre qui me pinça le cœur et me retira du monde… si bien que je sentis mon corps rompu m’abandonner peu à peu…

Étendu sur la paillasse, il accueillit Eva en souriant. Il avait apporté une bougie et la pièce, mordue par d’énormes crocs d’ombres, tremblotait.

Eva laissa glisser au sol un disque de tous ses vêtements.

Sa main la guida pour la blottir contre lui. À la musique qui coulait jusqu’en eux, ils lui offrirent un silence d’étonnement étourdissant. 

j’ai failli te manquer ! Hava m’a laissé un mot… Itshak, d’une voix épuisée.

Chut ! Tout bas d’un doigt posé sur ses lèvres :

Viens Itshak, c’est ma solitude qu’il faut étreindre et éteindre. Je t’attendais, tu es venu. Ne me demande pas comment je sais que tu viendrais… ce serait triste.

Corps contre corps :

Eva nue frigorifiée, lui engoncé dans son treillis, leurs doigts entrelacés, leurs souffles emmêlés dans un même tempo et il s’est endormi… le temps que l’aurore brûle l’aube, Eva est restée aux aguets, craintive… elle fut bouleversée en veillant sur lui : paisible, détendu, un sourire allumait son visage et elle crut entendre son nom murmuré plusieurs fois.

cahier d’écolier 8 (pp 25-29)

Le soleil cligna à l’horizon, nous étions cinq sur l’estrade… il ne restait que deux couples… las, enlacés. Deux paires d’aiguilles qui auraient tricoté une maille inextricable, ils se balançaient en titubant… Zvonko et Hava juste au pied de l’estrade.

Et j’ai chanté cet air où rimaient neige percée de fleurs, ruisseaux délivrés après avoir fendillé la glace vitreuse, regards confondus réunis par le printemps, bourgeons craquelant sous les rayons obliques d’un premier soleil… Leurs pas les ont emportés, dilués dans les dernières notes, transparents quand la lumière les absorba, illustration féerique des paroles de la chanson. La cour de l’école était un beau champ de désordre couvert de silence. Aucun mot n’aurait été à la hauteur pour envelopper le flot d’émotions qui nous habitaient depuis la veille. Chacun voulait se retirer avec un sentiment unique impartageable. S’esquiver avec son secret, son aura, la résonance intime d’une pulsation inventée au cœur de cette cour d’école d’une tragique petite bourgade perdue quelque part dans un territoire vague aux limites floues. À la fois en marge et au centre d’imbrications ténues irriguées par un invisible enchevêtrement d’histoires intimes coutumières encombrées de rituels.

Eva, dans un état de complétude étale.

On s’est embrassé en grappe serrée, solidaires avant de descendre de l’estrade et nous avons quitté l’école, nous éparpillant, chacun rayon d’une même étoile. J’ai senti que c’était vrai. Que nous étions vivants. Notre sextuor avait réussi un tour de force en attirant toute notre communauté… il en était ainsi… c’était arrivé comme ça… une fois… exténués, perclus, enivrés des mêmes liqueurs, habillés des mêmes moiteurs, ensorcelés par cette musique qui nous avait transportés si loin à l’intérieur de nous.

Personne ne comprendra ce qui nous a conduit dans les bras les uns des autres… Cela devait être… entre les parenthèses de nos bras il y avait eu un souffle réanimé. Nos gestes avaient anéanti les peurs… Personne ne pourrait expliquer cette longue spirale vers cet indicible acmé dont nous étions les premières victimes sacrificielles. Peut-être, à cette heure, des chandelles brûlent-elles encore dans des alcôves, des lits de fortune, des bottes de foin d’une grange ? Territoires de baisers, ondoiement de murmures, ruissellements murmurés sur le ventre de l’aimé, grésillement des désirs, creux de silences, yeux plissés de plaisir, souffles brisés épuisés, béatitude gravée sur les joues sitôt sillonnées de lumière et du sel des larmes de grâce et d’ivresse…

Itshak avait dû épier le départ du dernier musicien… et m’avait rejointe.

J’ai pu le contempler chez moi. Harassé par de secrètes missions, il s’était effondré en silence et respirait doucement : en me glissant doucement sous les draps, tout contre la tiédeur de son corps, j’ai eu le sentiment poignant qu’il habitait cette maison depuis toujours.

cahier d’écolier 8 (pp 33-39)

Dans son lit, Eva a ruminé, s’est évadée en souvenirs et en projet pour trouver le sommeil. Se tournant et se retournant pour ne pas sentir ses jambes s’engourdir. Des borborygmes la torturent, des chuintements remontent de ses poumons ‑j’ai froid‑ ; le corps s’enduit de sueur, le pouls fulmine, le cœur s’emballe et disparaît. La nuit stagne avec des ronds de cauchemars.

Elle ne sait plus quel calendrier feuilleter, quelle année, rien ne scande la semaine, aucune cloche ne signe le dimanche, aucun muezzin n’enchante la course invisible du jour ; certaines journées ne durent que l’éclair d’un briquet et s’éteignent, d’autres s’entassent en superposition de séquences longues qui se réduisent à un vide épais de pages blanches ; d’autres se posent : arrêt sur image du dessin terminé au crépuscule du soir et elle n’a pas vu le long glissement de l’aube jusqu’à l’aurore.

Eva larguée par son ange-cygne retombe dans le monde. Et Eva a mal en ouvrant les yeux. Le jour est là à l’attendre.

J’ai couru chez l’instituteur… et j’ai réussi à le convaincre d’organiser un conseil.

L’ordre du jour : rédiger un courrier à envoyer au siège de la voïvodie pour dire qu’on existait, comment on survivait, comment on était isolé, comment on se battait et qu’on attendait des aides et du soutien.

L’instituteur et le bedeau ont donné un coup de balai dans la salle de classe. Pour faire plus de lumière, l’instituteur a décloué les panneaux de deux fenêtres et on laisserait la porte ouverte.

Tout le monde est venu, sauf le muezzin. Depuis quinze jours, une vielle angine avait éraillé les cinq appels à la prière qu’il lançait juché sur un escabeau depuis la destruction du minaret de la petite mosquée. Sa voix était devenue un souffle rauque et l’instituteur l’avait convaincu : Reste au lit, s’il y a une prière, elle est d’abord intérieure. Ne t’inquiète-pas le bedeau t’apportera des tisanes.

La salle de classe était pleine de gens debout. Ça chuchotait en petits groupes. Il y avait quelques femmes et j’étais à leurs yeux la chanteuse venue d’ailleurs… de la méfiance donc… Une si longue absence n’était pas bon signe… non qu’elles aient reconnu la petite fille d’autrefois, mais les nouvelles se déforment vite… je n’étais pas une étrangère mais une revenante… ça peut être pire à leurs yeux. À rebours de tous ceux qui avaient fui ? Eux avaient encore sous leurs yeux, la projection des atrocités perpétuées dans la région… et une boule dans la gorge qui empêche de respirer à pleins poumons… moi-même, je n’étais plus, depuis longtemps, auréolée par certains des scintillements de Paris… et l’avais-je été ? on me reprochait ‑en regards obliques, en silences hochés‑ de n’avoir connu ni leur guerre, ni leur résistance, ni leurs rafles, ni les exécutions sommaires, ni leurs souffrances du manque absolu de tout, ni cet instinct animal de survie, ni cette angoisse toujours purulente… et pourtant… je me sens être comme vous… je pourrais vous crier… : toutes ces liasses qu’en ai-je fait ? Je les ai abandonnées à la rivière… et personne n’a crié au miracle en les voyant descendre le courant… vraiment personne ? Je me débrouille tout comme vous, je glane ramasse trie tout ce qui traîne, abandonnée comme vous… me lave dans une bassine d’eau plus ou moins trouble… dors au creux d’un vieux sommier… j’ai même abattu un nationaliste pour vous… oui pour vous… pour redonner espoir aux gens… pour pouvoir respirer librement… pour dire au monde qu’on ne baissait ni la garde, ni les yeux… pour avoir la tête haute… demandez-moi pourquoi je suis ici.

Quand l’instituteur donne un coup de règle sur son pupitre : Silence, Eva sursaute comme si elle rebondissait, soudain lourde, bien loin de la salle de classe… elle n’écoute pas les débats ; les voix sont un brouhaha lointain… l’assistance concentrée malgré l’inconfort d’être debout, certains appuyés contre les murs, des mains se lèvent pour une question une proposition une offre un avis un désaccord… le facteur fait office de greffier, note les propositions, les offres de services, la liste des volontaires, cantonniers, terrassiers, manœuvres qui remettront les rues en état, un mécanicien se propose pour rafistoler la fourgonnette de la commune, deux femmes ouvriront trois fois par semaine une boulangerie… un brouillon de lettre a été lu, voté à main levée et enregistré par Radovic. Une heure plus tard, l’instituteur fait claquer sa règle sur le mur. Eva sursaute une nouvelle fois et n’entend que sa dernière phrase :

dans six mois, toute trace de la guerre aura disparu… et les habitants reviendront.

Silence avant le raclement des chaises et des bancs étouffé par des applaudissements et chacun s’en retourne dans la nuit et la neige qui tombent.

Je suis trop fatiguée pour rester discuter avec l’instituteur. En tout cas, il aura donné un coup de fouet aux espoirs… Itshak a été envoyé en mission. Je n’en sais pas plus. Zvonko a juste ajouté :

Il reviendra avec de bonnes nouvelles, j’espère.

Elle s’en retourne alors chez elle : le trajet à revoir avec clarté cette fin de nuit, le rituel des premiers baisers timides, la fin du bal, ce même trajet, son bras qui la serre contre lui…

Elle n’a pas froid, elle n’est pas triste, elle avance sans se soucier de la neige aux allures de moisissures, elle n’a plus ce sentiment de profonde solitude. Le faisceau de sa torche accompagne ses rêveries, chasse les ombres, fait un rayon de lune traçant son chemin, le village lui semble étonnamment plus étendu, irriguant le bruissement diffus d’âmes endormies.

cahier d’écolier 8 (pp 41-49) & cahier d’écolier 9 (pp 3-7)

À la sourde immobilité de la ville a succédé un regain -un peu confus et insignifiant il est vrai- déclenché par le bal improvisé. Hélas le courrier écrit aux autorités locales, ébauches d’espoir et de projets attendait une voiture pour partir.

Des fagots étaient déjà entassés à l’abri près du four. Un demi-sac de farine, des brocs d’eau, le sel : l’enthousiasme de la réunion déjà à l’œuvre ! J’ai aidé Bashkim qui alimentait le four et poussait les braises sur les bords, Khadija, une des chanteuses du bal, pétrissait ; sa cousine Soraya et Avigail aperçue aussi durant le bal façonnaient et entaillaient des miches. On chantait en canon quand Zvonko un peu affolé nous a surpris. Son regard triste transformé en étonnement pour balbutier :

Oh ! Pardon pour l’intrusion… mais bravo, vous n’avez pas perdu de temps ! Vous me consolez un peu… je cherchais quelqu’un pour partager ma peine….

Le muezzin avait succombé à ses quintes, mort à l’heure de la première prière… cette prière que le muezzin ne pouvait plus psalmodier depuis des semaines.

Un silence immobilisa tous nos gestes. On a pleuré. Le muezzin était ainsi parti tout doucement, sa voix l’avait abandonné.

Eva sent en fermant les yeux l’ange-cygne se déployer sur ses épaules, son cou l’enlacer, son bec lui mordiller l’oreille, son souffle enfler une mèche…

Elle revoit le minaret, elle entend à nouveau le mortier qui l’a écroulé, elle ne veut pas oublier les petits bonheurs du jour qu’il adressait aux quatre horizons du village ; sa voix versait une éphéméride sur nos humbles vies. La perte d’un être change le monde. Sa voix autrefois mélodieuse se diluait lentement dans le courant des labeurs des jours, les limons du sommeil de nos nuits et il n’était plus :

Excusez-moi, il faut que je parte… je repasserai.

Eva, étouffée par tant de morts, de disparition, suffoquait.

Le muezzin avait habillé le silence du village, il y avait aussi les musiciens. Eva sentit un appel : Il fallait leur rendre visite. Elle voulait leur raconter l’avant du bal… leur parler de cette douleur de l’absence. De cet insoutenable poids qui dérègle les sentiments. Les supplier de continuer à enchanter nos vies.

À chacun :

J’ai attendu un enfant et il n’est pas né… je lui ai donné un nom : Nuriel… et il a entendu vos musiques… gardez la mémoire de son nom, pour me faire plaisir, pour qu’elle vive à travers chacun de vos rites, de vos coutumes. Mais oubliez les dogmes et votre religion quand ils ne font pas la part belle à l’Autre, à l’Étranger, à Celui qui ne pense pas comme vous, à l’Exclu, au sans-terre. Nuriel m’a appris qu’il n’y avait aucune certitude, aucun destin… juste la vie avec des doutes, des convictions à échanger, mais non imposables. Rien ne rend libre sous la contrainte, sous le joug… mais surtout conservez le doute, l’écoute, le partage… les hommes sont plus utiles que les dieux… la musique plus sérieuse et plus précieuse que les discours et les prières… chaque jour donne l’occasion de repenser le monde à venir… lourd fardeau d’une responsabilité… voilà ce qui nous oblige… j’aurais tant aimé faire de cet enfant un responsable du monde… à sa manière, à sa mesure… vous devez continuer à y consacrer votre vie… faites de la musique, écrivez des chansons en pensant à elle et elle vivra… votre musique change les instants du monde… écoutez la mélodie secrète des hommes et rendez-la leur audible… mon père m’avait demandé de revenir… je ne savais pas pourquoi… mais je sais que cet enfant aurait été des vôtres… et je pense qu’il avait deviné la puissance de vos talents. Peut-être est-ce cette raison qui m’a poussée ici.

Quatre musiciens, quatre étreintes d’accueil et d’au revoir.

Elle en vit deux pleurer. Eva décela que ceux-là goûtaient pour la première fois depuis longtemps la chaleur de leurs propres larmes.

Dans le regard de ses amants d’interstices de nuit, elle a vu non la résignation qui les avait portés à rester dans ce bourg mais le désir, grâce à leurs dons, de soutenir un lieu abîmé. Elle ressent, à chacune des visites, qu’elle a échoué à tenter d’offrir quelque chose plus puissant que le silence des sentiments exprimés par la musique. Dans ces retrouvailles : une interrogation aussi brillante et prometteuse que dans l’éclat d’une étoile filante qu’on couronne de vœux… nul sentiment de désillusion. Et la traversa, dans leurs hochements de tête muets, une petite musique à deux trois quatre temps… et tant d’autres encore à écrire, entendre et écouter.

Puis Eva s’est rendue au cimetière, enclos jouxtant le terrain de football…

Eva épuisée, la tête baissée, franchit la grille et suivit les coulées de traces de presque la moitié du village.

Elle allait au cimetière peut-être aussi pour combler les espaces tristes en raccordant les segments les plus souriants de sa vie d’ici… Eva ne pleura plus : les quatre musiciens discrètement étaient venus et menaient la marche funèbre du cortège sous la neige.

Plus tard, elle déambula dans les allées, elle lut les noms parfois sur une stèle.

Elle s’arrêta pour tenter de mettre un visage sur une inscription gravée, retrouver une conversation évoquant un aïeul. Il y avait trop de noms inconnus. Des traces… mais pas de signes… rien… une partie du cimetière défoncé par des obus… d’allée en allée, un labyrinthe où se dressait par endroit un cyprès mutilé… ici il n’y avait pas de carré dédié à telle ou telle communauté… ordre juste dicté par la chronologie de la mise en terre. Corps puis ossements puis poussières sous un ciel de cendres :

Le cimetière n’est qu’un silence exprimant une quantité mesurable d’absents au monde. Eva ne voyait rien, ne retrouvait rien… pas même une pierre avec un Josip un peu effacé…

Elle se tourne dans toutes les directions… Il n’y a rien… Où es-tu père ? je suis seule. Solitude impartageable… Comme si je voulais m’éloigner de la terre… aspirée par un ciel blanc si bas si épais… Je suis seule. Contre la mort. Toujours… Même au-delà de ce carré pavé d’ombres ?

Des stèles blanches, de guingois, des croix manchotes, des pots aux feuilles rabougries coiffées de neige…

au-delà de rhododendrons obscurs, de figuiers nus, de lauriers misérables, de cyprès blessés ou décapités, deux ormes mornes : la solitude de cette campagne labourée par le brouillard ; le jacassement furieux de pies dans le sommet dissout d’un sapin assourdit jusqu’au battement de mon cœur et mon ange-cygne n’est pas là pour me consoler.

cahier d’écolier 9 (pp 13 à 23)

Les quelques armes enchaînées au râtelier de l’armurerie de la gendarmerie avaient été raflées depuis longtemps. Pour les armes de la défense locale, tout dépendra des munitions car la caisse en réserve n’a pas été retrouvée… Ils sont une douzaine dans la salle de classe dont certains à peine aperçus la nuit du bal. On raconte que Radovic a emprunté deux fusils pour braconner ! Je souris : il m’a nourrie quand même ! J’aide à nettoyer ceux sortis des planques et des caves. On démonte, nettoie, graisse, teste la gâchette. Le son doit être clair.

Itshak aurait-il fait à Zvonko un rapport du raid en montagne?

J’avais presque failli, mais c’était avant, je balaye cette hésitation là-haut quand je devais tirer. Je revois aussi en un éclair, cette nuit, le réverbère, le sniper, le viol qui reste une balafre ; En tout cas maintenant, c’est clair, Zvonko ne veut plus de femme dans le groupe… tant mieux !

L’instituteur est aux aguets, hoche la tête. Qui est là ? Je sursaute… un retardataire.

Des excuses : des poules à rassembler.

Une ombre plus qu’un corps. Zvonko -pourquoi ?- semble rassuré : À cause de nouvelles rumeurs. Zvonko fait silence d’un geste horizontal de la main :

Stop les rumeurs ! Les conviés sont présents. Cinglant, définitif.

Tous les regards fixés sur lui :

J’ai des nouvelles.

Il fait une pause, peut-être pour faire un effet, peut-être pour rassembler ses idées. Là je l’admire !

Nous avons récupéré les téléphones satellitaires trouvés dans la cabane là-haut et des messages ordonnaient de reculer pour réorganiser la riposte ! Le dernier message intercepté était bref : repliez-vous ! Vite. Merci à Itshak qui s’est occupé de ce boulot, les téléphones étaient verrouillés.

Zvonko laissa un silence.

Ceux qui avaient reçu ce message ont été tués par nos forces. Ce n’était pas une rumeur.

Zvonko nous dévisageait tous, un à un, et hocha la tête en me regardant un peu plus intensément que les autres.

Nouveau silence.

Je crois dur que nous ne sommes plus seuls !

Il n’y eut aucun cri de soulagement. Les yeux se plissaient non d’incrédulité ni de scepticisme… non, j’avais l’impression que chacun voyait le film personnel de tout ce qu’ils avaient enduré et ils étaient sans voix.

Écoutez ! C’est la débandade des occupants ! L’armée n’arrivera pas avec des colonnes de chars, non… Nous n’aurons plus besoin de fusils je vous le dis. Ceux qui ont été tués étaient des paumés que la guerre a laissé faire. Je l’affirme ! La preuve ? Il n’y a pas eu de représailles. C’est un gros soulagement : donc ils ne valaient rien même pour les troupes occupantes. Des auxiliaires, des parias, des mercenaires qu’un fusil a rendu abjects et nous du bourg nous sommes des oubliés. Pour ma part, je suis resté pour tenter de maintenir une cohésion entre nos communautés et nous sommes restés plus ou moins soudés. On a été une demi-douzaine à prendre les armes à plusieurs reprises, je ne le regrette pas et je sais que certains ont prié pour qu’on réussisse…

Zvonko sourit : et vos prières ont dû être efficaces car nous sommes encore là ! Et le bal a prouvé qu’on pouvait sortir la tête de nos caves. J’ai une bonne nouvelle et c’est Itshak qui va vous l’annoncer. Ah ! Itshak si tu n’étais pas là !

À son nom, il a regardé Zvonko un peu surpris. Une discrète gêne a estompé un léger sourire. Pour le peu que je le connaissais, il était un peu confus de ce cette mise en avant : lui parlait de groupe, d’actions d’équipe concertées, d’idéal partagé.

Allez Itshak, lève-toi et raconte-nous !

Eh bien, je suis allé faire une reconnaissance à une vingtaine de kilomètres à l’est du village dans l’autre vallée, vous voyez la route principale qui relie les deux villes du district, eh bien quand j’ai entendu au loin les bruits de moteurs, je me suis aplati dans la neige… et ce n’était pas un convoi militaire. J’ai compté douze camions faisant gicler la gadoue. Ça n’a pas été dégagé mais ça circule ; du ravitaillement, des camions citernes et des semi-remorques transportant des grues des tracteurs des engins de chantier.

Nous le regardions tous avec des yeux énormes, il nous racontait une histoire qui faisait vraie. Zvonko lui, nous dévisageait un à un et il s’est attardé sur moi ; je crois qu’il a vu dans mon regard un bref éclat d’admiration.

Mais ce n’est pas tout ! L’instituteur m’avait suggéré de vérifier quelque chose et son intuition était juste : le panneau de direction de notre village avait disparu. J’ai cherché dans les fossés, j’ai déblayé la neige autour. On n’existait pas. Qui avait arraché le poteau et le panneau ? En tout cas, nous étions un village perdu, pas rayé des cartes mais du paysage.

Il y eut des hochements de têtes, des signes de dénégation, des commentaires aussi brefs que pertinents.

Et si c’était ça qui nous a épargnés ? Avança Goran levant les bras avec une pointe de soulagement et des yeux écarquillés.

Itshak leva la main : Après avoir discuté avec l’instituteur le soir même, on a pris une grave ou plutôt une délicate décision, celle de remettre un panneau. On a pesé le pour et le contre et c’est pourquoi l’instituteur nous a réunis. Décider.

Zvonko déploya tout un argumentaire, questionna nos craintes, notre peur de voir surgir un bataillon, interrogea les faits réels, les conséquences du raid et des quelques douze mercenaires liquidés par la suite, les tirs d’obus qui n’avaient jamais atteint le village depuis des semaines et évoqua ceux partis en exode qui n’étaient pas revenus, le courant qui avait fini par ne plus arriver jusqu’ici. Radovic, Ahmet (j’ai appris qu’il était maçon, installé ici depuis dix ans), Taner (un cousin de Lujka, éleveur des poules et qui rapporte du charbon d’une ancienne mine… j’en apprends des choses ce soir-là ! ) ont été les premiers à prendre la parole. Des discussions rudes, les échanges parfois agressifs ou désabusés. Je vois que Zvonko ne dit rien, il écoute, les arguments se resserrent et Itshak propose un compromis qui en effraie certains…

Vote à main levée ? suggère Zvonko en balayant du regard la salle de classe :

On installera un panneau pendant une semaine et trois personnes monteront la garde là-bas. Il y a la cahute de Bashkim le berger. On guette la route. Un convoi militaire, on démonte illico le panneau et on se planque, sinon on les guide jusqu’ici.

Avant de quitter la réunion, trois volontaires se sont proposés dont Itshak et Bashkim et ils partiront demain. Ce sera sûrement un peu plus long prévoit Itshak… il recommence à neiger !

Eva, tu passes à la maison ?

Et nous voilà tous les deux, les chaussures engluées de boue, sous un parapluie et une neige qu’une bise oblique. Je lui ai souri, il y avait un petit air romantique qui planait.

Hava proposa un thé, Itshak a résumé le projet de la réunion.

Et il n’y avait qu’Eva comme femme ?

Et c’est moi qui ai répondu très vite : pour ce qui était intéressant, j’aurais préféré passer la soirée avec toi !

Je n’ai pas dit que je n’avais pas vu l’intérêt de m’avoir invitée, mais maintenant je pouvais confier à Itshak :

Tu sais, le panneau du croisement, il y était quand je suis passée par là pour venir ici… et après j’ai préféré couper à travers bois.

Itshak me regarda longtemps, j’avais l’impression qu’il voulait dire quelque chose. Ses yeux un peu plissés ont glissé vers la cheminée :

Ne me demande pas pourquoi, mais c’est moi qui ai retiré le panneau après ton arrivée. Ça, je ne l’ai pas dit à la réunion.

Avais-je été attendue ? Encore une question qui, ajoutée aux non-dits énigmatiques, alimentera le fatras de réflexions que mes rêves tambouillent depuis…

feuille d’un cahier à spirale sans date (3)

Tant étaient morts ou avaient quitté le bourg avec leurs familles. Tant d’autres jetés dans des occupations domestiques s’éreintaient à fouiller les ruines, les champs à l’abandon et les bois. Ils entendaient tout… les rares chiens qui aboient, le nourrisson et sa rage de dent que ne calme pas la berceuse, la brouette qui couine, le marteau d’un charpentier, tous à l’affût du moindre indice redonnant de l’espoir, alimentant les conversations furent-elles ragots et médisance.

Zvonko tenait à jour un cahier de recensement et avait punaisé dans sa cuisine un plan du bourg et des alentours : trois couleurs distinguaient les bâtiments effondrés, habités, abandonnés. Peu de rouge, des petits rectangles verts éparpillés, de longues bandes orangées autour des places et des ruelles avec leurs petites échoppes.

La cour de l’école sur le côté de la place du marché était le nouveau centre du bourg et c’est de là que les nouvelles se colportaient.

Était-ce une toute petite victoire du bal ?

carnet à spirale 10 (pp 1-21)

Malgré une petite neige mouillée, j’étais dans un champ quand j’ai entendu au loin un bruit de moteur. Comme n’importe qui, j’ai eu un frisson mais malgré la superposition d’images me traversant de tempe à tempe, mes bottes sont restées plantées dans la boue. Peu après j’ai aperçu un véhicule devant l’école et un petit attroupement. J’ai vite pensé : une voiture qui arrive ici c’est bon signe.

Dans l’après-midi Zvonko est venu me voir avec Radovic :

Ce matin, le fils de Goran est passé en courant à l’école ; une camionnette bleue arrivait au village et le gamin a filé… Ainsi vont les nouvelles ! Si je te disais que je n’ai pas eu peur ce serait faux. Radovic était là et notre premier élan a été pour les fusils. Hein ! Bon, dis-moi, on aurait eu l’air de quoi avec des armes déchargées ?

Il m’interrogeait en regardant Radovic se grattant la moustache. Sa moue interrogative montrait à quel point on pouvait avoir des réactions instinctives complètement idiotes.

On a quand même soufflé quand le chauffeur est entré sans frapper en débitant : c’est Itshak qui m’envoie. Je cherche l’instituteur à l’école place du village.

J’ai levé le doigt comme un élève sage (il sourit) et l’inconnu a soufflé, rassuré et s’est présenté : géomètre. Ils étaient plusieurs volontaires envoyés pour sillonner la région. On recense les villages…

Ça faisait vraiment du bien de rencontrer un gars de la ville de B. et lui n’en revenait pas. Toutes sortes de bruits couraient, pillages, villages fantômes et pire encore ! On a vu son visage changer, son regard semblait effacer des images et tout semblait se brouiller sous ses yeux : Ça alors, ça alors ! Quel calme ici, on va pas me croire !

Quand j’ai proposé un slivovice, Radovic lui a montré la bouteille : Et ça ? Ils vont pas le croire à la ville ?

Il n’en fallait pas plus pour avoir des nouvelles. Moral des populations, recul de l’ennemi partout, cessez-le-feu, pourparlers avec des pays neutres, échange de prisonniers, dépôt des armes, ouverture imminente de négociations, dédommagement et cætera et cætera méritaient bien qu’on trinque plusieurs fois. Là j’ai vite compris qu’on avait enfin une estafette pour notre courrier.

Je lui ai donné les chiffres du village d’avant et d’aujourd’hui et notre pétition.

Quand il a lu l’adresse eh bien ! ne ris pas Eva, c’est vrai, il s’est presque mis au garde-à-vous : et c’est moi qui vous ferai l’honneur d’apporter plus qu’une réponse singea Zvonko en imitant l’accent du chauffeur-enquêteur-géomètre.

J’ai rapproché la bouteille de slivovice et nous avons bu au courrier qui est peut-être arrivé à cette heure : Il faut bien quatre heures pour aller là-bas, peut-être six à cause de la neige, allez ! À la route ! un dernier verre demanda Radovic, pour la distribution du courrier demain matin !

Et quand Zvonko partit : je crois qu’il faut se souvenir de cette date et la marquer d’une pierre blanche !

Depuis cette visite, les rues ont bougé, on s’activait pour rafistoler un rideau métallique et des échoppes rouvraient… avec des bouts d’étals où le troc de tout ce qu’on avait récupéré, réparé, nettoyé avait plus de valeur que l’argent rare… signes qu’on passait à petit pas à autre chose.

L’instituteur confirmait que ces soubresauts dataient de la visite de la camionnette bleue.

Itshak et son équipe sont rentrés. Le panneau était maintenant bien fixé au croisement.

Deux jours plus tard il y eut à nouveau du courant. Oh ! pas à flot continu… mais ça arrivait comme à bout de souffle par vagues intempestives avec quelques grésillements d’agonie. Des 60W clignotaient posaient leurs ronds et s’éteignaient avec la nuit bien installée ; ces black-out faisaient la part belle aux reflets de la lune sur la neige.

La radio que Zvonko m’avait donnée se mettait en route sans crier gare, débitait surtout de la musique hoquetait ses silences au gré des coupures. J’ai sursauté la première fois et souri, me demandant par quel enchantement cette chanson populaire avait pu trouver le chemin du bourg. Ces ondes lointaines s’abattaient partout, recrachées par les hauts-parleurs de la grand-rue en larsen stridents brefs s’abîmant en échos infinis, exfiltrées des fenêtres et des soupiraux… puis couic… plus rien. Dehors on levait les yeux sans euphorie un peu étonnés par ce silence laissant remonter à la surface ceux épais comme une cendre qui avaient figé nos vies des mois durant… On a entendu de la musique militaire par bribes, des bouts de rimes de chants patriotiques, ça n’a pas duré, la musique classique en compilation a pris le relais… Bartok, Enescu, Smetana, Janacek, Chopin, Anonyme… pas d’informations pas de nouvelles récentes… mais ce genre de programme sous-entendait néanmoins un autre état que celui de la guerre, un morne entre-deux indécis précaire à moitié rassurant. Depuis on entendait moins les musiciens…

Par deux fois… deux brefs morceaux de bulletin… qui ne disaient rien en fait… uation est en main… arlers se pours… on ne compt… reddi… actions aramil… et toutes sortes de lambeaux de formules convenues qu’on reconstituait sans peine. Ce qu’avait rapporté le géomètre nous paraissait plus rassurant et authentique…

Chez lui, Zvonko balayait les ondes pour avoir des sources plus sûres disait-il. C’est sans doute trop tôt pour réorganiser la vie publique ! Allez on ne peut pas tout avoir en même temps n’est-ce pas Eva ?

Elle acquiesça de la tête, pensant à sa « Mała Europa »  comme elle l’appelait en secret : une vaste famille unie par la douleur doublée de secrets ? non ; sur des ruines, sur des charniers, mais aussi aux filaments de lune sur la neige… Eva rêvait d’un monde immaculé, neuf ; la neige couvait une vie qu’on voyait poindre vert pâle sous une neige réduite à une pellicule transparente… mais une nouvelle chute ensevelissait nos rêves trop beaux.

Tout autour, l’étendue de silence strié de crissements. Les clôtures retenues par les barbelés, les champs stériles, les sillons bruns aux accents circonflexes blancs dessinant un vieux velours côtelé enveloppant les mamelons de vallons épuisés… tout réapparaissait disparaissait, va-et-vient de l’hiver. La campagne avait cette allure d’habits élimés par le temps… d’abandon creusé d’usure… on apercevait aussi l’écharpe serpentant dans le brouillard d’un chemin aux ocres couleurs délavées. Mais ce n’était plus un linceul qu’elle voyait. Cela n’avait aucun lien avec la mort… elle y dessina un corps de femme endormie… sous le voile d’une promise…. Il y avait un souffle qui sourdait des creux, un halo de brume enveloppant un corps chaud rappelant les vapeurs d’hiver embuant un cheval de labour avec ses naseaux lançant ses pointillés de vie en bulles bleutées…

Cette campagne était-elle le contre-point de ton corps ? Campagne étendue, expirant. Eva grelottante :

Voici le berceau de l’enfant qui n’était pas né… dans ces confins de montagnes tombant et s’abreuvant dans la mer, là-bas derrière des collines et des collines. Ces montagnes se tournent vers le nord et l’ouest avec de chétives vallées s’ouvrant sur des plaines minuscules où les nouvelles se répandent en d’autres dialectes… pourquoi nous nomme-t-on -à mots à peine couverts- gangrène du continent… Constantinople… Nicée… Sarajevo…Sofia… Tirana… Avancer une date, trouver une genèse seraient moins ridicules que réducteurs… où sommes-nous ?… en équilibre sur la tangente imaginaire d’une fractale, nous sommes dilués de part et d’autre d’une succession de segments rouges en zigzag… expulsés d’une dérivée foireuse d’espace-temps et propulsés au centre, façon jokari… où suis-je sur la carte… regardez l’Europe… c’est hallucinant comme elle s’étend se répand et se contracte façon halètement d’un poitrail qu’on veut étouffer… on croit en voir les limites… l’Europe protéiforme et simple, finie et illimitée geint mais respire encore…

La ténue et imperceptible métamorphose des paysages et des œuvres des hommes quand on la traverse en train, bercés et désorientés par une lemniscate de Bernouilli improbable… les frontières administratives n’ont pas interrompu le lent glissement des coutumes des rites et des paysages… et jusqu’où irait-on si l’on était un observateur microscopique du monde ? on reviendrait sans doute sur notre ligne de cœur initiale. Le même phénomène advient quand on entend parler d’un enfant : comme il ressemble à sa mère, c’est le portrait craché de son père ! oh ce nez est celui de l’oncle P. ; regarde ce regard on dirait celui de son grand-père ! tu es là… et parce que tu es là, je suis, tu es le centre du monde ? certains ont cru changer cette évidence, ont voulu déplacer ou supprimer cette insupportable notion de centre multiple aléatoire et instable… Pour quels buts absurdes, autoritaires, stériles ?

Marc Aurèle, Gengis Khan, Yvan le Terrible, Napoléon, Hitler, Staline et chez eux encore, l’ombre d’un Durak, un ogre roussin. Pour eux, l’important du territoire n’est pas sa géographie, mais sa topographie, une compréhension bornée du monde… une possession physique et comptable… ils n’étaient pas des marins mais de purs terriens, des bouseux… il leur fallait des forteresses, des ksars, des bastions, des avant-postes, des citadelles… des angles de tirs, des lignes continues, des points de fixation sur une carte… et que leur importait où se situait le nord… seul comptait le centre… pour les servir… les conforter dans leur délire… les faire jouir sous leur dais, leurs tentes ou dans leur palais… il leur fallait une armée de géomètres pour tendre des lignes tangibles à défendre à repousser pour conforter le centre et asservir la périphérie… quel dilemme, quadrature du cercle ! à dynamiter la limite on encercle le centre ! combien ont arpenté dans cette absurde volonté de comprendre, de posséder, de comptabiliser, de thésauriser le territoire pour le compte d’un despote… ils sentaient bien sur le terrain que celui-ci était poreux… mais ils envoyaient des cartes… apocope de la possession… cette perméabilité du territoire… il fallait la supprimer… et ils y ont mis la même énergie que celle déployée par les tyrans pour se garder des trahisons intestines… et nous voilà toujours otages de ces rêves de fous… et ces leurres nous piègent encore maintenant…

N’ai-je pas cru moi-même qu’en me déplaçant j’allais faire bouger mon centre du monde ? rêve d’utopie où centres et limites se confondent.

Eva pleure.

Il y a tant de solitude tout autour. Aucun mot, aucun souffle mais une puanteur tenace traîne encore, souillant jusqu’aux racines des pierres millénaires.

carnet à spirale 10 (pp 25-67)

Il fallait sortir

et partager ! Sortir et rassembler ! Un mantra pour retrouver l’énergie primitive du village d’avant… c’est encore de l’instituteur qu’est venu un nouvel élan, l’acte deux des poèmes qu’il avait punaisés au hasard des poteaux téléphoniques.

Il écrivit des mots, des bouts de phrases dans les marges découpées de vieux journaux retrouvés dans un placard à l’étage. Des mots calligraphiés ça et là sur les bandes de papier, indices pour laisser libre cours à l’imagination. Plusieurs centaines de phylactères incomplets et Zvonko m’expliqua ce qu’il attendait de ces palimpsestes, comme il disait : il fallait se gratter la tête, racler la surface des souvenirs pour faire resurgir les sentiments oubliés, souillés, enfouis par tant d’usure de temps d’attente.

Radovic et Zvonko allèrent toquer à chaque maison recensée en vert et en orange jusque dans le quartier surplombant le village :

Transformez ces bandes de papier avec des mots, laissez éclore vos espoirs, des rêves et accrochez-les dehors au vu et au lu de tous.

Bientôt, on a vu trembler ces longues bandes punaisées sur des poteaux électriques, maintenues par une brique sur un appui de fenêtre, coincées dans une fissure d’un muret, collées sur des boites aux lettres, pincées sur des cordes à linge…

Les rues s’animaient, des doigts pointaient leur création poétique, des bras se pressaient en accolades, des ados partageaient leurs trouvailles de rimes. C’était devenu une occasion de promenades, un prétexte pour un rendez-vous d’amoureux.

À leurs sourires, Radovic savait qui avaient participé à ce jeu. Les voilà volubiles, dégourdis, les voilà poètes… notre bal n’aura pas été vain, la camionnette bleue avait été le signe avant-coureur d’un sentiment de délivrance…

Il avait fallu du temps pour émerger de l’enclave… mais voilà enfin on y était, juchés sur cette petite calotte enneigée encore instable…

Sur l’ancien placard électoral, l’instituteur afficha une centaine de ses propres bandelettes : mille milliards de poèmes en puissance ! lança-t-il à Eva qui passait par là.

Une tôle en zinc coiffait les planches et les protégeait d’une pluie qui prenait parfois le pas sur la neige. Le vent en revanche se plaisait à soulever les feuillets, à composer des strophes incongrues. L’anecdote fit le tour des quartiers et l’on voyait des vieux qu’on n’avait jamais vus se promener, venir lire à haute voix des textes et recommencer en riant en or à l’occasion d’un courant d’air farfelu qui faisait virevolter les bandelettes magiques.

Les feuilles nervurées de mots faisaient un chuchotement continu à travers le village, des feuillages vibrants précurseurs d’un invisible printemps.

Depuis quelque temps, Zvonko passait me voir au hasard de ses tournées. Il me rapportait les nouvelles et confirmait des bruits que j’entendais par ailleurs : c’était bien un camion citerne qui était passé mais le gars ne voulait pas emplir la cuve du garagiste. Vide depuis des mois, elle pouvait être endommagée. Le garagiste s’est énervé et a fini par le convaincre avec une petite liasse de dollars ! Comme quoi…

Je l’ai interrompu :

des dollars ! et ils venaient d’où ces dollars ?

Trop tard !

Peut-être l’argent sale du marché noir ! Sourit Zvonko.

J’ai fait mine de regarder ailleurs ! (le mien ne l’était-il pas ?)

Le fils du garagiste qui survivait au gré de disparitions mystérieuses -marché noir en ville entendait-on ?- est passé à l’école. Il avait l’air un peu soupçonneux.

Tiens ! Akhun ! Il y a longtemps que je ne t’ai pas vu traîner dans une salle de classe ! Tu reviens étudier ?

Il a rougi avant de bredouiller :

C’est quoi tous ces trucs affichés?

À le deviner, il n’y avait pas jeté un œil et craignait ‑selon Zvonko‑ des avis de dénonciations, des accusations de vols, enfin tout ce qui gêne les bons filons. Il avait sans doute entendu des allusions sur l’origine des dollars de son père pour remplir les cuves…

Tu parles des longues bandelettes de papier qui flottent un peu partout ?

Akhun hocha la tête sans se déparer de son regard méfiant malgré le sourire clairement affiché de Zvonko que j’ai soupçonné prendre un malin plaisir à lui flanquer la trouille.

Des déclamations des habitants du village pardi !… et beaucoup ont écrit sur ce qu’ils avaient sur le cœur !

Zvonko insistait, prenait un malin plaisir avec des phrases équivoques, le laissait mariner dans ses craintes, se délectait de le voir ainsi désemparé, pris peut-être au piège de ses manigances. Se sentait-il démasqué ?

J’entrevoyais le jeu de Zvonko : il voulait le désarmer !

Bougre de cancre ! C’est de la poésie qu’on peut déclamer, voilà ce que les gens du village ont sur le cœur et ils ont voulu partager !

Et plus doucement pour l’apprivoiser :

Tu veux participer ?

Le visage d’Akhun se décomposa en lentes modifications : soupçon, doute, incompréhension, désarroi, inquiétude, questionnement et enfin peut-être rassuré, peut-être aussi mis en confiance par la proposition de l’instituteur, un certain soulagement décrispa son visage : la reconnaissance.

Je peux écrire aussi ? hésita enfin Akhun.

L’instituteur lui tapota l’épaule.

Bien sûr, tu as des choses à dire ! Tu pourrais… tiens… faire une déclaration d’amour à ta bonne amie… non ? Tu mets des mots que tout le village pourra lire mais… elle seule saura qui lui a écrit !

Mais oui grand nigaud ! Tout le monde sait que tu lui laisses des petits mots en cachette ! Et au bal ça jasait quand tu dansais seul hésitant en la frôlant ! Tu vois toi aussi tu as plein de choses sur le cœur… et la poésie on l’écrit pour qu’elle s’envole et se pose près d’une oreille bienveillante qui sait entendre et écouter les mots susurrés… Et puis bientôt toi et Irmina vous ferez un enfant et comme ça, moi aussi je redeviendrai instituteur ! on lui apprendra tes vers… la poésie, c’est l’éternité à portée de crayon !… et notre village a aussi besoin de toi.

Il fallait voir le pauvre Akhun éberlué d’avoir entendu de la voix de son instituteur tout ce qu’il croyait secret. Il se redressa un peu inquiet. On sentait sa tête pleine de tourbillons.

L’instituteur lui montra le pupitre et lui tendit des bandes de papier.

Akhun, les genoux hauts soulevant la table, se concentrait le crayon aux aguets…

Nous sommes sortis dans la cour, le soir descendait lentement.

Tard, tandis que la lune se levait, énorme rougeâtre vitreuse tremblante à travers des peupliers ‑aussi frétillants qu’un banc de poissons aux écailles luisantes- on vit glisser une ombre jusqu’à l’auvent des pompes à essence… Était-ce un voleur ? Était-ce un poète ? Peut-être les deux à la fois allant grossir le souffle de cette ville.

La ville taiseuse renouait avec l’avenir.

Elle n’avait pas besoin de prétextes pour se retrouver : un véhicule pour inspecter les canalisations, un technicien qui fait gicler une borne à incendie, une escouade en treillis sur une plateforme de vieux camions soviétiques qui décharge des caisses, des sacs bombés scellés… Zvonko signe des bordereaux et délègue Latife, Radovic, Balàzs pour répartir des lots et les distribuer dans l’après-midi devant la mosquée encagée d’échafaudages où des électriciens sanglés en haut des poteaux trifouillaient des câbles.

Les familles se saluent, s’attroupent ; il n’y a ni ruée, ni bagarre, ni fraude. Toutefois le soir, Zvonko s’aperçoit qu’il manque une caisse alors je les vois tous les quatre, traîner le surplus à l’abri dans la salle de classe.

L’électricité est revenue, petite indigente, loin d’être à flot continu… précaire pour rendre heureux. Il n’y a pas de compteur domestique, alors c’est tous ou personne. Un vieux tracteur, une charrue sont une autre fois descendus lentement d’un long camion à remorque. La remorque est restée là, haussement du conducteur -c’est comme ça-, le chauffeur a grimpé dans sa cabine. Les essuie-glaces ont balayé la pellicule de neige et le camion s’est perdu en clopinant sur la route que le froid le gel les ruissellements les nids de mortier avaient bien décroûté de son goudron.

Il y avait des réunions d’amicales, annonces colportées placardées… on voyait quelques adolescentes chantonner et soupirer devant de petites affiches manuscrites sur un panneau municipal… rêvant baisers et étreintes… bercées de rêves de cinéma… insoucieuses, aveugles, peut-être indifférentes à une destinée marquée de coups et d’obéissance reproduites…

Pour Eva, rester n’avait plus de raison d’être.

Trois mariages ont été célébrés -dont Akhun et Irmina-, l’instituteur en officier d’état civil. Trois fois quatre signatures en bas de page… et Eva l’a vu sourire, le soir, quand il referma le cahier d’écolier vite renommé registre communal des mariages… il hochait la tête, le registre serré contre sa poitrine et le rangea dans un placard… Eva sourit. On pouvait marcher la tête haute et relever les ruines prenait tout son sens… on enterrait en quelque sorte Sisyphe… non !

On lui avait trouvé une cale, pour maintenir son rocher en équilibre conditionnelle. L’important était cette cale, oh ! Toute petite minuscule mais il fallait la surveiller, l’entretenir…

Eva regarde autour d’elle ; les familles s’en étaient allées… il y aura fête ce soir, toute la nuit, pendant trois jours… elle retourne dans son antre comme elle dit. Un enfant pleure quelque part. Un oiseau de nuit, hulotte, petit-duc, chouette ?

Eva ne cherche pas à savoir, elle a juste un frisson. Le hululement répété ne semble pas altérer le silence plombé ensevelissant le paysage crépusculaire. Elle entend soudain de la musique… entend une voix modulée presque proche… elle rentre chez elle, se met à rêver tandis que la pièce s’émousse dans les derniers rayons.

Une nuit, je me suis vue, l’espace d’un bref éclair de cauchemar éveillé : j’avais assassiné mon enfant, hissé sur une perche plantée dans un champ. Des corneilles le dépeçant… et je semblais soulagée !

Pourquoi cette vision fulgurante de mon corps abject enfantant un monstre ? mon ventre n’est-il pas autre chose que l’exutoire sordide d’un assassin, du proxénète, d’un client, notre corps n’est-il que le champ de manœuvre du guerrier ? L’enflure de mon clitoris est-il si redoutable à porter ?

J’aurais pu ne pas écrire ça… laisser une image de ce laps de vie, allez, disons factuel… mais voilà… la lame de cette idée a traversé mon corps en passant par cet obscur sujet du désir… je dis corps et j’ai eu la nausée avec cette image : il n’était que l’excroissance de mon sexe… plus femelle que femme.

Eva se précipite dehors, elle a à peine le temps d’apercevoir la nuit s’en aller qu’elle se met à éructer, à vomir enfin et ses spasmes la vident et font gicler des larmes amères de ses yeux rougis au fer…

Elle halète et d’un coup de manche, essuie sa bouche et se force à ouvrir les yeux vers le ciel.

Prière : Oui ! prière adressée à je ne sais qui… laissez-moi être femme sans la toute impuissance de votre liberté.

D’une maison on entend des pleurs. Dans un berceau, un enfant bercé geint… Il n’a pas froid, il a faim. Silence. Silence d’un bonheur d’être entre des bras tout tièdes des mains câlines avec des petits doigts agrippés au sein sous une lumière toujours timide… Souffrance.

Aujourd’hui la place du marché fourmille, femmes en fichus et vêtements bariolés, avec poussettes, cageots, cabas, paniers tournent s’arrêtent à des étals misérables, s’accroupissent sur une bâche et son petit tas de légumes, tâtent marchandent rechignent et s’en vont en réajustant leur foulard. Le grand café de la place est ouvert, des joueurs sont déjà là, en terrasse, attablés par deux ou par quatre, un jeune imberbe en treillis, seul à une table, boit un verre de vin à petite gorgée tout en scrutant la clientèle. En terrasse, c’est izmir‑tavla ou domino ou belote, c’est raki, slivovice ou tokay ; le khava, la pivo n’ont pas encore été livrés, un ‑ça vient, ça vient, peut-être demain !‑ fait patienter la clientèle moustachue. Tombé du ciel ou d’un camion un ballon rouge a rebondi dans une ruelle et une volée de gamins se précipitent en criant, s’éparpillent vite en deux camps, vocifèrent et s’époumonent sur le vocabulaire bref du spécialiste du ballon rond et sur les noms des stars locales ou exilées ; des chaises ont retrouvé leur poste sur les seuils et des vieux tout ridés aux gestes mesurés ont repris les palabres interrompus, des matches de football souvenirs ou à venir ‑bientôt, à ce qu’on dit‑, la cigarette éteinte aux lèvres anone la mesure des paroles, l’index gratte la tête sous le bonnet ou lisse la moustache, l’œil pétille, le regard s’embrume derrière les carreaux de lunettes à cause d’une lampée de thé brûlant, une chique roule dans le caniveau, deux doigts posent un domino lentement, un scooter affole un groupe d’adolescentes minaudantes, une main aux ongles rouge vif masque un sourire mutin. Un klaxon tonitruant plusieurs fois réveille un chien, un autocar bleu et jaune cabossé déboule sur la place, freins crissants, pot d’échappement puant et stoppe brutalement le long de l’école, carcasse vite ceinturée par des mains en visière et des yeux scrutant les ombres derrière les vitres sales. Qui revenait ? La porte se déplie, le chauffeur fait la brasse pour se faire un passage vers les soutes.

Clan des curieux, clan des espérants déçus, clan des exaucés… qui s’en retourne au marché, qui se faufile et se retire empreint d’une discrète tristesse fataliste, qui étreint embrasse ou contemple un revenant, les bras tendus pour le maintenir en entier sous son regard en hochant la tête. Les mots ne sont pas encore au rendez-vous à la descente du car. Tout se bousculerait dans un désordre qui maltraiterait les souvenirs. Il faudra du temps disent les regards humides, et là serré par un couple et un nourrisson, le vieil Ibrahim s’en retourne en poussant une brouette pleine de valises sanglées, sacs plastiques, ballots et ils disparaissent en silence tandis que les chalands poursuivent processions et stations dans le dédale du marché.

À quelle heure part le bus ?

Pas ce soir en tout cas, ma p’tite dame. J’y dors… et pour l’horaire, on est en semaine, ce sera après-demain, vendredi à huit heures quinze… arrêt à la demande jusqu’à la gare routière de B. Là-bas vous pourrez aller partout en Europe, jusqu’à Madrid pour un match de football ! Pour ça, il faut suivre les horaires maintenant ! Huit heures quinze précises ! En tout cas, y a pas eu trop de dégâts par chez vous on dirait, ça roule pas trop mal dans votre secteur…

Il traîne un sac postal vers l’école.

Quel choc ! on était donc mercredi, jour de marché, le temps accrochait des balises dans un calendrier ! Ça me faisait un tel plaisir que je l’aurais presque embrassé ! Presque… car le chauffeur, je l’avais tout de suite reconnu !

Rougeaud, massif, son accent, son débit de voix, sa casquette de marin de traviole en haut du front. Mais il ne portait pas de pistolet mitrailleur en bandoulière et le car n’avait pas de galerie. Quelque chose était passé durant ces mois, quelque chose avait été dompté, neutralisé et je voyais jusque dans les regards une façon d’abandon, de relâchement : à la crispation des peurs, des silences, des méfiances, des gestes recroquevillés, le village perclus se retrouvait dans ses lieux publics où une animation de communauté se ressentait par soubresauts infimes palpables visibles audibles.

La palpitation encrassée par le souffle délétère de la guerre s’apprivoisait lentement et reprenait son battement mesuré et je me suis sentie lasse tout à coup, accablée par une sensation de vacuité honteuse, dégueulasse même. Tous les motifs de ce voyage s’étaient épuisés les uns après les autres, laissant pourtant des balafres mais aucune ne s’abîmait dans l’oubli et toutes mes errances n’avaient qu’un seul sens : accepter l’indomptable douleur de l’exilée déjà ailleurs.

Cette douleur était là en vrac en petits morceaux de vie imbriqués, assemblés au fil du temps cahin-caha avec du fil d’or, fil d’argent, fil de cuivre, fil de coton, fil de nylon, fil d’Ariane, fil d’araignée, fil invisible, fil de la vie. On porte ce patchwork, et au fur et à mesure il devient mouchoir, puis foulard, écharpe, étole, enfin cape lentement expressionniste avec sa traîne de plus en plus longue et pesante, lourde engonçante bariolée mais qui ne nous entrave jamais où qu’on dérive d’enclave en enclave pourvu d’être libre.

Eva, perdue, silencieuse, rafistolée à défaut d’être neuve…

Je suis rentrée faire mes bagages : une partie de mon matériel pour combler de probables heures d’attente dans la sacoche, mes dessins tapissés au fond de la valise. Mon petit réveil plié, la radio de Zvonko, mes carnets de notes et de croquis et là, je me suis sentie minable en voyant glisser d’un des carnets les lettres de Zvonko et d’Itshak… je ne les avais pas encore ouvertes :

Des trois pages de Zvonko, d’une écriture serrée, je ne retiens :

– … j’aimerais bien que tu restes parmi nous…

-… le bal fut une belle réussite pour la communauté…

– … merci, les petits bateaux emportés par la rivière ont tous été repêchés et transmis à la coordination du secteur, à un certain Aliocha…

La lettre me glisse des doigts, tout un frisson me traverse de bas en haut. Des pics de glaçons me transpercent de stupeur, une voix gicle sourde murmurée furieuse. Je répète médusée crescendo : c’est pas vrai, c’est pas possible, c’est pas vrai. Un certain Aliocha. Les mots sifflent en se tortillant entre mes dents serrées… et j’ai beau secouer la tête : trahie ce mot n’est pas sorti tant je serrais mes tempes pour contenir le mot déception.

Mais les mots sont bien là, noirs sur blanc. Un cri ‑hystérique diraient certains hommes !‑ (De la fureur tout simplement) je relis et relis, détache chaque syllabe des trois mots : UN CERTAIN ALIOCHA ! Et ces quatre dernières syllabes soudain détestables, un tremblement de terre hurlé à me terrifier !

Le nom Aliocha sous la plume de Zvonko… Zvonko un pseudonyme alors… et quel nom la mère d’Aliocha lui a-t-elle donné… avant ? Eva petit jouet de guerre clandestine… foutaises !

Ainsi font font font les petites… !

Eva en rictus de dépit de dégoût d’amertume ne poursuit pas… humiliée.

Eva froisse la lettre en boule, la malaxe serrée en fixant la cheminée… mal visée ! la lettre atterrit dans la valise.

Acte manqué ? Elle suffoque, hoquette l’autre lettre tremble dans ses mains.

Celle d’Itshak fait six pages, les mots et les paragraphes sont aérés :

… nous somme inquièts pour ta vie… (sic)… j’aimerai te bercer dans mes arms… (sic! ‑et cela me fait sourire‑)… te souviens de l’enigme des deux voyelles ?… (sic)… le i et le e (et n’est pas id est !)…

Non, je n’ai pas résolu l’énigme… sourire.

Pour le reste, il évoque des voyages à Istanbul, à Brno à Ingolstadt et un long séjour à Louvain (où il a appris le français). Sa famille a fui Kyiv dans les années 1920 vers Odessa puis vers la Mittel Europa…

Je ne me souviens pas de l’énigme…

Eva est troublée, non par cette lettre où affleure l’intime mais par le hasard de l’ordre de lecture. En lisant celle d’Itshak en premier, les émotions suscitées par l’une ou l’autre lettre auraient-elles été différentes ? Un télescopage explosif dans son corps ? Et ses sentiments profonds pour Itshak qui avaient pris un envol timide, pourraient-ils été plombés par cette histoire passée ? Ou dépassée ? Et le fait de les lire aujourd’hui après avoir vu l’autocar… et cet autocar qui a déclenché ma décision de partir d’ici ! et et et… N’y a-t-il que des ordres et désordre dans mon petit monde ? Mon ange-cygne tire du bec un fil et je tournoie sur moi-même, toupie qui se déshabille et perd la tête en se voyant nue tourner en rond…

Eva a passé des bouts de cet avant-dernier après-midi à errer dans la maison, de la cour, à la cave et à l’étage à ruminer à regarder dans le vide à faire des choses machinales, à ressasser, à se contredire, à dialoguer avec elle-même à voix haute :

Défaite sentimentale ? Non… déliquescence naturelle, fleur fanée sans parfum…

Dans sa tête, elle avait déjà rompu et l’avait oublié.

Il faut bien te l’avouer, ma pauvre Eva ! Ça venait de loin, doutes, désillusions épuisés avec la fausse-couche… Tu ne rêvais plus de lui depuis la fin du trajet en train ! (Je l’avais même noté quelque part).

Il m’avait enjôlée bien profond, le salaud !

Et qu’Aliocha soit lié d’une manière ou d’une autre avec Zvonko, ça embrouille tout.

Eva, je tu elle se refilaient le mistigri à qui mieux mieux pour, pour… pourquoi ?

J’ai entassé près du poêle du bois ramassé en forêt. Pourquoi ? Pour qui ?

Je cherche juste à occuper mes mains…

L’autocar a précipité mon départ. Point. Pas de hasard. C’était une coïncidence, une bonne occasion. C’est tout ! Une décision personnelle. Eva veut juste partir : Le long projet personnel est bouclée, la iule géante a pris forme et maintenant vivante elle se délove toute seule ! Voilà !

Je me suis regardée quelques instant dans le petit miroir et l’ai glissé dans la valise.

J’ai fourré une robe avec du tilleul d’oreiller et une poignée de fougères sèches de paillasse.

J’ai reniflé ces odeurs en fermant les yeux.

Je l’ai mise bien à plat par-dessus toutes mes affaires.

D’un geste brusque, Eva claque le couvercle et abaisse les fermoirs :

Deux petits claps sonores simultanés.

Sur le lit, des dessins éparpillés, (une mention au recto, une date ‑vaguement estimée‑, un prénom d’habitant), sélection mise de côté pour les offrir ou les troquer aussi…

La poule entre en caquetant.

Pour me dire qu’elle a pondu ?

Pour me demander ce qu’elle devient ?

Elle me laisse l’approcher un peu :

Ne sois pas bête petite poule ! Tu seras plus utile à Hava qu’un baigneur…

5 feuilles arrachées d’un cahier d’écolier à spirale avec trombone3 (4)

Eva se souvient avoir prononcé ses mots : t’es qui pour m’interroger ?

Eva se souvient du regard tissé de haine, la main gauche qui tripote la chevalière, la douleur flagrante de la gifle du revers de main, Eva les mains liées derrière le dossier qui s’écroule avec la chaise, la tempe heurtant le carrelage. Sonnée.

Il est peut-être du bourg, elle ne l’a jamais vu, elle s’en souviendrait. Il est du bourg, sorti de son terrier ! C’est le type aperçu à la terrasse du café. Ça y est, je l’ai remis, il a tourné autour de l’autocar !

Il s’était glissé dans la maison alors qu’elle feuilletait à genoux les quelques de dessins en piles sur son lit.

Inutile de le décrire, il avait la panoplie intégrale de la brute massive bornée et très adroite : en partant du crâne rasé casquant ce qui faisait office de cervelle jusqu’aux guêtres des rangers, en passant par les tatouages des biceps et la matraque noire pendouillant au ceinturon du treillis (premier revers cinglant : On n’a pas un air narquois en regardant la matraque… en l’imaginant bite flasque d’un taurillon boute-en-train).

Petit interrogatoire soi-disant, baragouiné en zigzag sur trois langues, plus soutenu dans une quatrième, décousu toujours, ponctué souvent de gifle (/ slash) :

Oui je connais, Radovic et Zvonko et Itshak. /. /. /. Leurs vrais noms ?

Je n’ai entendu que ces noms-là. /. Pourquoi l’embuscade terroriste dans la montagne ? . /.

Le pays est occupé par des hordes de mercenaires, nous défendons le territoire, débusquons les traîtres. /. Tu faisais partie du Kommando ?

Silence. J’ai hoché la tête : Pour la protection du village, cette fois-là oui . /.

Tu es étrangère. /.

Étrangère d’où ? . /. Mon arrière-grand-père est d’ici./. Tu viens de Paris, pourquoi es-tu ici ? . /.

Pour revoir sa maison avant qu’elle soit totalement détruite ! . /.

J’espère que tu as joui, en massacrant nos patriotes ?

Patriotes ? ./. C’est vous que ça fait jouir. Moi… j’ai hésité. /.

Ils étaient désarmés ! . /. L’effet de surprise, l’art de la guerre. /. /.

Je veux entendre ce que tu fais ici depuis tant de mois ? . /. J’ai déjà répondu . /. /.

Souviens-toi de Minsk, Karkhiv… tu finiras pareil, on nettoiera. /.

Et moi du Packt d’août 1939, Molotov-Ribbentrop ! . /.

Mensonge ! . /.

Et Holodomor4 manigancée par Staline ! ./.

Salope de Juive5 démocrate ! Il nous faut finir leur glorieux nettoyage !
./. ./. ./. ./.

C’est là que j’ai essayé de crier : t’es qui pour m’interroger ?

Ce n’était qu’un sourd râle.

Il a terminé le dos tourné : dans trois jours tu n’auras pas existé !

Pour me donner du courage, j’avais compté ses gifles, une à une, en me disant tiens bon c’est moins douloureux qu’un avortement et tu veux encore vivre : vingt-trois peut-être.

Quand je tombais avec la chaise, il la redressait en me tirant par les cheveux et me crachait à la figure. Combien de temps suis-je restée attachée par terre ? Démolie par les gifles, le cou vrillé, les marques de sa bague sur les pommettes, chaque choc du crâne sur le carrelage, mes lèvres enflées. J’ai dû perdre connaissance. Les larmes sur mes joues brûlaient, le battement du cœur bouillonnant dans mes tempes… des sons sourds tournoyaient dans mes oreilles et j’avais dû saigner du nez, à l’odeur métallique de sang épais et en traces sur les carreaux. Je pleurais : encore du sang… je délirais… abandonnée et il avait dit : trois jours… trois jours… pourquoi trois, qu’est-ce que ça voulait dire ? J’avais froid, je tremblais, m’épuisant à tenter de desserrer mes liens, à ramper pour approcher de la porte et appeler au secours… en glissant centimètre après centimètre, des poignées de cheveux poisseux collaient à mes lèvres, incapable de gémir : je n’avais plus de voix. J’étouffais.

Le soir la neige tombaient, la poule caquetait, le poêle était mort et j’avais presqu’atteint la porte quand j’ai entendu venant de très très loin une voix connue : Hava appelait, il y a quelqu’un ? Eva tu es là ? Une voix en deux tons, un peu interrogative puis inquiète. Le faisceau de sa lampe-torche déclencha un bref cri de douleur dans sa voix et mon prénom bégayé.

Un grand silence, rayé par le raclement de la chaise, le bruit du couteau qui sciait la corde, le ahanement de Hava, ma voix qui n’arrivait pas à prononcer un mot en entier.

Hava m’a traînée à demi-consciente jusqu’au lit. Combien de temps m’a-t-elle gardée dans ses bras, me dorlotant, me berçant, psalmodiant du fond de sa gorge un air yiddish, vrombissement lent, prisonnier de sa bouche, rebondissant sur son palais avant que ses narines ne les expirent doucement. Je sentais les sons trembler dans mes oreilles, une ritournelle qui m’emplissait lentement complètement ; je la sentais couler à l’intérieur de ma tête se ramifier dans mon corps, s’infiltrer dans mon bassin, couler méthodiquement au cœur de mes cuisses et frémir dans chacun de mes orteils. J’ai eu, un bref instant, l’impression de flotter au-dessus de mes douleurs.

J’ai pu relever un peu mes paupières et seuls ses yeux emplis de larmes semblaient éclairer la pièce.

Tout semblait flotter dans la pièce, je voyais Hava naviguer au dessus du carrelage, à travers l’espace sur une houle qui me donnait la nausée, le bruit du poêle a commencé à ronronner mais venait de très haut, se répercutant sur le plafond, l’odeur du thé était une piqûre dans mes narines. Hava me porta presque pour m’asseoir à la table. La lumière de deux bougies, telle une lame de rasoir, me terrorisait tant elle me semblait proche de mon visage… et retenant ma respiration, je serrais si fort la tasse brûlante que j’avais peur qu’elle explose et m’anéantisse.

Les doigts de Hava caressèrent mon poignet : c’est fini, reviens, je suis là… que s’est-il passé ?

J’ai ressenti soudain une coulée d’air évacuant mes poumons, je me dégonflais, mes nerfs se détendaient, soudain amorphe, le corps démantibulé, j’ai vacillé mais une force aussi lumineuse qu’une flamme suçant de la cire m’a redressée et j’ai regardé Hava dans les yeux : une apparition, vivante, avec un regard humain devant moi qui m’insufflait quelque chose d’étrange indéfinissable… j’ai hurlé : il veut me tuer ! Il me faut… j’entendais ma propre voix se dissoudre devenir imperceptible à mes propres oreilles : non plus partir mais disparaître… et la voix de Hava a pris le relais du monde silencieux d’où la mienne avait fui pour dire de plus en plus fort : dis-moi, raconte-moi, délivre-toi… criant enfin : Qui ? Qui ?

Je devais respirer souffler extraire tout ce silence qui bouchait mes émotions et les mots et les douleurs… Le nœud se délaçait, ça dévalait enfin, des mots enfin non désordonnés se formulaient dans ma tête s’écoulaient de ma bouche… la bête en moi se dissolvait… une étrange décharge avait fait resurgir mon humanité… Hava écoute… écoute… Zvonko et Radovic et Itshak sont sûrement en danger ! Il faut fuir… l’individu, un fasciste, Russe peut-être… pourquoi ne m’a-t-il pas tuée… ni violée… la jouissance sadique d’instiller la terreur à petite dose mortifère ?… j’étais une proie…

Itshak ? Tu as dis Itshak ? Pourquoi lui ?

Il était résistant… tu le sais… mais tu ne savais sans doute pas que j’ai fait une opération avec lui. C’est un brave… il faut vous sauver, vous cacher dans les bois !

Lui oui ! Moi je reste, tout me retient ici, mon mari, mon enfant…et… Je ne peux pas partir. ! (bredouillement subit : qui ? Dont elle a soudain tu le nom…) … je dois garder le feu de la maison. Radovic, cher Radovic… notre messager… celui qui grâce à Zvonko perpétuait le lien… lui non plus ne doit pas partir… il est…. une des âmes du village… le lien, oui le lien qui nous a fait tenir vivants, flamme d’espérance, messager des lettres de Zvonko, elles nous faisaient tenir… nous, courbés dans nos caves mais relevant la tête de nos rêves… Eva… tu dois survivre mais vivre loin d’ici… je te promets, oui je te promets, Zvonko ne restera pas seul ici… ni Radovic… je resterai là. Je te promets, je resterai ici… je garderai à jamais l’espoir de vous revoir toi et Itshak… il t’aime tant.

Déflagration.

Hava me serre dans ses bras, une étreinte si forte que j’en perds le souffle… elle voulait prendre en elle tout tout tout… sœur femme épouse mère amie et soudain un autre lien… perdue, ballottée dans une tourmente que je ne maîtrise plus… moi Eva qui suis-je dans ce monde pulvérisé ? Où est mon corps, j’ai oublié l’interrogatoire, les gifles, les douleurs, l’humiliation d’être attachée à une chaise à recevoir des coups. Je me sens lâche… pourquoi ne lui avais-je pas craché à la gueule ? Je me sens soudain une moins que rien et en même temps je veux être rassurée… et je me suis jetée dans les bras de Hava… prise d’un déchirement, une solitude, un abandon, un total désarroi d’humiliation envers moi-même…

Oh ! Eva, relève-toi ! Tu existes, tu es là… il faut faire vite toi et moi pour… pour …

Quelle énergie m’a prise à cet instant ?

Il me reste un fond de crème Nivea… tu peux me tartiner le visage, ça me brûle ? J’aimerais me sentir belle une fois un soir… peut-être tes doigts sur mes paupières laveront-elles ce regard d’acier et cette balafre qui lui barrait la joue.

J’ai fermé les yeux et j’ai senti ses doigts dessiner mes tempes, mon front, mes sourcils, mes paupières, peindre mes joues, ma bouche, ma mâchoire, mon cou… un baume soyeux sculptait mon visage effaçait mon effroi.

Cabossée… et on dirait une pleine lune, belle luisante !

De l’outre-blanc… ça soulage… oh ! merci Hava.

Le temps de son massage méticuleux, elle m’avait fait voyager de l’école des Beaux-Arts à Köln…

et je lui ai fait un semblant de clin‑d’œil en rouvrant les yeux : Elle m’avait aussi rendu un sourire, un peu crispé.

Dans tous ces instants, là immobile sous ses doigts délicats, j’avais été loin… non ! plutôt en avance sur le temps et je redevenais vivante cœur battant… j’écoutais une petite horloge biologique scander dans le silence de nos deux respirations.

Hava, où est Itshak ?

Hava a sursauté, bredouillant : je ne sais pas… il m’a embrassée ses deux mains me serrant les joues, il était effrayé, paniqué, il a bourré un sac et s’est enfui, un doigt sur la bouche en murmurant : tu ne sais rien, ne t’inquiète pas… je vais chercher du bois.

Sa voix était apaisée sur ces derniers mots et il m’a lancé un dernier baiser.

Hava, je ne peux pas attendre trois jours… l’occasion… c’est l’autocar. Départ prévu à huit heures quinze après-demain… c’est ma dernière chance, il me reste un peu d’argent pour le voyage et il faut que je me cache.

Tu aurais un verre de raki pour m’expliquer ?

Hava me regarda fixement, le visage un peu penché, un sourire un peu triste effilait ses lèvres.

Combien de verre avons-nous siroté en silence ?

Je n’avais qu’un contour flou de mon plan et l’alcool me projetait au-delà de trois jours. Il fallait d’abord voir Zvonko, Radovic… eux devaient savoir pour Itshak… et une idée de l’identité de la brute… je m’enfonçais dans des méandres et un sentiment d’insécurité m’a envahi : la brute avait évoqué Zvonko et Radovic et Itshak. Alors, alors, peut-être ont-ils été torturés, tués… la brute est-elle d’abord passée ici avant ou après les autres ?

Je regardais la table : quand nous étions tous les cinq avec Zvonko, Radovic, Itshak. Nous avions été vraiment heureux quelques instants ce jour-là…

J’ai relevé la tête, j’avais mal au crâne, tout semblait tourner autour de moi :

Dis-moi Hava, ton frère, quand s’est-il enfui ?… c’est important… Est-il allé au marché ce matin ?

Hava semblait terrorisée ; à disséquer la journée écoulée, les yeux perdus, la bouche un peu ouverte agitée de tremblements, elle secouait la tête.

Oui ce midi, il m’a dit qu’il avait rendez-vous avec Zvonko au café ? Il est revenu vers trois heures pour filer juste après. Je suis restée seule et je ne sais pas pourquoi mais j’ai pensé à toi et je suis sortie… près de chez toi, il y avait des traces de pas dans la neige toute fraîche, les mêmes dans les deux sens, j’ai eu peur.

On a sursauté au coup de feu ! la poule a caqueté à tue-tête.

Un coup de vent avait fait claquer le plastique du toit. Encore un et une tempête de neige s’est levée.

J’en peux plus… bredouilla Hava, prends tes affaires, on va à la maison… on y attendra Itshak.

J’ai roulé mes dessins dans le sac, enfilé mon long manteau, pris la valise. Je regardais cette pièce pour la dernière fois peut-être. Un sentiment de vide obscur m’a envahi quand j’ai soufflé les bougies.

On passe par derrière, Hava, à cause des traces. Prends mon sac.

Dans la cour Hava alluma sa lampe torche, la poule couina. Eva se rappela :

Tu prendras soin de la poule, Hava, c’est un œuf par jour… quand tout va bien. Nous, on va escalader le muret remonter le chemin et passer par le verger pour redescendre chez toi. C’est plus prudent… je crois… et j’ai ajouté peut-être pour la réconforter :

Je pense qu’Itshak aurait fait comme ça.

Hava m’aveugla avec sa lampe, elle disparut dans l’obscurité du faisceau. Elle n’a dû voir qu’un bref sourire car j’ai détourné la tête pour pleurer et essuyer la neige. La lampe me montrait aussi le chemin, le vent faisait tourbillonner la neige dans la cour, myriade de gros flocons saturés d’humidité presque poisseux.

Un ciel invisible, si bas qu’il nous assommait, la bâche a claqué deux fois encore violemment, j’ai sursauté et sursauté, le faisceau de la lampe s’est égaré par deux fois dans la nuit.

Je traduis approximativement ce qu’aurait craché ma grand-mère : un froid de gueux.

Hava est passée devant pour escalader un muret de pierraille. Le faisceau reniflait les passages, chassait un glapissement disparu dans un taillis, revenait sur le sentier, remontait vers le couvert d’un bois, bifurquait, zigzaguait et enfin nous avons deviné sa maison. Hava s’arrêta brusquement tendit le bras, se retourna le doigt sur la bouche.

Elle me chuchota :

Il y a quelqu’un chez nous… j’avais éteint les bougies et là il y a une lampe qui se promène à l’intérieur. Regarde, là ! Là ! Là !

Hava me prit la main, tendit nos deux bras, pointant la nuit, balayant lentement l’horizon, et soudain pressa ma main une fois puis une autre… à chaque éclat de lueur. Oh ! Quel réconfort soudain de sentir la chaleur de ses doigts autour des miens… la sensation que tous mes sens se culbutaient, s’entortillaient ensemble en une pelote confuse qui me faisait à la fois claquer des dents et m’électrocutait.

Je voyais enfin : de brefs filets de lumière horizontaux, verticaux : entre des planches, des rideaux, un volet, la porte d’entrée au fond de décombres, entrebâillée.

Qu’est-ce qu’on fait ?

Mon murmure tremblait, je fixais Hava, sans la voir, j’avais besoin d’y croire en m’approchant de son visage, de le tenir entre mes deux mains… La voix d’Hava et la buée de son souffle m’enchâssant dans une tiède aura d’un réconfort si proche, saisi, palpé : Une infime certitude d’être là à la merci de mon amie.

Je ne sais pas.

Je claquais des dents en maudissant cette putain de journée…

On s’assoit sous ce bosquet… et on réfléchit.

Je ne pouvais pas réfléchir, je sentais ma tête bouger dans toutes les courbes de ses méandres, pièces abîmées d’un puzzle disloqué. Ça tambourinait à la limite de l’explosion…

Adossée chacune à un bouleau, j’ai tendu la main, cherché son corps… enfin j’ai senti son jean, j’ai posé la main. Elle s’est crispée : je ne peux pas réfléchir, fais-le pour deux… pour trois si tu peux… tu peux me murmurer ce que tu penses, ça m’aidera dans ma tête.

Ma tête est tombée sur son épaule. Hava m’a caressée la joue. Ainsi console-t-on un enfant…

Eva, le seul mot qui se cogne aux quatre coins de ma tête et rebondit en éclat : Qui ? Qui ? Qui ?

Brefs, sourds étranglés… et je vais le découvrir. Parce que je vais y aller et seule. Parce que c’est chez moi, parce que je connais la maison comme ma poche. Parce que je sais comment la contourner pour arriver par l’autre côté ; parce qu’il y a une cour et une petite porte à charbon qui conduit à la cave, parce qu’il y a à gauche de cette porte, à l’intérieur, un accès à la pièce principale, parce que c’est occulté par des couvertures clouées à l’escalier, parce que ça nous protège du froid et aussi du vent… parce que… ‑Hava me tapote le dos‑ parce qu’il y a là le fusil d’Itshak… pause trop longue pour le remue-ménage dans ma tête… parce qu’il est toujours chargé, parce que je sais m’en servir, parce que cette terreur est abjecte… parce que Meriam est morte, parce qu’à mes côtés il y a…

et son nom ‑Ioksim‑ s’est presque éteint sur ses lèvres.

Hava me montra alors la façade : La lumière ne se promène plus… je dirais qu’elle est posée à côté de la fenêtre sur un guéridon à côté d’un fauteuil. C’est là qu’il faut regarder… c’est du fauteuil qu’il attend.

Elle s’est levée en s’appuyant sur mes genoux, me tendit son manteau : Parce que j’ai le manteau de Ioksim accroché à côté du fusil… parce que je devrais l’avoir enfilé dans une demie heure. Ne bouge pas !

Une brindille a craqué petitement, et j’ai senti Hava m’échapper, s’éloigner, disparaître.

C’est long une demi-heure et je n’arrivais pas à le sectionner en parties égales : la sensation d’être envahie par le froid ? Une poignée de secondes ? Une minute ? Est-ce que j’ai cherché le rai de lumière verticale ? Combien de temps ? Avais-je bougé à cause du froid ? Oui il y a un moment… combien de temps ce moment ? Et j’avais mal à la tête.

Temps ? Secondes ? Moment ? Minute ? Instant ? Quelques ? Une ? Quelle notion palpable pour prendre en main le temps qui s’écoule…

Une bouillie se condensait passant dans un goulet microscopique tandis que l’invisible paysage de cette vallée prise dans les crocs des montagnes se contractait à une vitesse vertigineuse, se réduisait à cette ligne de lumière immobile : verticale, acérée jusqu’à l’aveuglement. J’essayais de m’en exclure tant j’avais peur : Mon regard, fil d’Ariane trahirait ma présence.

Non Eva ! Ne délire pas, garde tes yeux aux aguets. Ne déduis rien de cette lumière. Des bruits peuvent gémir de là, exfiltrés de cette masse obscure tapie à moins de trente mètres.

N’écoute plus tes claquements de dents, n’écoute plus le froid qui te transperce, n’écoute plus le battements de tes bleus, n’écoute plus les flocons qui s’écaillent sur ton visage…

Écoute !

Je me suis laissée prendre par le silence palpitant de la nature et j’ai pu entendre un bruit…

Je devais aussi éteindre ma respiration pour écouter ce bruit : un être vivant se déplaçait dans la neige. Un être humain approchait à pas de loup, un bruit familier, celui d’une chaussure écrasant la poudre d’une neige toute fraîche. Le son dessinait une onde dans le noir, avec des pauses ; oscillant entre dix et quinze mètres ; une ponctuation feutrée syncopée se courbait vers l’image souvenir du verger descendant légèrement vers l’arrière de la maison.

J’avais la sensation que même penser pouvait trahir ma présence. Pourtant, les deux dernières syllabes prononcées par Hava se répercutaient dans ma boite crânienne vidée de toute notion de réflexion, d’action et d’instinct. Comme si je n’étais plus là, vidée de toute conscience.

Absente.

Combien d’instants ?

M’étais-je effondrée dans un sommeil fulgurant d’un temps réduit à quelques fragments d’un ou deux battements de cœur ?

Soudain lucide, flagellée non par le son d’un claquement de porte ! mais par une lueur accrue, non plus celle terne d’un rai horizontal mais un angle immense et brusquement un vaste rectangle vertical franc massif dans la nuit… une béance épaisse explosant avec un crépitement, non deux, deux coups de feu distincts dans deux rafales…

Hurlement ! Un automate s’est redressé, a couru, a entendu soudain un cri :

NON atroce qui durait durait.. et j’ai ressenti que je réintégrais mon corps : m’écorchais, tombais, m’arrachais de la neige, moi qui criais hurlais me lamentais, éructais NON, NON, NON tout au long de cette distance soudain sans mesure jusqu’à ce poing serré blessé au bas de la porte, et ma voix qui s’éteint et ce silence, et mes yeux apercevant dans des plis d’un lourd rideau une statue sans regard, un fusil pointant le sol.

L’indescriptible confusion d’émotions, de sentiments, de sensations, appuyant sur un détonateur enfoui au plus profond de mon corps provoqua une déflagration d’une violence confuse, étrange, extraordinaire : Hava, droite, prostrée, vivante.

Un effondrement puis la pulvérisation d’une giclée réarmant mon regard, reconnecta mes sens ; une lucidité simultanée, vibrante, explosive nous a fait émerger, Hava et moi, de nos haleines embuées, du brouillard à l’odeur de poudre, du temps stagnant en éternité, de l’immobilité plombant la pièce réduite à un tube pâle projetant un rond blanc au plafond : tout s’est décomposé s’est écroulé dans une plainte, un gémissement.

Hava s’est précipitée et nous voilà agenouillées, Hava palpant le corps, moi caressant une joue tiède :

Touché, mais je suis vivant.

Hava m’a laissée soutenir Itshak qui ouvrit les yeux, son regard interrogateur si près du mien.

À cet instant, ai-je vu un rictus de douleur ou l’empreinte d’un sourire ?

Hava, allumait la cinquième bougie, tourna la tête avec un sourire las :

Fiat lux !

On découvrit alors un corps affaissé dans un fauteuil, des épaules penchées et un bras pris dans la bandoulière d’une arme noire.

On a traîné et adossé Itshak sur la méridienne. Je me suis agenouillée, blessée par sa grimace et terrorisée par le regard de l’homme dans mon dos.

D’un coup de pied, Hava balança la torche. Le faisceau se fracassa, le bouchon gicla, trois grosses piles rondes roulèrent sur le carrelage.

L’as-tu reconnu ?

Hava s’affairait : papier journal froissé, petits bois, briquet, bûches dans la cheminée, petit broc de boulets dans la gueule du poêle et sur le couvercle la bouilloire en alu pleine.

Oui, ecce homo. Mais c’était Itshak que je regardais au fond des yeux.

J’ai fait pivoter la méridienne vers la cheminée, Itshak a encore grimacé en se tenant l’épaule et j’ai caressé sa joue avec un sourire… j’ai rapproché la table basse et deux chaises :

On ne pourrait pas le foutre dehors ce gros tas-là, je ne peux plus voir sa gueule ?

Hava se retourna, se dirigea vers le cadavre avachi :

Voilà, j’ai baissé les paupières, il n’existe plus.

J’ai senti l’onde d’un courant électrique : Hava l’avait débranché.

Abasourdie par son geste et plus encore par cette sensation physique immédiate que nous n’étions plus que trois.

Cette infecte présence non pas disparue mais anéantie.

Hava semblait entretenir une relation avec la mort bien plus vraie que la mienne… elle l’avait épousée, l’avait mise dans un petit cercueil, l’avait même vue déchiquetée et partir en cendres dans les flammes, l’avait peut-être provoquée ce soir-même…

elle l’avait, non pas apprivoisée, mais… ‑j’ai cherché longtemps en décrivant ces instants, je me trompais‑ je pense qu’elle en était détachée… comme on l’est intrinsèquement après la cisaille du cordon ombilical… seul l’amour sauve de cette rupture.

Eva, il va beaucoup neiger, tu devrais aller chercher tes affaires.

Dans ces moments-là, je sens que Hava a toujours une longueur d’avance sur la vie et je ne peux m’empêcher de la serrer dans mes bras alors qu’elle me tend sa torche ! Et son humour :

Celle-là, j’aimerais bien pouvoir la toucher à ton retour !

Dehors.

J’aime la sonorité du mot et comment il s’expire et le répète en isolant les deux sons : de – hors.

Dehors, le silence m’a semblé moins dense qu’à l’intérieur, moins épais, moins lourd… Un silence cristallin d’une nature vivante discrète fusionnelle avec un corps vivant. Même la neige avait une vibration, il suffisait d’arrêter de marcher pour l’entendre m’emplir. À tâtons, en suivant à la torche nos traces encore un peu visibles au creux appariés, alternés, réguliers que je devinais, j’avançais vers ce qui me semblait être l’est. Pourquoi ai-je pensé l’est ? Moi Eva, je venais de là… de cette Mittel Europa… intérieure, au milieu, au centre, mais aussi peut-être entre-deux et où je porte mes yeux, c’est vers l’est qu’ils vont et se posent, là où plus que le soleil, la lune se lève… et à cet instant même, tandis que la torche fouillait nos traces, apparaît un halo blanchâtre lointain, presqu’hallucinant.

Une déchirure épiphanique dans les nuages, un clignement de paupière d’une maigre faucille d’un primal quartier de lune, la pulsation d’un reflet pointant le bosquet avec mes deux bagages.

Une fois encore je salue la nature et son imprévisible usage de la nuit, à la fois guide et gardienne, pleine d’insondables secrets et débordante de réconfortants messages murmurés en paillettes chrysostomes.

Je suis restée là, dans un état radicalement différent de tout à l’heure… bue par la nuit. Pourquoi me sentais-je moins frigorifiée ? J’ouvrais grand les yeux, je voulais voir se dissoudre, dans le silence du clignement de lune, les deux visages haineux qui m’avaient atteinte et meurtrie… l’un que j’avais tué, l’autre abattu par Hava et je n’ai rien vu, ravie par le bruissement frétillant de l’univers.

Je me suis assise contre le même tronc en caressant ma valise. Quelle petite fille je faisais ! Et j’ai échangé ma robe pour un pantalon, dans le petit miroir j’ai vu ma sale gueule balayée par la lumière jaune de la torche, mes bleus, mes yeux boursoufflés clignant sous le faisceau, j’ai même regardé l’heure sur mon réveil… à quand remonte le jour où Zvonko m’avait donné l’heure de sa montre ? je l’ai remonté… nostalgie de cette plainte de la clé, un grignotement qui remonte tour à tour le ressort : les aiguilles pointaient vers 10 et 9… neuf heures quarante-cinq… à combien de minutes près ? Je n’ai pu m’empêcher de feuilleter mes dessins ; sous la lampe torche, à l’abri du couvercle de la valise, j’ai ausculté plus longuement les trois portraits de la maison d’Hava et Itshak et j’ai ressenti un court instant la quiétude qui avait accompagné sous ma main l’émergence de cette maison et j’ai regardé dans la direction… la silhouette cadavérique s’était éteinte : L’embryon de lune avait disparu, j’étais seule, moins seule pourtant que lorsque j’avais senti Hava fondre dans la nuit vers cette maison, emportant avec elle tout le poids insupportable de sa dissolution.

Une minuscule feuille de bouleau a virevolté et j’ai sursauté en la sentant glisser sous mes yeux jusqu’à la voir se blottir dans la valise, rousse, vrillée, on aurait dit un petit rouge-gorge transi, quelle tristesse !

Je l’ai glissée avec précaution dans le boîtier du réveil. Tic-tac de nid.

Que m’a-t-il pris pour toquer à la porte, trois petites fois ?

Le visage d’Itshak :

Enfin te voilà Eva !

Aucune inquiétude dans sa voix, peut-être du soulagement ou de l’attente dans son regard grave. Près de la fenêtre, le fauteuil est vide.

Hava, accroupie de dos, penchée sur l’épaule de son frère avait terminé un bandage.

Baisse la tête si tu veux que je noue correctement ton écharpe.

Elle se redresse en s’essuyant les mains à un torchon, se retourne hochant doucement la tête : C’est ainsi semblait-elle dire.

Itshak pivote tout seul et s’assoit en étirant ses jambes sous la table basse.

La pièce silencieuse soudain, encombrée de petites zones dispersées de lumières fluantes :

Le poêle, la cheminée, le chandelier, les quatre bougeoirs, nos trois regards et enfin l’éclat de nos six yeux finissent par brûler toutes les oppressantes tensions de la journée.

Hava dépose d’un plateau tasses et cuillères, couteaux et fourchettes croisés sur trois assiettes, verres empilés, revient avec bouteille de raki, petit tas de galettes azymes, revient encore avec théière et samovar. J’ai le choc d’un souvenir très ancien : je suis chez ma grand-mère, il y a le dessin d’un feu en reflet sur le cuivre d’un samovar et son paisible chuintement discret et familier… qui fait une vraie compagnie, figure de sérénité dans sa pauvre maison en bois. Et là à cet instant, j’ai été présente à ses côtés.

La soirée m’a paru longue, la chronologie de cette journée compliquée à détricoter. Hava a commencé par son retour discret par l’arrière. Itshak l’a interrompue au moment où elle racontait avoir aperçu de derrière le rideau de l’escalier l’homme assis dans le fauteuil semblant attendre quelqu’un une arme orientée vers la porte d’entrée.

Itshak, voulait préciser les prémices de cet instant :

J’étais paniqué, je suis passé en coup de vent à la maison, j’ai bredouillé, je ne me rappelle plus si j’ai donné des consignes à Hava, mais avant, j’avais vu Zvonko. Il m’avait donné rendez-vous au café à la fin du marché :

On a de gros problèmes, quelqu’un nous avait trahis. Quelqu’un d’ici, qui a dû venir à nos réunions -ce sont ses mots- il m’a dit aussi : c’est bizarre ! Tout ça, au moment où le village retrouve une certaine vie comme avant… des signes… le marché, le rétablissement de la ligne d’autocar… on dirait exactions de loups avant la débandade… Pourquoi ? Ce sont ses mots. Du café, Zvonko m’a conduit par plein de détours à une cache pour un gilet pare balle et un PM. Petit détail, j’y repense… il a son importance, j’en frissonne encore : au café, un gars crâne rasé buvait un verre de tokay juste à côté de nous. Il était seul… du coin de la place, par méfiance, j’ai jeté un coup d’œil à la terrasse, le gars avait disparu… et ce gars…

Itshak, d’un revers de tête, désigna une fois encore le rideau.

Dans la chronologie, je voyais des manques, d’énormes béances… l’arrivée de ce gars-là chez moi, le retour furtif d’Itshak chez lui, sa disparition, l’apparition d’Hava quelques moments après le départ du gars… ni Hava, ni Itshak n’avaient résolu mes interrogations et haussaient les épaules : Pourquoi Itshak n’avait-il pas supplié Hava de se cacher ailleurs que chez elle… et lui ordonner qu’il ne fallait absolument pas qu’elle aille chez moi… c’était absurde, dangereux… notre survie à tous les trois partait dans tous les sens… des maillons manquants… lesquels ? Il n’y a pas d’heureuses coïncidences… Les pions étaient bien placés mais pas le fou… et si le désordre avait été le joker dans la diagonale de notre survie qui aurait glissé sur trois je dans une théorie du jeu ?

Itshak aussi pensif que moi à ruminer, -il m’a raconté plus tard ses doutes, et nous avons partagé les mêmes interrogations sans réponses plausibles-, Hava à sa manière de me regarder avec une insistance convaincue avait elle-aussi une obsession ou en tout cas un tracas :

Tout à l’heure, peut-être une demi-heure après t’avoir quittée, je ne sais pas pourquoi, mais de derrière le rideau, je l’ai observé… à cause de l’arme, j’ai repensé à toi Eva… s’il m’avait attendue, moi, il n’aurait pas eu d’arme ! Ce fut ma subite intuition… il aurait agi comme pour toi ! il attendait donc quelqu’un d’autre… et cet autre, Eva m’en avait dit assez pour comprendre, c’était Itshak… tu m’as dit qu’il le cherchait… Hava se retourna vers lui en secouant la tête : et frère et deux cousins tués ou disparus de chaque côté ! Et… Ioksim… le seul hasard : quand j’ai voulu aller voir Eva. Du bord du chemin j’ai vu des traces de pas, les mêmes dans les deux sens. Quelqu’un était passé chez toi. C’est affreux. Au début, j’ai même pensé que c’était toi, Itshak, qui étais passé la voir et je ne comprenais pas cette folie… et quand je t’ai vue, ce fut l’effondrement de toutes mes mes…

Hava frissonna, le mot avalé… et à la maison, cachée derrière le rideau, je sais que ça semble ridicule mais j’étais sereine, détachée de la situation, un peu à l’extérieur de ce que je vivais, inexplicable… je n’ai vu qu’un triangle devant moi : j’étais un point invisible et face à moi un segment connu : le fauteuil et la porte… segment, j’aurais dû dire -vecteur- orienté arme-porte. Je n’avais alors qu’une solution : viser et appuyer juste au moment où la porte serait poussée… tous mes sens était tendus vers cette porte, sauf mes yeux… j’attendais le moindre pas venant de l’extérieur à identifier comme étant celui particulier de mon frère, j’attendais le bruit familier de cette porte, j’attendais aussi la giclée de froid à l’ouverture, peut-être aussi son odeur qui l’aurait précédé… Itshak n’aurait pas le temps de viser… les traces effacées, la surprise n’était pas de son côté…

Itshak en levant le doigt a essayé d’interrompre sa sœur.

Je ne comprends pas, la maison était vide et il est resté là à attendre, un vautour. Pourquoi pensait-il que j’allais repasser, ça m’échappe !

Itshak se servit une tasse de thé.

Hava se relâcha subitement et minauda de façon espiègle pour qu’il nous serve un verre de raki et nous étions façon gamines à quémander avec nos verres.

Il y avait quand même deux ou trois trucs qu’on n’arrivait toujours pas à rabouter…

Itshak nous surprit en resservant trois verres de raki. Levant son verre :

À Goran ! Je suis allé le chercher et il doit encore, à l’heure qu’il est, veiller sur Zvonko. Et à Radovic ! J’ai promis à Miroslava d’aller lui rendre visite au plus tôt… et à Zvonko !… Merci Hava… ‑j’ai cru voir Itshak faire un clin d’œil à sa sœur‑ de me permettre de porter ces vœux !

On a trinqué… peut-être juste parce qu’on était vivants.

Itshak s’est levé de la méridienne gémissant une grimace, tenant son avant-bras en écharpe.

On aurait dit qu’il tenait un petit corps emmailloté. En passant derrière moi, peut-être par timidité, peut-être ne voulait-il pas me laisser deviner son regard, il me tapota l’épaule et si discret fut-il, j’ai senti en écho ses lèvres déposer un baiser sur mes cheveux. Petit sourire partagé avec Hava et son haussement de sourcils, manière de me convaincre de son : Il t’aime tant…

Avant de descendre je dois faire un rapport des faits… Il disparut derrière le rideau.

Sur la grande table il déversa tant bien que mal avec un désagréable vacarme de métal tout et plus de la petite panoplie du mercenaire en opération.

Il m’a tendu une feuille de papier et un bic : Eva, tu vas prendre notes, indique en haut la date…

On est jour de marché… mercredi encore peut-être… mais quel jour de quelle année ?

Itshak m’a dévisagée, immobile, peut-être même perplexe par une telle question : Il leva l’arme pour consulter sa montre. Oui, 23h45 toujours mercredi…

j’écrivis sous dictée : date complète, nom du village, district, nom du rapporteur, il m’épelle son nom un peu compliqué à prononcer mais bien clair pourtant avec ses deux ribambelles de consonnes consécutives, mon nom…

et là c’est lui qu’il l’épelle avec une rapidité d’un mot familier !

Le bic m’en est tombé des doigts et je me revois relever la tête de la feuille avec une lenteur infinie : Itshak, me fixe, hausse les épaules, visage plus grimace que sourire :

Tu demanderas à Zvonko, c’est tout ce que je peux te dire.

Et ici présente, ma sœur -il épelle son nom marital hongrois‑, témoin.

Témoin ! Hava se leva de table, véhémente soudain faisant non de la tête : Itshak ! Sois franc ! ce n’est pas la vérité et je tiens à ma responsabilité…

Itshak, souleva le gilet pare balle, pointa du doigt un à un les impacts :

Mon arme, il doit y avoir peut-être aussi trois quatre balles quelque part dans le plafond !

Hava tira son frère par la manche et l’entraîna vers le rideau. C’est la seconde fois que je découvrais ce visage de battante : Déterminée à argumenter non pas son rôle mais sa responsabilité.

Et là sous l’aisselle droite c’est quoi ?

J’avais eu tort : Son intonation n’était pas celle d’une revendication, d’une fierté de tireur d’élite ou autres fanfaronnades, mais celle d’un aveu, d’une terrible déclaration d’impuissance… j’aurais entendu son cœur battre à moins de 60 BPM…

Pardonne-moi petite sœur…

Ne me pardonne pas… Je me sens sale et tu es vivant. Je sais seulement qu’il y aura toujours en moi, sans cesse, sans cesse, cette double image : d’un côté, le lourd poids d’un mort et de l’autre la belle légèreté de ta vie… et cette image ne sera jamais une allégorie de la justice…

Hava, merci.

Il l’enlaça doucement pour la soutenir tant elle semblait lasse, agrippa de sa main en écharpe un bougeoir ; ils montèrent l’escalier, pas à pas, presque cahin-caha, la bougie maladroitement tenue dessinait de curieux motifs sur le mur et le plafond.

J’ai entendu des murmures, une chaise qui racle, des bruits de ressorts de sommier et bientôt la voix d’Itshak a redescendu l’escalier en annonçant : Allez on y va : rapport d’embuscade… et tentative d’assassinat.

Petite litanie des avoirs du mercenaire :

Un téléphone Nokia, un portefeuille avec des billets de banques diverses (précisant le montant de chacune des quatre devises en présence), menues monnaies en usage dans toutes les régions de ce coin d’Europe, une plaquette d’amphétamines et… tiens ! Tiens ! deux médaillons chromés… Itshak lut le cyrillique : saint Basile et l’autre… Saint-Volodimir le Grand ! Quel ramassis ! Et comme ils sont pittoresques et pitoyables ses néo-staliniens de 1939 ! le sang de leur paganisme nazi mêlé à un encens orthodoxe antisémite… regarde ce ceinturon avec croix gammée !

Itshak de dégoût le jeta sut le tas.

Bon, haut les cœurs ! continuons ! Un pistolet-mitrailleur tchèque ‑Itshak retira le chargeur pour me faire noter le nombre de balles restantes, deux chargeurs pleins ‑retirés d’une poche jambe-gauche du

treillis‑, un béret vert sans insigne -poche-jambe droite du treillis-, carte d’identité en cyrillique : Stanimir P. né en 1969, Dadansk Bulgarie, gilet pare balle, trois impacts, les miens, ne note pas, c’est moi qui précise, un couteau d’assaut et son étui scratché au mollet.

Itshak alla ramasser les trois piles rondes et les débris de la lampe-torche, les versa sur la table et poursuivit : boite d’allumettes réclame Avtovaz, paquet de Belomorkanal (Itshak leva les yeux au ciel et renifla l’intérieur : du shit… afghan)… voilà c’est tout, tu peux relire Eva, en même temps que je fourre le sac de sport.

J’égrenais ; le vrac de la table gonfla le sac… Et voilà : PM et gilet pare balle pour boucler le sac !

Itshak se retourna avec un petit sourire :

-onze impacts précise-t-il‑ Oh ! Oh ! Ne rajoute pas ça, je voulais juste dire que je reviens de loin… Zvonko complétera le rapport.

Itshak, la table est débarrassée… tu veux un verre ? Je monte voir Hava.

Itshak lui tendit une bougie :

Sur le palier, il y a trois portes, c’est la porte de droite ! Attention celle d’en face est bloquée… c’était la chambre des parents… il n’y a qu’un trou ! Fais gaffe. Je file voir Zvonko.

Hava, sous la lumière écorchée par l’ombre du socle du bougeoir, ne dormait pas. Ma main droite déplaça doucement le bougeoir pour que toute la lueur puisse cerner chaque portion de son visage, une main sortie des draps calant sa tête dans le creux de l’oreiller. On chuchotait, pour être au diapason du silence, pour se sentir ensemble, pour partager le lourd fardeau qu’il était inconcevable d’évoquer ; ma main caressait ses joues, essuyait une larme, elle faisait virgule du rythme des phrases murmurées…

Zvonko pourra-t-il te consoler ?

Hava fronça les sourcils, émit un gémissement : s’il savait… et toi ?

J’étais désarçonnée par cette question, j’avais l’impression d’un quiproquo. Avais-je été trop loin un jour en évoquant l’admiration que j’avais pour Zvonko ? Parlait-elle plutôt de la mort que de l’amour ? Je n’avais aucune phrase toute prête, je me suis sentie bancale dans l’une des deux ornières du même chemin… j’étais embourbée et Hava semblait me tirer et me faire glisser avec elle dans une confusions de sentiments enchevêtrés.

Hava, Ioksim y penses-tu encore ?

Quel silence avais-je découpé dans les entrelacs de ses visions ? Son visage ne me laissait deviner qu’une absence de l’instant présent. Sa voix à peine audible que je me suis penchée vers ses lèvres :

Il s’efface tout doucement chaque jour un peu plus il s’éloigne s’amenuise, là tu m’en parles et je ne vois plus qu’un contour presque blanc dans un paysage désert de neige et son enfant n’est pas là pour me le rappeler sans cesse. C’est dur de dire ça, quand on passe de l’absence à la disparition… ce n’est pas une béance, ce n’est pas un creux noir de terre, ce n’est pas non plus un vide, c’est le sentiment d’un désir qu’on ne peut plus exhausser mais étrangement qui ne me rend pas triste. Il est sans doute heureux pour moi…

Esquisse d’un sourire serein.

Je lui caresse le front et je sens qu’elle baisse les paupières et au dessin de sa bouche, là, je la sens apaisée, avec un long soupir :

Itshak, ton frère est… vivant et c’est grâce à toi, il te doit la vie… on aurait pu croire que la guerre était derrière nous… non hier elle a été là encore sous nos yeux à quelques mètres et quelques heures de distance. J’étais attachée, mais toi, tu as pu le protéger.

Doucement ma main caressait son visage :

Demain je vous laisserai trois autres dessins de votre maison…

A-t-il connu votre maison ?

Elle me fait signe -non- de la tête… On vivait à sa garnison pas très loin de la ligne de front… Elle tapote le revers du drap, un sourire triste : c’est mon lit de jeune fille… encore un peu…

J’ai froncé les sourcils :

Là tu ne m’en dis pas assez !… Hava, il y a du Zvonko là-dessous ? Non ? C’est sérieux ?

Hava se retourna vers le mur.

Allez !

Elle se retourna souriante mais lasse :

Depuis quelques mois, on a commencé à se voir un peu… puis un peu plus… et puis tout a pris corps pendant le bal…

(j’ai souri à cette phrase !)

Le soir je n’en pouvais plus de tergiverser entre ma chambre et la cave, j’avais la tête un peu encombrée !… et quand j’ai entendu de la musique… j’ai laissé un mot à Itshak avec un vague prétexte… pour le retrouver comme une gamine amoureuse… voilà ce n’est plus un secret pour toi.

Oui, folle nuit comme tu dis ! (avais-je dit folle?)

En tout cas, cette nouvelle est un réel soulagement parce qu’elle me libère… de mes hésitations, partir ou bien rester… des choses comme… abandon, renoncement, dépit même m’avaient traversée et même minée certaines nuits.

Dans la chambre juste éclairée par la bougie, tout naviguait dans des ombres :

vas-y Eva regarde les murs, regarde, c’est aussi ton monde… ta chère Mittel Europa.

Son visage était toujours paisible, ma main glissa sur son front, heurta la courbe de sa main, la paume soutenant son menton, je n’ai pas senti l’alliance qu’elle portait pourtant tout à l’heure ‑j’en suis sûre‑ et la lueur de la bougie a glissé sur son visage… en me levant du lit, mes pas ont défait la trouble lueur, la flamme a ployé un instant. Les trois murs se dépliaient par pans. Où étais-je là, me déplaçant avec précaution dans sa chambre, la bougie tendue à bout de bras, révélant un à un les cadres de photos en noir et blanc me fixant dans l’immobilité de leurs pauses. J’avais l’impression d’entrer dans des instants d’histoire de plusieurs générations familiales. J’avançais dans une galerie, Hava sans même me suivre du regard, figée dans la même position un peu dolente commentait les portraits, les événements qu’éclairaient la bougie, halo après halo… une litanie, tel un cartel dans un musée, scandait mes pas :

Elle égrenait les patronymes, les noms de famille, les prénoms agrémentés des diminutifs et leurs tendres variantes, ajoutait un métier, un grade militaire, une fonction administrative ou religieuse, un titre universitaire… et les noms de villages, de villes, tels un diaporama, affichaient une géographie déroutante des errances :

Brześć Litewski, Lvov, Uzhgorod, Rakhiv, Kyïv, Berezivka, Kiliya, Putyla, Horodnic, Užice, Podujevo, Tutin…

et tant d’autres lieux-dits résumés à la pièce partagée dans un kolkhoze, une chambre communautaire, une isba au sol en terre battue, une arrière-boutique, un cagibi aveugle, un recoin d’atelier ; des pauses en vêtements traditionnels, tenues de campagnes, tablier en cuir, une chapka, un bonnet d’astrakan, un foulard à motifs, des sabots, des bottes, de longues tresses claires posées sur la poitrine du corsage ; des accessoires de photographes amateurs : un chariot attelé, une auto noire basse sur roues, une tablette pour un Singer à pédale, la poupée en chiffon dans les bras d’une fillette, une brouette poussée par un garçon au crâne rasé et en guenilles, une vache tirant un tombereau de charbon, une gerbe touffue sur l’épaule d’une vieille femme édentée, la devanture d’une pharmacie, d’un horloger, une auto et un homme bedonnant les pouces dans ses goussets adossé à un capot, un chien au pied d’une petite fille aux allures d’Hava couronne de cheveux tressés, une poule dans le berceau de ses bras, un sourire aux éclats flou…

Hava précisait parfois : c’est ma mère ! Elle est si belle ! Et là ! ma famille n’y est restée que dix ans, devant un couple posant devant un magasin ; là ma grand-tante de la troisième génération en 1931 quand ils ont fui. Là c’était la Pologne avant…

Des noms n’étaient plus l’expression de paisibles villages mais de pogroms, assassinats de représailles, famines, exodes, exterminations de masse, désolation, ruines des maigres économies… déroute, désespoir…

La voix de Hava ne me réconfortait pas, elle accompagnait juste mon oppression… courage mon âme… j’étais aussi son histoire dont je n’avais plus de traces visibles, ni images fanées, ni objets cassés, si peu de souvenirs morcelés… ne subsistaient que les langues maternelles, les paroles de toutes les chansons dont j’avais été abreuvée nourrie pétrie… combien de soirées ai-je passé à ressasser ces chansons sans imaginer qu’un jour, une fois, elles seraient partagées au hasard d’une rencontre et qu’une seule phrase aurait fait pleurer ou réveiller un soleil de souvenir ?

Aux noms de toutes ces localités qu’elle avait presque psalmodiés, Hava s’était endormie, engloutie par un effet de sablier s’écoulant doucement sur ses paupières :

La main protégeant la flamme, j’ai écouté quelques instants du haut des marches sa respiration régulière et feutrée ; J’aurais eu encore tant de questions à poser.

Pardon Itshak, j’ai été un peu longue là-haut et Hava s’est endormie en me racontant l’histoire de sa chambre…

Les doigts croisés autour d’un verre de raki à ras bord, il avait dû s’assoupir. Pas rasé, les yeux perdus, il souffla profondément et façon de chasser un rêve, il ébroua ses cheveux et secoua la tête avec une grimace quand il essaya de rouler les épaules pour se décontracter:

Oh ! La la ! j’étais loin d’ici… oui, tu as raison, sa chambre de gamine, un vrai conservatoire de nos familles !

Itshak sirota son raki, j’ai remis des bûches dans la cheminée et des étincelles endormies se sont volatilisées ; assise tout à côté de lui à regarder le marc de thé au fond d’un mazagran. En le tournant, le robinet du samovar a fait un léger couinement : la couleur du thé s’éclaircissait sous le minuscule serpent de vapeur et le clapotis de plus en plus cristallin de l’eau… J’aurais pu tourner le robinet les yeux fermés : mes doigts attendaient une certaine hauteur du son pour réagir et arrêter le filet d’eau.

Nos bras s’effleuraient… qui aurait aperçu nos profils si près l’un de l’autre aurait pensé : ils vont s’embrasser ! Apparemment ce n’était pas dans mon script :

Comme tu m’as attendue, est-ce que ça peut attendre demain, ta visite à Zvonko ?

Non il m’attend. Le temps est compté, on doit prendre des décisions… nous repasserons tout à l’heure pour évacuer… Itshak tourna juste les yeux vers l’escalier.

Du fond de ma gorge un bruit avec une moue bouche fermée pour acquiescer.

… et avant de t’enfuir, tu pourrais me passer de la crème sur mes bleus, ça me fait mal ?

J’ai approché le visage, fait glisser la boite de crème, fermé les yeux, pour le laisser me regarder sans timidité ; je goûtais la délicatesse onctueuse de ses doigts, oubliais les douleurs quand ils passaient sur les bleus, respirais sans un bruit, n’entendais pas son cœur mais sentais les pulsations de son sang battre à fleur de doigts :

Tu aurais peur, si je te disais : je t’aime ?

Non Itshak, ne t’arrête pas, continue à masser mes tempes, je garde les yeux fermés très fort, je te le promets… je parle je parle, parle-moi toi aussi… j’espère que ma voix ne t’effraie pas, elle veut juste retenir l’instant hors du silence…

Je vais partir ? Je voudrais bien emporter un beau souvenir d’ici… dis-moi… toi Itshak… à la fois mon souvenir et mon présent… pourquoi tu ne réponds pas, pourquoi alors je sens tes mains un peu plus chaudes, l’onguent un peu plus fluide ? Itshak… j’ai bien reçu ta lettre, j’ai aimé les mots et ton écriture, Itshak, je garde les yeux fermés… Itshak ! Tes mains sont chaudes contre mes joues, Itshak, des larmes coulent sur mes joues, Itshak… je viens de répondre à ta lettre, Itshak, tu me réponds… je sens tes lèvres remuer sur ma bouche, Itshak je ne peux plus parler, je ne t’entends plus…

La maison trembla et sembla se replier dès qu’il eut tiré la porte d’entrée…

c’est tout ?

Non, moi Eva, j’avais avalé sa salive mais aussi ses mots dans une langue étrange que ma bouche n’a pu retenir. Ils ont descendu mon corps pour se lover entre diastole et systole et je les entends ainsi ranimés se ramifiant jusqu’à revenir affleurer mes lèvres avec une saveur de béatitude de déjà-vu.

Écrire là, maintenant, et décrire le fulgurant foudroiement… je ne voyais plus Itshak… il avait disparu. Un grand blanc errant.

Et ce n’est pas lui que je cherchais les yeux fermés ! Je cherchais le mot précieux qui pourrait être l’exact reflet, la seule notion cristallisée sur mes tempes et mes joues, exprimée par la crème lénifiante et douce déposée sur mon visage en émulsion avec ses mots, sentie s’incruster dans mes blessures et mes pores et cheminer en onde calme partout en profondeur. Je l’ai cherché et ne l’ai pas trouvé…

Peut-être n’existe-t-il pas encore ou seulement chez les âmes mortes.

Il m’avait fait vivre l’épreuve épuisante de la porosité des sens.

Derrière un masque en lambeau avait-il découvert mon visage ?

J’ai appris durant la longue tribulation de ses doigts et la dispersion de cette crème ‑pourtant simple crème Nivea !‑ où j’allais m’étendre, attendre, apprendre.

La méridienne près du feu :

J’ai vécu les instants suivants transportée dans un au-delà, étendue sur une méridienne, en équilibre, mais épuisée, vidée façon pile sans énergie. Mon cerveau ne répondait à aucun signal extérieur, tournait tout seul, en mode débranché, impressions en boucle : Des séquences de la journée se télescopaient, projections d’images fixes, de gestes interrompus plus ou moins colorés, de plaques irisées où le cramoisi ourlait le terne, où des bruits secs écrasaient des murmures, où des caresses pansaient des gifles, où des haleines fétides dispersaient des parfums de fougères sèches, où les larmes avalées assaisonnaient le sang dégluti….

Machinalement, j’ai tendu un bras pour grignoter quelques gâteaux secs sans rien goûter ; à tâtons j’ai trouvé un verre. M’enivrer allait bien avec cet état second, à cheval entre ici et déjà un peu nulle part.

Quelque chose se dénouait, la peau de mon visage était moins tendue ; ouvrir les yeux ne me brûlait plus, sentir la chaleur diffuse du bois se consumer discrètement n’était qu’une sensation sans résonance… un petit animal invisible grignotait mes émotions, rongeait mes souvenirs… à moins qu’il ne nettoyât tout ce qui m’avait abîmée… et je me sentis mieux en me redressant de la méridienne, si bien que je me suis rappelée des dessins à donner à Hava… J’ai sorti de la valise trois des quatre dessins de cette maison.

Le lit partagé avec Hava :

Hava dormait mais s’est retournée, peut-être à cause de la dernière marche et la porte qui ont grincé. Elle les découvrirait en ouvrant les yeux. Une bouffée de tiédeur s’est échappée de sous les draps alors que je me glissais doucement contre elle. Juste un bout de nos visages émergeait, je me sentais dans un cocon, moins chenille que nymphe, je laissais mon corps et mes jambes s’étendre, repoussant lentement le froid humide des draps : je me décroquevillais avec une sourde pulsation rayonnant jusqu’aux bouts de mes orteils. Les yeux grands ouverts je ne voyais que du noir, intense, mat ; la bougie avait disparu et pour la première fois depuis une éternité je ne pensais à rien.

Quelque chose nous a alertées. Hava a posé son bras sur mon épaule dans son sommeil alors que j’entendais des voix parlant bas au pied de l’escalier :

Chuchotements, meubles déplacés, ahans d’un paquet qu’on porte, puis une voix.

J’assistais à une leçon d’anatomie. J’y étais les yeux fermés et je voyais Radovic avec son large chapeau reconstituant les circonstances, faisant préciser à Itshak, la position de chacun, commentant ses observations : indications du trajet de la rafale, détails des formes des impacts et différenciation des projectiles, à l’évidence pour lui, un des tirs du fusil avait éraflé une clavicule, le trajet du sang giclé, là, l’autre se trouvait sur le gilet par balle au niveau du foie : Non Itshak, les coups de fusil n’ont pas été mortels, mais là regardez, c’est clair, c’est à peine visible… la tête était affaissée et vous ne l’avez pas remarqué : sous le menton c’est l’impact mortel, le dernier des quatre. On voit nettement sur le gilet par balle, trois autres identiques, petites et peu espacées, la rafale d’un PM, le tien Itshak.

La voix de Radovic convaincante compléta :

Zvonko a lu dans ton rapport le nombre de balles restantes de ton arme… la reconstitution fonctionne.

Je n’ai pas entendu Itshak prendre une seule fois la parole.

J’étais certaine qu’il devait être soulagé mais Zvonko m’a coupé dans mes réflexions :

En tout cas on a retrouvé le PM volé ! Les constatations faites, il est préférable d’emporter le corps maintenant. Au fait ! Si on faisait une petite fête à l’école ! Mais… ne faites pas ces yeux là ! Les gens sont bavards ici et là… et le chauffeur d’autocar n’est pas en reste… la miss s’en va après-demain.

Silence.

J’aurais voulu apercevoir Itshak, à cet instant : maquisard à l’affût, entendant un sifflement, cherchant de quel côté allait venir la déflagration… une incompréhension totale de la situation à la limite de l’affolement… je m’en voulais maintenant de mes silences, mes ellipses…

La miss ? La voix d’Itshak.

À son intonation je le sentais perdu, sans comprendre de quoi, de qui parlait Zvonko ?

Il répéta comme s’il cherchait d’autres mots qui ne venaient pas :

miss, miss… mais quelle miss ?

Oh ! cher amour… quelle déception ! ce n’est pas ma voix, mes caresses, mes regards tristes, mais Zvonko qui va te l’annoncer. J’ai entendu un double rire, mettant un terme définitif à cette heure plutôt macabre. Zvonko de sa voix d’évidence joviale :

La miss, la miss… Itshak voyons ! Ne fais-pas ton schlemiel ! Eva !

Un silence brut s’insinua dans la volée de l’escalier, gonfla, s’enfla si fort qu’il creva en un sourd grondement bousculant mes intestins.

Hava a allumé une bougie sur la table de chevet.

Sa petite voix m’appela, engluée de sommeil :

Ça va ?

J’ai essayé de prendre la voix la plus détendue possible, façon anecdotique puis un peu réconfortante, enjouée même :

Tu peux dormir maintenant, notre journée se termine bien pour toi et pour moi aussi…

Ils vont enlever le corps… Tu ne te sens pas beaucoup plus légère maintenant ?

Et je me suis glissée doucement sans trop soulever les draps et caressant ses cheveux je lui ai glissé à l’oreille :

Demain sera une belle et longue journée.

Elle a gémi en demi-sommeil des mots en bouillie :

Et Radovic, il a dit quoi ? … impression qu’il a parlé long temps… long temps.

Sur le coup, quoi dire ? Quelle serait sa réaction ? déception, amertume, dépit, soulagement… j’espérais un sentiment de libération du fardeau du crime, son esprit recouvrant la paix, purifié d’une faute capitale et donc sans remords pas de châtiment pas même d’expiation… demeurerait la charge de soutenir Itshak, de le remercier aussi peut-être d’avoir assumé seul :

La blessure qui l’a tué sur le coup… eh bien, ne venait pas d’un fusil…

Ma voix que je voulais neutre, douce, rassurante infiltrait son esprit ; les mots erraient dans son cerveau, s’affolaient dans les dédales où j’imaginais se percuter des palpitations annonciatrices de cataclysmes : Me fixant dans les yeux, Hava s’est redressée sur les coudes brutalement, la flamme de la bougie vacilla enflamma de rousseurs un visage presque pâle ; transfigurée quelques secondes, ses yeux exorbités semblaient avoir déchiré d’affreuses images :

Alors… il nous a donc sauvées ?

J’ai fermé les yeux pour implorer un merci en hochant la tête…

Le haut de son corps s’est avachi, sa tête a creusé le traversin dans un léger bruissement mêlé à une respiration égale ; Hava a glissé ses bras sous les draps un peu somnambule… elle s’était déjà rendormie collée à mes côtés.

Comme je me sentis bien : une tiédeur ténue ourlait la frontière entre nos deux corps.

En bas, un remue-ménage de chaises déplacées, des chocs de tasses, ils devaient boire du thé. Zvonko racontait comment il avait été interrogé et tabassé. Plusieurs fois le mot musclé… un gars un peu minable… confus… contradictoire… il ne cherchait pas des informations… il les avait ! De la bouche du garagiste ! Putain ! Celui-là… Bon, il se fait tard quand même, Radovic on y va ? Itshak tu nous aides pour le corps ?

Raclement de chaises, gémissement de la porte, grincement d’une carriole, hennissement, couinement strident d’un frein, un hue‑dia‑cocote ‑Radovic‑ puis la cadence hochée d’une clochette a fondu dans la distance.

La chambre inconnue, là-haut, première porte gauche :

Lentement, la bougie à bout de bras glissait en perçant le noir :

Les ombres s’écartaient des cartes géographiques punaisées sur un mur, hachuraient les rangées de livres d’une bibliothèque, le vent a soulevé des rideaux et j’ai sursauté, du miroir d’une armoire a surgi une ombre que je n’ai pas reconnue, la lueur a détaillé un petit cadre cramoisi : une huile d’un port de pêche fluvial sous la neige ; un disque orangé a fait danser les ombres, s’est disloqué en arpentant un large secrétaire encombré d’ouvrages, de brochures et d’un cahier maintenu ouvert par un gobelet à crayons, a découvert un lit parfait blotti contre le mur de gauche.

J’ai allumé deux bougies sur trois d’un chandelier : message de ma présence, discrètes auréoles jumelles sur le traversin.

J’ai aimé le parfum de la cire chaude emporté par des volutes quand j’ai soufflé la bougie et, me faisant toute petite, je me suis pelotonnée toute serrée tout contre l’épaisse tenture à l’odeur de poussière et de bois brûlé.

C’est une odeur musquée, virile qui m’a réveillée : traversés par la lumière des deux bougies les cheveux bouclés d’Itshak puis enfouis sous les draps son regard endormi, la bouche fermée, un bras passé en travers de mon ventre.

Il respirait par le nez de façon régulière. Les bougies sur la table de chevet avaient bien rétréci. Doucement je me suis retournée pour bien imbriquée mon bassin contre son ventre, ai glissé son bras sous mes vêtements, déposé sa paume sur mon sein et caressé ses doigts pour m’endormir. Je me rappelle une ombre blanche battant doucement des ailes : mon ange-cygne.

Ni sous le largo d’un rai opale du jour longeant le rideau, ni sous l’andante de Hava chantonnant en bas, ni sous le piano des doigts d’Itshak sur son ventre au rythme de la chanson, mais sous les cymbales des éclats des chatouilles étouffées sous les draps :

C’est moi Ethan…

Sa langue titilla ses seins… ses doigts faisaient gémir son clitoris…

Ethan ? Ethan ?

Quel silence pour intégrer cette révélation fracassant l’aube… il la caressait, leurs yeux à bouts de nez.

D’un geste de parade, il écarta les draps striés d’aurore :

J’ai un secret, et je voulais le partager ici dans ma chambre… dans notre maison… Itshak, c’est mon nom de clandestin pour la guerre…

Eva secoua la tête, ses cheveux dessinaient des vagues sur son visage, peut-être aussi masquaient-ils le désordre dans sa tête :

Oh ! Ça va être difficile mon tendre amour de me défaire de ton nom de guerre…

On peut imaginer que la paix te donnerait tout le temps… je désirais tellement attendre d’être dans cette chambre pour y faire l’amour… et comme ils sont beaux ces yeux verts ouverts ! J’ai l’impression qu’ils me scrutent pour la première fois ! Peut-être par ce que je me suis démasqué ?

Et Ethan releva Eva : ses jambes agrippées à son bassin.

Ses lèvres suçant ses aréoles raidies, leurs mots étouffés, les caresses. Son sexe encerclé par la pulpe de sa vulve. Éclaboussante ardeur sur laquelle il semblait souffler pour attiser.

Ils ont dansé d’abord slow ; Eva, hantée par les premières étreintes du bal puis emportée par les mots chuchotés, escamotés par leurs respirations lentement synchrones.

Elle ressent encore la salve éjaculée dans un coup de rein, son souffle dans son cou. Elle se sent prisonnière d’un premier biais de lumière d’aurore jusqu’à la collision quand deux longs râles s’épuisant dans un unisson blanc qui la délivre. Eva a gardé longtemps cette note en bruissement… jusqu’aux dernières vaguelettes de l’orgasme.

Murmure à peine audible d’un homme exténué et apaisé. Tous deux anéantis dans ce lit étroit aux draps éparpillés : yeux écarquillés, lèvres goulues rassasiées . Hava chantonnait autre part.

Hava et Nous :

r u h i g… l e b h a f t… eilig… encore.

Le jour s’est levé lentement, nous découvrait ; nos mains nos bouches n’avaient plus à deviner nos corps : nos regards éclaboussaient sous la lumière pâle.

Son lit, soudain vide, quand il est allé tirer les rideaux : j’étais dans une barque abandonnée, envahie, sous le crissement des tringles, par une déferlante : la chambre entièrement pleine d’un blanc lumineux aveuglant.

Itshak nous couvrit d’un drap, caressa mon visage, nulle douleur de mes bleus sous ses doigts.

Ta chambre est belle, je ne l’imaginais pas comme ça… c’est bête ce que je dis, en fait je ne l’imaginais pas du tout, c’est plus juste. Merci Itsh…Ethan pour tous ces présents…

Il a pris ma main doucement, l’a baisée, je savais qu’il voulait me dire quelque chose, dans son regard au-delà du sourire, une interrogation, peut-être un aveu, ma grand-mère aurait dit confession… allons pour délivrance, sa respiration plus rapide, un regard presqu’inquiet, il prenait pour ainsi dire son élan pour aborder une préoccupation douloureuse visible à son regard inquiet il fallait l’aider :

Itshak, quelque chose te tourmente on dirait… vas-y, serre-moi dans tes bras, dis-le moi.

Tu te rappelles là-haut, le repère des snipers ? c’était dur… Zvonko m’avait prévenu…

Silence

De Quoi ? Itshak, je ne comprends pas.

M’éloignant à peine, je l’ai regardé en fronçant les sourcils.

C’est dur à avouer… tu pourrais mal le prendre.

Vas-y, Itshak, je ne comprends pas !

Je l’ai serré un peu plus fort avec un baiser dans le cou, il fallait que je l’aide aussi avec un regard froncé.

On voulait t’épargner la honte de la guerre…

Mais… il faut bien se battre…

Mais tu t’es battue ! Eva ! Mais autrement…

Comment pourquoi autrement ? Je ne comprends rien…

Mais l’argent ! L’argent que Radovic allait récupérer, ces centaines de billets… ces milliers de Dollars Marks Francs, un soutien de guerre, utile et… et là-haut, ton fusil n’avait pas besoin d’être chargé pour nous soutenir dans nos actions de combattants… ta présence y était d’un grand soutien moral…

Quelque chose m’échappe toujours !

Eh bien… ton fusil, Zvonko nous avait convaincu… il était chargé à blanc..

Pouvez-vous imaginer… l’explosion provoquée par ces mots ?

Ces nuits, ces jours entiers, ces semaines, oh ! Le souvenir de ce moment, allongée à retenir ma respiration, à me convaincre que je DEVAIS appuyer sur la détente, par… vengeance ?… non par réparation ?… ce que j’avais fini par définir par justice…j’ai tiré ! Cette détonation m’avait délivrée… combien de semaines… ma mémoire du temps calendaire s’est effacée depuis mon arrivée dans ces paysages… et là tout se confond :

Le blanc de la neige, le blanc de la balle, le blanc de mes souvenirs, le blanc des draps, la lumière albâtre inondant la chambre. Imaginez ces cinq instants… distincts… et soudain le deuxième est étranglé par le un et le trois ! englouti disparu et ainsi pour le trois qui devient deux et c’est l’affreuse contraction de l’existence qui m’abîme dans une salve de spasmes… Et là, Itshak vient de l’étrangler ! Il reste la neige et la pâle ambiance de la chambre où je flotte dans un cocon à la fois étrangère et convalescente. Itshak est flou, il me regarde, se retient-il de reprendre la parole ? Sous l’avalanche, j’expire autant que je peux les yeux fermés, me forçant à décrocher à déchirer les images brouillées par les claquements :

Le froid de l’index sur la détente, la cordite puante de la détonation, l’avachissement simultané de la cible…

Et je n’ai pas tiré !

Itshak me serrait contre lui, déposant un chapelet de baisers sur mes tempes, me caressant le dos :

Si… tu as tiré et tu as été soulagée. Il n’y a pas de regret encore moins honte.

Mes doigts massaient sa nuque : compassion ou juste nécessité de prendre conscience de son être bien présent tout contre moi.

Mais, Itshak, vous m’avez sciemment retiré la responsabilité de mon acte… œil pour œil… le bruit n’était qu’un simulacre… cette détonation m’avait soulagée, plutôt délivrée… merci… Oh ! merci Itshak… c’est ta vérité qui me soulage.

Itshak caressa mon poing serré : mes poils hérissés, une onde dévala mon dos, je me sentais à la fois pitoyable et apaisée… les brins de mon petit fil de vie se dénouaient un peu…

Hochement de tête, piètre sourire, yeux plissés sur Itshak :

Eva, Zvonko avait deviné une vengeance.

Stupéfaction.

Itshak m’a vu froncer les sourcils.

Ainsi, il avait détecté mes raisons pour être du commando !

Dès notre première réunion secrète, Zvonko avait été très clair : une femme recrutée ne participerait à aucune action combattante… moi-même je ne l’aurais pas permis. N’oublie-pas non plus, à l’époque on ne te connaissait pas encore…

Il me caressa la joue, sa pommette a tressailli sous un clin d’œil : ce simulacre, tu l’as dit, garantissait ton courage, sans déroger à notre code. Tu passais une sorte d’initiation…

Il me sourit en me caressant les seins et y aspira deux longs baisers, arrière-goût de tétée :

En revanche cette balle à blanc m’a touché en plein cœur !

Relevant la tête, il plissa ses lèvres façon petit aveu d’adolescent coquin… et sa mine puérile contrite de jeune premier m’a désarçonnée :

En redescendant ensemble, enfin seuls, je me suis senti pousser des ailes ! C’est vrai, la réalité de mes sentiments !

J’ai mis mon doigt sur sa bouche en faisant non. Mon ange-cygne, si discret depuis quelque temps, m’aurait-il fait des infidélités, aurait-il délégué ses devoirs ?

Tu étais devenu mon gardien…

Je n’ai pas osé crier que je croyais connaître ces ailes qui l’auraient porté ! Un jour il saura peut-être… Nous serons ensemble dans un vallon où coule une rivière dolente et je lui montrerai d’où vient l’ombre qui aura couvert nos baisers.

Puisque tu parles de ce tragique après-midi… tu m’avais posé une énigme en arrivant près d’ici. Je ne l’ai jamais résolue…

Itshak me prit la main et m’accompagna vers la fenêtre ; j’avais traîné le drap qu’Itshak façonna cape par un nœud autour de nos épaules et il écarta les lourds velours verts des double-rideaux tout en me serrant contre lui : fantôme siamois. Doucement il effaça la buée, magicien dévoilant un tour d’illusionniste : nous avons frissonné en nous regardant ainsi enfermés dans cette grande toge de lin et moi ébahie par l’apparition incompréhensible, accommodant la focale de mes yeux je photographiais en rafales ces instants qu’aucune catastrophe ne pourra jamais effacer.

Je bénissais ces clichés : On était une statue, un bras tendu aurait pu toucher cette oppressant blanc continu compact murant tout l’horizon jusqu’au‑dessus de nos têtes dans un silence se répercutant contre la vitre. Si fort qu’on avait du mal à respirer. Itshak m’écarta de la fenêtre, pour me protéger… Il me palpa le ventre, descendit et remonta en serpentant vers mes seins qu’il contourna de son index : un ∞ frisson.

Libre, moi grâce à toi.

J’ai reculé persuadée que la voix était venue du néant de l’extérieur ! j’ai perdu l’équilibre, étonnée par la main inconnue dans ma main, par la cape ridicule, par cette posture immobile face à la fenêtre… quelqu’un me regardait avec effroi. J’avais dû avoir quelques secondes d’absence ; j’étais à nouveau à l’intérieur non seulement d’une chambre mais aussi de moi-même… une vague de froid sortait de mon corps et restait prisonnière sous la cape.

Oh ! Itshak, je ne sais pas ce qui m’est arrivée ! Alors ? Tu m’as parlé ? C’est bien ça… voyelles, oui, tu me parlais de voyelles, de voyelles qui…

Tu trembles, tu dois être en hypoglycémie ! On va descendre. Je n’ai pas parlé de voyelles… mais j’y viens.

Itshak fit mine de m’ausculter avec un air mi sérieux mi comique et des gestes érotico-facétieux palpant léchant en veux-tu en voilà entre mes jambes écartées et mes seins… je n’avais plus que ma bouche pour gémir et mes mains pour le supplier de s’attarder.

Rassasié un peu, il me glissa :

Souviens-toi : là haut nous étions cinq, autant que de lettres du mot libre, en français… Zvonko t’avait choisie aussi pour l’initiale de ton prénom, tu complétais le groupe.

Je me rappelai alors les noms de nos compagnons : Latife, Itshak, Balàzs, Radovic… :

Mais, tu aurais pu être le cinquième il me semble…

Dans le maquis on n’a que noms d’emprunt…

J’ai froncé les sourcils et sourit en trouvant une faille dans son raisonnement :

Mais enfin Itshak, Eva n’est pas un nom d’emprunt je te l’annonce !… même si Zvonko t’a embobiné !

Et Itshak avec un grand sourire : bien sûr ! Eva c’est ton nom, mais le mot libre se termine par un e muet il me semble en langue française… non prononcé et nom prononcé… tu étais parfaite pour le commando…

Pas la peine d’en dire plus… Ethan… un Inconnu aurait pu prendre la troisième place… j’imagine !

Sauf que ça ne pouvait être que toi ! On a pouffé de rires !

Par hasard Zvonko ne t’aurait-il pas fait des confidences à propos de Hava ?

Il embrassa mes deux mains : il acquiesça dans une attitude proche d’un état de grâce, il expira profondément et faisant chut de l’index, il me prit la main pour descendre sans faire de bruit.

Parfois on est surpris par les coïncidences : Hava se mit à fredonner.

Zvonko n’a pas dû m’entendre traverser la salle de classe, surpris il sursauta à mon bonjour. Se retournant :

Tu m’as fait peur !

Le visage salement amoché. Il eut du mal à se mettre debout pour m’embrasser en grimaçant :

Comme tu vois, interrogatoire un peu musclé !

Je lui ai pris la main bandée, on devinait ses doigts enflés, mais c’est la compassion qui m’avait d’abord poussée à répondre à ses bises et à le toucher : Tous les deux en étions passés par là et par lui.

Le bandage, c’est l’œuvre de Hava… elle est passée tôt ce matin. Depuis, comme tu vois, je trie le sac de courrier apporté par l’autocar.

Sur la table de la pièce devenue cuisine, six paquets abîmés kraftés scotchés ficelés avec des défilés de timbres, le sac vidé en tas et six piles :

Une pile par quartier. Tu m’aides ?

Son poignet devait lui faire mal, un bras aidait l’autre pour répartir les lettres.

Il en vient de partout, même d’Amérique !

Dis-moi, pourquoi ?… et comment ça c’est passé ?

Il balaya toute réponse d’un geste de la main. Ce qui lui était arrivé semblait avoir moins de valeur que toutes ces lettres à trier, cette manne à distribuer. Il y voyait évidemment un signe de victoire plus intéressant et plus prometteur que son passage à tabac.

Tu voudras faire la tournée avec moi ? Radovic avait un temps joué le facteur… mais c’était un truc qu’on avait mis en place pour passer des messages… là ! C’est du vrai courrier ! Et notre facteur plus très jeune c’est vrai est parti rejoindre de la famille en Moldavie. À croire qu’il y a moins pire qu’ici ! Regarde les oblitérations ! Il y en a de partout ! Comme quoi la poste c’est sérieux ! Et que de la correspondance privée… presque : une enveloppe administrative… reste la famille, peut-être les amis… on a vite fait le tour. Il y en a une qui a été postée de Brest-Litowsk il y a deux ans ! Et elle est… dans le tas trois… c’est pour Lujka… eh ! Bien elle va être contente ! elle va nous en raconter des histoires ! Oh ! Tiens tiens… Juste avant ton départ ! Quelle chance ! C’est bien ton nom de famille là en majuscule ?

Lui avait un petit air amusé en me montrant l’enveloppe ; ma main allant déposer une carte postale sur le tas quatre resta suspendue : Regard en panne, frisson fulgurant, nœud dans la gorge, gros grabuge grognant dans ma tête :

Tilt !

Une fois ! Oui ! adresse griffonnée pour une inconnue… Liubov à Köln…

Non ! Ces échanges lors de fortuites rencontres ne sont qu’un jeu pour créer du lien… quand on ressent la solitude étourdissante du loin… et un jour, on trie, on découvre un de ces bouts de papier arraché à un carnet, aucun visage ne vient en surimpression… on jette, on garde pour le cas où, c’est selon…

Mets-la de côté, je verrai plus tard.

Quand même, presqu’une centaine de lettres et de cartes postales !

N’exagère-pas non plus… depuis que ça dure, combien à distribuer par jour ?

Eh ! Ben Eva, t’es pas très positive pour quelqu’un qui nous abandonne !

J’ai bredouillé des lieux communs, j’ai même haussé la voix de dépit, de lassitude aussi, quelque chose me contrariait, en particulier, ce léger état d’euphorie que Zvonko ne décelait pas… alors mes explications : forcément bancales, confuses, bref, je n’étais pas tout à fait présente, le qui de la lettre me déroutait, je n’avais même pas regardé sa provenance, ni examiné l’écriture. L’enveloppe : l’obnubilante bogue d’un fruit vénéneux avec sa puissance d’attraction détériorait déjà mon état mental. Je me voyais autant flétrie abîmée que cette lettre ballottée, froissée par son voyage, les relais, remisée dans d’humides entrepôts, manipulée dans des salles de tri et là touchée par Zvonko, abandonnée en bout de table :

Non, Zvonko, j’ai besoin de partir, je ne me sens plus d’ici… malgré l’exaltation qui m’a amenée à faire ces centaines de dessins, je ne me suis pas retrouvée ; même la maison d’un vieux parent n’a produite le déclic : Tu y es ! pose tes bagages ici… je l’avais espéré, mais jamais, pas même les premiers jours, je n’ai eu cette intuition… le village m’a épuisé.

Je voyais pour la première fois Zvonko dans un tel état d’abattement que mêmes son bandage et les coups sur son visage devenaient monstrueux ; un regard pathétique et résigné semblait alourdir son allure quand il disparut, revenant boitant poussant une brouette, la remplissant des colis avec des rictus de douleurs. J’étais là absente, à peine capable de lui tendre un à un les paquets de lettres qu’il avait élastiqués en grimaçant de douleurs. Sa main valide tremblante quand il les empilait sans sa sacoche :

Allez Eva, on y va.

Et je l’ai suivi, automate déséquilibrée poussant la brouette. La lumière blanche intense nous aveuglait plus que les épais flocons : le village, décor de théâtre en plâtre, surexposé presqu’invisible.

La tournée longue fastidieuse, les stations fréquentes :

Zvonko souffrait mais finit par me raconter l’irruption du milicien à l’école, survolant à peine l’interrogatoire sans prononcer le mot de torture… Peut-être était-il encore oppressé et avait-il attendu d’être à l’extérieur pour se confier ? Il s’attarda avec éloge ou amertume sur la destinée des femmes et les hommes :

Les connaissions-nous vraiment ? Ces cohortes invisibles de fourmis de la liberté, les poltrons têtes baissées sous l’occupant et les poignées de collabos, miliciens zélés, lâches délateurs avides… Comment agir pour que la communauté ne soit pas gangrenée ? Et côtoyer des citoyens qui se tairont après nous avoir vendus à l’ennemi.

Glaçante conclusion : ce sera dur et il faudra survivre… tous !

Une amertume qu’il semblait se reprocher : il faut accepter ! On a tous des défauts.

Station dans l’impasse d’un garagiste :

Zvonko évoque son courrier reçu, une invitation nominative du gouvernement provisoire avec un ordre du jour chargé. En particulier nomination temporaire d’officiers de mairie et organisation d’élections… ce serait un bon signe pour l’avenir si des déplacements de populations autoritaires et des zigzags de frontières n’étaient pas en jeu… encore une fois… et les politiques ne leur donneront pas la parole.

Un trait crispé d’amère résignation barrait des lèvres fendues en trois endroits. J’avais tant mal pour lui que j’en avais oublié mes coquards et mes bleus.

Station devant le presbytère, englués dans la neige pâteuse :

Zvonko m’a expliqué comment fonctionnaient les groupes, les réseaux, les hiérarchies, les appuis. Sans entrer dans les détails.

Station sous la neige battante dans la ruelle entre petites maisons plus ou moins abîmées et terrain de foot qui n’avait ce nom que grâce aux deux cadres blancs émergeant de la neige :

Dans cette rue, la vieille Meriem a vu deux personnes s’enfuir très tôt ce matin, je ne l’ai su que plus tard par Akhun, le fils du garagiste… trop tard pour suivre les traces. Des gars de la bande de celui qu’Itshak a tué la nuit passée, sans aucun doute… avant on n’avait que des ragots… maintenant…

Station derrière la mosquée… Zvonko la tête baissée autant contre les rafales que…

Merci Eva pour l’argent qui nous a aidés énormément… par tant pour nous dans ce village que pour le front de l’est… télécommunications, armes, munitions, essence. Ici, toutes les voitures et les camions ont été réquisitionnés par nos réseaux de résistance. Tu as eu du courage de t’aventurer jusqu’ici si longtemps… Qu’as-tu appris ?

Mais était-ce une question ; il recala sa sacoche et continua un peu courbé. Bifurcation vers le nord en passant devant la petite guérite ‑contraction brutale de mon cœur… je n’avais pas le courage de lui demander de s’arrêter pour lui raconter… est-ce que ça en valait vraiment la peine ?‑

Station à l’orée de la forêt, une rafale secoua des bouleaux, nous inonda de neige :

Zvonko essayait de prendre à cœur sa fonction de facteur :

Imagine la stupéfaction d’apercevoir du courrier dans sa boite aux lettres !

Encore faut-il avoir la persévérance et l’espoir chevillés au corps pour aller chaque jour regarder dans sa boite aux lettres. Combien ont abandonné ce rituel par découragement ?

J’ai pensé : j’aurais préféré que la lettre arrive dans la boite ! Et la lettre se serait détrempée avant d’être découverte et ouverte… par qui ?

On croisa Lujka. Zvonko lui tendit une carte postale et une lettre : yeux ébahis, signe de croix orthodoxe, baisers sur l’enveloppe, mains gantées croisées contre son manteau, recueillement, action de grâce.

Vieille sorcière auréolée en icône de vieille madone.

Station à la menuiserie-charpente : le dernier colis. Comme pour les trois précédents, Zvonko allait toquer, appeler : rituel de la porte entrebâillée, du sourire, de l’invitation à entrer pour nous deux, du petit verre pour réchauffer… la jeune femme veut-elle du thé ?… non… un verre aussi !

On est passé sans un regard devant la maison dont j’avais abandonné l’adjectif possessif… puis après trois quatre maisons abandonnées, la rue où demeuraient Itshak et Hava. Ils avaient eux aussi du courrier. Zvonko me fit signe de la main, il ne voulait pas entrer. Un sourire sembla lui faire mal, il glissa trois lettres dans la boite.

Quelle tristesse dans sa voix :

Il y en a qui ont de la chance…

On les verra ce soir… avec de bonnes nouvelles.

Laisse la brouette là, Itshak la redescendra.

On remonta vers l’est pour la carte postale de Ljubomir, puis obliquant vers les pâtés de maisons derrière la mairie démolie, il déposa une lettre pour Bajram.

Il était bien tombé vingt centimètres de neige en trois heures quand Zvonko glissa ses dernières lettres pour Konstantin et son voisin Romik.

Tu as vu, Zvonko, trois musiciens ont reçu du courrier ! Peut-être de leur famille… C’est bon de se savoir entouré… c’est dommage pour Ismet…

Il n’a plus de famille et il est au village depuis… au moins dix ans !

Ça me ferait plaisir de lui dire au-revoir. Il faudra l’inviter ce soir ?

Zvonko s’arrêta net : la neige cinglait son visage, les coups et les gerçures figeaient sa bouche entrouverte, sa main en visière sous son bonnet d’astrakan fit scintiller ses yeux perdus dans les blessures.

Ça c’est encore une bonne idée !

Il ne put retenir un sourire, plutôt grimace barbouillée de sang lacérant ses lèvres pour sous-titrer à-propos :

Avant il avait une boutique de livres. Incendiée par des nationalistes… autant dire des fascistes. Sa femme et son fils sont morts asphyxiés. On est arrivé trop tard.

Putain de guerre ! Tu penses qu’il pourrait venir avec ses instruments ?

Tu l’as déjà vu dehors, qu’il neige ou qu’il vente… il vadrouille toujours avec ses instruments… il va chez l’un chez l’autre… sa raison de survie. Avant, il était à l’orchestre national à B.

On a traversé le village, passant devant le café de la place, un bruit sourd de groupe électrogène, une odeur d’essence : Une ligne d’ampoules éclairait des tables tout le long de la terrasse. Ça jouait, ça palabrait, ça donnait un pseudo petit air de fête.

Tout était discret chez Ismet : l’air de violon, le ‑entrez donc‑, la pièce éclairée par la cheminée, une lampe à pétrole sur une table, le rectangle blanc par la fenêtre. Ismet coiffé d’un fez, tout de blanc habillé, en babouches, l’archet et le violon dans des mitaines à bout de bras, effrayé par nos visages:

Mais… qu’est-ce qui vous est donc arrivé à tous les deux ?

Je n’ai pas du tout aimé la réplique de Zvonko… Ismet l’a sûrement trouvée étrange et plausible, malgré la situation équivoque décrite par Zvonko.

Sa solitude soudain brisée, la musique s’était éteinte et il se mit à jacasser, un moulin à paroles qu’on aurait remonté en poussant sa porte ; les raisons de nos visage ravagés lui importaient moins que les fermes accolades de bienvenue (douloureuses grimaces de Zvonko), l’enthousiasme de l’invitation du soir et la sincère tristesse d’apprendre mon départ qu’il fallait fêter sans attendre ; il m’interpellait avec un désuet ‑mademoiselle‑ et un joli accent.

Ismet se précipita illico dans la cuisine :

Mademoiselle, Zvonko, vous devriez donc vous servir un coup pour vous requinquer ! N’oubliez‑pas mon verre sur le tabouret !

Il revint, tout sourire, façon garçon de café avec un plateau, des cuillères et assiettes à dessert, une autre bouteille et une boite d’halva. Il me rappela la visite que je lui avais rendue :

Mademoiselle, j’ai composé un morceau pour vous ! Vous n’avez pas oublié ? En souvenir, excusez-moi mademoiselle, je l’ai appelé : Láska prý6

Me rappeler cette visite me fit tressaillir ‑le passé encore le passé‑… mais Ismet jovial a proposé qu’on trinque : À la chanson donc !

Et de caler son violon sous sa barbe taillée pour improviser une intro et glisser vers sa composition, une sérénade lente et mélancolique. Il se balançait d’avant en arrière, le bras et le violon dessinaient des volutes enrubannées d’ombre… Zvonko ou moi, le verre à la main, on tentait des phrases rimées genre menu des festivités de la soirée. C’était la première fois que je voyais Ismet sans son regard triste. Je comprenais peut-être ce qu’il m’avait dit : Depuis la disparition de ma compagne et de mon fils, je ne vis que dans l’instant.

Avant de partir, il remplit un panier :

Pour ce soir donc, n’oubliez-pas de mettre la bouteille au frais !

Un grand sourire cocasse :

dans la neige !

5 feuilles froissées, assemblées par une épingle à cheveux (5)

Je me souviens de cette soirée ; un désordre irréel car fêter mon départ n’aura été qu’un prétexte et c’est tant mieux. Au fur et à mesure des arrivées, l’état de Zvonko avait affolé. Les rumeurs avaient couru, là on voyait. Certaines avaient même voulu toucher ses plaies. Noli me tangere, il écartait les doigts d’un revers de main très doux. Oui tabassé, pas grimé. Stoïque, il laissait néanmoins s’épancher la douleur des invités… on n’était pas à un bal masqué, le souvenir du bal du village était loin, c’était juste une scène d’une fête impromptue qui ne savait plus ce qu’elle célébrait ou commémorait. Zvonko égrenait des discussions avec les uns et les autres à propos de son déplacement vers la capitale. Il répondait aux compassions, aux étonnements, aux craintes, aux opinions parfois belliqueuses, rassurait à l’écouter des soulagements, des vœux et enragements de chacun. C’est Zvonko qui prit ça en main, utilisant sans doute sa gueule abîmée façon étendard. Modeste. Je l’ai vu me montrer du regard. Je le remercie intimement de m’associer à son combat… j’y vois quelque chose d’honnête et de généreux de sa part.

Je me souviens de la musique précédant l’entrée d’Ismet et des applaudissements !

Je me souviens d’Hava, arrivée la première, seule, glissant doucement sa main dans le dos de Zvonko. Il y avait autant de tendresse que de précaution. Elle lui parla à l’oreille et nous avons passé un bon bout de temps dans l’arrière-salle à préparer ce que chacun avait apporté.

Je me souviens n’avoir pas osé lui parler du courrier déposé dans leur boite le matin.

Je me souviens d’un grincement dans la cour.

Je me souviens surtout d’avoir été étonnée qu’elle ne m’en parle pas : c’est pourtant un événement ! Je me rappelle aussi avoir complètement oublié de lire ma lettre.

Je me souviens d’avoir été prise de panique à ce sujet, regardant avec inquiétude le porte-manteau où pendaient manteaux, imperméables bonnets écharpes.

Je me souviens avoir fixé le brasero avec la sensation de m’échapper du village en génie de fumée.

Je me souviens d’avoir pensé : il faut que tu lises cette lettre avant l’arrivée d’Itshak.

Je me souviens que cette condition n’avait aucun sens. Si, peut-être la superstition : la lire ferait arriver Itshak ! Il me manquait et je n’osais pas montrer mon inquiétude et pourtant c’était notre dernier soir, notre dernière nuit peut-être… avant longtemps. Une sorte d’anéantissement.

Je me souviens du brouhaha, des rires, du violon d’Ismet du santur de Zvonko, de la clarinette de l’accordéon.

Je me souviens de l’arrivée bien tard de la jeune Shayna invitée avec son amoureux alors que la bouteille d’Ismet circulait !

Je me souviens de son empressement à l’accueillir : Ismet, en blanc comme toujours, lui tendait un papier tiré de sa poche. Je revois Shayna : ses sourcils se froncer et rire.

Je me rappelle avoir compris peu après qu’il s’agissait du texte pour la musique qu’il avait composée.

Je me souviens d’avoir pris la lettre dans la poche de mon manteau.

Je me souviens de Volodimir (cousin de Bashkim le berger), tout juste revenu du front qui est entré en claironnant :

Bonne nouvelle, il y a des étoiles dans le ciel ! Des vraies !

Je me souviens du silence, un recueillement presque sacré… une sorte de soulagement soutenu par quelques mesures du Sacre du Printemps au violon par Ismet. Des invités glissèrent dans la cour de l’école. J’entends encore leur ravissement… féérie sous des constellations de feux d’artifices.

Je ne me rappelle plus ni à quelle heure ni où j’ai dormi.

Je me souviens du serrement du cœur en ouvrant l’enveloppe avec l’index. Du tremblement de ma main cherchant recto verso un nom, une signature.

Je revois Radovic dans la lumière du brasero me tendre sa lampe torche en la secouant pour vérifier l’état des piles et activer l’ampoule.

Je me rappelle le timbre français ‑une Joconde LaPoste 1999‑ et des vagues d’une oblitération délavée illisible :

Je me souviens de ce sentiment étrange d’être au bord d’une fracture : je me retournais et je tremblais en voyant s’effondrer au ralenti une tour de Babel en château de cartes, sur chaque carte un jour marqué en rouge. C’était une sensation nauséeuse de vertige car j’avais fait un pas et je basculais d’avant en arrière mais sans tomber et je sentais que je m’accrochais à quelque chose qui ployait…

Je me souviens d’un bruit de grincement venant de la cour et effaçant l’image.

Je me souviens de la joie collée au grincement collé à la brouette poussée pendant des heures collée à la voix de Zvonko collée à celle Itshak collée dans la cour… je me suis précipitée et me suis collée à lui tremblante rassurée : j’en avais oublié la musique d’Ismet.

Je ne me souviens pas de nos corps enlacés.

Je me rappelle avoir pensé : ce serait triste de ne pas faire l’amour ce soir.

Je me souviens de Hava heureuse d’être tout contre Zvonko et peut-être aussi d’être vue heureuse.

Je me souviens d’une lettre déchirée jetée au feu.

Je me souviens du brasero que Radovic préparait dans la cour, l’odeur des lapins écartelés qui grillaient, les grésillements de graisse ranimant des braises.

Je ne me souviens pas de la conversation avec lui. En avais-je même eue une ?

Je me souviens de ma tristesse en regardant le feu danser doucement dans le bidon percé.

Je me souviens d’avoir aperçu la lune orangée se lever derrière les montagnes et je me souviens d’avoir espéré qu’Itshak lui aussi quelque part voyait le même instant. Je ne me rappelle pas pourquoi.

Je me souviens d’avoir ouvert la valise dans la brouette juste pour consulter l’heure sur mon réveil et de calculer le temps qu’il me restait à glisser hors du village.

Je me souviens des yeux à moitié fermés d’Itshak me caressant les cheveux aux yeux de tout le monde.

Je me souviens de l’application à retirer les cheveux du peigne et de la brosse de Zvonko et de les avoir jetés dans le brasero.

Je me souviens d’avoir senti l’épais vélin filigrané de la lettre.

Je me souviens des mots qui ne sont pas sortis et qu’Itshak n’a jamais entendus.

Je me souviens de cette sensation étrange quand on se rend compte que la fête tire à sa fin, une sorte d’allègement de l’espace et ce ne sont ni les adieux ni les au revoir qui m’ont marquée.

Je me souviens d’avoir demandé à Radovic de m’éclairer avec sa torche pour ausculter l’écriture de l’enveloppe, déchiffrer le tampon.

Je me rappelle m’être inquiétée car je ne voyais plus Itshak.

Je me souviens de la date en en-tête de la lettre.

Je me souviens d’Ismet revenant de la cour avec une Standart à bout de bras :

Glacée ! Et donc, ni Boris ni Vladimir ne la boiront ! Pas de grand frère Russe dans ce coin d’Europe ! Здраве!

Je me souviens des verres levés et le chevauchement confus des vœux sur mon petit ‑santé‑:

Zdvralje ! Zdravie ! Sağlık! Sănătate! Shëndeti! Здоровье!

Je me rappelle le silence demandé par Zvonko en frappant la table du dos d’une cuillère :

À ta santé, Eva ! (en français) Здоров’я! Avec un savoureux accent ukrainien.

Je me souviens de l’écriture noire nerveuse légèrement montante.

Je me souviens d’avoir cherché Itshak des yeux et du pincement de son absence.

Je me souviens d’avoir cherché les toilettes à la bougie et de m’être regardée dans le miroir : mes yeux ne regardaient pas les bleus mais mes cheveux. J’avais l’air d’une sorcière et voulais faire bonne figure. Je me souviens avoir mis du temps à démêler, peigner, brosser et les rassembler avec l’élastique.

Je me souviens du choc en décryptant la signature : Liubov.

Je me souviens du coup de nostalgie de Köln et de Paris.

J’ai appris sa lettre par cœur :

Chère Eva, Après Köln, voici Paris ! Trois mois. J’ai pu prolonger visa. Pour prouver : j’écris la lettre dans la langue française. C’est bien aussi pour moi. À l’Alliance j’ai connu Zvetlanov, un Ukrainien. Sympa ++ ! Le foyer où tu étais a permis de m’accueillir pour le reste de l’an. Incroyable ! (en cyrillique) Je loge ta chambre ! Je n’ai retrouvé Aliocha. J’ai été à pied rue Marie-Rose. Personne, à aucun endroit. Je ne suis pas inquiète : soupçonneuse (souligné). Je garde enfants et service restaurant rue du Château trois fois la semaine. Et toi ? Ton voyage, ta mission, ta famille ? Tu as reconnu ton village ? Peut-être, on se reverra. Ici, j’entends beaucoup : faire la bise. Je dis comme eux. Liubov (en cyrillique).

Je me souviens d’avoir ressassé le mot : mission, mission ? Mission ! Mission… avec plein d’inflexions différentes. J’ai même pensé que je faisais un jeu d’acteur sous le projecteur de la lune.

Je me souviens d’avoir demandé à Hava : Où est passé ton frère ?

Je me rappelle où j’ai appris par cœur la lettre : près du brasero, Radovic me regardait avec un peu de tristesse, le gros œil de la torche balayait la lettre en tremblant.

Je me souviens qu’Itshak a rentré mes bagages dans un coin de l’école. Je me souviens surtout de ses baisers. Je me souviens qu’il semblait contrarié, qu’il disait n’avoir pas terminé son travail, qu’il serait là demain pour mon départ.

Je me souviens de la figure balafrée de Zvonko, énorme au-dessus de moi me réveillant : Eva il est sept heures. De m’être redressée paniquée sans savoir où j’étais.

Je me souviens qu’Hava m’a rejoint dans la cour où je buvais une grande tasse de café soluble.

Je me souviens avoir dit : Tu es rayonnante avec ta chemise de nuit du même bleu que le ciel !

Je me souviens qu’on était frigorifiées par un froid sec. Pas encore habillées, nous avions la même attitude, le regard haut dans le ciel et la tasse brûlante serrée dans nos mains.

2 feuilles à lignes cornées ensemble (6)

Hava, où est Zvonko ?

Il m’a dit tout à l’heure qu’il devait voir le chauffeur. Elle sourit : je l’appelle Eren ! il m’a laissée traîné au lit.

Elle est venue se blottir contre moi pour m’embrasser.

Au fait, j’étais avec Zvonko pour la distribution du courrier hier…

Oh ! Eva ! Ce fut une merveilleuse journée hier. Depuis notre petit déjeuner tous les trois jusqu’à mon réveil ce matin… et le courrier des nouvelles de nos parents. C’est formidable ils vont bien. Ils nous ont même envoyé de l’argent… tu te rends compte ! On va pouvoir régler nos dettes à tous ceux qui nous ont aidés à survivre…

Elle s’interrompit quand Zvonko entra, il était souriant, ses blessures ne semblaient plus le faire autant souffrir :

Bon, voilà encore un problème de régler ! Eva tu devrais finir de te préparer, l’autocar va bientôt se garer sur la place et il est… huit heures et demi.

Ils avaient l’air heureux et moi complètement plombée bredouillant :

Itshak m’a dit qu’il viendrait pour le départ, je l’ai à peine vu hier.

Les yeux en larmes, tout s’effondrait en dedans de moi. Ils étaient heureux, je partais, les quittais et j’étais abandonnée. Hava me consolait autant qu’elle le pouvait en me caressant les cheveux, en m’étreignant, en me murmurant à l’oreille : j’ai un message de sa part, il te retrouvera bientôt.

Mais, mais il ne sait pas où je vais, je n’ai pas laissé d’adresse autre que celle du foyer à Zvonko.

Ne t’inquiète-pas.

Bon Eva, on ne peut plus tarder.

Je faisais non de la tête, mais déjà Zvonko avait pris mes bagages et Hava me prit par la taille. Quel affreux silence durant cette centaine de pas. Pourquoi n’était-il pas là ? J’aurais tant voulu au moins l’apercevoir de la fenêtre de l’autocar.

Le pot d’échappement fumait épais, le chauffeur qui se frottait les mains devant le marchepied empoigna mes bagages. Zvonko me tendit le ticket :

Eva on te doit bien ça ! Et j’espère qu’on se reverra. Tu vas nous manquer à tous… je te promets que tout se passera bien pour Itshak !

Hava s’est essuyée les larmes à coup de manche avant de m’embrasser et juste avant de monter Zvonko le regard soudain sérieux, glissa une enveloppe dans la poche de mon manteau :

Pour la route Eva… et bon courage, tu arriveras dans la capitale demain matin vers sept heures, ça fait une belle trotte. Hava a mis dans le sac une thermos de thé, des kanapki7 avec des ogórek8 et du pâté de lapin fait par Jelena la compagne de Radovic !

Hava retira la main de Zvonko posée sur son épaule et se précipita vers la porte pour m’embrasser une dernière fois :

Merci Hava ! Tu penses à tout ! Je t’écrirai, vous aurez de mes nouvelles. Et remercie Radovic !

Et j’ai esquissé un sourire triste en m’essuyant les yeux : et n’oublie-pas d’embrasser Itshak, c’est terrible de ne pas le voir ici… son absence me fait peur… cinq mots à peine murmurés.

Il n’y avait qu’une douzaine de passagers, en majorité des femmes avec un panier plein posé sur le fauteuil d’à-côté. Je n’avais personne contre moi.

J’ai effacé la buée de la vitre, j’ai essayé de paraître gaie… de sourire en envoyant des baisers à Hava tout en essuyant les larmes.

Son geste d’au revoir a disparu, elle aussi me manquait déjà. Le chauffeur alluma la radio, la porte se replia.

Je partais pour ailleurs ?

4 feuilles, plus une lettre, rassemblées dans une enveloppe (7)

Le ciel était d’un éclat si bleu que la peine de ma solitude se distilla imperceptiblement en muette méditation ; absorbée par la beauté du paysage, happée par la féérie du défilement, j’avais l’impression qu’une pelote se défaisait autour de mon visage et de mon corps tout entier prisonnier d’un carcan, la notion même de vitesse me surprenait et fatiguait mes yeux, j’avais le tournis : j’avais vécu si longtemps dans un environnement immobile, mes pas enveloppaient le paysage tout contre moi et là j’étais assise et prise de vitesse à en avoir la nausée.

Le soleil s’était levé et ce fut un émerveillement de penser : la terre tourne ! Pas une seule fois je n’avais vu le soleil, pas même à Köln car nous étions entrés en gare la nuit tombée. Il me fallait remonter ma mémoire et je ne trouvais pas ces souvenirs ni ces objets qui auraient pu les déclencher. En quittant le foyer avais-je aperçu le soleil ? Et je ne suis pas sûre qu’en relisant mes petites éphémérides je retrouverais trace du plaisir d’un soleil ni même cette sensation de la bienheureuse chaleur ténue qu’il diffuse sous nos hivers continentaux.

L’autocar hoquetait par saccades, le paysage se trémoussait un peu et je me suis assoupie tout d’un coup : hypnotisée par l’effet stroboscopique des bouleaux défilant en puzzle noir et blanc, ensevelie et douillettement engoncée par le chauffage sec de l’autocar. Depuis combien de temps n’avais-je pas goûté cet apaisant délassement d’être durablement imprégnée d’une chaleur si bien répartie?

Tous soudain, hagards expulsés de l’état comateux où nous étions dorlotés : Un freinage brusque, une giclée de froid, un bref échange entre le chauffeur et deux uniformes, une inspection tatillonne : le bout d’un pistolet mitrailleur fourrageait les paniers. Aller retour. On devait tous avoir la même allure de pauvres gens inoffensifs. Dans le rétroviseur, j’ai aperçu le chauffeur se gratter sous la casquette et sa cigarette ânonner pour saluer les gars. Les passagers indifférents se sont recalés dans leur petite et douillette posture et la radio se ralluma.

J’ai eu l’agréable sensation de retrouver le rôle d’horloge du soleil. Invisible, nous avions dû changer de direction, la neige scintillait sous la lumière et les ombres bleutées s’étaient un peu recroquevillées : L’autocar avait fait de la route mais les montagnes nous encerclaient encore.

C’est une musique de l’autocar qui m’a réveillée : un air qu’on avait joué au bal… d’image en image en image en image j’ai vu la main de Zvonko glisser une enveloppe dans ma poche.

Pourquoi cette lettre ? Nous avions passé la veille une bonne partie de la journée ensemble, il aurait pu me la remettre. Zvonko avait cet art de l’ellipse, déroutant souvent, un sentimental qui a peur des sentiments quand il faut les énoncer plutôt que les mettre en actes… taiseux, craintif.

Que voulait-il me dire ?

Drahý Eva,

Ainsi, tu es arrivée parmi nous, il y a tant de mois et voilà tu t’en vas ou tu nous quittes, comète prédite et inconnue passant dans notre ciel invisible. Merci pour tout ce que tu as fait pour nous. Merci pour tous les dessins, merci pour tous ceux que tu as laissés, j’espère qu’un jour tu les verras exposés ici quand tu reviendras. Merci pour ton implication dans notre lutte.

Ton aide, ton soutien, tes dons et même ta seule présence nous furent très précieuses et d’un grand secours, pour ici mais aussi pour l’ensemble des groupes de résistance de notre secteur et même au-delà sans doute. Je ferme les yeux pour retenir un peu ton allure de bohémienne. Nous aurons à nous revoir, un jour je l’espère… en des temps plus cléments, plus sereins, où nous pourrons partager les fruits de notre liberté.

Cette lettre est aussi l’objet non pas d’une confession mais d’un récit d’une rencontre. Un jour je t’ai parlé d’un certain Aliocha, j’avais senti une infime crispation sur ton visage… Peut-être avais-tu connu un Aliocha ?

J’ai croisé un Aliocha (son nom de code) coordinateur de la région et peut-être plus et cet Aliocha est mort au combat à une centaine de kilomètres de chez nous. Il y a peu.

Un soir autour d’un feu dans les montagnes, on avait échangé sur le rôle essentiel des femmes dans nos luttes ; leurs déterminations, leurs engagements à vouloir être au plus près du front. Je ne comprenais pas au début où il voulait en venir et il a évoqué une Eva… mais Eva Eva… c’est un prénom assez courant entre le Donau et la Volga !

Cette Eva avait mission d’abattre un collaborateur en plein centre d’une grande ville. Il avait ajouté : les femmes ont quelque chose en plus… mais elles n’ont pas le visage de la guerre… Zvonko, je te le dis à toi… pour ton groupe, pour les femmes impliquées dans la lutte… ce n’est pas une consigne… ni même un ordre… une valeur… le pistolet de cette Eva n’était chargé qu’à blanc… C’est moi qui ai tiré le vrai coup de feu.

Il y a tant d’Aliocha, tant d’Eva… mais l’essentiel de cette conversation dans un maquis était bien ce qu’il avait souligné. Et c’est pour ça que tous les Aliocha et toutes les Eva sont irremplaçables.

À bientôt, je te souhaite de rencontrer un lieu où tu seras heureuse. Quant à moi, comme tu l’as vue, j’ai découvert Hava. Eren. Vendredi tôt à quelques heures de ton départ.

Je l’ai relue plusieurs fois. Il y a peu de doute, cette Eva-là était Moi ici dans cet autocar remuant dans les virages de monts et de vaux. On me retirait pour la seconde fois la responsabilité de mes actes… et j’essayais de comprendre s’il y avait une dimension métaphysique à cette prise de conscience… mais c’est un saisissement extrêmement brutal, indicible que je ressentais viscéralement. Quelque chose de physique de l’ordre du poids, de la masse mieux encore de la gravité. Je me sentais soudain moins pesante plus aérienne, j’étais déchargée d’un fardeau intérieur encombrant dont l’inertie de la disparition abrupte faisait divaguer et râper mon être entier ; sans épuiser sa puissance, moi, bateau ivre à la dérive allais sur mon erre sans ressentir aucune délivrance. Ce n’était ni une question de gain ou de perte. L’affranchissement de l’acte de tuer est congruent à celui de porter la vie. Tuer d’un côté et mettre au monde, rend-il la vie de femme nulle ? Est-ce de cela que cet Aliocha voulait nous prémunir ?

Tout ce temps lent élastique interminable dans ce village avait-il donc été stérile ? La perte d’un côté ; les ribambelles de dessins pourraient-elles être posées sur l’autre plateau de la balance pour essayer de compenser et panser mon âme ?

Je suis tombée dans un abîme de perplexité, je sentais l’aporie de tout ce que je passais au crible… si d’un côté je n’avais pas tué, de l’autre je n’avais pas pour autant donné la vie. Toute disparition se heurte à l’échec et je me sens toute ratatinée soudain dans mon siège, j’en avais oublié de regarder glisser le paysage et le jour commençait à verser lentement dans le soir, sans avoir rien résolu.

2 feuillets cornés ensemble (9)

L’autocar s’est arrêté trois fois et à la quatrième fois on était peut-être une quinzaine. J’étais la seule avec le chauffeur à faire partie du voyage depuis le début. On voyait défiler des hameaux dans les parages, le ronronnement du moteur étourdissait, les suspensions secouaient la carlingue, la radio-cassette tournait en boucle sur une Oum Kalsoum locale et c’était beau.

Malheureusement, l’autocar est tombé en panne, le chauffeur a rassuré :

Je n’en aurais pas pour longtemps, j’espère. Si vous voulez vous dégourdir les jambes… ne vous éloignez-pas. J’espère qu’on ne prendra pas trop de retard.

J’en ai profité :

Peut-être qu’en me secouant un peu dehors, j’allais me débarrasser de tout le grouillement agité contre mes tempes. Un arrêt, même pour le moteur ! Stop !

Le chauffeur fourgonnait déjà sous les essieux arrière.

Un beau froid figé.

Silence sur un paysage enfin immobile sans un seul nuage ; le soleil avant de disparaître éclaboussait la neige d’épluchures d’orange. J’étais en apesanteur quand j’ai aperçu, posé dans l’opale bleu-ocré d’un étang, un cygne majestueux impassible avec son reflet sans une ride. Immobilisée, totalement absorbée par cette vision surnaturelle qu’aucun dessin de ma main n’aurait pu transmettre sur papier. J’étais fascinée, je n’étais plus ici, j’étais là-bas, main gauche tendue à vouloir approcher cette double esse intouchable, j’avais l’impression d’effleurer un instant impensable d’une intangible éternité.

Je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi beau…

4 feuilles détachées d’un cahier à spirale rassemblées par une épingle (10)

L’image a glissé en moi, couleuvre apeurée par trop de lumière et je me suis écroulée d’un bloc sur elle ; percutée, évanouie ensevelie sous des milliards d’écailles rutilantes.

On me tapotait les joues, encore encore et encore, j’entendais une voix lointaine : reviens-moi, reviens-moi. Étais-je déjà dans l’autre monde ? Je délirais. Je ne voyais rien mais j’avais maintenant l’écho d’une voix familière, le froid roulait sous mon dos, un petit souffle tiède coulait sur mon visage, je tremblais de tout mon corps tant j’avais peur de ne pas pouvoir voir le visage penché sur moi.

Effondrée, un bras chaud sous la nuque, je ne comprenais pas mais je voulais voir ; je savais déjà qui avait ce visage tout contre ma joue mais j’étais incapable d’ouvrir les yeux et imprononçable était son nom tant mes lèvres tremblaient. Comment pouvait-il être là ?

Je ne voulais pas entrouvrir mes paupières : pour regarder à l’intérieur de moi ces deux instants se coaguler à jamais l’un dans l’autre, sentant Ethan prosterné, moi contre lui, contemplant l’étang, l’oiseau, la neige fondue dans une bleuissante obscurité.

Le chauffeur s’était relevé et se frottait les mains. Une porte de la soute était ouverte :

Installez-vous, j’ai mis des couvertures.

Il est remonté pour faire tourner son moteur, deux ou trois fois avec l’accélérateur, il alluma les phares revint :

Par sécurité, il y aura peut-être encore des barrages. Un peu secoués mais vous serez tranquilles là.

Ah ! J’ai bricolé une rallonge avec une ampoule, si je freine trois brèves fois, dévissez l’ampoule.

On a senti le paysage traversé par la nuit : nos corps côte à côte sursautant dans les trous, glissant dans les virages, se compactant dans les côtes et les descentes…

J’ai pressé ma main sur le bras d’Ethan.

Déshabille-moi.

Déshabille-moi.

L’autocar clopinait au gré des nids-de-poule et nous voilà en train de nous détricoter : l’ampoule, grosse goutte jaune, se balançait, le moteur ronronnait, les freins crissaient sans nous alerter, changeait de régime de moins en moins fréquemment. Nos corps trempés d’ombres remuantes semblaient se complaire des soubresauts intempestifs.

Dans ce brusque abandon : ma tête apaisée… un long et plaintif susurrement immobilisait le chaos : la terreur, la guerre me semblaient soudain le pire divertissement qui éloignait de la pensée, celle profonde essentielle unique d’une quête intime et collective de l’infinie puissance de la liberté et nous étions hors du monde dans une tombe roulante, sans projet, sans destination.

Je n’étais plus seule, n’essayais pas d’envisager l’avenir ; l’inconfort de notre situation ne m’incommodait pas. Nous nous regardions parfois dans les yeux pour essayer de deviner nos pensées. Nos silences répondaient à toutes nos interrogations. Nous n’étions pas tristes, je sentais que la notion d’espoir était une sorte de pari qu’on était prêts à prendre.

Assis en tailleur la tête toute courbée chacun emmitouflé sous une couverture, l’ampoule peignait en cadence sur nos visages de grotesques masques. On ressemblait à deux chamans, sous le balancement de l’ampoule, penchés sur une carte de l’Europe. Nos regards parcouraient l’énigmatique puzzle abstrait de cinq couleurs, Ethan aplatissait les plis en traçant du doigt des trajets imaginaires.

Où va-t-on ?

J’ai haussé les épaules. Itshak m’a souri, a pioché quelque chose dans sa poche, a dévissé l’ampoule ; j’ai entendu rouler quelque chose sur du papier. Le petit bruit a cessé. Ethan a revissé l’ampoule. Deux points noirs au-dessus d’un dé posé sur la carte.

C’était quelque part, c’était loin ou peut-être proche, c’était long ou court, c’était à la fois connu et insu, risible et impensé… et c’était tragiquement absurde dans la bonne vieille tradition d’humour yiddish.

Le nom de ce quelque part masqué par le dé. Quelle sonorité lointaine ou intime ? Ce lieu désintégrait tout à la fois, les lettres bâillonnées par le dé semblaient geindre et gonfler et soulever le pli d’une terre promise : Terra incognita ou familière. Nous étions hypnotisés, il aurait fallu soulever le dé pour libérer ces lettres prisonnières des rets des longitudes et des latitudes… on retenait notre souffle, on attendait le chaos qui nous les révélerait… Bouches bées, nous nous laissions envahir par tous les possibles, abandonnant tous nos sentiments à la valse mécanique et dolente de l’autocar… je les vois rouler, culbuter dans cette soute. J’ai senti une déchirure…

On s’est regardés et cette fois il n’y avait plus rien à deviner. Il y eut une secousse, on a juste souri, on s’est pelotonné ; le temps s’était interrompu.

Je ne pensais plus à rien…

À bout de force, on abandonnait à l’autocar le gré de nous emporter.

3 feuilles agrafées (dernières)

Exilée je transporte une parcelle du monde, tel un escargot, dans un lieu inconnu, étrange hétéroclite tarabiscoté ; j’y insère des bribes étriquées pour habiller de fanfreluches une chambre, une cuisine… on dirait un interstice, une fissure d’où s’échappe le parfum d’un lieu que je tire pour qu’il ne glisse pas dans l’oubli. Parfois un objet, parfois une chanson, parfois un motif de tissu, parfois le parfum d’une kasha, le goût d’un ogórek… partout,

jusqu’à cette route couverte de poussières en 2000… et des cendres…

Eva, s’en va presque sans bagages… des carnets de dessins, des notes pêle-mêle, elle n’emporte que l’histoire enchevêtrée d’une longue nuit interminable…

Des pages à rassembler si elle en a le courage, pages comme autant de feuilles de cet acacia que le petit orchestre a planté dans la cour de récréation là-bas ou ici ou là… ou cet autre dans lequel un rouge-gorge s’est balancé au filet gonflé de lard un soir d’hiver,

et qu’une petite fille regardait en pleurant.

La petite fille fredonne ou est-ce Eva ?

Qu’il est profond mon chagrin

Qui me tourmente sans fin

Eva ? Eva ? Eva ?

Bref témoin de l’enclave… le jour se lève… Eva sourit… Ethan est là, un peu timide, peut-être croit-il que je serai son guide. Je serai sa confidente, je crois, le monde est le plus transportable des bagages quand on a appris à ouvrir les yeux sans quémander mais à tendre la main. C’est si dur de se battre un crayon à la main… chère main gauche !

Pour la première fois elle voit un soleil pâle, blessé exsangue exposé sur une crête, le ciel a aspiré toutes les brumes matinales, des perles de rosée clignotent dans les prés…

Elle entend des voix. Eva se retourne, il n’y a personne. Elle lève les yeux à un sourd sifflement d’ailes, mais il n’y a rien qu’un lointain souvenir.

Pourquoi étais-je revenue ? On ne peut revivre un passé décomposé vieux de tant d’années ?

J’ai regardé… je n’ai rien reconnu… il n’y avait rien qui puisse m’affermir.

L’enclave ne fut-elle qu’une ombre monstrueuse et énigmatique,

au fond d’un petit lac artificiel dont personne ne rappelle le souvenir ?

Cette pièce d’eau n’était-elle qu’une petite zone bleutée d’un territoire inventé tracé sur une carte par un géomètre espiègle… ou rebelle à un certain ordre du monde ?

Au loin un vacarme annonce la rame d’un trolley ou d’un métro mais Eva ne reconnaît pas le lieu où elle est…

une place : Eva voit un homme de bronze figé dans un vol horizontal…

courage mon âme…

dit-elle à haute voix, levant les yeux, sourire, tristesse…

courage mon âme, je ne descendais pas des fleuves impassibles… et le temps court…

Le jour est encore loin de se lever à sept heures moins le quart, il fait noir malgré le crible jaune des réverbères.

Combien de temps suis-je restée là, prostrée là…

Il m’a pris la main.

Je devais répondre à son appel :

Veux-tu que je t’apprenne à jouer à la marelle ?

Ethan sourit fronce les sourcils d’étonnement :

Pourquoi la marelle ?

Mais l’exil, le non-lieu… on part de là où l’on est : un croissant de TERRE et pas à pas on monte, on sautille, on passe de marge en marge à cloche-pied vers quelque PAR….

Trente-et-un décembre, fin du jour, fin de siècle…

à quelques poussières de celui qui ne sera peut-être qu’un film catastrophe d’amateurs aux images crépitant de poussières, de gravats, de hurlements, de regards hagards, de fuites funestes… entre prendre la route, errer, écouter, fouir des chemins de traverse, humer des ornières ensevelies sous des herbes folles, divaguer au rythme du pouls : l’Europe ne s’épuise pas sur des crêtes de montagnes, ne se fond pas dans les deltas, ne se dissout pas dans les alluvions des côtes, ne se flétrit pas dans les vastes plaines noires… aucune autre noire yalta n’en lacérera ses limites et ses détours… je, vie, jeu vidéo, fiction, journal qui confondent toute l’histoire roulant en boucle moebiusienne pour conjurer l’ailleurs et le temps des… FINS

en wagons, 2022

notes :

1 Titre d’un roman d’Henrich Böll

2 Poems of Ecstasy and Longing Rumi. Traduit par Coleman Barks

3 Au crayon j’ai noté à gauche dans la marge : (13-12). En effet, j’ai appris que ce jour-là était un 13 décembre et bien plus tard, j’ai été surprise d’apprendre au hasard d’un calendrier, qu’à cette date était fêtée la Ste Lucie… Cette date est donc un marqueur autant que le quartier de lune.

4 Extermination par la faim

5 J majuscule bien sûr, de sa gueule rien de propre n’en sort !

6 L’amour peut-être

7 Canapés, sandwiches

8 Gros concombres marinés

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